Littérature

LIRE JIMOL KAAW POUR COMPRENDRE L’ESTHÉTIQUE DE LA NOUVELLE

Éthiopiques n°s94-95.

Littérature, philosophie, sociologie, anthropologie et art.

Frontières et autres textes

2015

LIRE JIMOL KAAW POUR COMPRENDRE L’ESTHÉTIQUE DE LA NOUVELLE

Trois constantes peuvent aider à comprendre ce recueil [2] de nouvelles : Adama Dièye est profondément attachée à sa cellule familiale ; elle est un ardent défenseur de la cause de la femme et n’hésite pas à traiter de « cons et d’imbéciles », citant Sartre, ces hommes aigris par le caractère injuste de la nature, tel ce handicapé qui ne peut souffrir ou plutôt qui souffre de voir une femme aisée au volant d’un véhicule ; Adama Dièye enfin maîtrise la langue française, sa langue d’écriture, si bien que, s’en servant, elle écrit en même temps qu’elle éclaire son lecteur en lui indiquant les clés de son discours. Cependant elle n’en demande pas moins à ce lecteur d’user de son intelligence pour tirer lui-même les rideaux avant d’entrer dans la matière.

L’objet de cette étude est de procéder à une lecture en profondeur de Jimól Kaaw et autres nouvelles [3] ; les procédés d’écriture et la démarche narrative de l’auteur qui se raconte, raconte son environnement et livre sa vision du monde.

  1. LES TEMPS DU RÉCIT

L’indicatif de narration sous-tend tous les quatorze récits. Un imparfait nostalgique et un passé simple brutal constituent la charpente du recueil Jimól Kaaw d’Adama Dièye. Le présent et la forme infinitive sont utilisés pour mieux appréhender la réalité quotidienne et le mal vivre des personnages. « On réapprend à marcher après la grande épreuve qu’est chaque enfantement » (p.14). Ici, nous nous trouvons dans le registre de la vérité générale qui n’est pas sans fixer le sort intégré et douloureux de la femme de devoir, à chaque fois qu’elle donne la vie, renaître elle-même et accompagner une nouvelle vie. Cet usage du présent se retrouve dans la conviction de Maam Kaaw quand celui-ci dit à propos des jeunes circoncis :

Je n’aime pas qu’on mente à ces jeunes gens, qu’on leur promette un voyage ou un bonbon. S’ils ont sucé le lait de la lutte, s’ils puisent dans nos yeux de père, de grand-père ou d’oncle la résolution de faire face, l’initiation est déjà accomplie (p.69).

L’indicatif ici est le mode de l’engagement, de la conviction, de la détermination et de la résolution. Cette résolution est celle des hommes sages qui puisent dans un fonds culturel avéré. « Tout de même, quand un vieux Peul laisse un fusil et un sabre, il laisse un héritage, et ce n’est pas mourir que laisser une vie d’homme en exemple » (p. 69). Le discours qui sort directement de la bouche du personnage principal, s’il en est, est actualisé par le présent de l’indicatif qui lui confère force de vérité atemporelle.

Cependant, l’imparfait est triste et nostalgique. « Dieu, que c’était beau la vie, en gare de Thiès… » (p.70). Dite par un mourant, cette phrase suscite des larmes chez le lecteur et peut-être même chez l’auteur qui a dû observer d’innombrables pauses attristées à ce stade de son récit. Il a dû en être de même dans la trame quand il narre l’insouciance des enfants de la rue : « Parfois, un gamin venait terminer, sous les roues d’une voiture branlante rafistolée d’année en année, une existence brève et douloureuse » (p.42). Bien plus que le lexique choisi, c’est le temps de l’imparfait qui rend compte, et douloureusement, de la mort de ce gamin qui plus est, est anonyme.

