Culture et civilisations

TEMOIGNAGES LITTERAIRES ET PROCES MUETS D’UN SYSTEME COLONIAL

Ethiopiques numéro 27

Revue socialiste de culture négro-africaine

juillet 1981

 

Quelles que soient les préoccupations sociopolitiques ou culturelles qui engagent l’attention de nos écrivains aujourd’hui, et quelle que soit la nouvelle orientation que prenne notre littérature africaine, en réponse aux impératifs de tout ordre de notre monde qui reste encore à construire, on n’oublie pas que cette littérature a puisé ses premières inspirations dans la passion de la race noire. Esclavage et colonisation, trauma et cauchemar de la race que de très nombreux témoignages littéraires et écrits nous empêchent de refouler dans la nuit de l’inconscient. Et, bien que ces témoignages littéraires, parfois surnommés « anticolonialistes », aient longtemps retenu l’attention des critiques et fait l’objet d’études et analyses, de sorte que dans l’opinion de certains, leur impact psychologique et moral semble s’effriter par ce qu’on appelle over exposure et aussi par le temps, nous avons intérêt à y revenir parfois, non pas sur les mêmes, certes, mais sur ceux, moins bien connus, peut-être, qui témoignent avec courage et conscience du côté des opprimés de l’époque, et qui disent, selon le romancier nigérian, where the rain began to beat us.

Un de ces témoignages littéraires, peu connus et, par conséquent, peu appréciés, est, à tout point de vue, le Djouma, chien de brousse de René Maran. C’est une œuvre qui avait eu fort peu de retentissement à sa parution en 1927, mais qui présentait un intérêt indubitable dans les réactions qui s’amoncelaient alors contre certains procédés adoptés par les administrations coloniales françaises en Afrique Centrale.

D’aucuns prétendent aujourd’hui faire de René Maran l’homme d’un seul livre : Batouala. C’est parce que la notoriété de ce roman semble avoir ombragé les mérites littéraires et la signification particulière des autres œuvres de cet écrivain, dont certaines sont pourtant supérieures au « roman nègre ». Maran lui-même s’en est plaint au moins une fois, vers la fin de sa vie, à son ami Léon Treich, en disant : « Et, après tout, même si on continue à faire de moi l’homme d’un seul livre, je me console en disant qu’Avers fut, lui, l’homme d’un seul sonnet » [1]. Ceux qui reconnaissent donc le bien-fondé de la plainte de Maran ne devraient pas laisser « les louanges de mépris enterrer furtivement » les édifices littéraires qu’il avait érigés à la libération de ses congénères africains, qui faisaient tous les frais d’une exploitation coloniale éhontée.

La querelle provoquée par Batouala résonnait encore dans les milieux coloniaux français [2] lorsque parut, en 1927, le roman Djouma, chien de brousse [3] de la même veine que le précédent. A tous égards, Djouma paraît comme la suite du « roman nègre ». On y retrouve le même milieu et les mêmes personnages : Batouala le chef banda, Yassigui’ndja sa femme favorite et Bissibi’ngui, son jeune rival. Djouma, le chien protagoniste du roman occupe aussi dans Batouala une place significative, en sa position de fidèle compagnon du chef. Mais par delà ces ressemblances, Djouma, chien de brousse se rattache à Batouala par les préoccupations du romancier qui y font écho. En effet, Maran reprend dans ce roman, le problème de la détresse des peuples coloniaux de l’Afrique Equatoriale Française sous la domination française. Il y peint de nouveau de tristes tableaux saisissants de misère matérielle et morale qui apportent une plus grande résonance aux plaintes de Batouala contre le régime colonial.

 

Le choix du chien comme protagoniste est bien significatif. Il permet au romancier de faire le point sur la « vie de chien » que mènent les peuples colonisés et lui permet aussi d’observer et rapporter cette vie par le truchement d’un témoin muet, habitué lui-même aux malheurs de la vie et quelque peu indifférent à ceux des autres. Ce qu’il nous relate en acquiert ainsi une valeur haussée d’objectivité et d’impartialité.

Au cours de ses treize années de séjour colonial en Afrique Centrale, Maran avait eu de nombreuses occasions d’observer le sort des chiens dans la société traditionnelle banda. C’était un sort particulièrement dur. Le chien n’y avait d’autre valeur que celle d’un objet utile dont on se servait dans la pénible chasse au feu. En effet, selon Maran, on ne s’intéressait nullement au bien-être des chiens qui n’étaient jamais nourris et auxquels personne ne témoignait la moindre affection. Pour toute récompense de sa fidélité et ses services, le chien de Batouala ne reçoit de son maître que des coups de pied et des injures. Ainsi le chien du chef qui devrait être le chef des chiens traînait une existence abjecte et était obligé de se nourrir des immondices pour survivre.

