Littérature

LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR ET LA TRANSGRESSION DES FRONTIÈRES LINGUISTIQUES

Éthiopiques n°s94-95.

Littérature, philosophie, sociologie, anthropologie et art.

Frontières et autres textes

2015

LES FRONTIÈRES COLONIALES AFRICAINES : DE LA DÉLIMITATION À L’IMITATION DES ÉTATS EUROPÉENS

La notion de « frontières » apparaît au XIIIe siècle pour désigner des délimitations, des lignes de front établies par une armée. C’est pourquoi, la frontière a une mauvaise réputation parce qu’on la confond avec le front. Cette étymologie militaire a pris un sens politique, économique et culturel avec les différents enjeux que cela peut supposer, dans la mesure où la représentation des frontières inclut souvent des obstacles au sol, une surveillance armée, des entraves à la circulation des hommes. Tout cela implique que les frontières fragmentent les sociétés. Elles partagent les peuples, les cultures. Elles sont sources de guerres et de conflits. Les frontières et les conflits sont si intrinsèquement liés que les premières peuvent servir à qualifier les seconds. Les populations s’affrontent pour des raisons religieuses, ethniques, politiques, et aussi, peut-être même surtout économiques. C’est justement pour ces dernières raisons que des contrées africaines sont soumises à des délimitations pour une meilleure exploitation.

  1. Heidegger soutient : « La forêt est exploitation forestière, la montagne est carrière » [2] … Cette pensée est évocatrice en ce sens que toute « forêt » du globe est potentiellement une « exploitation » forestière, toute « montagne », une carrière possible, il n’y a pas de frontières. C’est la nature phénoménale qui s’ouvre, dans toute son étendue, à la maîtrise et à la domination de l’homme européen. Il ne peut y avoir de frontières qui puissent entraver la mise en valeur des forêts et des montagnes. La perspective coloniale africaine pourrait être bien contenue dans cette idée. Elle apporte la preuve que la délimitation des frontières coloniales africaines est, dans son essence, le produit de l’exploitation. _ L’instauration des frontières coloniales en Afrique permet l’extension et l’imposition de l’exploitation des communautés ethno-tribales. Cette instauration des frontières permet ainsi d’assurer et de régler l’appropriation et la transformation des ressources naturelles des territoires africains au bénéfice des sociétés européennes. De ce point de vue, la délimitation des frontières coloniales en Afrique ne débouche-t-elle pas sur un genre sociopolitique et économique nouveau ?

Autrement dit, les problèmes qui se posent à l’Afrique ne proviennent-ils pas des difficultés suscitées par le tracé des frontières coloniales ?

Cette étude tente de montrer que l’imposition des frontières coloniales en Afrique détruit les communautés ethno-tribales. Leur spécificité tient au fait que ces frontières sont les principales détentrices de la puissance technique et politique dont le rôle est de maintenir l’exploitation. Ensuite, elle montrera que ces entités ethno-tribales, une fois détruites et transformées en États, fusionnent des communautés disparates en communautés synthétiques pour se comporter en États européens.

  1. LES FRONTIÈRES COLONIALES AFRICAINES DESTRUCTRICES DES COMMUNAUTÉS ETHNO-TRIBALES

L’apparition des empires anglais, belge, français, espagnol et portugais constitue le moment à partir duquel, en Europe, les bourgeois prennent le pouvoir politique et se lancent dans une logique d’expansion territoriale, pour accroître leur capital au mépris des droits de l’homme. C’est, en effet, à cette époque que les Européens entreprennent de réguler les relations entre les peuples, non plus dans le cadre du seul continent européen, mais dans celui d’une scène mondiale, au sens le plus littéral et exhaustif possible. Francis Bacon s’est montré franc à ce sujet :

 

On ne peut pas dire, en toute sincérité, que la propagation de la foi chrétienne ait été le motif de la découverte, de la pénétration et de la colonisation, mais plutôt l’or et l’argent, le profit et la gloire temporels [3].

Les puissances européennes inaugurent donc un système colonial dans un espace fini, dont les contours sont précisément ceux de l’Afrique. Ce déploiement pourrait être qualifié la « fin de l’espace vide » africain. Cependant, ce vide étant en réalité « rempli », habité par des populations autochtones africaines, on peut aussi y voir la manifestation d’un mouvement plus général de la part des Européens pour organiser la vie des peuples africains à l’échelle de la planète entière. La volonté de borner l’espace africain s’exprime aussi dans les grandes expéditions.