À cet imparfait mélancolique qui invite à la sympathie et à la compassion, s’oppose un passé simple brutal, si brutal qu’il vous arrache un sourire en coin. Non pas seulement dans la forme mais dans les faits qu’il relate. De ce point de vue, la matérialisation la plus élevée de cette brutalité se trouve dans l’expérience malheureuse d’Ibrahima, tout nouveau père d’un nouveau-né. « En même temps que le choc de la matraque l’atteignit la terrible vérité » (p.44). Une triste déconvenue qui peut prêter à rire, car il y a lieu ici de soupçonner une volonté de faire prendre conscience à son lecteur d’une ambigüité qui doit l’amener à se demander s’il doit rire ou pleurer du sort d’Ibrahima qui, du reste, exprimait un besoin plus pressant qui exigeait beaucoup de discrétion : aller dans les toilettes. Le personnage est étourdi par la violence de la surprise, même si lui-même pourrait en rire plus tard dans un élan d’autodérision qui ne manquera pas de l’habiter. Ce d’autant plus que dans la même veine le narrateur ajoute, péremptoire : « … il est bon de rire de la misère pour n’avoir pas honte d’en être victime ». La réalité est qu’Ibrahima est plutôt victime de la pauvreté et de la promiscuité qu’elle engendre, plus que d’autre chose. Paradoxalement, l’incipit de ce recueil conclut et résume la philosophie de la trame. Elle ouvre symboliquement le livre par trois termes fondamentaux que sont aéroport, cité universitaire et tristesse. Pour ainsi dire que la vie d’ici-bas est un simple passage symbolisé par l’aéroport où l’on apprend qui on est en butte à la froide réalité de la vanité de la vie. Celle-ci est donc un passé qui se raconte, un présent qui se construit et un chapelet de brutalités qui s’égrène au gré de nos pérégrinations. Et il ne nous reste plus qu’à conjecturer avant d’abdiquer, comme le fait la narratrice à la fin de son histoire :

Je veux mourir. Je m’en veux de n’avoir pas compris. Je m’en veux de n’avoir jamais pensé que tu pouvais mourir ; je m’en veux de ne pas t’avoir vu tous les jours. Peut-être que je n’aurais jamais dû te quitter, et comment ne pas te quitter ? Je sais que jamais je n’oublierai (p.73).

La nouvelliste raconte donc une histoire d’ensemble, même si par endroits elle révèle quelques éléments épars ; cette histoire est sienne comme ose l’indiquer le préfacier paraphrasant Montaigne. Elle jette un regard autour de soi, l’envoie se promener un peu plus loin au point qu’elle se détache de son environnement familial, qui ne ressurgit qu’à un instant fatal où elle doit accepter la dureté du sort. Le temps s’arrête pour redémarrer aussitôt comme d’un ensemble mathématique fermé à gauche par la mort de son Kaaw et ouvert à droite par la naissance prochaine de sa première fille, et bonheur d’un élève qui résout enfin une équation compliquée : « Tu as l’âge de l’absence de mon père » (p.66). Au milieu de cet ensemble algébrique, elle et sa mère dans le désarroi de la solitude et du désemparement !

  1. L’IDENTITÉ DES PERSONNAGES

Le personnage de La Nouvelle est tout d’abord anonyme. Il se découvre au fur et à mesure que progresse le récit, d’abord par un pronom personnel sujet ou objet, ou un adjectif possessif qui surgissent de nulle part pour signaler au lecteur la présence de quelqu’un ou de ses biens ou encore de sa situation. Parfois, l’identité de ces personnages apparaît par le truchement de leur condition d’être : c’est la fille, l’homme, le gamin, le handicapé, le talibé ou le professionnel.

« Jimól Kaaw » n’échappe pas à cette logique de découverte du personnage de La Nouvelle, tant les sujets et les objets de narration se logent au fond du texte et, comme dans un jeu de cache-cache, appellent le lecteur à venir les trouver.

Ces personnages sont de psychologie différente et renvoient chacun au type sénégalais que veut exposer l’auteur. Car, dès qu’on les découvre entièrement, on découvre en même temps leur histoire qui devient un filon à suivre.

Dans « Bayngal L’Adieu », « Elle » qui fait son apparition à la page 13 est totalement anonyme. Si anonyme que finalement elle renvoie à n’importe quelle femme de la société sénégalaise. Les questionnements de la page 13 sont le prétexte de poser le rôle peu enviable de la femme dans la société sénégalaise que s’évertue à dénoncer, d’entrée de jeu, l’auteur. Ainsi, la femme est l’objet plein de jointures où viennent se fixer tous les maux de la société. Elle est paradoxalement la cible et le refuge. C’est parce que c’est elle qui donne naissance. De ce point de vue, elle porte la marque symbolique de la renaissance à chaque tournant de l’histoire : « On apprend à marcher après la grande épreuve qu’est chaque enfantement » (p.14). Au lendemain de toutes ces souffrances renouvelées, jaillit l’espoir, même si c’est sur fond d’un vœu ardent : « Demain, il fera jour », (p.14).

