Littérature

UNE LAME À DOUBLE TRANCHANT.L’IRONIE PROTEIFORME DANS LE SILENCE DES CHAGOS DE SHENAZ PATEL

Éthiopiques n°s94-95.

Littérature, philosophie, sociologie, anthropologie et art. Frontières et autres textes

2015

UNE LAME À DOUBLE TRANCHANT.L’IRONIE PROTEIFORME DANS LE SILENCE DES CHAGOS DE SHENAZ PATEL

La présente étude propose une analyse du roman Le silence des Chagos de l’écrivaine mauricienne Shenaz Patel en perspective de l’ironie protéiforme et multicouche du roman. Par un mouvement progressif ternaire, nous visons à identifier une structure tripartite d’ironies superposées. De prime abord, il s’agira d’étudier la citation d’une note du Bureau Colonial de Londres, mise en exergue au deuxième chapitre du roman. Celle-ci constitue, en fonction de son contenu fort provocateur, le pivot autour duquel se déploie le texte de Shenaz Patel. Nous montrerons que l’épigraphe, porteuse de l’idéologie coloniale véhiculée par l’émetteur de la note, illustre une première forme d’ironie – l’ironie verbale – telle qu’explicitée par Catherine Kerbrat-Orecchioni. L’analyse subséquente de la relation entre ce paratexte et le texte lui-même fera émerger une deuxième forme d’ironie qu’Umberto Eco définit comme l’ironie intertextuelle. Cette ruse de l’auteure ne suscite pas de rire à grands éclats mais tourne en dérision, de façon plus atténuée, l’émetteur de la note et, par conséquent, l’actant colonial en général. Enfin, je proposerai à mon tour une lecture ironique de Le silence des Chagos, qui dévoilera l’ambiguïté du discours littéraire de Patel et la précarité de son dessein ironique. S’esquissera à travers l’ascension graduelle du paratexte au texte et du texte à sa critique l’image de l’ironie comme une lame à double, voire multiple tranchant. Shenaz Patel élucide dans son troisième roman Le silence des Chagos une sombre page de l’histoire coloniale [2]. Entre 1967 et 1973, les Chagossiens – petit peuple îlien de l’océan Indien et sujets coloniaux – ont été déportés sur ordre du gouvernement britannique. Leur expulsion s’inscrit dans le contexte de la guerre froide, car l’emplacement stratégique des Chagos au milieu de l’Océan Indien attire l’attention des États-Unis qui cherchent à établir l’équilibre militaire dans cette région. S’en suivent des négociations avec les Britanniques, auxquels les États-Unis accordent des rabais importants sur les missiles Polaris en échange d’un bail de cinquante ans. Une fois la population déportée, les nouveaux locataires s’installent aux Chagos et transforment l’île principale, Diego Garcia, en base militaire. Pendant six ans, les Chagossiens – descendants d’esclaves africains et malgaches – échouent les uns après les autres dans les bidonvilles les plus pauvres de Maurice. Quarante ans après le départ des premiers Chagossiens, le retour aux îles demeure toujours un rêve. Le roman retrace, à travers les récits de ses trois personnages principaux, l’histoire du peuple chagossien avant et après l’exil forcé. Se cristallise, dans ce récit fragmentaire où se confrontent le passé et le présent, l’opposition entre l’âge d’or des îles Chagos et le désastre de l’exil mauricien. À première vue, le sérieux du sujet abordé ne permet pas de soupçonner une quelconque posture ironique de la part de l’auteure. Et pourtant se révèlent, tantôt en toutes lettres tantôt en filigrane, les différents procédés ironisants dont ni initiateurs, ni les cibles ne sont jamais identiques.

