Littérature

LANGUES ET CULTURES ÉTRANGÈRES DANS L’ÉPOPÉE DU FOUTA-DJALON. LA CHUTE DU GABOU D’AMADOU OURY DIALLO

Éthiopiques n°s94-95.

Littérature, philosophie, sociologie, anthropologie et art.

Frontières et autres textes

2015

LANGUES ET CULTURES ÉTRANGÈRES DANS L’ÉPOPÉE DU FOUTA-DJALON. LA CHUTE DU GABOU D’AMADOU OURY DIALLO

L’Afrique est marquée par de grands événements qui ont bouleversé son histoire. L’esclavage, la colonisation et leurs corollaires ont laissé des stigmates perceptibles à des niveaux très élevés du continent africain. À cela, il convient d’ajouter la dimension religieuse, à travers l’islamisation d’une partie importante des populations de ce continent. Ces événements historiques majeurs ont aussi un impact linguistique, socioculturel et politique qui se répercute dans la façon de penser et d’agir des Africains, qui apparaissent par conséquent comme des êtres hybrides, somme de toutes ces influences. De ce fait, la littérature africaine n’a cessé de s’enrichir de ces apports extérieurs venus se greffer sur les réalités locales pour ainsi tendre vers l’universel. Dans cette perspective, la littérature orale, puisée dans le répertoire traditionnel composé par des orateurs généralement spécialistes du verbe, n’échappe pas à cette réalité.

C’est dans cet ordre d’idées que L’Épopée du Foûta-Djalon. La chute du Gâbou, version peule de la fin du royaume manding du Gâbou, déclamée en poulâr par le griot Farba Ndiâla, a attiré notre attention. L’histoire de la chute du Gâbou lors de la bataille de Kansala, que les Manding appellent Tourouban kélo [2] a fait l’objet de plusieurs versions aussi bien épiques qu’historiques [3]. Ces versions, produites dans des conditions de performance différentes, ont vu le contenu plus ou moins influencé par les contextes de production, les récitants, les auditoires et les conditions de productions.

Le griot Farba Ndiâla, en communicateur maîtrisant son art, a su servir au public un récit combinant à la fois des éléments du passé, du présent, des langues et cultures africaines, arabo-islamiques et occidentales. En effet, L’Épopée du Foûta-Djalon. La chute du Gâbou est riche de sa diversité linguistique et culturelle, grâce au talent du griot dont le caractère polyglotte fait de lui l’homme de son époque. Dans le cadre de cette étude, nous étudierons la présence des langues et cultures manding, occidentale et arabo-islamique dans cette épopée déclamée en langue poulâr du Foûta-Djalon.

  1. LANGUE ET CULTURE MANDING

L’Épopée du Foûta-Djalon. La chute du Gâbou met aux prises les Peuls islamisés du royaume théocratique du Foûta-Djalon et les Manding animistes du Gâbou. Ce conflit qui consacra la fin de la domination manding sur les Peuls du Foûta-Djalon avec la chute de Dianké Wâly, dernier roi du Gâbou, dans des circonstances très controversées [4], a entraîné des contacts qui ont laissé des empreintes indélébiles sur les peuples qui composent ces deux royaumes voisins dont les rapports de bon voisinage ont été heurtés par des divergences politico-économiques. Jean Derive résume la coexistence peule-manding de la sorte :

En Afrique de l’Ouest, la coexistence des Peuls et des Manding a toujours connu une ambiguïté ; supposant de multiples imbrications culturelles, favorisées par une commune islamisation, même si celle-ci s’est faite, suivant les régions, à des époques différentes. Ces contacts parfois complices, parfois agressifs, ont souvent été empreints d’une certaine rivalité […] [5].