Dans « Ma sœur la solitude », la mer acquiert un statut de personnage, car on en fait un interlocuteur auquel on se confie. À défaut de s’y jeter pour abréger ses souffrances, on lui parle. On s’offre un tête-à-tête avec la « Grande Bleue ». Au détour d’une page, la page 20, apparaît quelqu’un, un anonyme pas plus que les filles à la page 21 dont on sait seulement qu’elles sont étudiantes. Cette fille là a vu son assassin, mais l’auteur préfère faire mourir sa doublure, sa jumelle, avec ce que tout cela comporte comme polysémie. Celle que l’on croyait connaître au point de compatir avec elle dans sa situation soliloquée redevient anonyme : une étudiante qui apprend sa propre mort. Ce dédoublement symbolique de la femme donne à démontrer, selon le bon vouloir de l’auteur, que les femmes sont victimes d’une même injustice dont chacune peut se prévaloir des contrecoups en solitaire. « Le monde des femmes réconciliées naît de la compassion pour soi, pour la femme tout court » (p.22). Dièry L. est l’un des rares personnages à être nommé au début de son histoire. Le L. qui suit son prénom n’arrange pas les choses. C’est n’importe quel Sénégalais qui aime s’accroupir devant un marabout pour trouver solution à ses divers problèmes. L’évocation de sa berline, de l’assemblée et de Mlle FALL, sa secrétaire, sont les éléments qui nous font découvrir progressivement un haut fonctionnaire de l’État, un député. C’est dans ces moments de difficultés qu’il daigne se souvenir d’Adja, sinon il serait ailleurs à papoter avec les jeunes femmes. Adja est une femme stoïque, réaliste qui a fini par voir les choses du bon côté et se contenter de ce qu’elle a. Elle en devient une protectrice de son homme bientôt sous le coup du chantage. À contrario, on apprend que les hommes sont de gros enfants, capricieux à leur guise et insouciants mais dignes de pitié et de protection quand ils sont coincés ; ils en arrivent à clamer haut et sans scrupule que leur femme, la première surtout, est leur « Maman ». « C’est ma mère, je la respecte, elle » dit El hadj.

Le marabout Keemtaan est un personnage d’appui des âmes désespérées dont la plupart sont haut perchées. Dièry L. est à califourchon sur trois personnages, sa femme, son marabout et les jeunes femmes qui sont pour lui des objets de plaisir, pour oublier, un instant, son sort. La femme est pour ainsi dire assimilable à une bouteille de bière : « Maintenant, trouver une femme, à tout prix » (p.27).

Lamine est le premier amant de Khady NDIOUR, le seul véritable amant d’ailleurs qui ne soit pas marchandé : « Toi, Khady, tu es une île d’une presqu’île » (p.29), lui lance-t-elle. C’est l’amour collégien, épuré, enfantin même comme le dit l’auteur. Lamine peut être considéré comme une éclaircie dans la vie sombre de Khady avant qu’elle ne prenne le mauvais chemin, partagée entre cigarette et alcool, ses deux compagnons (p.31), en plus du troisième qui change selon les occurrences, c’est le client du jour, de la nuit devrait-on dire. La presqu’île de Lamine est envahie chaque soir par des anonymes, à la recherche de chair fraîche, refuge d’une nuit, qui y viennent faire échouer leurs misères de toutes sortes, loin des épouses acariâtres devenues de plus en plus insupportables, mais aussi loin des cadres stressants où l’on ne peut exprimer sa virilité à cause de la timidité ou d’une maladresse à aborder la femme que l’on aime.

Pour une fois qu’elle daigne s’appeler Khady NDIOUR, comme la baptise respectueusement sa créatrice, ce personnage n’est ni Tina ni Patty, prénoms de ses humeurs dissolues. Le jugement que porte sur elle la société est divers : « Entre les deux, il y a Khady NDIOUR, fille de joie – comme ils disent – femme de mauvaise vie – comme elles disent– femmes des rues, comme je dirais, moi » (p.32). Il faut noter, à ce stade du récit, un parallélisme sous forme de clin d’œil à l’endroit des enfants de la rue, qui ne sont pas moins mauvais que Khady NDIOUR qui, elle-même, n’est pas moins mauvaise que Tina ou Patty. Le jugement social est simplement défavorable. En outre, quel que soit le nom que l’on donne à son activité, Khady porte mal celle-ci :

Comme toujours, la crise de larmes l’avait prise par surprise, comme toujours elle avait voulu se mentir ! » (p. 32). Son seul refuge dès lors est la musique : « Sans la musique, je mourrais, et je meurs pourtant à chaque accord, à chaque rupture. Est-ce cela vivre ? Mourir un tout petit peu, par pointillés… (p.34).