  1. MORT DE RIRE : L’IRONIE VERBALE

Selon les analyses de Catherine Kerbrat-Orecchioni, l’ironie verbale se définit comme « une sorte de trope sémantico-pragmatique » (Kerbrat-Orecchioni, 1980 : 110). Sur le plan sémantique, en effet, le signe ironique dote un signifiant de deux signifiés, l’un explicite, l’autre implicite. À ce premier aspect sémantique s’ajoute, toujours selon C. Kerbrat-Orecchioni, la composante illocutoire, voire pragmatique, de l’ironie verbale, car « l’ironie attaque, agresse, dénonce et vise une cible » (Kerbrat-Orecchioni, 1976 : 11). Dans ce sens, Linda Hutcheon précise que l’énoncé ironique véhicule toujours un jugement évaluatif (Hutcheon, 1994 : 40). L’épigraphe qui prélude au deuxième chapitre s’inscrit dans cette interprétation de l’ironie verbale. Pierre Schoentjes qualifie notamment le paratexte comme un lieu privilégié de l’ironie

Dans le domaine de la littérature, il existe toutefois des lieux privilégiés où l’auteur peut chercher à montrer ses intentions, et donc à signaler l’ironie de son ouvrage. Les éléments périphériques au texte peuvent révéler l’intention ironique (Schoentjes : 177).

Ici, il s’agit d’une note du Bureau Colonial de Londres envoyée à la Mission britannique aux Nations-Unies en 1966, qui « justifie » la déportation des Chagossiens :

L’objectif de cet exercice était d’avoir quelques rochers qui resteront notre propriété ; il n’y aura pas de population indigène, à l’exception de mouettes, qui n’ont pas de Comité (le Comité de la Condition Féminine ne couvre pas les droits des oiseaux). Malheureusement, aux côtés des oiseaux, il y a quelques Tarzans et Vendredis, aux origines obscures, qui seront probablement expédiés à Maurice (SC : 39).

Cette déclaration se déploie entre trois actants – l’ironiste (l’émetteur de la note), le public visé (le destinataire de la note) et la cible (les Chagossiens). L’ironie de cette note, qui en appelle à la litote comme figure de rhétorique, repose sur une fausse atténuation et non sur une antiphrase, comme le voudraient pourtant certaines définitions restreintes. L’ironiste ne dit donc pas nécessairement le contraire de ce qu’il veut faire entendre mais « laisse percer autre chose, voire plus qu’il n’en dit littéralement » (Allemann : 288). Le choix de mots tels que « exercice », « rochers », « expédiés » ou l’adjectif indéfini « quelques » affiche une volonté de distanciation de la part de l’énonciateur, qui souligne la banalité, l’insignifiance, voire le ludique et le comique de la situation évoquée. Pourtant, sous le voile de l’apparente indifférence et de l’humour (« mouettes », « Comité de la condition féminine », « Tarzans et Vendredis »), se dessine la gravité d’une décision d’envergure géopolitique qui changera pour toujours la face de la région indianocéanique et le destin de tout un peuple – un fait dont l’ironiste est pourtant pleinement conscient. Cette ambiguïté se traduit par un décalage sémantique : les signifiants « exercice », « rochers », « quelques », « Tarzans » et « Vendredis » sont en effet porteurs de deux signifiés, l’un « littéral, manifeste, patent », l’autre « intentionnel, suggéré, latent » (Kerbrat-Orecchioni, 1976 : 19). Ainsi, pour ne nommer que deux exemples, la signification de « rochers » oscille entre « grandes masses de matière minérale dure » et « petites îles insignifiantes » pendant que « Tarzans » et « Vendredis » désignent littéralement des personnages fictifs et, au deuxième degré, des sauvages ou des serviteurs noirs.

