LEOPOLD SEDAR SENGHOR OU L’ART POETIQUE NEGRO-AFRICAIN
Ethiopiques n° 76. Centième anniversaire de L. S. Senghor.
Cent ans de littérature, de pensée africaine et de réflexion sur les arts africains
1er semestre 2006
Les poètes de la Négritude ont consacré un développement exceptionnel à la question de l’identité africaine, question stimulée d’une part par les paroles dénigrantes de l’Occident qui refusait de reconnaître les valeurs de la civilisation africaine et, d’autre part, par l’implantation de nouvelles structures politiques et culturelles portant sur l’adaptation exacte des valeurs occidentales. L’anarchie culturelle s’imposant, les intellectuels africains furent victimes d’une aliénation liée à la rencontre brutale avec l’Occident. Les changements apportés au cours de cette rencontre constituent une situation dramatique dans le développement de la conscience des poètes de la Négritude, chez qui ces métamorphoses avaient provoqué des conflits dans leur moi profond. Ils étaient dès lors envahis par un malaise dont l’efficace remède fut la contestation des principes idéologiques du colonisateur.
Léopold Sédar Senghor et ses amis poètes de la Négritude ont toujours refusé, dans leur combat opiniâtre contre l’ordre colonial, de souscrire au contrat de l’assimilation qui les réduisait au statut d’une catégorie raciale inférieure, préférant ressaisir les valeurs qu’ils possédaient avant leur contact avec l’Occident. Sous cet éclairage, ils ont créé une poésie d’affrontement, écrite surtout par opposition à la situation coloniale. Les grandes lignes de cette poésie définissent les divergences idéologiques entre l’Afrique et l’Europe. Les modalités de cette structure antithétique reposent, d’une part, sur la négation de la pensée occidentale et, d’autre part, sur l’élaboration d’éléments caractéristiques de l’unité dynamique de la culture africaine.
Léopold Sédar Senghor, pionnier du mouvement de la Négritude, a illustré dans ses essais comme dans ses poèmes les points saillants de ce mouvement culturel. Dans un style très perspicace, Senghor analyse les manifestations de la conscience africaine. Il relève de cette analyse les spécificités physiologiques et psychologiques de l’Africain, qui dépendent justement de son milieu physique. Dans sa poésie, Senghor aborde une série de questions relatives aux conditions primaires de la conscience collective africaine, et les transformations qu’elle a subies au contact d’une civilisation opprimante. Cette analyse progressive souligne le caractère antithétique de l’Occident dans ses rapports avec le continent africain. Senghor dénonce le mécanisme répressif de l’ordre colonial dont les retentissements ont bouleversé l’équilibre psychologique du colonisé.
Le grand péril de l’entreprise coloniale fut, pour Senghor, la politique de l’assimilation culturelle de son peuple. Jugeant les faits, le poète souligne l’extrême disparité entre la conception assimilationniste et son exécution au sein de la communauté africaine. Le principe cardinal de la poésie de Senghor repose sur la réintégration de l’homme noir au sein de sa propre communauté. Les préférences marquées du poète pour un retour aux sources servent de motif à son écartement d’une situation doublement accablante. Il revendique la reconnaissance d’un modèle authentique de la civilisation africaine. Dans ses poèmes comme dans ses essais, Senghor procède à la revitalisation de ces valeurs. Il parvient à établir, dans leur reconstruction, les nettes différences entre les civilisations africaine et européenne. D’un côté l’Europe symbolise l’artifice et, de l’autre, l’Afrique, la nature. Senghor exploite la connivence de l’Africain avec la nature et en fait un substrat à l’émergence de sa poésie.
Chez Senghor, la conception poétique consiste à dégager une correspondance entre le texte et « le système des forces vitales dans lequel l’homme et la nature sont étroitement enserrés. Les symboles, les images et les rythmes dont se sert le poète renvoient « l’auditeur-spectateur à une certaine vision du monde dont il participe étroitement et dans laquelle il a sa place aux côtés des ancêtres et des dieux » [2]. Senghor reste la référence centrale à l’application de cette méthode esthétique pour avoir conceptualisé et matérialisé dans sa poésie l’analogie réciproque entre le monde sensible et le monde spirituel. L’orientation de l’imagination à ce mode de fonctionnement illustre les pouvoirs germinatifs de la poésie senghorienne qui s’articule autour du vitalisme de l’être. Sa poétique s’organise autour de deux éléments qui sont caractéristiques de la poésie orale : l’image et le rythme qui représentent les mouvements des éléments organiques de l’univers. « L’art négro-africain, dit Senghor, s’exprime essentiellement par l’image et le rythme : par l’image rythmée ». (Liberté 1, 279). Par ces techniques stylistiques bien élaborées dans ses poèmes, Senghor restaure les modèles de l’art africain qui se distingue en plus par sa fonctionnalité, son caractère collectif et son engagement.
