Culture et Civilisations

LES CONTES AFRICAINS DANS LA TRADITION MORALISTE FRANCAISE

Ethiopiques numéro 24

révue socialiste

de culture négro-africaine

octobre 1980

René Maran, auteur du premier « roman nègre » [1] était un homme de deux mondes, négro-africain et français, qui semblaient le solliciter, chacun, d’une force égale. S’identifiant à l’un par sa race et à l’autre par sa culture, il s’en est inspiré dans ses créations littéraires ; aussi remarque-t-on dans son œuvre un bipartisme complémentaire certain, qui reflète cette double appartenance.

Maran, que le poète et porte-parole de la Négritude, L.S. Senghor, considère comme « l’Aîné… le Précurseur de la Négritude en Francophonie » [2] naquit à Fort de France des parents guyanais, le 5 novembre 1887. Amené en France à l’âge de trois ans, il y passera le reste de sa vie sans plus jamais remettre pied sur le sol natal, et s’enracinera profondément dans la culture française. C’était d’ailleurs en qualité d’administrateur colonial français que ce noir de la diaspora débarqua en Afrique en 1910, dans la colonie de l’Oubangui-Chari, l’actuelle République Centrafricaine, où il fera treize années de séjour colonial, qui prendra fin en 1923, dans la « querelle de Batouala » [3]

Au cours de ce séjour, Maran [4] connaîtra la région de fond en comble ; plus important encore, il y fera la découverte d’une mine de richesse culturelle : celle du folklore africain qui, dit-il, « pullule, fourmille, regorge de contes en tout comparables à ceux de Ma Mère l’Oye » [5]. Ses œuvres nous fournissent d’excellents échantillons des diverses formes et des différents genres de notre folklore dans la société traditionnelle africaine.

Le conteur-fabuliste négro-africain s’est doublé aussi du moraliste français, dans la tradition de La Fontaine. Il s’est servi des animaux comme truchement, pour observer les hommes et la société, et pour faire passer ses réflexions personnelles. Ainsi, les récits de Maran sont plus qu’une succession d’histoires curieuses dans lesquelles les animaux coudoient et affrontent les humains et jouent le rôle de protagonistes ; ils sont surtout des apologues, avec moralité, qui invitent à réfléchir.

Trois ouvrages en particulier, qui se situent au cœur des jungles centrafricaines, et que nous désignons donc comme « romans de la jungle », permettent d’apprécier l’inspiration que Maran a tirée de l’inépuisable fonds du folklore africain [6]. Il s’agit de Bêtes de la brousse (1941), Mbala l’éléphant (1942) et Bacouya le cynocéphale (1953).

Bien que ces ouvrages portent le sous-titre de « roman », ils sont, en fait, des recueils de fables et de contes que Maran avait notés au cours de son séjour colonial en pays banda et sara, et où nous assistons au déroulement des exploits de Mbala l’éléphant, Bamara le lion, Bassaragba le rhinocéros, Bokorro le serpent python, Doppélé le charognard et de tant d’autres habitants de la jungle. « Quant à mes écrits animaliers, nous dit Maran, ce sont des histoires de bêtes telles que je les ai entendues. J’ai essayé de décrire les bêtes dans leur existence authentique » [7]

Romans de jungle

Maran a, de toute évidence, modifié certaines de ces fables à partir de leur forme primitive, en fondant parfois les éléments pris à plusieurs en un seul récit plus développé. En remaniant ainsi les fables qu’il rapporte, le moraliste cherche, sans doute, à en constituer une arme encore plus efficace pour faire passer ses observations personnelles sur les hommes et les milieux. Notons que La Fontaine ne s’y prenait pas autrement pour critiquer les folies et les vices de son époque. Ainsi Maran, comme La Fontaine, se sert-il d’animaux pour instruire les hommes.

C’est dans le contexte de la situation coloniale en Afrique centrale de l’entre-deux-guerres que l’œuvre du conteur-moraliste qu’était Maran prend toute sa signification et sa pertinence. La jungle qu’il nous décrit est aussi la société coloniale transposée, où la force du colonisateur prime le droit du colonisé, et où les valeurs qui avaient assuré la stabilité au sein de structures sociales et morales se trouvent brutalement opposées à d’autres, qui prétendent être supérieures. Les romans de la jungle revêtent ainsi une valeur allégorique qui nous permet d’entrevoir les rapports de forts à faibles, d’oppresseurs à opprimés, de vainqueurs à vaincus, qui prédominaient dans les colonies d’Afrique centrale.