L’ironie verbale surgit de l’écart qui se joue entre ces deux valeurs sémantiques. À cela il convient d’ajouter la composante illocutoire (pragmatique) induite par le ton moqueur et dépréciatif de l’ironiste. Les habitants, qualifiés de « Tarzans » et de « Vendredis », sont désignés comme des êtres primitifs, figés dans un état de sauvagerie et qui, contrairement aux mouettes « indigènes », n’ont pas le droit de demeurer sur ces îles. Ils sont, par conséquent, « expédiés » comme des objets superflus. Plus que simple trope, l’ironie se mue ici en outil rhétorique du pouvoir qui permet à l’ironiste de se distancer discursivement de sa cible, de la railler, de manifester sa supériorité et d’affirmer sa maîtrise à la fois de la situation, de la cible et du langage. Cette situation n’est pas sans évoquer Douglas C. Muecke qui, insistant surtout sur la dimension pragmatique de l’ironie, a introduit la notion d’ironie « archétypique ». Celle-ci se crée lorsqu’un ironiste se substitue à Dieu, observant la cible humaine qui vaque à ses besognes sans soupçonner la surveillance (Muecke, 1983 : 401, notre traduction). Le regard de l’ironiste « omnipotent, omniscient et transcendant » est celui d’un « esprit libéré et détaché » qui contemple sa victime contingente et inculte, qui plus est, « esclave de l’hérédité, de l’environnement, de l’histoire, des instincts, des émotions et de sa conscience » (Muecke, 1983 : 401-402, notre traduction). La caractéristique principale de l’ironie archétypique réside dans sa verticalité, ou ce que Muecke appelle « l’axe du pouvoir » (Muecke, 1983 : 403, notre traduction). La capacité de l’ironiste d’utiliser un langage élevé au deuxième degré le fait passer de l’état immanent à l’état transcendant du langage. À la cible, pourtant, on dénie toute capacité de déchiffrer cette transposition ou de se servir d’ironie à son tour. Instrument de l’idéologie du colonisateur, l’ironie verbale archétypique réitère, par ses mécanismes inhérents, le binarisme stylisé, les stéréotypes et le racisme véhiculés par le discours colonial dont la note citée plus haut est une illustration exemplaire [3].

  1. LE RIRE ETOUFFÉ : L’IRONIE INTERTEXTUELLE

La deuxième forme d’ironie que nous avons identifiée dans le roman de Shenaz Patel est une ironie de type intertextuel, tel que théorisée par Umberto Eco dans De la littérature (Eco : 278) [4]. Selon Eco, l’ironie intertextuelle met en jeu la possibilité d’une double lecture en insérant une citation ou un « écho » d’un autre texte. En résultent des « effets d’abaissement ou de mutation de signification, quand la citation s’insère dans un contexte différent de celui de la source » (Eco : 279). Contrairement à l’ironie verbale qui se produit dans l’espace entre deux valeurs sémantiques, l’ironie intertextuelle surgit dans l’espace entre deux textes et, conséquemment, entre deux discours. Patel importe l’écrit administratif dans son dispositif romanesque pour en souligner le caractère scandaleux. Elle convoque ce texte officiel pour le dénoncer et, ce faisant, le détourne et le subvertit. En outre, l’emplacement qu’elle lui attribue dans la structure du texte participe de cette dénonciation. La note du Bureau Colonial s’insère en effet entre le premier et le deuxième chapitre qui relatent respectivement la misère des Chagossiens à Maurice et leur bien-être passé aux Chagos. Par cette anamorphose, l’énoncé de l’Autre, colonial, apparaît déplacé, monstrueux, sans être pourtant critiqué de façon explicite. Il y a donc décalage de sens entre la citation et le texte qui l’englobe.

Shenaz Patel greffe ainsi son ironie sur l’ironie première de la note, au sens où elle prend pour cible l’ironiste premier, l’émetteur de l’édit colonial. S’érige de la sorte « un étagement polyphonique », car l’énoncé premier est repris en mention et élevé au deuxième degré. Le sens premier correspond à celui que l’ironiste d’origine donnait à son énoncé, et le sens second est celui que lui ajoute le deuxième ironiste qui le cite (Duval : 79). Ce procédé aboutit à deux valeurs sémantiques opposées – l’une orchestrée par Patel et l’autre induite par l’émetteur de la note. Ainsi, les « rochers » se muent de petites îles insignifiantes en îles paradisiaques à la faune et la flore foisonnantes, pendant que les « Tarzans » et « Vendredis », autrement dit les sauvages primitifs, se transforment en être humains injustement déracinés au profit du « monde libre » (SC : 7). Ce renversement des rôles, qui voit l’ironiste colonial devenir lui-même objet de moquerie de la part de l’auteure, atteste le risque qu’il y a à user d’ironie (Duval : 79). Celui qui s’y essaie doit assumer d’être à son tour la cible d’un autre ironiste. La « réversibilité de l’échange ironique » ne se présente pas tant comme « une inversion des positions de départ » mais « provient en fait d’un fonctionnement vertical », d’un empilement de discours (Duval : 79).

