Culture et Civilisations

« L’HOMME AUX SEPTS NOMS ET DES POUSSIÈRES »DE XAVIER ORVILLE OU LES AVATARS D’UNE QUÊTE

Ethiopiques numéro 32

revue socialiste

de culture négro-africaine

nouvelle série

1er trimestre 1983

C’est par une citation en exergue tirée du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire que s’ouvre le roman :

« Siméon Piquine, qui ne s’était jamais connu ni père ni mère ; qu’aucune mairie n’avait jamais connu et qui, toute sa vie, s’en était allé, cherchant son nom ».

On ne saurait voir là ni un hasard ni un simple hommage aux « Anciens ». Siméon Piquine préfigure le héros du roman de Xavier Orville : un homme sans passé reconnu et qui va consacrer une partie de sa vie à se chercher avant de se trouver. Bref, voilà donc clairement énoncé le thème de la quête dont nous essaierons d’appréhender les implications, car dans L’homme aux sept noms et des poussières [1] cette quête est plurivalente.

Ce roman, à notre avis, prend toute sa valeur quand il est replacé et étudié dans la perspective des œuvres antérieures [2]. On est frappé, en effet, par la récurrence de certains motifs ou thèmes : la quête d’identité qui passe, surtout dans La Tapisserie du Temps présent, par la lutte de l’homme pour atteindre au bonheur ; l’omniprésence de la Femme comme vecteur de cette quête ; la poésie comme moyen d’expression de cette quête.

Il y a cependant dans le roman qui nous intéresse un tournant décisif, semble-t-il, le parti délibéré de changer de ton : le rire, l’humour parfois grinçant, vont être, avec la poésie, le moyen privilégié pour dire la révolte et l’angoisse, la douleur et le découragement qui accompagnent toute quête.

En effet, le sage du roman, Sofa Circonstancié Dorénavant (l’auteur lui-même ?), donne ce premier conseil au personnage-narrateur : « Avant toute chose un conseil : écarte de ton chemin la prétention au sérieux ; tu n’es ni prophète, ni séminariste ; tu es un anolis. Serre donc au plus près du rire, et bon voyage ». (p. 63).

C’est à ce moment là que commence véritablement pour le personnage le voyage d’initiation qui va le mener au pied du Fromager, après une succession d’aventures/épreuves. Le héros est donc à la fois cet être-marcheur mû par une quête permanente, et le narrateur qui jette sur sa société et le monde un regard critique et désabusé.

Le récit à la première personne est une autre nouveauté par rapport aux deux précédents romans. Ce recours à la personne du moi crée, bien entendu, une sorte de complicité entre le personnage, l’écrivain et le lecteur, en réduisant les distances. Le ton devient ainsi à la fois ironique et confidentiel ; l’humour peut à tout moment céder le pas à un pathétisme nullement déplacé, car il permet entre autre chose de dire son angoisse ou sa détresse en dehors des stéréotypes ou d’un « dramatisme » souvent démagogique. L’auteur, en bref, a su trouver le ton juste et convainquant, une manière lucide et efficace de se dire et de dire sa réalité.

Les coordonnées spatiotemporelles du récit restent volontairement imprécises. Les aventures du personnage ont bien entendu pour cadre les Antilles. Cependant, l’auteur, dans ce roman, ne cherche pas à recréer un monde physique – géographique trop concret, mais plutôt à en saisir et à en transmettre l’essence. Du reste, il a toujours su éviter avec bonheur la tentation de la couleur locale plus appauvrissante qu’édifiante. Dans la quête du héros se profile et s’insinue la nostalgie d’une patrie qui affleure à chaque ligne, chaque page, par la présence constante, presque obsessionnelle, de certaines couleurs, d’une faune, d’une flore, de parfums, de la mer, bref d’une atmosphère antillaise. Ainsi appréhendé, l’espace n’aura donc à aucun moment un rôle limitatif : la distanciation créée de la sorte, plus physique qu’intellectuelle et sentimentale, permettra au lecteur de faire siens les angoisses, les malheurs, les espoirs du personnage – narrateur – auteur : sa quête peut être celle de tout individu d’où qu’il vienne.

Le personnage raconte une histoire, une « tranche » de sa vie dont on ne peut à aucun moment mesurer la durée totale. On connaît vaguement les circonstances et l’époque de la naissance. « Je suis né, je crois, un matin où les cerises étaient rouges » (p. 9) ; mais, comme on le voit, dès la première ligne de son roman, l’auteur a choisi de rester dans l’imprécision temporelle.

Le personnage – narrateur va dire les « passes » de sa vie, en se laissant guider par sa subjectivité, par le souvenir de ses différentes aventures, dont il a, avant tout, une mémoire sensorielle et affective. Le temps, en effet, est ici toujours au service d’une sensibilité. Mieux, il sert parfois de véritable cadre à la passion du narrateur : « Dès que le soleil frappe mes paupières au matin, je retrouve intacte la couleur du rêve qu’elle a accroché dans ma tête (…). Elle est aussi dans l’eau fraîche (…) dans midi sonnant, dans le retour de la nuit » (p. 81). Il ne nous dit pas combien de temps s’est écoulé entre chaque expérience, ni la durée de celle-ci : la quête se mesure moins au temps qu’elle a nécessité qu’aux blessures qu’elle a causées : « Toi seul peut deviner le long chemin d’ombres que j’ai dû parcourir pour toucher du doigt cette évidence. Le temps que j’ai mis à arriver là peut paraître long à des gens plus doués : pourtant, c’est lui qui donne sa valeur à mon évolution… » (p. 72) ; la quête s’évalue aussi aux changements qu’elle a opérés : « une nuit je suis parti. C’était le 25 septembre très exactement – je m’en souviens, car c’est à partir de ce jour que j’ai encore changé de nom » (p. 101). On a, bien sûr, parfois, la durée d’un événement parce que son temps est mesurable : c’est le cas, par exemple, du premier séjour en prison. La durée intéresse ici pour ce qu’elle signifie de souffrances physiques et morales endurées : « J’ai fait quarante jours de ténèbres, fêté par des rats et des punaises (…). Pendant tout ce temps, la perte de Lune Ouverte me suçait l’âme, lacérait mon cœur d’épines » (p. 46-47).