C’est dans le sort du chien chez Batouala que Maran retrouve donc l’image de celui des peuples coloniaux africains qui, aux yeux des colonisateurs, n’étaient que possession et objet exploitable. Le parallèle que le roman établit ainsi entre le chien et le colonisé constitue un très grave procès non seulement des abus coloniaux mais aussi de toute l’idéologie de la colonisation.

Une heureuse coïncidence pour René Maran fit que Djouma, chien de brousse parût la même année que ce témoignage important qu’est le Voyage au Congo d’André Gide. Cet ouvrage apporta un appui appréciable aux accusations de Djouma contre les abus qui sévissaient en Afrique Centrale et à la justesse des tableaux de misère que peint le roman. En outre la controverse soulevée par Voyage au Congo détourna, semble-t-il, l’attention des ennemis de Batouala, et, ce faisant, épargna à Maran une nouvelle vague de critique désobligeante qui n’aurait certainement pas manqué d’éclater à la suite du renouvellement des réquisitoires contre le régime colonial français de l’Afrique.

Djouma, chien de brousse nous met devant deux mondes antagonistes : européen colonisateur et indigène colonisé, qui se dressent face à face. Entre les deux se situe un autre : le monde marginal des indigènes au service des colonisateurs, constitué des interprètes, miliciens, agents des maisons de commerce et domestiques.

Le milieu européen de la colonie est un monde fermé, distant et flou. On ne sait rien de ce qui s’y passe ni comment on y vit car tout y est mené dans le secret. Interdit aux indigènes, ce monde s’impose pourtant à ceux-ci, car c’est de là qu’émanent les ordres administratifs, juridiques et militaires qui cernent et dirigent leur vie quotidienne. Le « commandant » qui incarne le pouvoir colonial y fait figure de véritable divinité aux yeux des indigènes. Il ne se manifeste hors de son monde qu’à des périodes fixes et dans des circonstances bien déterminées : pour recueillir les impôts et imposer des peines de prison, de « chicotte » et d’amende. Son apparition publique pour ces fonctions est précédée en toute occasion d’activités quasi-rituelles destinées à mystifier la foule des indigènes et à lui imposer « un vaste et plat silence ».

En face de ce monde impénétrable s’ouvre celui des indigènes, véritable « termitière d’hommes en effervescence ». Bien que ce milieu n’ait rien du caractère secret de l’autre, on y a pourtant l’impression d’être dans un vaste camp de concentration, un univers policier. Cette impression vient des raisons multiples : l’air morne et inquiet des habitants, leur peur qui fait qu’ils sont obligés de se méfier, de se déguiser, de se dérober et de se cacher pour échapper à la brutalité des agents coloniaux ; la présence constamment évoquée des miliciens, des sergents, et des commandants qui surveillent, épient et dirigent les activités individuelles et collectives. Les habitants, hébétés de fatigue et de souffrances, usés et squelettiques, semblent avoir subi tous un massif lavage de cerveau, de sorte qu’ils se laissent faire et obéissent à tout ordre des miliciens et des commandants sans aucune forme de protestation. Devant les maux qui les submergent il n’y a ni émeutes ni résistance ni revendications ; tout, de leur part, est soumission. La personnalité de base des individus semble être désorganisée, détruite, anéantie, entraînant comme conséquence l’absence de toute volonté personnelle. On n’entend ni les virulentes invectives contre l’occupant qui donnait à Batouala son accent de révolte ni les chants de fêtes et de cérémonies coutumières qui égayaient autrefois la vie des indigènes. Car la domination coloniale a triomphé ; tous ses mécanismes d’oppression ont été mis en place et la voix de protestation et celle de manifestation de joie se sont tues.

Le milieu des agents indigènes du régime colonial ne se rattache ni au monde des colonisateurs ni à celui des colonisés. C’est un monde marginal de déracinés qui, ayant renié la société traditionnelle, ne peuvent cependant pas se faire accepter dans la société européenne de la colonie. Représentés par deux personnages, Boula, interprète et milicien, et Sillatigui, sergent de milice, ils se font remarquer par leur servilisme devant les colonisateurs et leur brutalité à l’égard des colonisés. Un monde de lâches, de menteurs et de voleurs.