Le procédé ironique atteint ici sa pleine expression. Tel que postulé par Kerbrat-Orrecchioni et Hutcheon, il y a non seulement décalage sémantique mais également jugement évaluatif. Shenaz Patel, revalorisant la cible aux dépens de l’ironiste premier qui la dégradait, charge son recours à l’ironie d’une fonction critique, subversive et corrective. Elle démasque le racisme virulent qui émane de l’énoncé premier, en disqualifie l’ironie – « erronée » à son égard – et fustige l’humour déplacé des acteurs coloniaux. De page en page, l’auteure déconstruit le rire du pouvoir, le détourne de sa destination première et, par conséquent, ridiculise ceux qui violent les droits humains à leur avantage. Elle met à nu la triste ironie de l’histoire coloniale dont les Chagossiens sont victimes. La base militaire américaine construite aux Chagos pour assurer la « paix » du « monde libre » (SC : 7) convertit une île paisible en port de guerre orienté vers l’Afghanistan et l’Iraq. Les Chagossiens sont, quant à eux, transformés en spectres ambulants. D’enracinés, ils se font apatrides. Pour comble d’ironie historique, leur indépendance est déclarée défunte le jour même où celle des Mauriciens est négociée au prix d’un pacte avec le diable. En effet, les sujets mauriciens acquièrent leur liberté de la Grande-Bretagne seulement après avoir accepté d’accueillir sur leurs rives les Chagossiens déportés. Patel accentue encore le caractère dramatique de l’histoire chagossienne en comparant la déportation de 1967 à la Traite, cette autre rupture spatio-temporelle subie par leurs ancêtres.

Plus d’un siècle après l’abolition officielle de l’esclavage, les Chagossiens n’ont-ils pas été traités ainsi, entassés dans une cale, débarqués sur un quai, mis à l’écart sans plus y penser, dans l’espoir qu’ils finissent par se réduire en une poussière brune qu’une légère brise de mer balaiera au loin ? (SC : 132).

Ni Mauriciens, ni Chagossiens, ni Britanniques, les Chagossiens, qui menaient pourtant une vie « comblée » (au moins selon les personnages) aux Chagos, sont tolérés à Maurice sans y être pour autant acceptés. Nous pouvons donc poser que le texte de Patel fait office de miroir qui retourne la rhétorique coloniale contre elle-même. L’ironie intertextuelle devient l’outil d’un contre-discours, d’une idéologie anticoloniale pour dire le désenchantement de l’auteure et dévoiler l’injustice, l’arrogance et le racisme du colonisateur.

  1. RIRA BIEN QUI RIRA LE DERNIER (TANT QU’IL EST LE DERNIER) : LA LECTURE IRONIQUE

La troisième forme d’ironie qui se dégage du texte se produit au niveau de la réception. Au discours ironique, qui procède de la volonté auctoriale, peut répondre, dans certains cas, une lecture ironique de type herméneutique, qu’on pourrait qualifier de métacritique.

Selon la conception de Schlegel reprise par Schoentjes, l’ironie exige la participation active du lecteur, ‘car si l’ironie est un mode d’écriture, elle est aussi un mode de lecture. […] Le lecteur doit être un observateur critique de la narration et rester toujours conscient du caractère fictionnel de l’œuvre. (Delbrassine : 402 ; il cite Schoentjes : 107-108).