 

Ces questionnements apparaissent après le passage de ce vieux client qu’est Dièry L. qui a acquis le titre d’El Hadj sans doute pour s’être rendu au moins une fois à La Mecque. Pour les musulmans sénégalais, ce nom est plein de sens et d’enseignements. Et pourtant, chez Khady comme chez Adja, l’auteur le présente aux prises avec le sexe. Il doit être faux cet El hadj, aux yeux des gens du peuple ! Ne fuit-il pas d’ailleurs le contact d’Elimaan, cet autre personnage dont le nom est significatif de son ancrage religieux ? Il préfère faire semblant d’être bien portant que de se faire signaler par sa femme auprès de l’Imam. L’ancien dealer est en fait rattrapé par son histoire, sous les couleurs d’un chantage anonyme.

Nous sommes dans la sphère de l’État où le pouvoir cherche premier Vizir. Les deux protagonistes prétendants qui alimentent les ragots sont présentés sous diverses coutures par le peuple. Bougouma et Alioune ont des défauts et des qualités, comme tout être humain naturellement. Mais le monde des ragots se focalise trop souvent sur le mauvais côté des hommes publics : « Dans chaque Grand-Place, en effet, il y avait un spécialiste de la vie privée des grands personnages de l’État » (p.40).

En fin de compte, le premier ministre potentiel que l’on voyait et attendait en l’un d’entre eux se révèle une femme « une obscure militante de la dernière heure » (p.41). Ne serait-ce pas Khady NDIOUR enfin repentie ? Les commentateurs de la rue dont les pronostics ont été déjoués disjonctent, reflux de misogynie : « De dépit, parce qu’il s’agissait d’une femme et d’une jeune femme, certains juraient de ne plus s’intéresser à la politique » (p.41).

Le couple Ibrahima et Astou est ridiculisé par le hasard quand ils devraient être heureux avec la venue au monde de leur bébé. Cueilli brutalement par la police à la faveur d’un couvre-feu, le Monsieur n’a pas le temps de prendre congé de sa petite famille. Sa femme, lasse d’attendre et ne sachant pas ce qui retient son homme, se lance dans des conjectures toutes aussi folles les unes que les autres. Quand apparaît la vérité, elle manque de devenir folle et tombe dans un délire de questionnements. Quoique triste, le sort d’Ibrahima prête quand même à rire. Il revenait des toilettes publiques. Et, « la rue lui parut soudain bizarre » (p.44). Il n’a pas le temps de réaliser ce qui va lui arriver instamment. « En même temps que le choc de la matraque, l’atteignit la terrible vérité » (p.44). La situation est rendue extraordinairement nette et claire par l’auteur qui sait emprunter à la langue française ce dont elle a juste besoin pour dire ce qu’elle veut dire.

Tapha est le personnage par lequel se révèle la brûlante actualité de ce recueil. Il croupit en prison pour enrichissement illicite. Ce qui se disait alors, il y a plus de vingt ans est ce qui se dit encore aujourd’hui. En effet : Le bon peuple avait applaudi à tout rompre, pensant qu’enfin allaient rentrer au bercail les énormes richesses exilées dont parlaient les dirigeants des partis d’opposition. Si la majorité n’était pas loin de penser que tout ce pactole allait être redistribué aux fils de la nation, les plus réalistes soutenaient simplement que ce fût là enfin un moyen de procurer du travail à l’armée toujours plus grande des chômeurs (p.54).

Les femmes malades de l’Hôpital sont comme dans une prison. Les établissements sanitaires ne sont que le prolongement physique de l’injustice sociale dont elles sont victimes. Elles vivent le même sort, si bien qu’elles pourraient être représentées par l’une quelconque d’entre elles. Mais l’auteur multiplie les prototypes et les stéréotypes pour davantage insister sur le cas en question, et ainsi le faire appréhender en mieux ou en pire par ceux qui en sont les responsables, les hommes, en tout cas ceux d’entre eux qui en sont inconscients. Parmi ceux-là, il faut compter La voix qui, à force de crier et de lever la main sur sa femme, a fini par tuer le projet de vie qui était en elle. Par la magie de l’écriture, par le génie de l’écrivain, le fœtus, contre toute attente, prend la parole ou l’écritoire, c’est selon, et de sa tour de gynécée scrute le monde sensible qui l’entoure. Le fœtus porte son regard affectueux sur sa mère, et haineux sur Mati, la méchante coépouse.