Les récits des romans de la jungle relatent les incidents d’une période relativement brève dans la vie de chaque espèce d’animaux présentés. Les aventures tournent autour de la rencontre de ces animaux avec « l’homme blanc de peau » qui sème partout la désolation et la mort. Tous les grands habitants de la jungle, Bamara le lion, Mbala l’éléphant, Bacouya le cynocéphale, qui prétendent être les défenseurs du droit et de l’intégrité de la jungle sont vaincus, soumis et finalement détruits. Les petits habitants, apeurés et constamment menacés sont profondément traumatisés. La conséquence en est que l’équilibre de vie est bouleversé dans toute la région.

Les animaux de la jungle nous sont présentés à la fois comme réalités et comme symboles. Tel Walt Disney, Maran a saisi le détail essentiel, pittoresque et expressif permettant d’évoquer la physionomie, la démarche ou la silhouette de ces animaux qu’il veut animer devant nous. Il nous fait voir aussi le danger réel qui les menacent d’extinction, à cause de la destruction irréfléchie de la faune et de la flore équatoriales par les envahisseurs coloniaux : « Ici tombait une antilope-cheval ou bozobo, là un buffle ou gogoua, plus loin un ou plusieurs rejetons de Mbala, l’éléphant » [8], fait-il remarquer dans Bêtes de la brousse.

Les animaux sont aussi des symboles, représentant les habitants originels de l’Afrique Equatoriale, les « hommes noirs de peau ». Le sort de ces animaux qui sont traqués par les « hommes blancs de peau » est aussi celui des indigènes qui sont eux aussi progressivement dépossédés de leur territoire par ces mêmes envahisseurs blancs. Comme les bêtes sauvages de la jungle, l’homme noir de la région est un « gibier » pour le colonisateur. Ainsi on lit dans Bacouya le cynocéphale :

L’homme blanc ne chasse guère que deux bêtes de rapport. Mbala, l’éléphant, est la première, les deux pieds noirs de peau la seconde. Il tue la première pour la dépouiller de ses défenses, la seconde en la faisant travailler sans relâche à des travaux dont rien de tangible ne justifie la nécessité ou l’urgence [9]

Les bêtes des récits incarnent aussi les faiblesses et les qualités que le conteur-moraliste reconnaît aux indigènes noirs africains. Bassaragba le rhinocéros personnifie l’insociabilité nuisible à l’entente et à l’union qui sont nécessaires pour la résistance contre l’envahisseur étranger ; faute de pouvoir vivre en harmonie avec les autres, Bassaragba mène une vie solitaire qui l’expose à l’agression des envieux. De même, Bokorro le serpent python incarne l’individualisme outré, nocif à l’intérêt général ; son refus de faire cause commune avec les autres animaux pour défendre les droits et les libertés de la jungle met celle-ci à la merci des envahisseurs. C’est cet esprit d’insociabilité et de discorde que Maran reproche aux Noirs africains, par le truchement d’une bête protagoniste qui dit :

L’Union fait la force. Est indigne de commisération qui méconnaît cette violence. Si les deux pieds noirs de peau, au lieu de multiplier leurs palabres toujours renaissantes et de s’entre-tuer, l’avaient compris à temps, ils auraient pu renvoyer sans effort l’homme blanc de peau au pays de ses ancêtres [10]

Les ressemblances fondamentales

Incapables de s’entendre et de coopérer les uns avec les autres pour assurer la sécurité collective, les « hommes noirs de peau », tout comme les animaux de la jungle, tombent, victimes de la domination étrangère.

Les animaux que Maran met en scène nous intéressent donc, non seulement parce qu’ils valent par eux-mêmes, mais aussi à cause des ressemblances fondamentales entre leurs réactions et celles des humains. Car, comme dans les fables de La Fontaine, les caractères que le fabuliste attribue aux animaux sont aussi ceux des humains, « puisque nous sommes l’abrégé de ce qu’il y a bon et de mauvais dans les créatures irraisonnables » [11]. En conséquence, si, dans les romans de la jungle, les bêtes sauvages parlent et se comportent comme les hommes, c’est parce qu’en réalité les hommes se comportent comme les bêtes sauvages, et surtout dans la jungle humaine qu’était la société coloniale.

La société-jungle que l’on retrouve dans les romans de la jungle se rapproche beaucoup d’une société humaine en état de guerre. Face à l’envahisseur qu’est « l’homme blanc de peau », il y a parmi les animaux des nationalistes résistants, comme Bamara le lion qui attaque, en maquisard, les agresseurs ; des isolationnistes indifférents, comme Bokorro le serpent python qui se déclare en dehors de la lutte ; des collaborateurs traîtres, comme Doppélé le charognard qui profite des massacres des animaux tout en se disant du côté de ceux-ci.