En général cependant, le narrateur nous livre les différents épisodes de sa vie tels quels, en les reliant simplement, par des fils ténus, à un cadre temporel ; telle époque de l’année, tel moment ou telle heure de la journée : le samedi Gloria, le Mercredi des Cendres, la Toussaint, la saison des pluies, l’Angélus, la sieste, la nuit. Ces repères, parsemés tout au long du récit, outre qu’ils sont les indicateurs d’une façon antillaise d’appréhender le temps, le calendrier – (« La Toussaint a passé sur les ignames Saint-Martin – Décembre a passé sur les ignames Saint – Vincent ») (p. 125) suffisent à garantir la crédibilité d’un roman, d’une histoire où se côtoient le merveilleux, l’insolite, le rêve et la réalité quotidienne. Bref, la crédibilité d’une œuvre qui fait une large part au réalisme fantastique. Traités avec fantaisie et liberté comme nous venons de le voir, l’espace et le temps vont être les supports privilégiés de ce réalisme fantastique en sollicitant, sans la brider, l’imagination créatrice de l’auteur.

Le roman se présente comme une succession d’épisodes plus ou moins indépendants, racontés par un personnage dont les noms se suivent et ne se ressemblent pas. L’ensemble présente néanmoins une unité grâce à la fois au ton utilisé, celui du récit, et au thème de la quête qui sous-tend les différents fragments épars, lesquels finissent par se souder et s’éclairer les uns les autres, comme les différentes pièces d’un puzzle, au moment même où le héros retrouve, lui aussi, son unité perdue, son identité éparpillée : « les masques que j’avais portés se décollaient l’un après l’autre (…) laissant à découvert mon visage chaque fois plus nu » (p. 188). Ici donc la structure choisie par l’auteur sert merveilleusement le thème majeur du roman, la quête, dont elle traduit les différentes évolutions, les avatars, à travers la succession ou la juxtaposition des aventures racontées.

Les événements obéissent à un développement linéaire, sauf quelques retours en arrière comme le récit de la vie de Lune Ouverte (sorte de roman dans le roman) qui, à lui seul, forme une pièce indépendante, une sorte d’intermède poétique durant lequel l’auteur se laisse emporter par la magie du verbe et l’engouement presque sensuel de l’évocation.

La fin de l’histoire coïncide avec une remontée progressive dans un passé d’avant la naissance, où prend racine, véritablement, l’identité du narrateur.

Le roman est donc construit selon un axe horizontal, celui du temps linéaire, situé dans un passé récent (la vie du narrateur) et dont les repères événementiels sont en gros la naissance, la chute (la désillusion, les blessures) et la mort symbolique du personnage ; mort à partir de laquelle s’opère un retour en arrière aux sources, à un passé à la fois historique (l’esclavage) et mythique (passage dans l’inconscient collectif) (le retour aux origines). Ce passé est réactualisé et revécu par la mémoire : le mythe se manifeste à l’initié pour lui indiquer le sens véritable de sa quête, la valeur de son existence.

Nous avons dégagé dans la vie du narrateur trois quêtes essentielles :

– la nostalgie des origines qui marque le début et la fin de l’histoire ;

– la quête de la femme ou de l’amour ou encore du bonheur et

– la quête d’identité.

Ces trois quêtes ne se manifestent pas séparément, elles sont intimement liées, car jusqu’à la fin, elles ne seront pas très clairement identifiées par le personnage. Il en aura simplement une intuition de plus en plus nette. Ces quêtes sont liées aussi, parce qu’elles ont en commun la poursuite du bonheur vécu et perdu, simplement entrevu, ou bien imaginé et rêvé. La quête têtue du bonheur empêchera le personnage de sombrer dans le découragement total et cela jusqu’au moment où, s’effondrant au pied du fromager, cet arbre symbolique, commencera pour lui le retour aux sources.

L’histoire du héros commence par les limbes : autant dire que c’est une histoire sans racines précises ou définissables et tangibles, à la lisière de la réalité. Cette absence d’identité va donc marquer le départ dans la vie du jeune Anolis. Son irruption dans la réalité va se manifester d’abord par la violence physique et morale (l’œuf est « précipité » puis abandonné par la mère) ; quant au père il n’en est même pas question : « Pour moi, ce fut comme pour les autres ; un jour, je fus précipité, mais sitôt après ma mère partit travailler » (p. 11). La naissance, l’éclosion de l’œuf, est marquée à son tour par une double rupture : une rupture avec un monde clos, symbole de bonheur, d’une part, et une rupture affective, d’autre part : la mort de la grand-mère qui avait pris le relais de la mère absente. C’est elle qui transmet la tradition et la sagesse, et son souvenir est aussi lié à une forme de bonheur tranquille et rassurant.