Le handicapé qui s’acharne sur la femme et le juriste aux remarques impertinentes sur les femmes sont mis sur un pied d’égalité au podium de la bêtise humaine. L’auteur confond le galérien et le pensionnaire du temple de Thémis en un seul handicap, en une seule catégorie, celle des imbéciles, des hommes qui se hasardent à dire du mal de la femme : « Rien n’a changé et tout va changer » (p.65). L’arme de l’écrivain est fatale. Il ne saurait y avoir d’appréciations différenciées des causes et motifs des comportements impertinents à l’encontre des femmes. Bien portant ou handicapé, intellectuel ou inculte, un homme n’a pas le droit de se moquer des femmes pour diverses raisons ou pour une au moins. On ne peut pas être imbécile au point d’en ignorer. L’auteur est intransigeant sur ce point.

Dikko, Ouli TOKOSEL et le vieux Maure ont failli être des comparses s’ils n’avaient dit un mot, esquissé un geste, compris un signe. Dikko nomme la fille d’un bienheureux surnom « Bammboowo naange » [4]. En dehors de la valeur prédictive, ce nom est à la fois une prière, une marque d’affection et de sympathie, tout un programme en somme. Le vieux Maure comprend d’expérience que c’en est fini de ce malade que l’on entoure de tant de soins ; il finit par devenir complice de la mère avec qui il convient un instant de cacher la vérité à la fille. Quelques instants auparavant, Ouli TOKOSEL avait décrypté la dernière volonté du père mourant. Le voyant remuer des doigts, elle lui a passé son chapelet.

Les enfants du village, venus de Louga, sont les derniers sur lesquels le geste affectif de Kaaw s’est manifesté. Il les a circoncis et ils sont rentrés quinze jours avant sa mort. Ils doivent avoir eu un choc de savoir qu’il est parti aussi subitement, ce vieux qui a tant pris soin d’eux.

Viennent alors les trois compagnons de lutte, deux syndicalistes : Amet NDIAYE et Ibrahima SARR et le troisième, non des moindres, Dunxaaf, le sabre. « Tout de même, quand un vieux Peul laisse un fusil et un sabre, il laisse un héritage, et ce n’est pas mourir que laisser une vie d’homme en exemple » (p.69). Ces compagnons humains et moins humains sont ceux des heures de haute lutte, de courage et d’engagement ; pour l’homme, c’est une vie bien remplie d’un homme de bien qui meurt en sage patriarche, serein non sans se souvenir : « Dieu, que c’était bien la vie, en gare de Thiès… » (p.70).

La mère, digne compagne des grands jours, de bonheur comme de malheur, peut pleurer celui qui a joué sa partition dans l’épopée du rail. Elle dit : « Aujourd’hui est mort mon homme, celui dont je n’ai jamais prononcé le prénom » (p.70). Les termes aussi bien que le contenu de cette déclaration rappellent un fonds culturel peul où le mari est l’homme de sa femme qui, par pudeur et respect, ne prononce pas le prénom de son conjoint. Cette attitude est à inscrire dans une époque à regretter sans doute.

  1. L’ÉCONOMIE DES DÉTAILS

La Nouvelle ne s’embarrasse pas de détails : toute occurrence narrative est une ressource différée pour aider à comprendre la suite de la trame et la cohérence de l’unité. Dans les quatorze nouvelles que nous présente Adama Dièye, l’histoire se construit à chaque fois ou presque sur l’ultime instant d’un destin. Cet état de fait où on semble prendre toute une vie par le bout est en soi une marque d’économie. L’auteur ne se donne pas la peine de raconter toute l’histoire de ses personnages. Il donne au lecteur de toujours imaginer ce qu’il y a eu derrière ou ce qu’il pourra y avoir après une rencontre. L’auteur connaît ses personnages. Mais elle crée une sorte de rencontre avec l’ancienne connaissance à un moment crucial de sa vie. C’est peut-être pourquoi elle leur laisse la latitude de raconter eux-mêmes cet instant fatidique qu’ils traversent comme une épreuve fatalement inscrite dans leur existence. Comme deux personnes qui viennent de se revoir après une longue période d’absence n’ont pas toujours beaucoup de temps pour tout se dire, l’instant est mis à profit pour aller droit au but.