Les expressions mêmes dont se sert le fabuliste pour décrire les rapports entre les animaux sont très évocatrices d’une lutte armée. Ainsi lorsqu’un jeune rhinocéros attaque un autre pour l’obliger à lui céder une de ses femelles, Maran nous dit avec ironie que l’agresseur cherchait à imposer à l’agressé « les bienfaits de son idéologie » [12]

De même lorsque cette bête s’est ruée sur l’autre sans crier gare, Maran, à la façon de La Fontaine, en tire la morale selon laquelle « le plus haut degré de la civilisation consiste… à faire la guerre sans la déclarer » [13], et la lutte entre les deux animaux est qualifiée d’ « incident de frontière volontairement créé » [14]

Les récits des romans de la jungle se caractérisent aussi par l’anthropomorphisme qui trahit le souci moral du conteur. Celui-ci confie aux animaux les réflexions et l’énonciation des principes moraux et philosophiques que lui inspire le comportement humain dans la société coloniale. C’est ainsi qu’il note dans une lettre à un ami : « Les bêtes de la brousse m’ont été d’un grand secours. Elles m’ont permis de me soulager d’un tas de vérités qui n’auraient pas passé autrement » [15]

Ces vérités s’énoncent sous forme d’aphorismes et de maximes qui expriment en général la vue que l’existence est soumise à la loi du plus fort dans la société coloniale, et que c’est l’égoïsme « qui tient les fils qui nous remuent ». En voici quelques exemples, pris à Bacouya le cynocéphale : Qui détient la force a le droit pour lui. [95]

De toutes les méthodes de colonisation, faire peur est la seule qui soit efficace. [179]

Tuer qui vous gêne est une des grandes lois de la brousse et de la vie. [228]

La vie est courte. On vieillit vite. Il faut profiter sans vergogne de ses moindres bienfaits, même si on ne les obtient qu’en empiétant sur les droits du voisin. [150]

Toutes les nations vraiment fortes sont racistes. [192]

Où la force échoue, la ruse s’impose. [52]

Certaines autres réflexions des romans de la jungle rappellent les Maximes de La Rochefoucauld, du fait qu’elles traduisent l’attitude du sage ou celle du cynique qui croit percevoir, au-delà des actions apparemment altruistes, des motifs égoïstes et intéressés. En effet, les romans de la jungle, écrits par Maran, la cinquantaine déjà passée, sont des œuvres d’âge mûr d’où l’optimisme militant de la Préface de Batouala est sensiblement absent. On y décèle, au contraire, le ton désabusé de celui qui ne garde plus d’illusions sur les hommes et qui croit avoir tout vu et tout vécu. Bacouya le cynocéphale nous en donne encore des échantillons :

La sympathie, au fond, n’est souvent que la forme la plus courtoise d’une hostilité latente. [13]

La paix marque une plus ou moins longue pause entre deux guerres, l’amitié une plus ou moins halte sur le sentier de la haine. [67]

Vivre avec ses amis comme s’ils devaient vous devenir un jour ennemis, avec ses ennemis comme si l’on devait en lier momentanément commerce d’amitié avec ceux, est le meilleur témoignage qu’on puisse donner de son esprit de finesse. [67]

Bonté et altruisme sont faiblesses nuisibles au bonheur égoïste. [70]

Le mépris permet de vivre au milieu des hommes et de les supporter. [90]

L’oubli est nécessaire au bonheur des êtres vivants. C’est pourquoi la plupart d’entre eux ont la mémoire courte. [125]

On ne perd pas son temps à s’occuper d’autrui quand on est soi-même occupé ailleurs. [217]

Des singes manqués

Les animaux qui servent de truchement pour l’expression des idées du moraliste se font protagonistes de l’égalité de tous les hommes, idée que le colonisateur se gardait d’admettre à l’égard du colonisé. Tous les hommes, selon les bêtes de la brousse, sont les mêmes, également capables des vertus et des vices. Ainsi, Doppélé le charognard déclare : « Partout où me portent mes ailes, je rencontre des hommes blancs. Ils ne sont pas, à mon humble avis, ni pires ni meilleurs que les autres » [16]. Bacouya le singe exprime une opinion semblable : « blancs ou noirs de peau, les hommes, quels qu’ils soient, ne sont que des singes manqués » [17]. De même, le protagoniste de Djouma chien de brousse, après avoir vécu chez les Noirs et les Blancs, rejette les prétentions de supériorité qu’affichent ceux-ci par rapport à ceux-là : « Les Blancs ont beau ne pas ressembler aux nègres, ils s’exècrent pourtant entre eux, comme de simples nègres ». [18] La conclusion finale de cette bête, on la voit venir : « Blancs de peau ou noirs, les hommes… se valent : aussi méchants les uns que les autres ». [19]