Par conséquent, les conquêtes coloniales européennes connaissent une phase d’expansion radicale, en quelque sorte ultime, poussant la domination territoriale jusque dans les dernières limites du continent africain. Ce système colonial devait inclure tous les peuples africains. C’est pourquoi l’Afrique fut découpée, bornée en unités territoriales dessinées en fonction d’un principe de frontières devenu général.

Cette généralisation des frontières est l’aboutissement d’un long processus historique, fait d’innombrables négociations locales, régionales et surtout extérieures [4] par ailleurs, sous-tendu par un rapport de forces de plus en plus marqué des plus puissantes nations européennes sur le continent africain. Dès lors, comme le souligne G. Hardy, « les débuts nobles de l’exploration passent au second plan et font place aux convoitises territoriales des États européens » [5]. Ainsi,

Chaque peuple se découvre des droits acquis dans les régions les plus déshéritées comme les plus riches. On s’empresse de passer des traités avec les princes indigènes plus ou moins qualifiés pour engager l’indépendance et les intérêts de leurs congénères ; on intervient dans des querelles de succession, toujours faciles à trouver ou à provoquer ; l’exploration prend décidément un caractère politique et devient tout à fait ce qu’elle promettait d’être depuis quelque temps : une entreprise d’État [6].

Les frontières comme principe d’organisation entre les peuples est une notion inventée par les Européens, puis exportée par ces derniers en Afrique par la « balkanisation » des terres. Cette exportation des frontières est une source de compromis dont la signification était considérablement brouillée par la démarche colonialiste des Européens. « Les frontières furent fixées au pantographe des intérêts des puissances coloniales sans se préoccuper de savoir si les anciennes sociétés politiques africaines n’étaient pas fragmentées » [7].

Les frontières, au sens littéral du terme, sont, pour ces entités ethno [8]-tribales8, un véritable défi conceptuel et politique. Leur acceptation et leur expression territoriale n’en sont pas moins complexes. Le vécu des frontières, en tant que marqueurs physiques et artificiels, nie les réalités socioculturelles, ethno-tribales et linguistiques, qui représentent pourtant des déterminants importants à la reconnaissance et au vivre-ensemble des différents peuples africains. C’est pourquoi, pour ces entités ethno-tribales, les frontières n’ont fondamentalement rien d’évident, du fait qu’elles ont conservé leur propre mode de régulation des rapports élaborés au cours des siècles. « Les frontières tracées par l’arbitraire colonial obligèrent à une coexistence forcée des populations aux antagonismes parfois séculaires » [9].

L’implantation des frontières dans l’espace colonial et son imposition aux communautés africaines s’effectuent suivant la même logique que celle de son avènement en Europe : pacifier l’exploitation des territoires africains et assurer la sécurité des hommes et des biens afin de rendre l’entreprise coloniale profitable aux sociétés d’Europe occidentale. Toutefois, compte tenu de la spécificité de l’exploitation coloniale, les frontières doivent assumer, outre les fonctions qui leur sont dévolues, celle de principal instigateur de l’entreprise coloniale. En effet, seules les frontières sont capables de posséder et de réunir les moyens techniques immenses et la puissance colossale qu’exige l’exploitation coloniale. Les frontières renforcent le caractère politique de l’exploitation coloniale car leur délimitation provoque des conflits et des oppositions. C’est pourquoi, pour les rendre efficaces, les Européens mettent en place des structures et des mécanismes sociaux identiques à ceux de la société européenne. Pour être profitable, l’emprise des frontières sur les communautés ethno-tribales se déroule sous la protection et la délimitation des États selon celles en vigueur en Europe. C’est par rapport à cette double exigence, caractéristique de l’exploitation coloniale, qu’il faut évaluer à la fois l’instauration des frontières dans les territoires coloniaux, les rapports d’exploitation que la société européenne entretient avec les sociétés ethno-tribales et aussi la domination politique qu’elle exerce sur elles.