Si « Jimól Kaaw », le titre éponyme du recueil, est plus détaillé, c’est parce que cette nouvelle met aux prises, d’une part, les membres d’une même famille et, d’autre part, ceux-là avec leur destin partagé. Les petits détails, qui n’en sont pas d’ailleurs, renforcent l’état d’âme des uns et des autres dans un moment grave vers lequel ils doivent converger. Le moment est locatif au point que les objets paraissent des unités de décompte du temps, des éléments de flash-back ou de projection dans le futur. Il en est ainsi de l’armada de couvertures apportées par la fille et qui sonne comme une demande de dérogation pour le père en sursis. Les gestes rituels et les prières de la mère retardent l’instant et semblent vouloir agripper le temps pour qu’il s’arrête, entretenant ainsi une illusion temporelle qui s’effrite de manière implacable. La lourde réalité ne tarde pas à se montrer dans sa face la plus hideuse. Même les voisins qui détournent le regard, les yeux embués de larmes, ne font que tirer, par ce geste, le rideau du temps.

Ailleurs, Diéry L., à la recherche d’une prostituée, ne nous éloigne pas de son histoire, au contraire ses errements inutiles révèlent au grand jour tout en les résumant les errements d’ensemble qui ont jalonné sa vie globale. Si Khady NDIOUR veut arrêter la prostitution, ce n’est là qu’une répétition des gestes quotidiens qui traduisent par leur élan insoluble l’absurdité de sa condition ; cela n’en traduit pas moins une résolution, même vaine. Ce qui semble ici tenir du détail traduit, faut-il le répéter, le lot quotidien des péripatéticiennes victimes d’une société qui n’assume pas ses tares.

La scène du handicapé qui s’acharne sur la femme au volant n’est pas une divagation ; là je réponds à la narratrice qui se le reproche, soit dit en passant. C’est un tableau, une fresque qui dit et expose mieux qu’une page, mieux qu’un texte entier sur la société sénégalaise le rapport homme/femme, lequel est dominé par des clichés plutôt non opérationnels parce qu’entretenus par l’imaginaire et le verbe subjectif. L’entêtement d’un fait avéré a vite fait de les dégommer et laisser hébétés ses défenseurs comme frappés d’une massue sur la tête. C’est pour cela que l’agression verbale injustifiée du reste vire au délire. Le court geste de mépris est un point final à toute conjecture.

  1. LA DÉMARCHE NARRATIVE

La démarche narrative d’Adama Dièye dans Jimól Kaaw épuise toutes les ressources du discours. Les phrases, le choix des mots, le style, tout y est. Les phrases sont pertinemment courtes ou longues selon l’action ; autant dire, selon l’expression consacrée, qu’elles sont savamment dosées. L’auteur use abondamment d’interrogations et d’exclamations. Les hommes et les femmes en situation découvrent leur sort presque tous en s’interrogeant. Ceci provoque une pause dans la narration qui fait prendre la pleine mesure des choses en même temps que le concerné par le lecteur.

Le mode exclamatif joue à peu près le même rôle, à une différence près que là, la conviction est presque acquise par le personnage. Des fois, c’est le narrateur lui-même qui s’y met, prenant le parti de ses éléments.

Souvent, l’auteur use de phrases nominales, hachées ou elliptiques, pour davantage dramatiser l’instant. Quand les phrases sont longues, c’est le plus souvent pour les besoins de la description où il faut camper le décor du récit ou de manière analeptique revenir sur l’histoire des personnages, surtout ceux qui ont rendez-vous avec la mort.

Le choix des mots est du seul ressort de l’auteur qui maîtrise parfaitement la langue d’écriture. Ce choix des mots se traduit dans la vaste culture littéraire où elle puise des références, des allusions, des situations ébauchées et même des flashes. Tel terme rappelle telle image d’un tel roman sénégalais ou africain célèbre ou d’un classique européen. Le matériau linguistique est à portée de main et explique l’aisance avec laquelle les choses et les actes sont exprimés.

Comme dans La nouvelle, le style indirect libre est abondamment utilisé par l’auteur. Il se confond avec son personnage pour dire son ressenti. Ainsi toutes les formes de focalisation sont revisitées (zéro, interne et externe). Dans Jimól Kaaw, les personnages narrent eux-mêmes leur propre histoire ; la monitrice s’efface au profit de ses personnages. C’est, osons le dire, une éditrice qui publie ses contractants. Kaaw détaille son séjour à l’hôpital jusqu’à la minute où il va rendre l’âme, que dis-je le témoin, sa femme prend le relais, et sans transition si ce n’est celle qu’opère dans sa conscience complice le lecteur averti, l’histoire s’enchaîne sous son angle de vue et prend en charge les derniers instants, ainsi que la douloureuse responsabilité de partager la mauvaise nouvelle. Arrivée en tampon, la fille assume sa part d’incrédulité et termine l’histoire, la course narrative dans les bras de son mari. Elle dit elle-même son propre désarroi. Qui d’autre qu’elle l’aurait mieux fait ? Cette trilogie narrative a valeur de dernier tour de table et d’adieu d’un cercle de confidence qui se fissure inexorablement.