Ici, tout est affaire de lecture. Le lecteur naïf, au sens où l’entend Umberto Eco, recevra le texte de Patel tel quel, à savoir littéralement, et s’indignera avec elle des abus perpétrés aux îles Chagos par le colonisateur britannique. Il reprendra à son compte la lecture critique que l’auteure fait de la note coloniale. Mais, un lecteur critique de cette lecture critique, soit un lecteur métacritique, peut à son tour renverser le discours de Patel. En effet, en se positionnant à l’antipode du discours stéréotypé et méprisant de la note du Bureau Colonial, Shenaz Patel a elle-même recours à des stéréotypes et à une représentation simpliste des Chagossiens. Soucieuse de renverser le jugement dépréciatif de la note qui réfère aux Chagossiens comme des objets, des non-civilisés et des intrus, Shenaz Patel les dépeint comme le contraire, à savoir de bons Noirs heureux, simples et dociles, sans ambitions particulières, qui ne se soucient de rien et s’adonnent régulièrement à des festivités alcoolisées (le séga). Peinture en noir et blanc, Le silence des Chagos décrit ces îles comme un Paradis terrestre où les habitants s’entraidaient et vivaient en harmonie les uns avec les autres et avec la nature. Le roman en présente une image de terre de bonheur abondante en ressources, qui contraste violemment avec celle de Maurice, dépeinte comme un avant-goût de l’Enfer. Les Chagossiens y font face au chômage, à la pauvreté, à l’exclusion sociale, à une chaleur insupportable, à des conditions de vie abominables et à une urbanisation vorace.

Il y a trop de bruit ici. L’air est trop pesant dans cette cité. Toute cette masse de tôle qui emprisonne et solidifie la chaleur dans ses cannelures, cette musique aigrelette qui se déverse sans relâche des radios insomniaques, ces mobylettes traficotées qui pétaradent et s’étouffent comme des poules asthmatiques en crachotant une fumée qui crispe les poumons, la chaleur d’étuve qui chasse le sommeil, cette promiscuité qui donne le sentiment d’avoir la cité tout entière sous son toit (SC : 19-20).

Le lecteur attentif décèle pourtant un portrait de l’ère chagossienne bien différent. Une fois le voile de la nostalgie ôté, émerge un texte qui expose, en filigrane, la situation coloniale et les conditions sociales et économiques difficiles. La plupart des Chagossiens travaillaient dans les plantations de cocos où ils produisaient l’huile de coco et le coprah pour l’exportation. D’autres îliens travaillaient comme pêcheurs, d’autres encore étaient domestiques au service des propriétaires de plantations ou administrateurs coloniaux. Les ressources de l’île étant insuffisantes, les habitants avaient besoin de denrées provenant d’Europe. Pour achever le tableau, les rations alimentaires et le salaire minime ne permettaient qu’un style de vie des plus simples. Quoique perceptibles dans le texte, la hiérarchisation sociale/raciale, l’exploitation de la main-d’œuvre et la dépendance économique quasi-totale à l’égard de l’Angleterre ne sont ni abordées explicitement, ni dénoncées par l’auteure, qui nourrit plutôt le fantasme du Paradis perdu.

Les […] Chagossiens en parlaient comme d’un paradis. Une vie simple, tranquille, rythmée par la mer, un réveil matinal, des demi-journées consacrées au travail dans les cocoteraies ou au calorifère pour produire le coprah, des après-midi passés à pêcher, le poisson en abondance, les tortues qui venaient pondre sur la plage, le partage de tout ce qu’ils produisaient ou récoltaient, le séga samedi soir […] (SC : 115).