Pour réaliser l’exploitation en faisant obstacle à la démesure du pouvoir individuel tribal et des conflits que cette exploitation suscite, les frontières se transforment elles-mêmes en une technique matérielle d’assujettissement vis-à-vis des communautés tribales. Les frontières deviennent l’outil de re-disposition, c’est-à-dire que

Les habitants sont réduits à l’obéissance, répartis entre les peuples conquérants groupés selon des règles qui n’ont que de lointains rapports avec leur passé ethnique. Organisation politique et sociale, habitudes économiques, institutions religieuses, coutumes et préférences morales, tout est touché, parfois bouleversé [10] par la délimitation des frontières.

Politiquement, l’instauration des frontières permet de détruire l’organisation politique tribale et de la réorganiser au profit de la Métropole : les Yorouba, les Wolof, etc., sont soumis en partie à l’autorité des Anglais et en partie à celle des Français. Les Kongo [11] sont administrés par les Français, les Belges et les Portugais. Les Italiens, les Anglais et les Français se répartissent les Somaliens. Économiquement, les frontières permettent d’intégrer les communautés humaines dans l’exploitation des sociétés d’Europe occidentale en leur imposant le travail forcé, l’extraction des minerais tels que la bauxite et le manganèse, la culture intensive de produits d’exportation comme le café et le cacao, et en introduisant des produits finis et des biens matériels, inconnus de ces communautés. L’instauration des frontières permet l’extension et l’imposition des techniques aux communautés ethno-tribales d’Afrique. Elle permet ainsi d’assurer et de régler l’appropriation et la transformation des ressources naturelles et des hommes des territoires africains au bénéfice des sociétés européennes. Au total, avec la mise en place des frontières, les sociétés européennes colonisatrices achèvent la reproduction d’elles-mêmes dans les territoires africains afin de rendre plus efficace leur emprise sur les hommes et les choses.

Les frontières coloniales trouvent leur source et leur finalité dans l’expansion et le renforcement de l’exploitation occidentale. Leur spécificité tient dans le fait qu’elles sont, du point de vue technique, les principales détentrices des moyens, la puissance politique dont le rôle est d’assurer et de maintenir l’exploitation et la domination des entités ethno-tribales et de favoriser l’organisation politique de la société européenne qui les a sécrétées. En conséquence, les frontières résultent de la domination et de l’exploitation de ces communautés. « Bien que provoquée en grande partie par des événements extérieurs à l’Afrique, l’occupation de ce continent par les Européens supposait néanmoins une domination » [12].

En général, l’utilisation des frontières devient source de guerres de plus en plus monstrueuses. On sait combien l’héritage du tracé des frontières coloniales par les puissances européennes, en Afrique, est resté problématique. Source de conflits, voire de destructions abyssales, les frontières coloniales africaines ont fini par prendre une nouvelle signification : celle d’un objet sublimé, dont la sublimation a éclairé la destruction des entités ethno-tribales qui n’ont pas vraiment d’équivalent ailleurs.

Hobbes a indiqué, dans son ouvrage Le Léviathan [13] (chapitre XIV), ce qu’il faut détruire chez les hommes, pour instituer entre eux des relations techniques. C’est l’attachement à la coutume engendré par l’ignorance de la nature du juste et de l’injuste, l’attachement à des particuliers engendré par l’ignorance des causes et l’anxiété de l’avenir. D’hommes historiques, ils redeviennent des êtres naturels qui peuvent être signifiés par l’État et transformés, ou du moins réorganisés, en peuples en vue de leur maintien et pour leur propre sécurité. Selon Hobbes, une destruction transformatrice des structures et des relations historiques est nécessaire pour installer des relations techniques entre les individus à l’intérieur d’une société particulière.

Les frontières coloniales procèdent ainsi pour instituer des relations techniques seulement profitables aux puissances européennes. Elles détruisent et transforment l’environnement des sociétés. Comme le dit si bien G. Hardy, les frontières coloniales « provoquent un véritable renversement des valeurs géographiques ; [elles] préparent la transmutation des races en peuple » [14].

Les frontières et les structures économiques se modifient parallèlement. C’est ainsi que, dans toutes les colonies, l’administration effectue de droit ou de fait « un découpage des terres ». Ce découpage, « au sens propre ou figuré, a ébranlé les sociétés traditionnelles et a amorcé ou accéléré leur désintégration » [15]. Les frontières font méconnaître que la pensée qui s’attache à quelque forme que ce soit de la vie sociale est aux prises avec un matériau qui contient sa propre interprétation, dont l’explication est constitutive de sa nature.