Cependant, quelle qu’en soit la teneur, cette crise entre le Foûta-Djalon et le Gâbou n’a pas affecté les échanges et la complémentarité des populations qui ont toujours préservé les échanges fructueux qui se reflètent dans les langues, les cultures, les arts, le mode de fonctionnement des structures sociopolitiques, etc. Ces similitudes, résultant du long cheminement des populations peule et manding, même au sein du Foûta-Djalon et du Gâbou [6], figurent en bonne place dans L’Épopée du Foûta-Djalon. La chute du Gâbou. En effet, la langue et la culture manding sont largement représentées dans cette version peule de Farba Ndiâla. La présence du Manding est perceptible dans la façon de désigner les détenteurs du savoir coranique à travers le terme karamoko qui, à l’instar de la plupart des mots servant à désigner des érudits, est même devenu un prénom. Il convient de signaler à ce niveau que ce mot est entré dans la langue poulâr du Foûta-Djalon depuis longtemps car déjà, l’ancêtre de la dynastie des Alfayâ [7] s’appelait Karamoko Alfâ. Ce mot que l’usage a transformé en prénom symbolise les échanges linguistiques entre le peul du Foûta- Djalon et le manding, dans la mesure où dans les autres parties dominées par le poulâr qui ne sont pas marquées par une forte présence du manding, le terme karamoko n’est pas entré dans le mode de désignation de la figure maraboutique par les populations. Au Fouta Tôro, par exemple, le mot le plus couramment utilisé est ceerno qui désigne un marabout d’abord, avant de connaître une expansion sémantique pour devenir l’enseignant de l’école coranique ou de l’école occidentale. Comme le mot karamoko, celui de ceerno s’est dans une large mesure transformé en prénom. Cet usage s’est même répandu chez les voisins wolof où il n’est pas rare de rencontrer des individus portant le prénom ceerno. Hormis ce terme, nous rencontrons dans L’Épopée du Foûta- Djalon des mots manding ou empruntés aux Manding par les locuteurs peuls du Foûta-Djalon. En relatant la scène de l’arrivée du héros Abdoul Rahmane, notamment celle concernant les messagers désignés par l’Almamy Oumar pour transmettre son message à la délégation de Koyin, le griot parle de mokobaabe qui signifie notables en français : « Il regarda les mets et il délégua quelques notables » (mokobaabe) (verset 825, p.103). Dans cette épopée, le griot poulâr transforme le mot jeli en jeliijo pour désigner les griots qui interviennent dans le récit : « Il frappa à l’entrée de la forteresse. Un griot se leva et vint lui ouvrir la porte ».

Dans ces versets, le narrateur utilise jeliijo au lieu de bammbâdo ou gawlo qui sont généralement les mots désignant le griot dans la société peule. La récurrence de ce terme dans cette épopée fait penser à un usage courant chez les Peuls du Foûta-Djalon. Nous notons également la fréquence du mot seɓɓe [8] que les Peuls emploient pour désigner les Manding du Gâbou, considérés comme des païens qui sont contre la religion musulmane et qu’il faut exterminer dans le cadre d’un jihad [9]. En effet, à plusieurs reprises, les Manding sont nommés seɓɓe par leurs voisins et ennemis peuls. Nous pouvons citer en guise d’illustration les versets suivants : « Que les païens du Ngâbou vinrent devant Dianké Wâli » (verset 962, p.111) ; « Les païens s’arrêtèrent, [et] ils se disputèrent. Certains d’entre eux dirent : « Seraient-ce les troupes du Foûta-Djalon qui viennent là-bas ? » (versets 1572-1574) ; « Allah offrit aux combattants du Foûta-Djalon la victoire : Ils massacrèrent dix-neuf païens en n’épargnant la vie qu’à Toûra Sané » (versets 1702-1704), etc.

Les exemples ne manquent pas pour justifier que les Peuls du Foûta-Djalon considèrent que dans ce conflit ils défendent la religion musulmane contre des mécréants, adeptes de l’idolâtrie que sont les Manding du Ngâbou. D’ailleurs, le mot manding turubaŋ correspond à l’expression extermination des Manding dans la traduction. C’est le cas des versets 2279 et 2360 respectivement aux pages 207 et 213 : « Ender Turubaŋ, c’est-à-dire dans cette guerre d’extermination des Mandingues ».