C’est donc un être affectivement seul qui va devoir affronter le monde et un destin représenté ici par les deux routes qui s’offrent à lui dès qu’il se met en marche : « (…) je me trouvais à la croisée de deux routes. Ebloui par le plein jour, je me suis engagé à gauche, sans savoir où j’allais » (p. 15). Ces deux routes ne symbolisent-elles pas les deux quêtes du héros (l’amour, l’identité) qui vont le solliciter également sans qu’il en puisse démêler les voies ?

Mais d’abord c’est un monde indifférent qui l’accueille : « Je ne trouvais personne pour me donner autre chose que : bonjour passe ton chemin » (p. 15). Le jeune anolis comprend déjà que son bonheur, il l’a laissé quelque part avant sa naissance, avec sa grand-mère : « Revenir en arrière c’était impossible ». C’est à marcher qu’il est condamné, comme « l’enfant adulte » des contes antillais qui, selon Césaire, [3] n’est pas sans rappeler l’image du nègre transplanté dans la colonie : « Que peut donc être ce nouveau-né adulte, déjà conscient de sa misère, sinon le bossale, nègre parvenu adulte dans la colonie, soumis adulte à l’esclavage (par opposition au nègre créole né dans les fers et dans les îles) ?

Enfant, oui, cet adulte l’est par la méconnaissance totale du nouveau milieu qui lui est imposé par sa méconnaissance des règles qui régiront sa vie » [4].

Donc sitôt né, le jeune anolis se met à marcher : « J’ai mis mes talons derrière mes orteils devant, j’ai marché tant que j’ai pu » (p. 16). Là aussi nous voyons que le roman d’Orville puise ses sources et sa structure dans le conte traditionnel antillais. Citons encore à ce propos l’article d’Ina Césaire :

« Après son étrange naissance, l’enfant du conte antillais part ». « Il marcha, marcha, marcha », nous dit le conte, «  il marcha jusqu’à ce que ses pieds soient usés, il marcha sur les genoux, il fit des petits paquets de marche qu’il jetait derrière lui… ». C’est cette marche, cet éternel déplacement qui scandera chacune des aventures du héros.

Et l’on verra, en fin de récit, que cette marche, rejetant le monde oppressif qui fut celui où il naquit, l’entraîne dans un monde à sa mesure où il est enfin le maître » [5].

C’est exactement ce que va faire le jeune anolis : marcher jusqu’à l’épuisement de ses chaussures : « J’aurais pu rencontrer beaucoup plus de gens, avoir d’autres aventures, si mes chaussures n’avaient commencé à donner des signes d’épuisement » (p. 166).

Cette marche permanente va donc accompagner l’évolution du personnage ; mieux elle apparaît d’abord comme une malédiction dont il ne peut se soustraire. Par exemple, c’est à marcher qu’il est condamné quand il vient de perdre son emploi de baromètre : « Tire tes pieds d’ici et (…) va téter la bourrique à sept têtes, perds le chemin, fout ! mâche ! » (p. 30). « Alors j’ai marché ».

Le jour étant devant moi, je suis rentré dedans et j’ai marché, tout le plat de mes pieds, des orteils aux genoux sans arrêt (…). Quand j’ai senti que mes os allaient se fendre, j’ai découpé le chemin en petits morceaux et je l’ai distribué aux chiens que je rencontrais » (p. 30-31).

Cette marche forcée – juste après le « carcan de récole » ­ n’est cependant pas négative. Elle est même formatrice en ce sens qu’elle permet au personnage de mesurer l’ingratitude des hommes (p. 32) en même temps que s’insinue en lui déjà ridée que son identité a été confisquée ; il va commencer à sentir le besoin de récupérer sa propre existence, d’exister par lui-même : « Je n’existais que par eux. Je m’étais dilué dans un monde où mon corps, mon nom, mes souvenirs les plus intimes, n’avaient aucune substance personnelle (…). Alors j’ai eu envie d’être » (p. 32).

La marche et la quête vont désormais se confondre.

La première étape de la vie du personnage-narrateur va être marquée aussi par la révélation de la sexualité. « Les grandes fleurs crépitantes du désir » s’ouvrent en lui, quand, néophyte, il rencontre Béatrice de Tombélévé Soucoumarie dite Christophine Augratin. Il ne résiste pas : « Je réponds tant que je peux aux piments de Christophine, je bois le plaisir et le plaisir me boit ». (p. 35).

Chaque aventure vécue par le personnage-narrateur apparaît alors comme une épreuve nouvelle sur le chemin de son initiation. Il y a, à chaque fois, une mort et une renaissance symboliques, des dépouillements successifs. La mort symbolique est parfois directement suggérée dans le texte : « j’ai marché jusqu’à perdre connaissance »

Quand je suis revenu à moi, j’ai assis ma vie sur une pierre (…) » (p. 31) ou bien « le choc a été trop fort : ma tête s’est dévissée et, en tombant, a explosé ». (p. 35) La renaissance coïncide toujours avec la réflexion sur le monde et la vie – la leçon est tirée – et marque le point de départ d’une nouvelle épreuve. La révélation de la sexualité va se faire selon ce même schéma : il y a mort ; il y a renaissance : « assurément j’en voulais à perpétuité à Christophine d’avoir profité d’un mazurka pour me métamorphoser, pour me dépouiller un peu plus de mon être ». (p. 36)