C’est par le truchement de Djouma, le chien, que Maran nous fait observer le comportement et la rencontre de ces mondes différents, et tout particulièrement la condition des populations indigènes. Les conséquences de la rencontre colonisateur-colonisé s’avèrent tragiques pour ce dernier, du point de vue psychologique et moral.

Djouma voit ces populations querelleuses, rudes, vigoureuses et guerrières, aujourd’hui émasculées, apeurées et évidées de toute volonté et de toute force. Il les voit s’enfuir dans un sauve-qui-peut chaque fois qu’arrivent les miliciens ; il observe Batouala, son maître, tête baissée, écouter dans un silence accablé le messager du commandant qui lui parle d’un ton bourru et insolent. Tout laisse deviner qu’il s’agit toujours d’une relation de fort à faible, de vainqueur à vaincu, de maître à esclave.

Les indigènes ont beau se réfugier dans la brousse à l’arrivée des messagers de l’autorité coloniale, ils ne peuvent plus échapper à l’emprise des ordres de celle-ci ni aux souffrances physiques et morales qu’impliquent ces ordres. Batouala, rappelant les fuyards après le départ des messagers du commandant, leur transmet, non sans amertume, les exigences du maître colonial : le jour de l’impôt approche, le gouvernement réclame déjà de l’argent ; pour pouvoir lui en donner, il faut se remettre à piler le caoutchouc ; il faut se mettre au travail ou gare à la prison, à la chicotte et aux coups de fusil.

 

Toute la contradiction de la position du chef coutumier sous le régime colonial se révèle dans la nouvelle charge que le régime lui a assignée. Chef et leader qui devait animer la résistance contre l’occupation, Batouala se voit, une fois l’occupation achevée, obligé d’assurer la soumission des siens aux nouveaux maîtres. Malgré le dégoût que lui inspire cette charge, il est désormais responsable devant les autorités coloniales des actes de révolte ou d’insoumission de tous les siens. La conséquence en est que le chef est obligé de recourir au mensonge, à l’hypocrisie et à la duplicité pour satisfaire aux exigences contradictoires d’une position devenue ambiguë : tout en conseillant obéissance à l’autorité coloniale, il doit feindre ne pas voir les actes d’insoumission ou de désobéissance quand ils ne sont pas trop manifestes. C’est ainsi que la colonisation a contribué à l’abâtardissement et à la dégradation d’une haute institution traditionnelle africaine. Car contrainte de jouer deux rôles opposés et contradictoires, la chefferie coutumière perd non seulement sa pertinence sociale, mais aussi son caractère sacré qui lui assurait sa stabilité et sa survivance.

Ces néfastes conséquences morales et psychologiques se doublent aussi des souffrances physiques. C’est encore par les yeux du chien que le romancier nous fait regarder tout un peuple soumis aux travaux de forçat pour nourrir la cupidité des intérêts économiques métropolitains et celle d’une administration complice.. Djouma voit les habitants du village de Batouala contrains de quitter en masse leur demeure de très bonne heure, à la recherche du caoutchouc que leur réclame l’administration. Des journées entières passées dans des lieux marécageux et insalubres les abîmeront au point de les rendre méconnaissables. Lorsque Djouma les retrouve plus tard, ils sont tous maigris, hâves et sans force.

La fatigue tirait leur visage terreux où roulaient, noirs sur fond blanc, de grands yeux tantôt éteints, tantôt brillants de fièvre. Tristes, sales et las, ils trimaient le jour, la nuit, sans trêve. Le lourd sommeil qui bourrelait leurs paupières blêmes, semblait ne pas avoir de prise sur eux ; la faim non plus, car bien qu’ils fussent affamés, c’est tout juste s’ils mangeaient les asperges de brousse et les tubercules ou baies sauvages qui leur tombaient sous la main, ou prenaient le temps de savourer le fruit jaune, rond et granuleux du caoutchouc, ensemble doux au goût et amer… [118].