La prosopopée de lisière

Nous sommes à la lisière du merveilleux et du fantastique. Sait-il ce que c’est que la focalisation en ses différentes déclinaisons, le lecteur est heureux de se voir raconter une histoire sous différents éclairages. Kaaw dit ses dernières heures sur un lit de mort, la mère prend le récit au rebond lorsqu’il s’échappe des mains du défunt mari ; elle raccorde et entretient la flamme de la vie qu’elle transmet à sa fille qui doit avouer son incrédulité.

Kaaw s’arrête aux portes de la prosopopée. Dans des nouvelles antérieures, des héros et des héroïnes ont raconté leur mort, leur détachement du monde des vivants, une histoire d’outre-tombe. Kaaw ne dit pas son oraison funèbre, il suit le pas de la mort et laisse l’histoire là, au seuil du trépas, comme il aurait, de son vivant, confié la garde de la maison à son épouse. N’étant plus de ce monde, il ne peut faire ce que les morts ne peuvent faire. Il passe le témoin à sa femme, qui dit ce qu’elle peut dire avant de s’effacer en faveur de sa fille.

Le fœtus se positionne en comparse rebelle qui réclame un statut de personnage à part entière. Il est à la porte de la vie qu’il ne verra jamais. L’auteur lui donne la parole et lui offre un voyage aller-retour entre le monde de la gestation et celui de l’imagination. En vérité, le fœtus épie les vivants, les bons, les méchants, sa mère, son père avant d’être victime de ce dernier. Est-il mort avant que de vivre ? A-t-il vécu avant de mourir ou même de naître ? Ce sont là des questions métaphysiques que l’auteur nous jette à la face, nous laissant perplexes devant cet état, d’où surgit encore une fois un bien valable motif de s’attrister sur le sort de la femme, victime de son éternel bourreau, l’homme.

Le sort de Dièry L. se décline en apnées avant la grande plongée ; lui aussi voit la mort et tient à profiter de ses derniers instants sous forme de délices interdites et de souvenirs mais aussi de regrets de ne jamais parachever son destin.

Le faux roman

Ce recueil d’Adama Dièye aurait pu être un roman de mœurs sociales. Nonobstant le fait que La Nouvelle est à tort ou à raison présentée comme un petit roman, Jimól Kaaw présente les allures d’un roman en miniature. Le cas échéant, il aurait été perçu comme œuvre inédite, à la lisière du nouveau roman où l’on s’évertuerait à inverser la linéarité de la trame et à semer la diversion en interchangeant les personnages ou en présentant le même personnage sous diverses identités. Il n’en est rien ! Adama Dièye nous présente un faux roman, ou si nous poussons l’outrecuidance à son point le plus culminant, elle nous présente un faux roman autobiographique, celui de sa fille qu’elle porte au moment de la mort de son Kaaw ; elle en aurait été la parfaite héroïne. Adama Dièye aurait été l’héroïne qui aurait buté sur deux obstacles : d’abord, elle n’aurait jamais été Khady NDIOUR, ensuite elle nous aurait dit dans quelles circonstances, cinquante ans avant sa naissance comme l’a fait Sartre [5], ses parents se sont connus et comment elle est venue au monde, et partant était-elle prédestinée à une carrière brillante qui en aurait fait, entre autres qualités, dignes d’être relatées, un grand écrivain.

Au lieu de procéder ainsi, elle opère des choix dans des périodes marquantes de sa vie de femme pour nous les présenter en ces plaquettes narratives que sont les quatorze unités de son recueil. Son roman à elle aurait été volumineux, car en plus de son histoire, en plus des manifestations syndicales du père et celles culturelles qui impliquent toute la maisonnée à l’occasion des veillées de jabbabuuji [6], son itinéraire d’élève et puis d’étudiante à l’étranger aurait fait des centaines de pages d’un roman qui ne risquerait pas d’être fade et ennuyeux vu sa maîtrise du verbe.