Nous pourrions étudier de la même façon toutes les aventures du roman : chacune est exemplaire, chacune nous renseigne un peu plus sur la philosophie de l’auteur. Cependant, de toutes les aventures ou les épreuves qui marqueront la quête marchée du narrateur, nous retiendrons le pessimisme qu’elles suscitent chez le personnage, l’amertume qu’elles glissent dans son cœur, mais aussi la sagesse qu’elles font grandir en lui au prix de mille et une blessures : « J’avais dans le creux de ma patte un morceau de rien, anonyme et perdu comme moi-même. Avant d’être échoué là, lui aussi, sans doute, avait roulé des rêves. Lui aussi errait à travers la vie (…) Comme moi sourires et masques et adieu va, le cœur, tantôt en berne, tantôt en croix sur les douleurs qui vrillent la mémoire et dont personne ne sait rien ». (p. 69-70).

La sagesse du personnage grandit au gré de ses mésaventures, au détriment de ses illusions (pp. 72-73) ; l’évolution de cet « homme » se mesure aussi à sa révolte : il s’insurge contre ceux qui cherchent à le priver de ses rêves (p. 19 ; p. 175), à le mettre au pas (p. 51) ou l’obligent à s’accommoder de/et à leurs lois. Les institutions des hommes qui ont nom école, mariage, police, église n’ont d’autres fonctions que de priver l’individu d’une part de lui-même, en bridant sa liberté, en ordonnant et en hiérarchisant les êtres et les choses. Il s’insurge contre « la manie d’annexion » des hommes, « leur manie de la propriété ». Entendez par là : annexion des sentiments, de la liberté individuelle, de l’identité (p. 72-73­123).

La quête du personnage et la perte de ses illusions le mèneront donc, petit à petit, « à se mettre en chemin de lui-même » comme le Nageur de La Tapisserie du temps présent [6] Après avoir arraché « des kilomètres de barbelés », fait sauter « les bornes, les clôtures, les tourniquets, les défenses de, les grilles, les cadenas, les entraves, les il faut, les baillons, les raisons » (p. 72), il lui faut encore faire le trajet qui le sépare de sa véritable identité.

En ce sens, la rencontre avec Lune Ouverte sera décisive, éblouissante même, car la quête de la femme ne sera plus dissociable de celle de l’identité. Au niveau du texte, on sent une rupture : dans le ton du récit, qui devient plus pathétique, et dans l’écriture, qui fait une place plus grande à la poésie pour exprimer la passion et pour évoquer la femme aimée et rêvée.

La vie du personnage-narrateur dès lors se confondra avec la quête douloureuse de cette femme insaisissable qu’il aime et dont le souvenir ne l’abandonnera plus : « Je pensais toujours à Lune Ouverte. Son aile de prune au loin. Son odeur sur mes souvenirs comme une pluie de soleil ». (p. 50)

Lune Ouverte ayant fait naître la passion dans le cœur du personnage, l’amènera à « passer la mer » (p. 157). Cette poursuite sans fin de Lune Ouverte va conduire notre personnage au bout de lui-même car, nous l’avons dit, cette femme est insaisissable. Existe-t-elle d’ailleurs ? Il y a une telle rupture entre le rêve poursuivi et la réalité vécue, que cet homme finira par se rendre compte de son égarement, par une prise de conscience plus intuitive que raisonnée : « A quoi cela nous sert-il – (il s’adresse à ses chaussures véritables témoins de sa vie) – de courir les routes à la recherche d’une femme qui vit sa vie ailleurs sans même se soucier de notre angoisse ? (…) Sans pouvoir encore vous l’expliquer, j’ai parfois l’intuition que ce que je cherche avec vous est plus que Lune Ouverte. Dans ma quête d’elle, il doit exister autre chose que la simple rengaine d’amour » (p. 157 et 158).

Disons au passage que le mot « rengaine » utilisé ici nous a paru inopportun, car il ne rendait pas compte de la nature de la quête ni de la façon dont celle-ci a été vécue et vient d’être exprimée juste trois pages avant. Le personnage prend peut-être de la distance par rapport à lui-même ; peut-être désavoue-t-il implicitement sa passion ? Dans tous les cas, son brusque revirement ici ne nous a pas paru convaincant. Comment le même homme peut-il parler de « musique bleue entretenue par les marieurs, les romances, les violons et les guitares hawaïennes » (p. 158) pour désigner aussi péjorativement l’amour de la femme qu’il vient juste d’invoquer avec une poésie, un pathétisme et une sincérité exceptionnels ? L’amertume, la fatigue et le découragement du personnage ne peuvent pas tout expliquer ; ni faire oublier au lecteur le cri lancé à l’adresse de Lune Ouverte : « Mais où est donc ta feuille, ton tamarin des Indes ? Je suis dans la claire ignorance de toi (…) Je te cherche partout, sur le dos bleu des sardines, parmi les tresses de la source, dans les sentiers de haute lune, au détour des mangues bleues (…). Je te cherche (…) entre l’écaille et le poisson, entre le pollen et le miel, entre l’oiseau et son vol, entre le jasmin et son âme. Je te cherche dans les aisselles du vent, sur les rêves de l’arc-en-ciel, dans la ravine de mon sang, par delà les hauts murs blancs ébréchés d’oiseaux et de bougainvillées (…) viens avant que l’usure m’oblige à m’écrouler sur place » (p. 153­ 154-155). Nous n’avons pas résisté au plaisir de citer longuement le passage. C’est sans doute un des plus beaux du livre, et qui ne peut laisser indifférent.