En dehors de ces mots manding qui entrent dans la langue poulâr, cette épopée comporte beaucoup d’expressions que le griot peul prononce intégralement en manding. Ce procédé contribue à réactualiser le récit et à le rendre plus vivant, en utilisant directement la langue et le langage des personnages. Dans la plupart des cas, le griot Farba Ndjâla emploie cette technique dans le cadre du dialogue. Le traducteur Amadou Oury Diallo ne manque pas de signaler les incursions du manding dans les notes de bas de page. Ainsi, aux pages 174, 175 et 176, la discussion entre Dianké Wâli et son lieutenant Toûra Sâné étant rapportée entièrement en manding par le griot, Amadou Oury Diallo n’a pas manqué de mentionner en note de bas page les versets dits en manding : (corpus, p. 175, note 189). Cet exemple peut être complété par un certain nombre de versets, comme ceux relatant le dialogue entre Dianké Wâli et sa femme :

I ka mune ke tin ? (Que fais-tu ici ?) […] ;

I maa je n’na tuloo banta le (N’as-tu pas vu que ma crème est finie ?) ;

Fo i maa je ko n’na tulo banta le ? (N’as-tu donc pas vu que ma crème est finie ?) […] ;

Fuuta fuloolu bi naala le (Les Peuls du Foûta viendront) ;

Ning fuuta fuloolu nata naata i be tulo sotola le ! (Si les Peuls du Foûta viennent, de la crème tu en auras !.

Cette étude de l’introduction des mots ou expressions manding dans la langue poulâr du Fouta-Djalon nous a permis de savoir que malgré cette situation de guerre et d’adversité accrue, les populations ont conservé les relations de complémentarité tissées depuis des années, avant l’éclatement de cette confrontation qui consacra la chute de Kansala et la fin du puissant royaume du Gâbou.

  1. LANGUE ET CULTURE OCCIDENTALES

Le contact de l’Europe et de l’Afrique à travers la colonisation a eu des répercussions dans la littérature. D’abord écrites dans la langue du colonisateur avec une volonté affichée d’imiter les grands écrivains européens, la littérature africaine retrouve progressivement une identité spécifique. Ainsi, s’inspirant de la tradition et des genres oraux en particuliers, les productions littéraires des auteurs africains sont de plus en plus marquées par l’oralité. Mieux, certains écrivains ont sillonné le continent noir pour collecter des œuvres de tradition orale afin de les traduire dans la langue du colonisateur, quelquefois en prenant le soin de procéder à des modifications plus ou moins importantes. C’est le cas de Djibril Tamsir Niane qui a publié Soundjata ou l’épopée mandingue dont il avoue lui-même ne pas être l’auteur, dans la mesure où il s’agit d’une version recueillie auprès d’un griot manding [10].

Birago Diop aussi a affirmé avoir procédé de la même manière en recueillant des contes auprès du conteur Amadou Koumba [11]. Dans le cadre des mémoires et des thèses, des étudiants ont choisi de s’appuyer sur les genres oraux pour des études à caractère scientifique. Toutefois, ces études permettent de découvrir que les communicateurs traditionnels, même s’ils n’ont pas fréquenté l’école occidentale, en ont subi les influences. En effet, dans leurs performances, on note des emprunts de mots ou d’expression à la langue française. Dans L’Épopée du Foûta-Djalon. La chute du Gâbou, beaucoup de termes et expressions appartiennent à la langue et à culture occidentale. En effet, le récitant Farba Ndjâla a recours au français pour exprimer certaines réalités. En général, il s’agit de notions relatives à l’espace, au temps, aux symboles, à des instruments et aux métiers dont la modernisation a tendance à dominer le caractère traditionnel.

Dans le cas des notions spatiotemporelles, nous constatons beaucoup de mots français qui sont poulârisés par le griot. Au verset 654, lorsque celui-ci a voulu être précis quand il est question de donner le nombre de kilomètres, il s’est contenté de recourir à un registre plutôt familier. Ainsi, à la place du terme kilomètre, il a utilisé le diminutif kilo ; (corpus, verset 654, p. 88). La poulârisation de total en totaal (versets 1176, 1514, 1739) entre dans cet objectif de répondre à un besoin d’exhaustivité et de précision que la langue poulâr et les langues africaines en général ne permettent pas de satisfaire. N’ayant pas de termes ou d’expressions adéquates dans sa langue maternelle, Farba Ndjâla, comme bon nombre de communicateurs traditionnels, fait des emprunts à la langue de Molière, quitte à procéder à certaines modifications qui peuvent parfois même déclencher l’hilarité au sein de l’auditoire. Il convient de signaler que dans le cadre d’un corpus oral, la prononciation n’apparaissant que dans l’enregistrement sonore ne peut malheureusement pas être rendue par l’écriture. Il est certain que devant un auditeur formé à l’école française, la déformation des mots français, même si elle permet de mieux saisir le message, suscite le rire. Cependant, au-delà de ce caractère comique qui contribue à décrisper l’atmosphère, ce procédé contribue à combler les limites de la langue d’expression du récitant et, par conséquent, facilite la compréhension du message et enrichit le récit. Pour illustrer les notions spatiotemporelles dites en français, nous pouvons citer les versets suivants : « Ɓe doggi e pucci maƃƃe diŋ haa e fewndo midi » (Ils chevauchèrent jusque vers midi), (verset 1566, p. 154) ; « Ɓe accidoŋ haa e diiseer bimmbi » (Ils restèrent là-bas jusqu’à dix heures du matin), (versets 1562, p.154) ; « Ɓe fuɗɗii ɗoŋ e diiseer oŋ » (Et ils partirent à dix heures), (verset 1564, p.154) ; « E siiser haa bimmbi » (De six heures du matin jusqu’au lever du jour), (verset 1770, p.168).