- ESSAIS DE DEFINITION
Léopold Sédar Senghor définit la négritude comme « la personnalité collective négro-africaine, » ajoutant que « c’est l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir, telles qu’elles s’expriment dans la vie, les institutions et les œuvres des Noirs » (8-9). On ne peut saisir le fond de la théorie que Senghor développe dans ses essais sur la Négritude sans élucider la distinction entre la civilisation et la culture, bien qu’aucun des deux concepts n’exclue l’autre. Dans un premier temps, Senghor fait le bilan des acquisitions singulières de la société négro-africaine sur le plan technique, religieux et artistique. Ces éléments distinctifs se cristallisent autour de ce qu’il appelle la civilisation. L’examen de ces acquisitions, par un procédé de recoupements, a conduit Senghor à formuler la spécificité de la perception et du jugement de l’Africain. Les manifestations de la conscience collective se résument à ce qu’il appelle la culture négro-africaine.
Pour mettre en lumière la définition de la psychologie de l’Africain, il est indispensable de le situer dans la chaîne des rapports d’adéquation entre sa civilisation et sa culture. Arriver à une conclusion pertinente sur ses états psychologiques consiste, dans une première étape, à évaluer les facteurs extérieurs qui conditionnent le développement de son esprit, si l’on conçoit le postulat de Senghor selon lequel « notre psychologie est l’expression de notre physiologie ». C’est dire que notre conduite générale résulte d’abord de notre nature biologique. Par ailleurs, Senghor définit le milieu tropical – chaud et humide – comme l’environnement propre au Négro-africain, milieu qui détermine son extrême sensibilité. Or ce milieu tropical est dominé par une structure agraire qui est en parfaite corrélation avec les fondements de la culture négro-africaine.
Pour faire la lumière sur la corrélation entre la psychologie et la physiologie de l’Africain noir, Senghor procède à un examen minutieux des états psychologiques de celui-ci, et finit par élaborer un ensemble de connaissances réglées qui sont inhérentes au peuple noir. Pour souligner les spécifications de sa théorie de la connaissance négro-africaine, Senghor les oppose systématiquement aux méthodes épistémologiques occidentales. Dans leurs relations respectives avec l’objet, le Blanc adopte une attitude rationnelle tandis que le Noir maintient une attitude intuitive. Les motivations rationnelles devant l’objet sont des méthodes de connaissance limitées, dans la mesure où elles se placent à une distance relative de l’objet. La conciliation entre le rationnel et l’objet n’est alors que l’effet d’une réalité immédiate qui réduit les caractéristiques de l’objet à son état apparent. Ce procédé analytique n’est pas une propriété exclusive au monde occidental, car, comme le rapporte Senghor, le Négro-africain possède le même esprit d’analyse qui lui permet de cerner l’objet dans son état apparent avant tout autre processus.
Néanmoins, chez le Négro-africain, le processus d’appréhension et d’appréciation de l’objet va au-delà de l’apparence. Autrement dit, il dépasse la réalité immédiate de l’objet pour s’immiscer en son intimité non visible. C’est dire qu’il conclut à la réalité de l’objet par la subjectivité : « Voilà donc le Négro-africain, dit Senghor, qui sympathise et s’identifie, qui meurt à soi pour renaître dans l’Autre. Il n’assimile pas, il s’assimile » (259). Senghor met l’accent sur la subjectivité du Négro-africain sans pour autant infirmer sa capacité de raisonner logiquement. Il minimise cette capacité par rapport à la compréhension d’une réalité supérieure : la surréalité ou sous-réalité comme il le précise. C’est cette observation qui mène à l’association qu’on a qualifiée d’exclusive du Négro-africain avec l’émotion, d’où la formule : « L’émotion est nègre, la raison hellène ». Reprenant la définition de Sartre de l’émotion, « une chute brusque de la conscience dans le monde magique », Senghor a voulu montrer que cette faculté de la conscience permettait au Négro-africain de dépasser le monde des apparences pour s’infiltrer dans le surréel. Ainsi, « les rapports entre les hommes sont faits de liens magiques, voire les rapports entre les hommes et la nature, c’est-à-dire les choses » (263).