La rupture dans le ton que nous venons de signaler met à l’évidence l’ambiguïté du personnage (c’est un homme en mutation), mais révèle aussi une certaine forme de misogynie sur laquelle nous reviendrons.

Cette imploration extrêmement poétique de la femme aimée est la dernière du roman.

C’est comme si par cette débauche de poésie l’homme avait vidé la plaie qui rongeait son âme et, en ce sens, elle a été salutaire. La découverte de la nature véritable de sa quête est imminente. Elle est annoncée d’abord par l’éclatement des chaussures, signe que le voyage est terminé ; par la nudité symbolique du personnage. « Je me suis retrouvé tout nu juste mon corps et sa folie inaltérable » (p. 177), signe que l’initié est bientôt prêt à recevoir les clefs du mystère. A ce moment de l’histoire du narrateur (qui s’obstine encore en vain à retrouver Lune Ouverte, à avoir un nom), la réapparition de Destino Fatal (personnage associé à l’enfance du narrateur), nous indique que le tournant décisif est amorcé : le cercle va se refermer, le personnage va pouvoir commencer le regressus ad uterum, après avoir subi un ensemble d’épreuves morales et physiques qui l’ont accompagné tout au long d’un premier voyage que l’on peut assimiler à un véritable descensus ad inferos.

Le retour dans la matrice, au stade fœtal (ad uterum) nécessite une mort symbolique, car l’initié doit renaître à lui-même en retrouvant les racines de son identité. « Le regressus ad uterum, nous dit Mircea Eliade, est opéré dans le but de faire naître le récipiendaire à un nouveau mode d’être ou de le régénérer (…) Le retour à l’origine prépare une nouvelle naissance, mais celle-ci ne répète pas la première, la naissance physique. Il y a proprement renaissance mystique, d’ordre spirituel, autrement dit accès à un mode nouveau d’existence… » [7]. Cette renaissance va se faire en deux temps. D’abord le personnage effectue une remontée du temps vers son enfance ; puis à partir de son passé individuel, il va continuer ce voyage à rebours jusqu’à une époque plus lointaine encore qui, elle, appartient à l’histoire collective, et d’où il pourra entendre « le cri immense de la négraille » : « Là je me suis assis, décidé à me laisser mourir. ( … ) Je descendais au fond de moi. Dans la chair de la terre, je sentais s’enfoncer mes racines à la recherche d’échos noyés, de tessons d’enfance (…) et ne me suis retrouvé au pied du fromager à barbe (…). Son feuillage d’immense troupeau en marche secouait le soleil, lui arrachant des poignées de graines inaltérables qu’il lançait dans la matrice du monde et dans lesquelles je reconnaissais les yeux de ceux qui autrefois avaient passé la mer dans les ténèbres négrières (…) Et moi qui naissait enfin » (p. 187-188­189-190). Il y a bien mort et renaissance symboliques comme le signale Mircea Eliade dans son étude sur le mythe.

Cette renaissance finale a nécessité, nous le savons, le dépouillement total du personnage : « Ils ont cassé tous mes noms », (p. 177) se plaint-il à Destino Fatal ; et pour la première fois, il va utiliser des mots qui identifient clairement sa quête. « J’ai besoin de sa matrice pour retrouver une identité » (p. 178). La dernière erreur de cet homme sera néanmoins de croire que sa renaissance est liée à unsa vie nom : il ne voit pas que les noms ou les masques qu’on lui a fait porter, ont escamoté, éparpillé son identité. Il ne sait pas encore qu’il a déjà amorcé le retour à l’origine : l’enfant enveloppé dans le papier journal qui est-ce sinon lui-même appelé à renaître un jour ? Du reste, après avoir déposé l’enfant au pied du fromager, il raconte comment, s’étant endormi la tête appuyée contre une pierre, « la lumière avec le soleil, est descendue en moi jusqu’à l’enfance » (p. 152). C’est bien là le signe avant-coureur de la révélation finale (p. 188). La descente aux enfers s’est achevée avec la réalisation (p. 87 et 187) de la prophétie de Doré­navant » : ce que tu cherches existe mais avant de le trouver tu tomberas trois fois sur le cœur ». (p. 63)

Arrivé au bout de lui-même, il ne restait plus à cet homme qu’à remonter la source pour retrouver son identité véritable. Le rôle de la mémoire dans la récupération de l’identité apparaît ici comme fondamental : réactualiser des événements personnels et historiques importants grâce au souvenir, permet de connaître son passé et donc de maîtriser son destin : la mémoire devient connaissance, et celui qui connaît est investi d’un pouvoir supérieur. Dans La Tapisserie du temps présent, cette importance de la mémoire avait déjà été soulignée au Nageur par ses grands-mères « Congos, mandingues, gangas, carabalis, loucoumis » [8] : « Ah mon fils, toi qui sais, témoigne pour nous tant que tu peux. Nos paupières humiliées ne méritent pas l’oubli. Que nos rides vivent en ton cœur et la bougie tremblante de nos mains. Ne perds pas les clés de dire ». [9] Cette prière prend toute sa valeur, quand on sait jusqu’où peut aller le mutisme de l’Histoire.