Djouma, chien de brousse dépeint ces tableaux de souffrances que le romancier a dû voir très fréquemment au cours de ses séjours africains. C’est bien d’une forme d’esclavage qu’il s’agissait, mais que l’administration coloniale désignait alors sous l’euphémisme de « mise en valeur du territoire ». Le caractère particulièrement cruel et inhumain de l’assujettissement des populations indigènes se révèle surtout dans les travaux de caoutchouc, qui leur sont imposés et auxquels elles crèvent lentement dans les plus abjectes situations :

Nombre de ces derniers, incapables déjà du moindre effort, agonisent lentement à l’écart, abandonnés de tous, même de leurs parents et de leurs amis. Certains autres dormaient sans répit. Rien ne parvenait à secouer leur immense torpeur. En peu de jours, ils fondaient de manière effrayante. Leurs corps s’amenuisait, s’atténuait, se décharnait et finissait par n’être plus qu’un état de squelette animé d’une vie imperceptible, qui de souffle à souffle allait s’évanouissant.

Quand, par grand hasard, ils les remuaient, leurs jambes et leurs bras cliquetaient comme des ossements. Mais, le plus souvent, exception faite pour la trémulation maladive qui agitait continuellement leurs membres, et les rêves délirants et furieux qui les soulevaient, ils ne bougeaient pas, ne parlent pas, s’oubliaient sous eux et dormaient, souillés de leurs déjections, environnés d’une nuée de mouches à charogne vertes, noires et bleues, parmi l’immonde et visqueux grouillement de la vermine.

Ils glissaient ainsi doucement de la léthargie à la mort. . Et dès qu’on s’était assuré qu’ils dormaient pour toujours, on creusait vite un trou, n’importe où, et on les plantait en terre, sans leur accorder les lamentations d’usage, ni procéder aux cérémonies rituelles.

Le caoutchouc primait tout… [119-120].

Cette citation, volontiers longue, permet de saisir toute l’horreur que le romancier attribue aux travaux forcés dont les colonisés étaient victimes. Le spectacle des foules de gens mourant au bord des marécages infestés, rongées par des « mouches à charognes » et par des vermines grouillantes, au milieu des odeurs de putréfaction, figure indubitablement parmi les images du sordide les plus écœurantes et les plus révoltantes que l’on puisse retrouver dans la littérature réaliste du domaine français. C’est aussi l’un des plus sévères procès de la colonisation que l’on retrouve dans la littérature en langue française.

Les travaux forcés ne sont pas les seuls maux qui oppriment les colonisés et dont le protagoniste du roman entend se plaindre. Il y a aussi le fléau qu’est le portage, et qui fait des indigènes de véritables bêtes de somme. On est recruté par la force dans son village et après des jours de marche forcée, on arrive au poste de l’administration. Là, sans avoir le temps de reprendre haleine, on est chargé des colis lourds qu’il faut transporter, à même la tête, à travers marécages, jungles et régions inhospitalières, à un autre poste administratif, éloigné de centaines de kilomètres :

Pendant des journées entières, voire des nuits, malgré l’ardent soleil, malgré les torrides et coupantes morsures de la latérite, malgré Mourou, la panthère, Bamara, le lion, et Kokorro, le serpent ; malgré le froid, malgré la pluie, malgré l’épuisement, malgré la maladie, malgré la faim, il vous fallait vaille que vaille porter d’écrasants colis. Et pour ce travail forcé, nul salaire. Car, à peine arrivé à destination, les « commandants », par ordre venu de Bangui, vous renvoyaient à votre point de départ, en vous disant que l’argent du portage – comme celui du caoutchouc d’ailleurs, – serait intégralement versé à l’impôt… [92].

Malgré les travaux incessants et sans rémunérations, les colonisés sont aussi obligés de payer diverses formes d’impôts, qu’ils désignent d’ailleurs sous le nom d’amende. Ceux qui se trouvent dans l’incapacité de payer régulièrement ces impôts sont traités de « mauvais-payeurs » et livrés à la brutalité des miliciens indigènes qui ravagent les villages des « défaillants ». Pour se sauver de ces expéditions punitives, les villageois abandonnent leurs demeures pour se réfugier au cœur de la forêt où beaucoup meurent des maladies ou de la faim.

En Afrique Equatoriale Française à l’époque, l’avancement des administrateurs dépendait surtout de leur capacité de faire payer l’impôt, comme en témoigne une circulaire officielle du Commissaire-Général de la région, datée du 19 mars 1903, et adressée à tous les administrateurs du territoire :

Mon attention a été attirée sur le peu d’importance des recouvrements effectués au titre de l’impôt. J’ai l’honneur de vous faire connaître que j’attache le plus grand prix à ce que vous vous efforciez d’en augmenter le chiffre, de façon à ce qu’il s’identifie autant que possible avec celui des prévisions établies chaque année. Je ne vous cacherai pas que je me baserai pour vous noter, surtout sur les résultats que vous aurez obtenus au point de vue de l’impôt indigène, qui doit être pour vous l’objet d’une constante préoccupation [4].