Il semble que l’auteure n’ait pris aucun recul par rapport à son sujet, et s’est contentée de transposer littéralement dans son roman le discours des Chagossiens sans mettre en question sa représentation non-critique, nostalgique et simplifiée de la vie aux îles Chagos. Elle ne commente pas le fait que les exilés ont transformé leur pays d’origine en un lieu mythique, afin d’affronter la fragmentation spatio-temporelle suite aux expériences de dislocation, de perte et d’exil. Rajagopalan Radhakrishnan précise que ce processus de transformation se caractérise par le regard myope en arrière qui fait « cultiver » le pays d’origine à travers un processus d’idéalisation (Radhakrishnan : 128). Dans cette perspective, Edward Saïd emploie le terme « géographie imaginaire » qui fait en sorte que l’espace « acquiert un sens émotionnel et même rationnel, par une espèce de processus poétique » (Saïd : 71). Se déclenche, en riposte à la perte, un processus d’affirmation collective qui reconstruit, discursivement, une identité culturelle et un chez soi. Ceux-ci ne correspondent plus à la « réalité », mais sont des artifices façonnés, à distance et postérieurement au trauma, pour combler le vide.

La production discursive du passé s’accompagne d’une « manipulation concertée de la mémoire et de l’oubli » (Ricœur : 97). Dans le roman de Patel, la mémoire est mobilisée, configurée, instrumentalisée, voire mise « au service de la quête, de la requête, de la revendication d’identité » face à la menace d’être assimilé par autrui (Ricœur : 98). Persuadée de défendre l’intérêt des Chagossiens dont elle a recueilli les témoignages à titre de journaliste, Shenaz Patel reproduit leur discours et caricature bien malgré elle. À promis livre Curieusement, le discours colonial porté par la note de l’administrateur et le texte de Shenaz Patel qui se veut contre-discours se rejoignent dans certains points. La représentation involontairement réductrice du peuple îlien dans Le silence des Chagos n’est pas sans évoquer la figure de Vendredi, que convoquait précisément la note du Bureau colonial. Du texte surgit l’image de Noirs dociles qui servent les Blancs sans se révolter et mènent une vie simple mais heureuse sur une île tropicale. Cette dernière est dressée comme un véritable locus amoenus – anhistorique, idyllique et utopique où la nature est conservée dans sa pureté originelle. Ce portrait renvoie au discours colonial qui oppose de cette façon l’espace européen moderne à l’espace non-européen figé (Royle : 17 ; Trabelsi : 7). Reste à constater qu’en se posant en lecteur ironique – et par là critique – de l’énoncé lui-même ironique de la note coloniale, Shenaz Patel se constitue elle-même en objet de sa propre ironie. Elle reconduit inconsciemment les préjugés qu’elle dénonce, ce qui est perçu par le lecteur critique de cette lecture critique.

Dans ce cas d’une lecture ironique d’un texte ironique, le lecteur cesse d’être complice de l’ironiste-auteure et devient un actant autonome en ajoutant à l’ironie de l’auteure (qui se superpose déjà à une ironie) une autre ironie. Shenaz Patel se fait ironiste « naïve » parce que son texte ironique est interprété comme porteur d’un involontaire sens supplémentaire par le lecteur (méta) critique ironisant. S’ensuit que l’auteure du roman est à la fois l’ironiste (involontaire) et la cible (elle aussi involontaire) de l’ironie débusquée par le lecteur. On peut en conclure que l’interprète ou le destinataire d’une ironie quelconque n’est jamais passif mais, au contraire, actif. Il a le pouvoir de « faire » et « défaire » l’ironie de l’ironiste. L’auteure de Le silence des Chagos souhaite que le lecteur modèle identifie l’ironie de son texte mais est loin de deviner que celui-ci peut la retourner contre elle. Le lecteur métacritique est celui qui refuse l’accord avec l’auteure et comprend autre chose et au-delà de ce que lui dicte l’ironiste.