A la lumière de l’histoire tragique de ses ancêtres nègres, l’homme pourra expliquer ses déchirements et son traumatisme, éclairer sa voie désormais. Car connaître son passé, c’est aussi maîtriser un peu mieux son présent, pouvoir se défendre contre les multiples agressions de tous ordres et empêcher, si besoin était, une nouvelle annexion de son identité. Après la révélation finale, le personnage-narrateur, on le suppose, va reprendre sa route, animé cette fois d’une force nouvelle qu’il tire de son nouveau savoir : il a maintenant un cadre de référence, des racines propres, qui rattachent l’individu à un ensemble.

Le personnage est sorti de sa marginalité intérieure, pour s’identifier à un sujet collectif. Pour cela, il a fallu que sa quête amoureuse s’estompe au profit de sa quête d’identité : il y a donc eu échec quelque part, car le bonheur tel que l’a rêvé, imaginé, désiré le personnage, s’est révélé au bout du compte inaccessible, voire dérisoire. Nous n’analyserons pas ici les causes de cet échec. Disons simplement qu’il entoure le roman d’une aura de pessimisme et de tristesse, car, malgré tout, on ne peut faire abstraction ni des rêves frustrés du personnage ni d’une réalité objective qui, elle, continue d’exister. Ce pessimisme est le résultat d’une vision du monde qui s’est forgée au contact d’expériences douloureuses, mais il est indissociable aussi d’une certaine vision de la femme.

Dans les romans de Xavier Orville, la femme est omniprésente et constitue un univers varié ; à la fois mère, amante, épouse, elle suscite chez l’auteurdes sentiments souvent contradictoires. Intimement liée au devenir de l’homme, elle est dans La Tapisserie du temps présent et dans L’homme aux sept noms et des poussières vecteur de sa quête d’identité.

L’omniprésence de la femme, son rôle souvent prééminent, sont sans doute des caractéristiquesdenombreux autresromans antillais. Qu’il nous suffise de citer certaines figures inoubliables comme Délira (Gouverneurs de la rosée) ; Man Tine ( La rue Cases-nègres) ; Délice (Délice et le fromager) ; Télumée et Reine-san-nom (Pluie et vent sur Télumée Miracle).

Ces femmes, contrairement à Lune Ouverte, sont prises directement de la réalité sociale antillaise. C’est la femme travailleuse, soumise et révoltée en même temps ; clef de voûte de la famille parce qu’elle en est le soutien à la fois moral et physique, ce personnage s’inscrit parfaitement dans la longue tradition littéraire de la « mère-courage ».

Dans L’homme aux sept noms et des poussières, une telle femme n’occupe pas directement le devant de la scène. On y trouve cependant, dans un schéma traditionnel, les rôles généralement dévolus à la femme : celui de procréatrice ; celui de gardienne de la tradition ; celui de l’épouse et celui de l’amante.

Dans ce roman, nous nous intéresserons essentiellement à deux figures. La grand-mère et Lune Ouverte, parce que l’une et l’autre acquièrent une dimension symbolique et sont idéalisées par le rôle qu’elles jouent dans la quête du personnage-narrateur.

Le personnage de la grand-mère est le seul à être présenté de façon totalement positive. Cette femme apparaît en filigrane tout au long du roman. Après avoir tenu le rôle de couveuse dans les premières pages, elle s’affirme comme une valeur sûre : c’est elle qui transmet le bon sens, les traditions, à travers sentences et proverbes d’une infinie sagesse, du genre « Dieu ne donne jamais des seins trop lourds à une poitrine maigre ; tant qu’il y a du chemin marche », (p. 16). Ce dicton apparaît presque mot pour mot dans Pluie et vent sur Télumée Miracle. On remarquera au passage que c’est encore la femme qui sert ici de paramètre au dicton sur le courage.

La grand-mère s’est substituée à la mère, absente pour des raisons économiques (« elle partit travailler ») [10] comme dans la Rue Cases-nègres ou dans Pluie et Vent sur Télumée Miracle. C’est donc un être avant tout sécurisant ; par ailleurs, son souvenir est intimement lié au bonheur et à la nostalgie du paradis perdu. « Je ne répondais rien, sachant au fond de moi que leur école ne m’intéressait pas, qu’elle ne me ferait pas retrouver la voix de ma grand­ mère ». (p. 18) C’est dans la voix des grands-mères, nous l’avons vu, que le nageur de La tapisserie du temps présent trouve le courage pour « aborder enfin aux rives décisives » [11]. Dans L’homme aux sept noms et des poussières, la grand-mère, une fois de plus, déborde le simple cadre familial : son évocation est associée à la quête d’identité ; c’est elle qui féconde la mémoire. « Mais avant sa mort (…) elle a eu le temps de peupler ma cervelle de dits, d’axiomes, de vérités simples, que je retrouve parfois à tâtons dans les replis de ma mémoire ». (pp. 12-13). Or la mémoire est fondamentale, on le sait à présent, dans la quête d’identité : par la grand-mère elle est donc préparée à son futur rôle de gardienne de l’Histoire (inconscient collectif), par qui l’homme retrouvera les racines de son être.

Dans cet univers de la femme, Lune Ouverte représente le deuxième pôle important. Mais il y a également toute une galerie de personnages féminins secondaires qui servent de contrepoint au personnage central de Lune Ouverte, et qui sont, de ce fait, révélateurs de la vision qu’a l’auteur de la femme.

Nous avons déjà parlé des conséquences néfastes de la rencontre du personnage-narrateur avec Christophine Augratin. Cette femme, intimement associée à l’éveil de la sexualité, va provoquer une métamorphose du néophyte au prix d’un brutal dépouillement. Son rôle est donc perçu de façon négative. La femme aux yeux d’ukulele extrême, d’un érotisme irrésistible, (pp. 134 – 136) se révèlera au bout du compte comme un être double et pervers et comme le symbole de la « rapacité ».