Le recours à la langue française ne s’arrête pas seulement aux notions spatiotemporelles. Ce procédé prend aussi en compte des éléments qui renvoient à des symboles, comme le drapeau. Par exemple le verset 1359, p.138 (Darapoo Islaamu on, miin haalan ma) qui signifie en français (Le drapeau de l’Islam, c’est moi qui te le dis) permet au griot de contourner la difficulté de trouver un terme correspondant au drapeau en peul et de se faire comprendre par son auditoire, simplement en adaptant un mot français à la langue poulâr. Ce procédé est répétée aux versets 1581 et 1852, à travers une poulârisation des termes drapeau et Islam : « Ko ƃaa ƃe yi’i darapoo islaamu oŋ » (C’est quand ils ont vu le drapeau de l’Islam) ; « Henndu nduŋ no betta darapoo islaamu oŋ » (Dans le vent ondoyait le drapeau de l’Islam).

Par ailleurs, il arrive que le griot procède ainsi dans des situations où il existe des termes en poulâr mais, en fonction du public ou suivant l’usage le plus répandu, il choisit le mot français. La poulârisation du verbe compter en kontude (limde en langue peul) en est un exemple édifiant. À la place de saa’a qui serait moins compris par l’auditoire actuel, de plus en plus influencé par les langues occidentales, Farba Ndjâla choisit d’utiliser le mot leer. Il en est de même des mots comme peepuury qui remplace pipe en français et jardugal ou cimmorgal en poulâr et doktoor (docteur en français et ῆawdoowo en peul). Pour ces cas, le récitant, soucieux de se rapprocher davantage de son auditoire et peut-être même pour montrer qu’il est l’homme de son époque, se débrouille pour prononcer quelques mots bien ciblés en français.

Enfin, nous avons aussi constaté le recours à la langue anglaise. Conformément à l’usage en vogue au moment de la performance de cette épopée, Farba Ndjâla désigne son hôte par le terme mista qui est une déformation de l’anglais mister. Pour expliquer ce fait, le traducteur Amadou Oury Diallo met une note de bas de page (page 41, note 56) pour signifier qu’habituellement, au Foûta-Djalon, les personnes qui ont séjourné au Libéria ou en Sierra Léone, pays anglophone, sont appelées mister. De ce point de vue, le griot n’a fait que se conformer à la tradition. Nous avons pu constater que L’Épopée du Foûta-Djalon. La chute du Gâbou regorge de mots ou d’expressions empruntées aux langues et cultures occidentales, principalement le français. Contrairement à certains récitants qui préfèrent utiliser un discours soutenu, quitte à rendre leurs récits très hermétiques, Farba Ndjâla, en bon communicateur, a choisi un langage conforme à son époque dominée par la modernisation et l’ouverture aux autres langues et cultures. Il est important aussi de noter que cela n’a pas altéré la qualité de sa performance qui reste toujours une œuvre riche aussi bien dans le fond que dans la forme.