En assignant aux communautés ethno-tribales un statut de colonisé, les Occidentaux les privent de penser une expérience qui s’engendre et s’ordonne en raison d’une conception implicite des rapports des hommes entre eux et d’une conception de leurs rapports avec le monde. Ils leur interdisent de penser ce qui est pensé dans toutes les sociétés et qui donne à ces sociétés leur statut de sociétés humaines. « Ils détruisirent en détruisant les communautés indigènes en extirpant l’industrie indigène, et en nivelant tout ce qui était grand et élevé dans la société indigène » [16].

La délimitation des frontières africaines ne s’expose pas seulement dans l’argument d’une critique qui dénonce la destruction des entités ethno-tribales sur fond de passé colonial. Elle est perçue dans le mimétisme des États africains. C’est pourquoi, en gardant à l’esprit ce découpage des frontières, nous pouvons mieux comprendre les différences de perspectives et d’interprétations qui persistent quant à la signification des frontières dans les États africains.

  1. ÉTATS AFRICAINS ET MIMÉTISME DES ÉTATS EUROPÉENS

Au lendemain de l’accession des colonies africaines à l’indépendance, la volonté des États négro-africains ne peut que se rattacher à une imitation des États occidentaux, imitation elle-même historiquement située sur fond de découpage colonial. Par rapport à cette délimitation, la tâche des États africains sera de détruire les restes des communautés tribales afin de créer une seule communauté se caractérisant par la conscience et son unité et sa volonté de vivre en commun, de transformer les individus, de les remodeler :

La colonisation a provoqué la coupure la plus radicale entre, d’un côté, les conceptions et pratiques traditionnelles du pouvoir et, de l’autre, cette innovation que constitue la création des États construits de toutes pièces, selon un mimétisme institutionnel parfois étroit vis-à-vis de la puissance coloniale [17].

Dans son œuvre de pionnier d’une sociologie africaine plus attentive aux implications politiques, Georges Balandier précise l’hégémonie occidentale en Afrique en lui donnant le nom de « situation coloniale » qu’il considère comme étant à l’origine des États africains :

La domination imposée par une minorité étrangère, racialement et culturellement différente, au nom d’une supériorité raciale ou technique et culturelle dogmatiquement affirmée, à une majorité autochtone matériellement inférieure, la mise en rapport de civilisations hétérogènes : une civilisation à machinisme, à économie puissante, à rythme rapide et d’origine chrétienne s’imposant à des civilisations sans techniques complexes, à économie retardée, à rythme lent et radicalement non chrétien ; le caractère antagoniste des relations intervenant entre les deux sociétés qui s’explique par le rôle d’instrument auquel est condamnée la société dominée, la nécessité, pour maintenir la domination de recourir non seulement à la force mais encore à un ensemble de pseudo-justifications et de comportements stéréotypés [18].

Ce qui est à l’origine des États africains, c’est d’abord la distinction et la différence insurmontables de deux groupes d’hommes et de ce qui les caractérise respectivement : d’un côté, “une minorité étrangère”, “une civilisation à machinisme”, de l’autre, une “économie retardée”, un “rythme lent”, “non chrétien”. C’est, ensuite, la position exclusive que chaque groupe d’hommes occupe dans ces États : d’un côté, une position de “supériorité” pour la “minorité étrangère”, et de l’autre, une position “d’infériorité” pour la “majorité autochtone”. Et enfin, les relations de “domination” et “le rôle d’instrument” que la “minorité étrangère” impose à la “majorité autochtone”.

À l’origine, les États africains se caractérisent par des rapports techniques et des rapports de domination au bénéfice d’une “minorité étrangère” qui les institue comme tels, grâce à sa supériorité sur une “majorité autochtone” de laquelle elle se différencie radicalement. La nature et l’état des relations qui sont au fondement des États africains sont particulièrement significatifs des rapports qui se nouent, dans les frontières coloniales d’Afrique Noire, entre la société minoritaire des colons européens et la société majoritaire des colonisés africains. Car, « nulle part, le règne de l’Europe n’a été aussi totalitaire que dans ce continent » [19].