Ce texte se passe de commentaires. Pour faire rentrer donc ces impôts, les administrateurs se servaient de tous les moyens possibles, y compris les razzias des villages récalcitrants ou trop pauvres pour s’acquitter, les menaces et les tortures. Car sachant que leur carrière était liée non pas au progrès de tous ordres accomplis dans leur territoire, ni à la paix maintenue, mais aux résultats obtenus en matière d’impôt, ils n’hésitaient pas de recourir aux procédés les plus criminels pour en assurer le succès.

Le portrait du commandant de la Bamba qui s’inspire, sans doute, d’un administrateur que le romancier avait connu en Afrique, incarne tout ce qu’il y a de mesquin, de malhonnête et de brutal chez les administrateurs coloniaux. Petit homme nerveux et colérique que les indigènes avaient fini par surnommer « Paka » ou chat sauvage, ce personnage invective contre tout le monde du matin au soir, et distribue des peines de prison et de chicotte aux colonisés avec la plus grande largesse. Présidant en véritable tyran à la vie des indigènes de sa division administrative, il se fait apporter chaque semaine, par ceux-ci, des cadeaux de bestiaux de choix, dont il envoie une partie à son supérieur, à la fois pour entretenir son amitié et pour assurer son propre avancement.

L’humiliation que subissent les notables indigènes traduit la situation générale des colonisés africains. Cette situation est bien illustrée dans la scène de confrontation entre le vieux chef Batouala et le jeune administrateur imberbe. Celui-ci se dit mécontent de la quantité de caoutchouc apportée par le chef tandis que le chef s’excuse de la soi-disant insuffisance de sa récolte. Mais la barrière de langue qui existe entre administrateur et administré laisse la place libre à la méchanceté de l’interprète qui falsifie les propos de part et d’autre, faisant croire à l’administrateur qu’il a été insulté par le chef. C’est ainsi que, sans comprendre pourquoi, Batouala se voit jeter en prison et condamné à une lourde amende. De cette manière les interprètes et les miliciens indigènes se prenaient pour régler leur compte aux populations qui avaient le malheur de les contrarier.

C’est par la bouche du jeune personnage, Bissibi’ngui, que le romancier fait résumer les plaintes des Noirs contre le régime colonial ;

Etre nègre était le dernier des métiers… Ce n’était même pas un métier mais une servitude… On construisait des routes ? Il fallait des nègres pour construire ces routes. Les factoriens avaient-ils besoin de caoutchouc ? Il fallait des nègres pour récolter ce caoutchouc, loin de tout sentier de brousse ou parmi les lianes inextricables barrant l’approche des marigots. Les caisses, les insatiables caisses du gouvernement réclamaient-elles de l’argent ? Il fallait des nègres pour payer l’impôt, des nègres, partout et toujours…

Le nègre était bon pour aller en prison. Le nègre était bon pour les protestations. Le nègre était bon pour le portage [89-91].

Tout comme Batouala, mais avec plus de virulence, Diouma, chien de brousse est le procès d’une situation qui aboutit par une démonstration de la destruction psychologique et morale de tout un peuple et de l’effroyable diminution numérique opérée par le système d’esclavage qu’est la colonisation.

 

Les conditions que René Maran transpose et déplore dans Diouma, chien de brousse sont bien attestées par de nombreux autres écrivains français. Mais c’est au régime concessionnaire des exploiteurs qui régnait en Afrique Equatoriale Française [5] plutôt qu’à l’administration du territoire que s’en prenaient beaucoup de ces écrivains. Déjà en 1905, les agissements des agents des compagnies concessionnaires avaient provoqué une enquête ministérielle, sous la direction de Savorgnan de Brazza [6], qui avait exploré et occupé la région au nom de la France et qui ne ménageait pas son opposition à l’établissement du régime concessionnaire au Congo français : « Il ne faut pas que le Congo français devienne une nouvelle Mongalla » [7] , ne cessait-il de plaider.