  1. LANGUE ET CULTURE ARABO-ISLAMIQUES

La présence des éléments de la langue et de la culture arabo-islamiques dans L’Epopée du Foûta-Djalon. La chute du Gâbou se répartit en trois catégories. Nous distinguons les prénoms des personnages représentant les Peuls du Foûta-Djalon, les titres attribués à ceux-ci et les prières et versets coraniques. Concernant les prénoms des personnages, nous constatons que tous ceux qui se trouvent dans le camp des Peuls sont des musulmans qui se réfèrent à la charia ou loi islamique. Par conséquent, conformément aux recommandations de Dieu, un parent doit donner un prénom musulman à ses enfants. Il s’agit précisément des prénoms que portaient les Prophètes et ceux des compagnons du Prophète Mohamad. Ainsi, les Peuls du Foûta-Djalon, se présentant comme des défenseurs de l’Islam contre l’idolâtrie [12], ne peuvent que se plier à cette exigence.

Déjà, dès le début du récit, nous découvrons que la figure fédératrice de toutes les forces armées du Foûta-Djalon s’appelle Oumar, c’est-à-dire le prénom du plus valeureux guerrier des compagnons de Prophète de l’Islam. Que l’Almâmy Oumar soit l’instigateur de cette guerre de revanche des Peuls contre les Manding du Gâbou entre dans l’ordre normal des choses, surtout si l’on tient compte de l’idée partagée par les musulmans qu’un individu hérite de bon nombre de caractéristiques de son homonyme. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles le choix du prénom est règlementé par les religions telles que le Christianisme et l’Islam qui ont même un calendrier en fonction duquel le nom de baptême est choisi. À côté de la figure maraboutique vénérée par toutes les composantes de l’armée des Peuls du Foûta-Djalon qui ont répondu volontiers à son appel, le jeune héros vient confirmer l’emprise de l’Islam dans le choix des prénoms. En effet, la particule Abdoul Rahmâne correspond à Abd (esclave) et Rahmâne (un des noms de Dieu). Abdoul Rahmâne signifie donc esclave de Dieu. Par ailleurs les prénoms qui ont la particule Abd, comme Abd Aziz, Abd Rahîm, Abd Karîm, etc., sont présentés comme les meilleurs dans la religion musulmane.

Les prénoms des Prophètes comme Ibrahîm (Ibrâhîma en peul), Yahya (Yâya en peul) Soulemane, etc., sont aussi largement représentés chez les Peuls du Foûta-Djâlon. Dans cette épopée, nous pouvons constater que les Peuls, contrairement aux Manding qui portent des prénoms typiquement traditionnels, sont attachés aux recommandations islamiques dans l’appellation des personnes. Les rares cas où cette règle n’est pas strictement appliquée, le titre que porte le personnage constitue une sorte de rectification. En effet, les personnages de premier plan ont tous un titre qui, comme le prénom, est directement lié à la religion musulmane. Si nous prenons l’exemple de la figure centrale de l’Amâmy Oumar, nous découvrirons que le titre qu’il porte indique la place prépondérante qu’il occupe dans la société. Almâmy représente le titre qui permet de désigner un souverain dans les régimes théocratiques instaurés par les Peuls, notamment ceux du Foûta-Tôro et du Foûta-Djalon. Ce mot vient de l’arabe al-imaam qui signifie celui qui dirige la prière, le commandeur des croyants [13].

Celui qui porte ce titre doit donc avoir une dimension aussi bien religieuse que politique, conformément aux recommandations de l’Islam qui veut que, à l’image du prophète, que les imaams qui perpétuent sa mission soient impliqués dans les affaires de la cité. D’ailleurs, en dehors des prières qu’ils dirigent, les imaams sont souvent consultés pour intervenir dans des problèmes d’ordre sociopolitique et même juridique. Dans le choix même de l’imaam, l’Islam met au premier plan les critères scientifiques (maîtrise du Coran et de la charia) et moraux. Pour s’en convaincre, il suffit de se référer aux critères inspirés des préceptes de l’Islam que Thierno Souleymane Bâl, le tombeur des Dényanké [14], a présenté aux gens du Foûta-Tôro. Dans le cadre de l’Almamyat qu’il venait de mettre en place, il a laissé une charte aux populations du Foûta afin qu’elles ne s’écartent pas du droit chemin en choisissant l’Imaam. Au moment de transmettre le flambeau à son compagnon de lutte, Adboul Khadri Kane, Thierno Souleymane Bâl s’adressa à toutes les sommités intellectuelles et religieuses du Fouta-Toro, réunies à Hôré-Fondé, pour leur donner les directives suivantes :