Quant à l’épouse, elle n’intervient pas directement dans le roman, mais elle est évoquée comme une vraie geôlière à l’occasion d’un enterrement : « J’ai su longtemps après que c’était un homme (le mort). Sa femme quarante cinq ans et trois mois durant lui avait fait descendre et remonter la rue de l’amertume. Un jour, pendant qu’elle ne regardait pas, il s’était échappé trop vite à l’angle de la liberté : un arrêt de cœur immanent l’avait terrassé » (p. 113). L’épouse c’est encore ces veuves « gonflées de médisance » ou Man Bébé à la « langue drue », leur reine (p. 114). Ou aurait pu espérer du personnage qui fait figure de sage dans le roman, une opinion plus nuancée sur la femme. Or, le propre de la femme n’est-il pas, au dire de Sofa Circonstancié lui-même de faire des « boulettes de papier avec les sentiments pour les lancer après au visage des ingénus » ? (p. 66).

Bref, la femme n’est guère épargnée (si ce n’est par la poésie !) : c’est un être malveillant qui vole à l’homme sa liberté ou son argent, son identité, en profitant de sa naïveté. Comme on le voit, le tableau est plutôt sombre, sauf en ce qui concerne, bien entendu, Lune Ouverte, personnage qui échappe précisément à l’emprise de la réalité. C’est bien là, à notre avis, que se situe toute l’ambiguïté de la vision de la femme dans ce roman de Xavier Orville.

Lune Ouverte est d’abord remarquable par une beauté et une sensualité propres à susciter des visions oniriques. Cette femme va alimenter, dès la première rencontre, la quête amoureuse et les fantasmes du personnage-narrateur. Mais à force d’être insaisissable, elle va finir par se confondre avec le rêve qu’elle a provoqué. En ce sens, sa sphère d’évolution cesse d’être humaine : elle se hisse, lentement, grâce à l’imaginaire masculin, à un niveau d’irréalité qui évacue peu à peu la femme en chair et en os.

Lune Ouverte symbolise alors cette part de rêve inaccessible, donc douloureux et frustrant, qui amènera le héros à prendre conscience que sa quête amoureuse en cache une autre primordiale, vers laquelle il n’a en fait jamais cessé de tendre. La femme se révèle ici le moyen et non le but.

Lune Ouverte, c’est donc à la fois un moyen et un symbole : c’est-à-dire que, face à la réalité qui lui semble décevante, l’auteur en dresse une autre à la mesure de ses rêves où la Femme a un rôle ambivalent : chargée de compenser une réalité frustrante, elle va être à son tour créatrice de frustration, puisqu’elle est condamnée à n’être jamais qu’une illusion, qu’un rêve (le bonheur). C’est ce rapport dialectique entre le rêve et la réalité qui fera avancer le personnage-narrateur vers sa quête véritable, en faisant naître en lui successivement l’espoir et le découragement (moteur de l’action).

La femme finalement est magnifiée, adulée, tant qu’elle suscite le rêve, c’est-à-dire tant qu’elle est immatérielle, qu’elle rentre dans un schéma où elle occupe un espace idéalisé et utopique. Si la femme quitte ce cadre de l’imaginaire où elle est associée à l’idée de bonheur et où elle est donc exaltée, c’est pour redevenir cet être concret et réel, donc haïssable, et dont il faut se méfier au risque de « tomber sur le cœur ».

La femme a donc ceci de particulier qu’elle a suscité chez l’auteur un mouvement oscillatoire d’attraction/répulsion. C’est pour cela qu’elle peut, dans ce roman, être à la fois sublimée (Lune Ouverte) et décriée. La femme exerce une véritable fascination sur l’inspiration de l’écrivain qui lui a consacré les images les plus insolites, les plus hardies et les plus délicates. Mais c’est elle aussi que l’on perçoit comme le double négatif de l’homme : quand il est spontané, elle est vénale ; elle est possessive, il est épris de liberté ; à sa générosité elle oppose son ingratitude…

Les ambiguïtés du texte ne manquent pas et, pourtant, elles pourraient passer inaperçues tant la poésie qui entoure l’évocation de la femme (Lune Ouverte) est charmeuse. A n’y prendre garde, la prose de Xavier Orville, tel un chant de sirènes, peut nous entraîner loin et nous perdre dans les méandres de ses contradictions.

Ces approches contradictoires de la femme tiennent sans doute au fait que le roman traduit sur un mode symbolique des expériences personnelles. Il y a, en effet, tout un arrière-plan de confidences à mi-voix (d’où les accents de sincérité), qui donnent sa cohérence à la vision ambivalente de la femme ; on sent très souvent que le personnage-narrateur cède la parole à l’auteur, mais que celui-ci a choisi de mettre son émotion en sourdine – l’aveu devient murmure, la confession chu­chotement – pour que l’initiation du personnage se dise sans éclaboussures, pour que le dépouillement qu’il nous livre se tienne à la limite de la décence : à la frange de l’humour, là où le rire et les pleurs se mêlent sans se trahir, et emportent l’adhésion.

Le thème de la quête dans le roman de Xavier Orville nous a montré le long voyage d’un homme marginalisé par la société (sans identité reconnue) et marginalisé par lui-même (quête erronée). La fin du voyage coïncide avec l’identification du personnage à un sujet collectif. Cette identification va le sortir de sa marginalité intérieure, mais la réalité objective qui l’a marginalisé existe toujours, même si à présent l’homme a des cadres de références nouveaux pour l’affronter, la nommer et peut-être agir sur elle.