Le moraliste qu’était Maran affirme donc l’égalité des deux races noire et blanche en présence en Afrique coloniale, rejetant, en conséquence, toute prétention des Blancs colonisateurs au monopole de vertus et d’excellence. C’est d’ailleurs le sens de cette parole qu’il prête à Doppélé le charognard, s’adressant aux animaux qui se croient parangons de la bienveillance :

Croyez-vous donc que nous soyons indemnes de tout reproche ? Notre vie serait-elle donc à ce point exemplaire que nous ayons le droit de nous en enorgueillir ? Le temps n’est plus où, seuls, les hommes noirs de peau me paraissaient mériter la palme de la méchanceté.

La pensée de Maran sur les rapports colonisateur-colonisé en Afrique ne fait aucun doute : les brutalités et les méfaits du colonisateur ravalent celui-ci au niveau des bêtes ; la domination coloniale n’est pas un droit qu’aurait conféré une supériorité raciale prétendue, mais plutôt une situation historique créée par l’avance technique qu’a pris un peuple sur un autre.

Les romans de la jungle trahissent un certain pessimisme résigné. Maran constate, en observant la société coloniale, que l’humanité ne se distingue pas de l’animalité, que l’homme, quelque civilisé qu’il soit, est figé dans sa méchanceté et restera toujours un loup pour ses semblables.

A bien des égards, les récits de Maran nous rapellent ceux de Ruyard Kipling, et plus particulièrement ceux du Second Jungle Book. Les animaux tels que « Baloo the brown beer », « Chil the kite », « Hathi the wild elephant ». « Sahi the porcupine », « Shere Khan the tiger » qui sont bien connus chez Kipling retrouvent leur double chez Maran. Mais tout en reconnaissant une certaine ressemblance entre ses récits et ceux de Kipling, Maran en précise cependant les différences :

Kipling a peint des animaux gentlemen, des tigres, des éléphants, des panthères, et des loups qui semblent sortir d’Oxford ou de Cambridge. Mes lions, mes panthères, mes éléphants, sont anthropocentriques, plus naturels, plus près de leur animalité. Peut-être finira-t-on par le remarquer et que ma philosophie, dont l’ironie dégage la plus virile amertume, s’apparente souvent à celle de l’auteur des Livres de la Jungle [20]

Deux traditions littéraires

Deux traditions littéraires se rencontrent dans les romans de la jungle, l’une orale et africaine, l’autre écrite française. En effet, on peut déceler dans les récits les caractères marquants de la littérature orale africaine aussi bien que ceux de la tradition moraliste française dans le procédé de La Fontaine.

D’après Léopold Sédar Senghor, théoricien de l’esthétique négro-africaine, chez le Négro-africain, « du mythe au proverbe, en passant par la légende, le conte, la fable, il n’y a pas de frontière » [21]. C’est ce mélange de genres qui frappe, au premier chef, dans les récits de Maran. En effet, chaque récit se présente comme une suite d’épopée de la lutte héroïque menée par les grands animaux de la jungle contre l’envahisseur « blanc de peau ». Dans le déroulement de ces épopées, allégorie, satire, proverbes et maximes, légendes et mythes, tout s’entremêle sans distinction de genre. De même, Maran, à la manière de nos conteurs traditionnels, projette une symbiose entre l’homme et la bête, de sorte que les animaux vivent, sentent et parlent comme les hommes, tout en gardant leur nature générique.

Empruntant aussi le procédé de nos conteurs africains, Maran intègre dans les récits, les réalités du jour à celle de la vie traditionnelle. Aux activités de champs, à celles de la chasse et de la guerre, aux luttes pour la survivance et le maintien de l’équilibre social et spirituel de la collectivité, s’intègre l’évocation constante de l’administrateur blanc, maître implacable et inhumain, du commerçant spéculateur et tricheur, du chasseur d’éléphant, aventurier et spoliateur, qui, tous, contribuent à la destruction de la région sous prétexte de la « mettre en valeur ».

Selon cette réalité du jour, l’esprit de conquête qui marque l’arrivée de l’homme blanc en Afrique provoque un désarroi profond chez les habitants originels, ressenti dans la conscience douloureuse de l’impuissance devant un régime de répression policière, et dans la désagrégation d’un monde habituel. Cette désagrégation, on l’entend encore lamentée aujourd’hui par nos chantres épiques et lyriques.