Si les États africains sont marqués par les frontières, c’est parce que leurs structures, leurs mécanismes et leur fonctionnement reposent sur l’exploitation génératrice de rapports fondés sur la domination de la nature par le biais de la puissance technique. L’on peut, sans doute, observer, à ce propos, la similitude parfaite entre le phénomène colonial et la pensée et la pratique dans l’anthropologie politique marxiste. Tous les éléments caractéristiques de cette dernière se retrouvent, en effet, dans les signes de la situation coloniale. Ces éléments ne sont pas dans les rapports de l’homme à une entreprise capitaliste, mais cette fois-ci dans les rapports d’exploitation de l’homme à l’homme, d’une communauté à l’autre.

Ainsi, autant ce qui est naturellement donné à l’homme le rend solidaire et identique aux autres choses et êtres naturels, autant les États africains et européens se rencontrent sur la base de l’exploitation. Dans les deux cas, l’identité et la solidarité sont niées, ou du moins occultées au profit de la différence et de l’opposition. Les États européens deviennent des sources d’évaluation des États africains, les transforment aux fins de les dominer et de les exploiter, tout comme l’homme dispose de ce qui est naturellement donné afin d’améliorer son existence et son environnement. Autant la délimitation des frontières des États africains et l’appropriation de leur nature extérieure sont considérées comme leur “prolétarisation [20]”, autant la ré-disposition et la domination des États africains doivent être pensées comme leur “européanisation”.

En conséquence, les États africains sont d’emblée des États illégitimes, car ils se fondent sur la légitimité des États européens dont non seulement ils s’approprient l’histoire, mais encore ils reprennent à leur compte le projet de l’État colonial visant à la destruction transformatrice des tribus. Or, la tribu et l’État sont antithétiques dans leur manifestation respective. La tribu exige la segmentation pérenne ou permanente pour rester une petite communauté liée par le sang, en demeurant dans son unité organique. L’État implique la fusion de communautés disparates en une communauté synthétique supérieure. C’est ce qui fait dire à Jean-François Bayart que l’État en Afrique est une « hybridation » [21]. _ En Afrique, les limites des communautés ante-coloniales n’avaient pas de sens juridictionnel et se concevaient comme des espaces de séparation, des zones limitrophes assez vagues. En constituant un espace territorial, les frontières affirment les États africains dans leur rôle d’organisateur stratégique. Les frontières étatiques prennent un sens juridique, politique, militaire et fiscal précis : « Les États africains reproduisent les schémas de pensée allogène. Les faits de mimétisme stériles y sont les plus remarquables et plus nombreux qu’ailleurs » [22].

Ce n’est donc pas par hasard si les premières administrations en Afrique avaient pour rôle principal de structurer l’espace comme moyen d’action de l’État. De ce point de vue, le territoire cesse ainsi d’être seulement un support passif de la souveraineté politique, un cadre géophysique de compétence ; il devient un instrument dynamique et actif de construction des États africains comme mode particulier de rapport politique entre l’espace et la société. « L’acception de l’État implique des représentations territoriales. En règle générale, l’État qui suppose la politique, rayonne, là où cesse de rayonner la parenté » [23].

Les États africains se construisent géographiquement par une politique de réduction des enclaves et de délimitation des frontières qui contribue à construire un intérieur dans sa différence avec l’extérieur, comme l’a justement noté Lucien Febvre :

Peu importe le cadre, la marge. C’est le cœur qui vaut et qu’il faut avant tout considérer. En d’autres termes, le problème des frontières, ce n’est jamais du dehors, de l’extérieur. C’est de l’intérieur qu’il faut l’aborder [24].

Ainsi, les États africains poursuivent le travail de déterritorialisation des communautés ethno-tribales opéré d’abord par la colonisation, ensuite par les villes, les institutions, l’administration où tout le monde participe à l’effort de développement tout en donnant à ce mouvement un sens nouveau. Toutefois, les États africains ne se limitent pas à la production d’un territoire politique et juridique homogène, en rupture avec la géographie hétérogène du monde tribal. Ils cherchent à territorialiser à sa façon la société elle-même. Ils conçoivent la société comme leur « territoire profond » [25] en quelque sorte. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre l’action des États africains pour déstructurer les rapports tribaux.