  1. Choisissez un homme savant, pieux et honnête qui n’accapare pas les richesses de ce bas monde pour son profit personnel et pour celui de ses enfants ;
  2. Détrônez tout imâm dont vous verrez la fortune s’accroître et confisquez l’ensemble de ses biens ;
  3. Combattez-le et expulsez-le s’il s’entête ;
  4. Veillez bien à ce que l’Imamat ne soit pas transformé en une royauté héréditaire où seuls les fils succèdent à leurs pères ;
  5. Choisissez un homme savant et travailleur ;
  6. Il ne faut jamais limiter le choix à une seule et même province ;
  7. Fondez-vous toujours sur le critère de l’aptitude [15].

Cette recommandation de Thierno Soulymane Bâl met en avant la science et les valeurs morales prônées aussi bien par l’Islam que par les traditions africaines en général. Le fait qu’un imaam soit l’élément fédérateur de toutes les contrées du Foûta-Djalon, dans le seul but de mettre un terme à la domination du Gâbou, est donc conforme à la religion musulmane et aux autres théocraties peules. En mettant l’accent sur la prépondérance du savoir dans l’Islam, dès l’entame de son article, Samba Dieng ne fait que confirmer les propos de Thierno Souleymane Bâl. En effet, il souligne : « En inaugurant sa révélation par une injonction cognitive « Iqra » (Récite/Lis), l’Islam énonce clairement son champ d’application : la raison ; l’intellect » [16].

Parmi les titres qui renvoient à la culture arabo-islamique, celui d’Alfa revient souvent dans cette épopée. Ce mot, qui vient de l’arabe al-fagît ou al-fâhim et qui signifie guide, est le titre attribué à plusieurs personnages de ce récit dont le jeune héros. Nous pouvons citer comme exemple Alfâ Abdoul Rahmâne (le héros), Alfâ Irayma (déformation d’Ibrâhîma, verset 202, 57), Alfâ Ibrâhîma, Alfâ Saliou (verset 740, p. 95). Le titre de cheikh, qui représente un grade de haut niveau dans la confrérie tidjâne, est récurrent dans cette version peule de la chute du Gâbou. Parlant du cheikh, Alfâ Ibrahîm Sow explique : « Le titre reconnu par l’opinion publique à un tierno de grande érudition et passé maître dans la connaissance du droit et de la théologie de l’Islam. Le cheikh est un érudit, un docte musulman de grande réputation » [17].

À plusieurs reprises, nous rencontrons des allusions au cheikh de Dalen (verset 107 108, p. 49) ou au cheikh que Dianké Wâli compare d’ailleurs à son idole. Dans ces versets, il dit : « Ils ont imploré leur Cheikh ; eux tous et ceux qu’ils ont implorés, Tous ensemble, je les ai vus grâce à mon idole qui se trouve ici » (versets 135-137, p. 51).

Dans L’Épopée du Foûta-Djalon. La chute du Gâbou, le nom de Cheikh Sâliou Bllah de Koyin, dont le petit-fils est à l’origine de la capture du redoutable Dianké Wâli, revient souvent (verset 257, p. 61 ; verset 357, p. 69 ; verset 530, p. 81, etc.). Il est important de noter que, comme nous l’avons souligné ci-dessus à propos de karamoko et de ceerno, les titres Alfâ et Cheikh sont, dans une certaine mesure, utilisés comme des prénoms qu’on peut porter en dehors du savoir et de la probité morale qui doivent les accompagner. Hormis les prénoms et titres, L’Épopée du Foûta-Djalon. La chute du Gâbou comporte beaucoup d’allusions à Dieu (Allah) et au Coran, avec des prières prononcées et des versets cités en référence pour étayer certains types d’arguments ou pour justifier une action précise. Le nom de Dieu (Allah) est régulièrement évoqué par les Peuls dans le but de lui adresser des prières. Il en ainsi pour bon nombre de versets :

Mais c’est Cheikh Oumar de la lignée des Torôbbé,

Qui, grâce à ses prières à Allah,

Arrêta Boukari Tamba (versets 65- 67, p.45) ;

C’est ce jour-là que le Cheikh implora

Le Seigneur des Cieux et de la Terre

Jusqu’à ce qu’Allah, le Souverain, l’exauçât

Car, grâce à sa piété, il n’y a entre Allah et lui

Qu’un infime voile (qui les sépare) (versets 115-119).