Un des premiers, Félicien Challaye, après son voyage au Congo comme membre de la commission Brazza, dénonce les méfaits du régime concessionnaire. Les indigènes du Congo, a-t-il noté, étaient dans la pire des misères car « Les Compagnies concessionnaires les contraignent, par la menace ou la violence, à un travail mal rémunéré ; l’Etat, sans leur rendre presque aucun service, les accable d’impôts et de corvées » [8]. Challaye note que les compagnies, ne pouvant compter sur le travail volontaire des indigènes, ont réclamé à grands cris le droit de les forcer à travailler pour elles :

Ayant reçu en concession les produits du sol, elles s’imaginent que l’Etat leur a concédé aussi la main-d’œuvre nécessaire à les récolter ; elles regardent les indigènes comme leur propriété, leur chose, leur instrument [9]

Il relèvera, en outre, l’injustice du principe même des concessions des terres aux particuliers de la métropole sans l’accord préalable des propriétaires indigènes ni aucune forme de compensation à ceux-ci :

Les terres que l’Etat, pour les concéder, baptisait « terres vacantes », étaient en réalité les propriétés collectives des tribus indigènes. Celles-ci utilisaient à leur profit ces vastes étendues de savanes et de forêts, sur lesquelles elles revendiquaient des droits exclusifs, reconnus et respectés par les tribus voisines.

Par suite de l’établissement du régime concessionnaire, les Noirs sont victimes d’une immense expropriation. D’un trait de plume, on leur arrache toutes les richesses naturelles de leur sol, c’est-à-dire leurs seules richesses [10].

On ne peut que s’étonner que René Maran ait gardé un silence presque total sur la part de responsabilité des compagnies concessionnaires dans les atrocités qu’il condamne. Il ne pouvait pourtant pas ignorer ce que tout le monde savait. Par contre, il met constamment en cause les commandants et les miliciens, agents de l’administration coloniale, qu’il dépeint comme l’incarnation du mal qui opprime les colonisés. Sans doute l’administration avait-elle sa part de responsabilité, celle notamment d’abdiquer sa charge de contrôle et de surveillance sur les activités des entreprises privées dans le territoire. Mais le fait de passer sous silence la constatation de la responsabilité de certains exploiteurs pour expliquer la misère des indigènes paraît chez Maran une attitude de « complicité » qu’on a du mal à comprendre ou à expliquer.

C’est à André Gide que revient le mérite d’avoir pu incriminer sans équivoque les intérêts économiques et l’administration coloniale dans les conditions des populations locales de l’Afrique Equatoriale Française. De 1925 à 1926, Gide séjournant dans la région, y recueille des évidences accablantes des méfaits commis contre les Noirs, notamment par la Compagnie Forestière du Sagha-oubangui « qui, avec son monopole du caoutchouc et avec la complicité de l’administration locale, réduit les indigènes à un dur esclavage » [11].

Le mal dont je m’occupe ici, écrit Gide, empêche le progrès d’un peuple et d’un pays ; il ruine une contrée pour le profit de quelques uns. Je me hâte de dire qu’il est particulier à notre Afrique Equatoriale ; et plus spécialement encore au Moyen-Congo et au Gabon, depuis que les Compagnies concessionnaires de l’Oubangui-chari ont d’elles-mêmes renoncé à leurs privilèges…

L’étonnant, c’est qu’après avoir été reconnu néfaste, c’est qu’après avoir été dénoncé tant de fois par les gouverneurs de la colonie, après qu’on se fût rendu compte qu’il ne s’agissait point d’une mise en valeur, mais bien d’un écrémage systématique du pays, d’une exploitation éhontée, l’affreux régime subsiste encore [12].

Gide, comme Maran, était accablé d’injures à la suite de ses révélations et traité d’esprit léger, d’imagination chimérique et de chercheurs de tares [13]. Le fait que Voyage au Congo, comme Batouala six ans auparavant, provoqua une querelle venimeuse dans la presse métropolitaine [14], et que la Compagnie Forestière incriminée fut allée jusqu’à intenter une action en justice contre Gide [15] montre que celui-ci avait aussi touché juste.

En 1929, Albert Londres témoignera de la situation également dans son roman, Terre d’ébène :

 

Deux équipes, toujours les mêmes, blanches toutes deux. L’une porte les couleurs de l’administration. L’autre les couleurs de l’homme d’affaires. Le nègre fait le ballon [16].