Les États africains n’ont de sens que s’ils s’exercent sur des sujets et non pas sur des communautés tribales dotées d’une certaine autonomie. La lutte contre le pouvoir tribal n’est d’ailleurs que l’aspect le plus spectaculaire de ce combat pour la réalisation d’une société uniforme. Il ne suffit pas aux États africains de réduire les chefs de communautés tribales pour s’affirmer, il faut recomposer la société toute entière. C’est pourquoi, il n’aura de cesse que de détruire méthodiquement toutes les formes de « socialisation » [26] intermédiaire formée dans le monde tribal que constituaient les communautés naturelles suffisamment importantes dans leurs dimensions pour être relativement autosuffisantes : les clans familiaux, communautés tribales, les communautés villageoises…

Les États africains ne peuvent concevoir la société comme leur territoire profond que s’ils dissolvent tous les lieux pour faire de l’individu, comme l’écrivait Hegel, « le fils de la société civile, laquelle a tout autant d’exigences envers lui qu’il a de droits sur elle ». En participant à la libération de l’individu de ces formes antérieures de dépendance et de solidarité, les États africains développent l’atomisation de la société dont ils ont besoin pour exister.

C’est, en effet, dans le mouvement de cette atomisation que les États africains peuvent s’affirmer comme une méta-structure différenciée de sociabilité. Ils tendent à égaliser la société dans le sens où leur but est d’assigner tous les individus à la même faiblesse devant eux. Ainsi, la formation des États africains est indissociable de la constitution d’une société civile indifférenciée, morcelée, atomisée. Les États africains accompagnent l’affirmation de l’individu comme un sujet suffisant, encaissant les dividendes d’une mutation culturelle qu’il a contribué à accélérer, voire à susciter dans la mesure où son effort pour autonomiser la politique vis-à-vis de la tribu implique également l’autonomisation de l’individu par rapport aux formes de sociabilité intermédiaire. À cet effet, les États africains préparent en ce sens la nation à laquelle leur existence est liée, c’est-à-dire

Une construction artificielle du colonisateur, qui est bâtie sur des frontières qui ne respectaient ni les zones économiques, ni même les ethnies ou les aires culturelles, qui ignore les grands empires qui ont, jadis, couvert de larges étendues et regroupé de nombreuses populations.

La création des nations africaines s’inscrit dans l’exigence d’une appropriation totale du pouvoir politique et d’une dépossession des puissances des différentes structures tribales. Être pour les États africains consiste à affirmer la plénitude de la souveraineté à l’égard des structures politiques tribales. Les États africains sont contraints à la dictature par la nécessité de la création du peuple.

La délimitation des États africains est une mise en sens et une mise en scène. Mise en sens car l’espace politique africain se déploie comme un espace s’articulant suivant un mode singulier de discrimination du réel et de l’imaginaire, du vrai et du faux, du juste et de l’injuste, du licite et de l’illicite, du normal et du pathologique. Mise en scène, car cet espace contient une quasi-représentation de lui-même dans sa constitution dictatoriale.

CONCLUSION

Les contradictions présentes des États africains résultent de l’impossible dépassement des conséquences du découpage des frontières coloniales produit par les États européennes. La première conséquence de cette délimitation est la partition européocentrique déterminant toutes les relations entre les communautés ethno-tribales et les sociétés européennes. Cette partition reproduit la distinction et l’exploitation du colonisé par le colon et repose sur elles, pour l’essentiel. La seconde conséquence de cette délimitation relève du fait que les États africains issus de cette délimitation sont totalement soumis dans leur être et leur existence à la société techno-économique d’Europe occidentale et ont créé une société dans laquelle les rapports techniques ont été hérités du passé colonial sont, simultanément et radicalement, des rapports politiques, c’est-à- dire des relations de domination. Du coup, ces États africains sont illégitimes. En conséquence, ils ne peuvent surmonter les inconséquences et les crises politiques qui les minent actuellement, ni les conflictuelles relations de dépendance technique et politique qu’ils entretiennent avec les États européens.

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[1] Université Alassane Ouattara de Bouaké, Côte d’Ivoire.

[2] HEIDEGGER, M., « La question de la technique », in Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1954, p. 20.

[3] BACON, Francis cité par K. E KNORR, British Colonial Theories 1570-1850, Toronto, Toronto Universty Press, 1944.

[4] Cf. La conférence réunit à Berlin les représentants de 14 pays européens, de novembre 1884 à février 1885, à l’initiative du Portugal et organisée par Bismarck. L’Allemagne, qui ne s’est pas engagée dans la politique de colonisation, joue les médiateurs. Cette conférence marque l’organisation et la collaboration européennes pour le partage et la division de l’Afrique. L’Acte final fixe les règles de la colonisation de l’Afrique et impose le principe de l’effectivité pour reconnaître une annexion. L’impact direct sur les colonies fut une vague européenne de signature de traités.