Dans la tradition moraliste française, Maran nous raconte des histoires animalières chargées des leçons morales. Même lorsque les récits nous promènent dans un monde où chaque membre d’une espèce possède ses idiosyncrasies particulières, les protagonistes ne sont jamais tout à fait des individualités bien distinctes ; ils se haussent, au contraire, au niveau de prototypes et les faits les plus singuliers dans leur vie s’élargissent jusqu’au plan du général. Ces protagonistes sont ainsi autant d’images, partant des symboles, et Maran les désigne avec une majuscule. Chacun d’eux se présente comme l’incarnation des qualités et des défauts de son espèce ; chacun d’eux est dessiné aussi de traits vifs et pénétrants qui révèlent l’âme par delà l’apparence extérieure. Ainsi la laideur physique de Bassaragba le rhinocéros dépeint l’insociabilité et la mauvaise humeur congénitale de son espèce.

Les récits présentent l’homme, à travers les bêtes, dans ses rapports avec les autres, dans ses passions et émotions qui se dévoilent grâce à ses réactions. Ils sondent le cœur humain pour y dévoiler les motifs de ses actions et pour éclaircir son comportement. Les observations dépassent cependant l’étroit cadre des confrontations culturelles et raciales du monde colonial qui leur servent de base ; elles se portent, par delà la situation historique de la colonisation d’un peuple par un autre, au niveau de la nature humaine en général. La philosophie de l’homme et de la vie qui s’en dégage est une philosophie « amère et sans illusions » [22], caractéristique de la tradition moraliste française.

René Maran, en conteur moraliste, a su très bien tirer parti des traditions littéraires africaine et française. Ce faisant, il a cherché à opérer au niveau de l’art la rencontre harmonieuse des deux cultures en présence, et à édifier l’entente qui s’avère impossible dans la réalité de la société coloniale. Si, sur le plan de cette réalité, Maran nous peint un tableau assez sombre de l’égoïsme et de la méchanceté, il ne semble pas, toutefois, désespérer totalement de voir sortir du chaos de la jungle humaine coloniale, un ordre supérieur qui soit au profit et du colonisateur et du colonisé. En fondant ainsi les deux traditions littéraires en des œuvres d’art harmonieusement exécutées, Maran, conteur négro-africain et moraliste français, laisse deviner son expression de foi en l’avènement de ce que le poète Senghor qualifie de « Civilisation de l’Universel ».

[1] Voir notre article, « Portée révolutionnaire du premier « roman nègre », Ethiopiques, n° 19 (juillet 1979), pp. 85-91.

[2] Voir Léopold Sédar Senghor in Hommage à René Maran (Paris : Présence Africaine, 1965), p. 9.

[3] Notre étude sur cette querelle, « Le prix Goncourt de 1921 et la querelle de Batouala » paraîtra prochainement dans Research in African Literatures, vol II, n° 4, Austin. Texas.

[4] René Maran, Légendes et coutumes nègres de l’Oubangui-Chari : Choses vues. Les Œuvres Libres (Paris : Fayard, 1933), p. 344.

[5] René Maran, cité par Adrien Jans, « Les Ecrivains noirs », Le Soir, n° 169 (19 juin 1954), p. 7.

[6] Légendes et coutumes nègres de l’Oubangui-Chari, p. 344.

[7] Maran, cité par Adrien ans, lac. cit., p.7.

[8] Bêtes de la brousse (Paris : Albin Michel, 1941), p. 167.

[9] Bacouya le cynocéphale (Paris : Albin Miche, 1953), p. 34.

[10] Ibid., p. 124.

 

[11] La Fontaine, Fables choisies et mises en vers, texte établis et présenté par F. Gohin (Paris : Les Belles Lettres, 1934) p. 11-12.

[12] Bêtes de la brousse, p. 34.

[13] Ibid. p. 36.

[14] Ibid.

[15] Lettre de Maran à un ami belge, datée du 14 septembre 1943.

[16] Bêtes de la brousse, p. 70.

[17] Ibid., p. 96.

[18] Djouma chien de brousse (Paris : Albin Michel, 1927), p. 107.

[19] Ibid., p. 215.

[20] Lettre de Maran à un ami belge, datée du 14 septembre 1943.

[21] Léopold Sédar Senghor, Préface aux Nouveaux Contes d’Amadou Koumba par Bernard Dadié, (Paris : Présence Africaine, 1958), p. 8.

[22] René Maran, cité par R. Violaines in Hommage à René Maran, p. 36.