Les efforts et les témoignages des écrivains n’ont cependant pas réussi à amener un changement rapide de la situation. Encore en 1946, Robert Delavignette, après plus de vingt ans de carrière coloniale en Afrique, écrit au sujet du travail forcé :

Conscripted labour simply has to be used. The problem is how to keep it within limits, and not allow it to overflow, as it has done for so many years, into a stream of abuses which infect public works, react on private enterprise and destroy villages [17].

Mais la solution ne sera pas facile à trouver car les monopoles économiques qui profitaient de la misère des colonisés avaient une grande puissance des lobbies auprès des pouvoirs publics en France. En conséquence, ceux des administrateurs qui avaient tenté d’introduire des réformes furent vite rappelés à l’ordre ou soumis à des mesures disciplinaires d’exception. Selon Delavignette :

Those heads of subdivisions, Commandants of cercles, and Governors, who wanted to arrest this flowing away of the peasantry, were suspected of disloyalty and deprived of means of actions. They were compelled to look on helplessly while the territories in their charge were bled white. They saw the resurgence, in modern form, of serfdom and slavery which they thought to have oured. The temporary Governor of the Ivory Coast, Richard ced labour and organized voluntary work, was recalled and disgraced. Apparently he was asked if he thought he was Jesus Christ [18].

Dans certaines régions, dit encore Delavignette, de médiocres fonctionnaires exerçaient sur les populations locales une tyrannie pire que celle des pires tyrans indigènes d’avant la colonisation : « it is as if the white chief had taken the colour of the native chiefs. And every white man is tempted to make himself a feudal ruler, especially when he lacks, general culture » [19]. La grande liberté d’action dont jouissaient ces administrateurs à l’endroit des indigènes s’expliquait, dans l’opinion d’Alexandre Campbell, par le fait que mal-payés par le gouvernement, ils étaient compensés par les pouvoirs quasi-absolus d’action dans les divisions administratives qui leur étaient confiées [20].

Ce que décriaient les écrivains dans « le scandale colonial », c’est le grand décalage entre l’idéal proclamé et la pratique observée de la colonisation. En effet, cet idéal adopté par les puissances colonisatrices. « to watch over the preservation of the native tribes and to care for the improvement of the conditions of their moral and material wela-being » [21], était totalement nié par la poursuite dérogatoire des intérêts économiques. L’explication en était en partie que les petits fonctionnaires coloniaux, qui administraient effectivement les territoires, lorsqu’ils se trouvaient sur place, et sans contrôle aucun se moquaient complètement des idéaux et des principes. Comme le faisait remarquer Campbell en 1954 :

Whatever may be the lofty ideals of politicians in Paris or high-placed colonial officials who write books on the subject, the fact remains that in the eyes of most minor colonial officials – and it is they who actually administer French Africa -the role of the Negro is to fight for France, grow cotton under compulsion for France, and pay taxes for France. Negroos who won’t fight, dont grow enough cotton, or can’t pay their taxes are made to build roads. French Africa is still full of petty white tyrants who haye the power of life and death over Negroes in their remote districts, and who use that power ruthlessly.

…France must have the money the Negroes pay in taxes, must have their labor and must have them as soldiers [22]

La transposition des « scandales coloniaux » dans Djouma, chien de brousse s’est faite avec beaucoup d’objectivité et sous la forme du réalisme littéraire. En ce sens, ce roman constitue un document sociologique très sûr, qui revêt en même temps une certaine importance historique, car il marque le début du courant anticolonialiste dans la littérature des Noirs de langue française. En faisant le réquisitoire des abus coloniaux, Djouma, chien de brousse ouvre la voie que les écrivains africains ne manqueront pas de suivre, avec tant de résultats, heureux, dans la période des luttes contre la colonisation en Afrique. Il est clair, par conséquent, que l’œuvre de René Maran, et tout particulièrement Djouma, chien de brousse, est productrice de la tradition de la « littérature de révolte » africaine. Les œuvres des plus grands représentants de cette tradition, Mongo Bêti et Ferdinand Oyono, en sont témoins. En effet, on retrouve dans Ville cruelle de Béti (pseudonyme, Eza Boto), dans Une Vie de boy et Le Vieux Nègre et la médaille d’Oyono, le même portrait du colonisé écrasé, les mêmes images des agents coloniaux sadiques, aux mœurs brutales et à la gifle facile, prenant un plaisir pervers à donner des coups de pied, de la chicotte et des peines d’emprisonnement imméritées aux malheureux indigènes. Il y a aussi le même réalisme choquant auquel vient s’ajouter, chez ces romanciers, une technique nouvelle qui consiste à discréditer la colonisation par la caricature des mœurs des colonisateurs. En concevant ainsi la fonction de leurs romans, ces écrivains anticolonialistes africains n’ont fait qu’appliquer le procédé inauguré par Maran dans le premier procès romanesque du colonialisme : Djouma, chien de brousse.