[5] HARDY, G., Vue générale d’histoire d’Afrique, Paris, Armand Colin, 1922, p. 128.

[6] HARDY, G., Vue générale d’histoire d’Afrique, Paris, Armand Colin, 1922, p. 128.

[7] Voir HUENU, C., « La question de l’État et de la nation en Afrique », in La problématique de l’État en Afrique noire, Dakar, Présence Africaine, 1982, p. 335.

 

[8] Dans leur ouvrage Au cœur de l’ethnie, Jean-Loup AMSELLE et Elikia M’BOKOLO passent en revue les différentes définitions de l’ethnie : « Sans beaucoup forcer les choses, on pourrait dire que le dénominateur commun de toutes ces définitions de l’ethnie correspond en définitive à un État-nation à caractère territorial au rabais », Paris, La Découverte/Poche, 1999, p. 18-19.

[9] Voir HUENU, C., « La question de l’État et de la nation en Afrique », in La problématique de l’État en Afrique noire, op.cit., p. 335.

[10] HARDY, G., Vue générale d’histoire d’Afrique, op. cit., p. XIX.

[11] Voir SORET -JACQUOT, Les Kongo nord-occidentaux, Paris, L’Harmattan,‎ 2005.

[12] JULY, R.W., Histoire des peuples d’Afrique, Paris, Nouveaux Horizons, 1978, p. 110.

[13] HOBBES, T., Le Léviathan, trad. F. Tricaud, Paris, Éditions Sirey, 1971.

[14] HARDY, G., Vue générale d’histoire d’Afrique, op. cit., p. XIX.

[15] ROSTOW, W.W., Les étapes de la croissance économiques, trad. M.-J. Rouret, Paris, Seuil, 1970, p. 17.

[16] MARX-ENGELS, Textes sur le colonialisme, Moscou, Éd. du Progrès, 1977, p. 93.

[17] BRAUD, P., Penser l’État, Paris, Seuil, 2004, p. 145.

[18] BALANDIER, G., Sociologie actuelle de l’Afrique noire, Paris, PUF, 1963, p. 34-35.

[19] HARDY, G., Vue générale d’histoire d’Afrique, op.cit., p. 102.

[20] « On peut noter que la théorie léniniste de l’impérialisme, du fait qu’elle a fourni en supplément une interprétation marxiste de l’expansion coloniale, a aussi permis de résoudre le fait que la thèse de la paupérisation énoncée par Marx avait été réfutée par la réalité : loin de s’appauvrir progressivement, le « prolétariat » des sociétés capitalistes avait vu sa condition s’améliorer progressivement. La thèse de la paupérisation a pu, grâce à Lénine, se trouver exportée : les peuples des pays coloniaux ont pu se trouver perçus comme un « prolétariat extérieur », c’est-à-dire un ensemble de gens qui a, sur ces bases, pu être considéré comme soumis au processus de paupérisation ». Voir BERGER, P., La Révolution capitaliste, trad. Guy Millière, Paris, Nouveaux Horizons, 1992, p. 131.

[21] BAYART, J.-F., L’État en Afrique, Paris, Fayard, 1989.

[22] Voir HUENU, C., « La question de l’État et de la nation en Afrique », in La problématique de l’État en Afrique noire, op.cit., p. 332.

[23] Voir AGUESSY, H., « Les concepts de tribu, ethnie, clan, pays, peuple, nation, État, etc. et les sociétés africaines », op.cit., p. 41.

[24] FEBVRE, Lucien, La Terre et l’évolution humaine, Paris, Éditions Albin Michel, 1949, p. 337.

[25] Le territoire prend ici une importance nouvelle. Il est le déclencheur qui donne une nouvelle définition, axée sur la promotion et le soutien à la puissance politique de l’État. QUEIROZ, J.-M., « Exclusion, identité et désaffection », in L’exclusion, l’état des savoirs, Paris, La Découverte, 1996, p. 296 ; HEGEL, G. W. F., Principes de la philosophie du droit, trad. J.F. Kervégan, Paris, PUF/Quadrige, 2013, p. 320.

[26] SENGHOR, Sédar L., Préface à PP/J.R de Benoist, La Balkanisation de l’Afrique occidentale française, Dakar, NEA.