Il apparaît nettement que le récit de Farba Ndjâla ne manque pas de versets coraniques. Ceci est tout à fait normal dans la mesure où les principaux protagonistes de l’armée des Peuls du Foûta-Djalon sont reconnus pour leur érudition en sciences islamiques. À chaque occasion qui se présente, ils n’hésitent pas à s’en remettre à Allah ou à invoquer le Coran, en s’appuyant sur des versets correspondant à la situation qui prévaut. Ainsi, pour décrire la cruauté de Dianké Wâli à l’endroit des Peuls, le griot convoque le verset 5 de la sourate Al-Fil (L’éléphant) : Ka asfin maa kuulin qui signifie « Comme des feuilles dévorées par les termites » (verset 91). Le coran est également cité en référence aux versets 628 et 629 pour rappeler une affirmation divine concernant le triomphe de l’Islam sur le paganisme voué à l’échec. Il s’agit du verset 80, de la sourate Al-Isra’ (Le voyage nocturne) qui stipule : « Et dis [Mouhammad] : « La Vérité (l’Islam) est venue et l’Erreur a disparu. Car l’Erreur est destinée à disparaître » (corpus, page 87, note de bas de page numéro 115). Par ailleurs, toujours dans le cadre des références coraniques, cette épopée rappelle souvent la profession de foi musulmane qui est même inscrite sur le drapeau des jihadistes [18] peuls. C’est ce que le récitant rappelle aux versets 1360-1364, à la page 138, lorsqu’il affirme, parlant du drapeau de l’Islam :

Fut soulevé et hissé.

On avait inscrit sur le drapeau :

Il n’y a pas d’autres divinités qu’Allah

Et Mouhamed est son Envoyé.

Que la paix et la bénédiction d’Allah soient sur lui.

Même Dianké Wâli, qualifié souvent de keefeero (kafr en arabe) par ses adversaires peuls, se voit attribuer une invocation du nom d’Allah : « Tous les païens répondirent à son appel. Alors, il dit : « Que la volonté d’Allah soit faite ! (versets 975-976). À ces prières et convocations de versets coraniques, viennent s’ajouter les nombreux emprunts et poulârisation de mots arabes tels que le terme liimaanu, à la page 74 (de l’arabe îmân : foi, pudeur), bi jaahiril Mustafaa (versets 734, page 94), alqiyaama (de l’arabe yawmalqiyâma : jour du jugement dernier, verset 2010, 186), taariika ou târikh en arabe, verset 9, p.40, versets 2621, p. 232, etc.

En somme, L’Épopée du Foûta-Djalon. La chute du Gâbou est marquée par la diversité linguistique et culturelle. La langue et la culture mandingues permettent de découvrir la complémentarité des populations qui, malgré les problèmes de voisinage, ont su tisser des relations solides qui transcendent toute adversité. Quant à la présence de la langue et de la culture occidentale, elle a contribué à la découverte du niveau élevé de l’héritage colonial qui occupe une place prépondérante dans les mentalités africaines. Enfin, la fréquence de mots ou d’expressions arabes rappellent la forte présence arabo-islamique dans beaucoup de sociétés ouest-africaines, particulièrement chez les Peuls qui ont eu à mettre en place des régimes théocratiques au Foûta-Djalon, au Foûta-Tôro, au Macina et dans l’Adamawa. En outre, ce multilinguisme et ce multiculturalisme confirment la dimension spirituelle et culturelle de cette version de Farba Ndjâla, renforçant ainsi son caractère historique qui renvoie à la confrontation de deux royaumes voisins : le Foûta-Djalon et le Gâbou.

BIBLIOGRAPHIE

Corpus

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Ouvrages

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Articles

BAUMGARDT, Ursula, « La représentation de l’autre : l’exemple du répertoire d’une conteuse peule du Garoua (Cameroun) », in Cahiers d’Études Africaines, Revue publiée avec le concours du Centre National de Recherche Scientifique, Édition de l’École des Hautes Études Sociales, Paris, 1994, p. 295-311.

CALAME-GRIAULE, Geneviève, « Pour une étude ethnologique des littératures orales africaines », in Langues, 18, 1970, p. 22-47.