 

 

[1] Cité par Abbé Boniface Musoni, « René Maran et son œuvre », (Mémoire de Licence, Université de Louvain, 1962), p. 82.

 

[2] Voir notre article, « Le Prix Goncourt de 1921 et la querelle de Batouala, Research in African Literatures, vol Il, n° 4, 1980.

 

[3] Paru à Paris, Albin Michel, 1957. C’est à cette édition que renvoient les indications des pages d’extraits cités dans ce travail.

 

[4] Cité par Félicien Challaye, Le Congo français : La Question internationale du Congo (Paris : Félix Alcan 1909) pp 96-97.

 

[5] Selon l’historien, S.H. Roberts, entre mars et juillet, 1899, quarante compagnies concessionnaires obtinrent des privilèges et des concessions au Congo par des décrets gouvernementaux, sur une superficie de 650.000 kilomètres carrés. Ces compagnies exerçaient dans leurs concessions tous les droits y compris ceux de la po1ice et de la justice. Voir S. H. Roberts, The History of French Colonial Policy (1929, London : Frank Cass & Co., 1963), p. 35O.

 

[6] Brazza mourut au cours de cette mission en 1905 et son rapport ne fut jamais rendu public par le gouvernement parce qu’il incriminait et l’administration coloniale et les compagnies concessionnaires. Des extraits en furent publiés sous le titre : « Histoire de la dernière mission de Brazza, d’après le registré de correspondance inédit de P. Savorgnan de Brazza et les communications de sa famille , par Armédée Brisch, dans Correspondant du 10 janvier 1906. Félicien Challaye en fait des rapports aussi dans son ouvrage Le Congo français.

 

[7] Cité par Challaye, Le Congo français, p. 102. Les compagnies concessionnaires belges de l’Abir et de la Mongalla, dans le Congo belge, autorisées par l’Etat à percevoir l’impôt en nature, s’étaient livrées à de tels excès de brutalité contre la population indigène que la région fut totalement dépeuplée et devint pour longtemps une sorte de « ghost région ». Les horreurs commises contre les colonisés de la région sont restées les pages les plus sombres et les scandaleuses de l’histoire de la colonisation belge.

 

[8] Challaye, Le Congo français, p. 106,

 

[9] Ibid., p. 61.

 

[10] F. Challaye, Souvenirs sur la colonisation (Paris : Picart, 1935), p. 68.

 

[11] André Gide, Voyage au Congo (Paris : Gallimard, 1927), p. 93.

 

[12] Idem, « La Détresse de notre Afrique Equatoriale », Revue de Paris, vol. 34, n° 5 (15 octobre 1927), pp. 722-723.

 

[13] Ibid. p. 724.

 

[14] André Gide, Retour du Tchad (Paris : Gallimard, 1928), 203-247. Les excès des travaux forcés et des impôts que dénoncentMaranet Gide seront responsables des révoltes chez les Bayas, de 1928 à 1930. Voir V. Thompson et R. Adloff, The Emerging States of French Equatorial Africa (Stanford University Press, 1960) pp. 387-388.

 

[15] Voir Micheline Tison-Braun, La Crise de l’humanisme : Le Conflit de l’individu et de la société dans la littérature française, 1914-1939 (Paris : Nizet, 1967), 2, p. 231.

 

[16] Albert Londres, Terre d’ébène : La traite des Noirs (Paris : Albin Michel, 1929), p. 147.

 

[17] Fobert Delavignette. Freedom and Authority in French West Africa (traduction de Service africain. Gallimard. 1946. London : Oxford, University Press. 1950), p. 114.

 

[18] Ibid. p. 113.

 

[19] Ibid. p. 9.

 

[20] Alexander Campbell, The Heart of Africa (New York : A. Knqpf, 1954), p.384.

 

[21] Article VI de l’Acte Général de la Conférence de Berlin, 1885, sur la Question des populations indigènes de l’Afrique Centrale, cité par F. Van Longenhove. Tbe Question of Aborigines before the United Nations (Bruxelles : Institut Royal Colonial Belge. 1954), p. 14.

 

[22] A. Campbell, pp. 383.384.