Afin d’éclaircir davantage la notion de « métacritique », nous nous proposons ici de recourir à l’ouvrage Critique de la critique, un roman d’apprentissage de Tzvetan Todorov. En présentant une « critique de la critique », le lecteur que nous avons identifié de « métacritique ». greffe sa propre critique sur celle de l’auteure. Dans Le silence des Chagos, Shenaz Patel effectue, en ironisant la note du Bureau Colonial, ce que Todorov désignerait comme une critique « dogmatique ». Dans les mots de Todorov, elle fait « l’illustration […] d’un dogme inébranlable, que le lecteur est censé partager avec [elle] » – dans notre cas l’arrogance du discours colonial (Todorov : 185). Patel dicte l’herméneutique au lecteur pour que celui-ci reconstruise le telos préétabli. Patel, en tant qu’auteure d’une critique dogmatique, s’adresse par conséquent à un lecteur modèle effectuant une critique « immanente », selon la terminologie de Todorov.

[L]e critique ‘immanent’ s’interdit lui-même toute possibilité de juger ; il explicite le sens des œuvres mais, en quelque sorte, ne le prend pas au sérieux : il ne lui répond pas, […] : c’est qu’il transforme le texte en un objet qu’il suffit de décrire aussi fidèlement que possible […] (Todorov : 184).

Or, le lecteur métacritique qui a mis en question la critique de Patel est lui-même l’auteur d’une critique « dialogique ». Alors que le critique dogmatique (l’auteure) ne fait entendre que sa propre voix et le critique immanent (lecteur modèle) que celle de l’écrivaine, le critique dialogique (lecteur métacritique) crée une polyphonie. Le critique dialogique se pose « en sujet réfléchissant » et porte jugement sans pour autant privilégier sa voix à celle de l’auteure ou d’un possible lecteur (Todorov : 186). Car, comme le souligne justement Todorov, « si le critique est désireux de dialoguer avec son auteur, il ne devrait pas oublier qu[’] il devient à son tour auteur et qu’un lecteur futur cherchera à entrer en dialogue avec lui » (Todorov : 191). Et Todorov de conclure que la forme même de la critique devrait autoriser la réponse, « et non la seule idolâtrie » (Todorov : 191). Ce que nous espérons avoir accompli à travers la présente analyse.

CONCLUSION : L’IRONIE – UNE LAME À DOUBLE TRANCHANT

En guise de conclusion, nous pouvons poser la versatilité et le dynamisme, voire la « possibilité perpétuelle d’adjoindre un degré supplémentaire de l’énoncé » (Duval : 71), comme le principe même de l’ironie. Dans cette perspective, l’ironie se présente comme « une représentation de représentation », comme un processus spéculaire « agissant par réflexivité critique » et donc « capable de se perpétuer virtuellement à l’infini » (Duval : 71). Il a été démontré qu’un texte littéraire peut non seulement déployer plusieurs formes d’ironie mais superposer plusieurs degrés d’ironie les uns aux autres. L’ironiste doit toujours s’attendre à ce qu’il peut devenir la cible d’un nouvel ironiste (autant que le critique). L’exemple de Le silence des Chagos nous apprend que l’ironie est fragile, à la fois volontaire et involontaire, même dangereuse. Douglas C. Muecke précise que « [l]e concept d’ironie est, pour différentes raisons, un concept instable, amorphe et vague » (Muecke, 1978 : 478). Loin d’être monolithique, elle se décline en une multitude de formes, de niveaux, de sens et de voix. Ainsi, l’ironie n’opère pas seulement entre deux signifiés, mais entre deux textes, deux discours, deux lectures et deux instances (l’ironiste et l’interprète). Au fond, elle est dialogique car toujours offrant la possibilité d’une riposte.

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[1] Université McGill, Montréal, Canada.

[2] PATEL, Shenaz, Le silence des Chagos, Paris, Éditions de l’Olivier, 2004, p. 7. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle SC, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.

[3] Le discours colonial oppose le colonisateur au colonisé en recourant à des dichotomies telles que transcendance et immanence, culture et nature, savoir et non-savoir, pouvoir et non-pouvoir.

[4] D’autres théoriciens proposent à la place d’ironie intertextuelle les termes « situationnelle » (Pierre SCHOENTJES), « contextuelle » (Linda HUTCHEON) et « citationnelle » (Sophie DUVAL).