DIENG, Bassirou, « Oralité et création : l’épopée et l’islamisation des traditions de l’Ouest-africain », in Éthiopiques, Dakar, numéro 70, premier semestre 2003, p. 99-120.

DIENG, Samba, « L’Islam et l’Imaginaire », in Éthiopiques, numéro 66, 1er et 2e semestres, 2001.

DELAFOSSE, Maurice, « L’Islam et les sociétés noires de l’Afrique », in Bulletin de l’Afrique française, décembre 1992.

Webographie à la date 3 février 2014

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[1] Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Sénégal.

[2] La semence (de la nanthioya, l’aristocratie guerrière du Gâbou) est finie ; il n’y a plus de moyens de reproduction, la chute de Kansala (capitale du Gâbou) est perçue comme une catastrophe ayant entraîné la fin du royaume.

[3] Essentiellement celles des Manding et celles de Peuls. Cependant, la version recueillie par Amadou Oury DIALLO est la première publication en peul/français. Il existait d’autres versions, anciennes, en mandinka/anglais éditées par Gordon Innes (London University, SOAS, 1976) et des versions non publiées recueillies par Bakari Sidibé (Centre de recherches de Banjul, 1980) et Mamadou Tangara (Université de Limoges, 2007).

[4] Les Manding contestent évidemment la capture de Dianké Wâly et soutiennent que celui-ci a préféré enflammer la poudrière et a sauté avec tous ceux qui se trouvaient dans le fortin.

[5] DERIVE, Jean, « Quelques images du Peul dans la littérature orale mandingue », in Paroles nomades. Écrits d’ethnolinguistique africaine, Sous la Direction de Ursula Baugamart et Jean Derive, Paris, Kartala, 2005, p. 341-352.

[6] Les Manding et les Peuls sont généralement des voisins qui vivent dans les mêmes espaces. Par exemple, les Djalouké sont des Manding qui vivent dans le Foûta-Dalon.

[7] Les Alfayâ et les Soriyâ sont en effet les deux dynasties fondatrices de l’empire théocratique du Foûta-Djalon.

[8] Ceɗɗo : mot d’origine manding signifiant homme par essence. Passé au poulâr du Foûta-Tôro, il désigne ceux qui n’appartiennent pas à la communauté hal poulâren ; en wolof, il désigne les guerriers esclaves de la couronne. Dans ce récit, ce mot renvoie aux Manding.

[9] Les Peuls considèrent ce conflit comme un devoir religieux car ils se présentent comme des défenseurs de l’Islam dans le cadre d’un jihad, c’est-à-dire une guerre sainte.

[10] NIANE, Djibril Tamsir, Soundjata ou l’épopée mandingue, Paris, Présence Africaine, 1960.

[11] DIOP, Birago, Les contes d’Amadou Koumba, Paris, Présence Africaine, 1961.

[12] Toutes les guerres menées par les Peuls tels qu’El-Hadj Omar, Souleymane Bâl, Cheikhou Amadou, Ibrahîma Sory et Karamako Alpha, sous la bannière de l’Islam, ont été présentées comme une manière de lutter contre l’idolâtrie. D’ailleurs El-Hadj Omar avait comme mission de « balayer le paganisme ».

[13] DIALLO, Amadou Oury, op. cit., p.43.

[14] Dynastie qui régna au Foûta-Tôro pendant plusieurs siècles, avant d’être destituée en 1776 par la théocratie de Thierno Souleymane Bâl.

[15] Citation extraite du Zuhur ul – Baasatiim fii Ta‘Riikh is-Saa Waadin intitulé ausilntisaar ul-Mawtuur fil Dikrr oa-baa’ il Fuuta-Tuur (2 volumes I.F.A.N.).

[16] DIENG, Samba, « L’Islam et l’Imaginaire », in Éthiopiques numéro 66-67, 1er et 2e semestres 2001.

[17] SOW, Alfâ Ibrahîm, Chroniques et récits du Foûta-Djalon, Paris, Klincksieck, 1968, p. 8.

[18] Les Peuls du Foûta-Djalon considèrent que cette guerre est un jihad (guerre sainte) pour mettre fin à l’idolâtrie incarnée ici par les Manding du Gâbou.