Adama Dièye pousse son amour pour l’humain jusqu’à y associer son lecteur. Jimól Kaaw est une œuvre de générosité où elle offre des parties entières de sa vie au lecteur tout en le dispensant d’une fatigue qu’auraient provoquée en lui de longues pages d’un roman autobiographique. Ne le confesse-t-elle pas elle-même quand elle définit ainsi la littérature :

La littérature… ce morceau de soi dont on s’ampute pour nourrir la communauté des lisants. Sacrifice comparable à celui du frère, futur ancêtre des géer dans l’histoire que racontait Maam Gañsiri. Le frère nourricier sauveur de son frère affamé, image de l’écrivain (p.33).

Du roman, l’auteur conserve les larges portraits et autres descriptions sans lesquels le récit est abrupt et escarpé. En plus, ils permettent de placer le décor et, par ricochet, d’INFORMER de la condition humaine dans une communauté économiquement pauvre, socialement déséquilibrée et politiquement empêtrée dans les liens inextricables de la démagogie. Les personnages sont les types mêmes de Sénégalais que l’on retrouve partout.

D’elle-même Adama Dièye parle. Sur les autres, elle jette un regard inquisiteur sans tomber dans la calomnie. Elle a réussi à donner une égale dignité à ses personnages : même les plus marginaux sont dignes de son respect et de ses égards à elle, d’abord, et de ceux de son lecteur, exigible.

BIBLIOGRAPHIE

Corpus

SOW, Adama Dièye, Jimól Kaaw et autres nouvelles, Dakar, PUD, 2009.

Ouvrages de reference

KA, Fary Silate et al, Orthographe standard et unifiée pour la langue pulaar/Fulfulde, The Center for Advanced Studies of African Society (CASAS), Casas monograph n° 246, Cape Town, 2012, 17 p.

LAM, Aboubacry Moussa, Fulɓe, gila Heli haa Yooyoo, Dakar, PUD, 2014.

MAUPASSANT, Guy de, Le horla, Paris, 1886.

NDAO, cheik A., Le marabout de la sécheresse, Dakar, NEAS, 1983.

SADJI, Abdoulaye, Maïmouna, Paris, Présence Africaine, 1953.

SARTRE, Jean-Paul, Les mots, Paris, Gallimard, 1964.

SOW, Cheikh Charles, Cycle de sécheresse, Paris, Hatier, 1983.

[1] Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Sénégal.

[2] Dakar, Presses universitaires de Dakar, 2009.

[3] Noter que l’accent fait débat, il a été réitéré par Aboubacry Moussa LAM dans son dernier ouvrage Fulɓe, gila Heli haa Yooyo. Pour le linguiste Fary Silate KA, le débat ne se pose pas, car, selon lui : « C’est une simple question de phonétique combinatoire. Le changement de timbre de ces voyelles est dû au principe de l’harmonie vocalique qui caractérise le système vocalique de la langue. Ainsi, par exemple, en fulfulde, l’existence d’une paire comme paali/baali « gourdes/moutons » commande qu’on retienne p et b comme des lettres distinctes, donc à représenter par des lettres différentes à l’écriture. Mais l’arabe, par exemple, qui n’a pas de p écrira partout « ب » aussi bien pour Paris que pour Bagdad. En wolof, en revanche, des paires comme réer (prononcé [re:r]) / reer (prononcé [rɛ:r]) « s’égarer/dîner », ou góor (prononcé [go:r]) /goor (prononcé [gɔ:r]) « homme / couché (animal) » indiquent clairement que le trait d’aperture (le fait d’être plus ± ouvert ou ± ATR), donc la différence de prononciation des voyelles moyennes e et o en fermées et ouvertes est rigoureusement pertinente. Donc on notera nécessairement de façon distincte les e fermé /é/ et ouvert /e/, ainsi que les o fermé /ó/ et ouvert /o/. C’est effectivement ce que fait le wolof.

Mais en fulfulde, tous dialectes déjà confondus, une telle paire où la différence de sens entre les deux mots est due seulement à une différence d’ouverture des voyelles e ou o n’existe pas. Du moins pas à notre connaissance ».

[4] Littéralement, celle qui porte au dos le soleil ; peut signifier celle qui se réveille tôt et qui ne revient chez elle qu’au coucher du soleil, une travailleuse.

[5] SARTRE, Jean-Paul, Les mots, œuvre autobiographique.

[6] Pluriel de jabbaabu, troubadours peuls souvent de condition libre qui ont choisi de chanter dans un orchestre où l’instrument principal est le ñaañooru (violon peul). Ils animent des veillées au cours desquelles l’on rivalise de générosité jusqu’à offrir un taureau.