Ce thème de la quête pose aussi, par delà l’histoire d’un personnage, le problème de l’écrivain qui a charge de traduire une réalité complexe, d’être témoin et mémoire de son peuple : « Ne perds pas les clés de dire »…

D’une façon générale, disons que l’écrivain d’un pays où coexistent deux cultures dans un rapport de dominant à dominé se trouve confronté à un problème crucial d’expression, ou si l’on préfère de traduction. L’écrivain est lui aussi un homme en quête des voies et moyens les plus adéquats pour dire sa réalité, la traduire, sans la déformer et sans la trahir dans son essence véritable, tout en la faisant passer par le moule de la langue de la culture dominante.

L’écrivain antillais qui appartient à l’espace de la francophonie est d’abord marginalisé par rapport à une « métropole » dont il dépend politiquement, culturellement, économiquement : ce n’est pas un hasard si le problème de l’identité est posé aussi dramatiquement dans nombre de romans des Antilles françaises. La langue utilisée, souvent avec une maîtrise remarquable, ne fait que renforcer l’ambiguïté d’une littérature qui affirme son « antillanité » en ayant recours à la langue de la culture dominante. Le roman que nous venons de voir n’est-il pas en quelque sorte l’expression concrète de cette aventure ambiguë ? Comment l’auteur résout-il son conflit d’homme sollicité par deux cultures, la sienne propre et celle qui s’y est superposée ?

A vrai dire, la langue utilisée dans ce roman de Xavier Orville ne nous trompe pas. On se rend compte très vite que celui qui écrit n’est pas français. En effet, la prose véhicule ici une façon d’être au monde, des habitudes linguistiques qui attestent l’appartenance du roman à un autre espace, celui de « la créolophonie » pour reprendre l’idée que Jean Bernabé développe à propos de Simone Schwarz-Bart [12].

Le créole affleure dans les descriptions, le dialogue et fait parfois même irruption directement dans le texte (p.30-31). Il sert de cadre de référence, de soubassement, des métaphores, des sentences, au lexique, à la syntaxe : le mérite de l’auteur est sans doute de n’avoir pas essayé de « créoliser » artificiellement le texte, et d’avoir réussi à traduire ou suggérer une réalité, une affectivité antillaise. C’est là que réside son « créolisme » : L’homme aux sept nom et des poussières est un roman dont la gestation et l’éclosion se sont faites, comme pour l’anolis, à l’ombre des grands-mères, par la voix desquelles « passe la leçon du temps » et celle du terroir. L’auteur a su puiser dans le patrimoine culturel de son pays (contes – adages – recours au monde animalier) pour faire en définitive une œuvre profondément humaine et accessible à tous.

L’écrivain a donc soumis la langue utilisée – le français ­ à des exigences psychologiques et poétiques propres qui, elles-mêmes, résultent de tout un faisceau de réalités subjectives (espace mental) et objectives (espace géographique – situation de dominé). Et c’est cela qui nous intéresse : ce retournement de la situation où la langue de la culture dominante véhicule, malgré tout, une culture dominée ; où une culture dominée réussit à « passer » les barrières linguistiques ; il y a une vision du monde et des êtres filtrée par une sensibilité antillaise. Ceci, bien entendu, ne saurait en aucune façon nous faire oublier l’ambiguïté de l’écriture ni le danger que représente l’utilisation d’une langue dominante dans la pérennisation d’une culture dominée. Disons, pour simplifier, que dans ce roman précis, l’auteur affirme son antillanité, son identité, malgré la prise en charge de celle-ci par la langue de la culture dominante.

Dans le conflit entre une culture majoritaire mais dominée et une culture minoritaire mais dominante, l’écrivain, quel qu’il soit, a charge d’infléchir la lutte selon sa propre situation à l’intérieur de ce conflit. La langue alors est un voyant lumineux, un révélateur de tensions personnelles. Elle ne peut en aucune façon soustraire son utilisateur à ses origines. C’est sans doute dans cette lutte permanente ou plus exactement dans ce tiraillement entre deux cultures que s’est forgée, et que s’affirme paradoxalement, l’origi­nalité de la littérature antillaise.

[1] Xavier Orville, Grasset, 1981.

[2] Délice et le Fromager, Grasset, 1977. La Tapisserie du Temps présent, Grasset, 1979.

[3] Ina Césaire, La triade humaine dans le conte antillais, Présence Africaine, n° 121-122, 1er et 2e trimestres, 1982.

[4] Ina Césaire, op. cit., p. 150.

 

[5] Ina Césaire, op. cit., p. 150.

[6] Xavier Orville : La Tapisserie du temps présent, op. cit., p. 127.

[7] Mircea Eliade : Aspects du mythe, Gallimard, col. Idées, 1963, pp. 102-103, souligné par nous.

[8] Xavier Orville : La Tapisserie du temps présent, op. cit., p. 124.

[9] Idem, p. 125.

[10] Il n’y a pas ici de jugement porté sur la mère. Par cette seule phrase très courte, l’auteur dit la misère des siens et les drames qui en découlent.

[11] Op. cit., p. 126.

[12] Jean Bernabé : Le travail de l’écriture chez Simone Schwarz-Bart. Présence Africaine, n° 121-122, p. 167.

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