Dans la partie qu’il consacre à l’ontologie et à la religion négro-africaines, Senghor tente de cerner tous les mouvements de l’être dans le cosmos. L’Africain, se réclamant du monothéisme, place Dieu à la tête des Forces supérieures. Ces dernières servent d’intercesseurs à l’homme auprès de l’Etre suprême. L’ontologie négro-africaine est fondamentalement orientée vers la vie qui est l’expression de la force vitale. Le monde, dans sa totalité, est rempli d’éléments en pleine mutation dont l’interrelation manifeste leurs forces vitales. Partant de ces observations, Senghor distingue alors deux traits de l’ontologie négro-africaine :
« Le premier est que la hiérarchie des forces vitales ne fait qu’exprimer l’intégration de l’univers à la famille ou, peut-être plus exactement, la dilatation de la famille aux dimensions de l’univers…
« Le second trait de cette ontologie est la place éminente que l’homme vivant, l’Existant, occupe dans la hiérarchie des forces. L’Homme est le centre de l’univers, qui n’a d’autre but que de renforcer sa force, de le rendre plus vivant et existant, de le réaliser en personne » (266).
Senghor met en parallèle sa théorie de la force vitale et le discours sur le corpuscule de Pierre Teilhard de Chardin dans son livre, Les Singularités de l’Espèce humaine. Mais sa théorie sur l’ontologie négro-africaine tient sa source des idées développées par Placide Tempels dans La Philosophie bantoue [3]. Même si la référence n’est pas faite à son nom, il y a lieu de constater une connivence dans les remarques de Senghor avec celles du Père Tempels. Ce dernier avait noté chez les Baluba du Congo une tendance à associer l’être à la force. Ailleurs, Senghor cite le Père Tempels pour expliquer cette connivence des Bantou avec le cosmos :
« Pour le Bantou, nous répond Placide Tempels, « l’être est ce qui possède la force ». En d’autres termes, « l’être EST force ». Partant, l’être est puissance et action ; en définitive liberté et mouvement. C’est pourquoi Dieu est l’Etre en soi ou, mieux, la plénitude de l’Etre, qui a créé l’Homme et toutes choses, et il les maintient en vie : en mouvement (Liberté 3 : 355) ».
On lit entre ces lignes que l’ontologie bantoue conçoit l’être comme une matière non pas statique mais plutôt dynamique, animée d’une force vitale. C’est dire que si Senghor ne se situe pas dans une position originale en promulguant sa thèse de l’ontologie existentielle, il ne fait que renforcer l’idée de l’humanisme africain, comme le précise Abiola Irele :
« In his assimilation of Bantu philosophy into a general scheme of ideas concerning the nature of the African, Senghor’s purpose is to present through Negritude an independent African system of thought, a distinctive African humanism » [4].
Jean-Paul Sartre fut le premier à définir la Négritude dans « Orphée noir » en mettant l’accent sur le caractère affectif du concept. « Et qu’est-ce donc à présent que cette Négritude ? » se demanda-t-il, ajoutant plus loin : « … On ne saurait mieux nous prévenir que la Négritude n’est pas un état, ni un ensemble défini de vices et de vertus, de qualités intellectuelles et morales, mais une certaine attitude affective à l’égard du monde » [5]. Sartre avait, dans son essai, relié la Négritude à l’existence d’un prolétariat nègre, dans la mesure où elle luttait en faveur de l’égalité de toutes les races. « Du coup, dit-il, la notion subjective, existentielle, ethnique de négritude « passe », comme dit Hegel, dans celle – objective, positive, exacte – de prolétariat » [6]. Sartre ne reconnaît pas à la race un caractère universel et abstrait, comme c’est le cas pour la classe. Il prévoit plutôt la transformation progressive de l’état de race en lutte à l’état de classe en lutte. C’est ainsi que la Négritude se fondra dans la classe du prolétariat mondial, d’où la prévision assez forcée de Sartre :
« En fait, la Négritude apparaît comme le temps faible d’une progression dialectique : l’affirmation théorique et pratique de la suprématie du blanc est la thèse ; la position de la Négritude comme valeur antithétique est le moment de la négativité. Mais ce moment négatif n’a pas de suffisance par lui-même et les Noirs qui en usent le savent fort bien ; ils savent qu’il vise à préparer la synthèse ou réalisation de l’humain dans une société sans races. Ainsi la Négritude est pour se détruire, elle est passage et non aboutissement, moyen et non fin dernière » [7].
Cependant Senghor et ses amis écrivains tenaient à ce qu’on saisisse la Négritude sous l’angle de l’objectivité. La définition de la Négritude offerte par Senghor ne se résume pas à la notion de classe comme l’expose Sartre ; elle est axée sur la représentation des éléments de culture et de civilisation qui concourent à la définition de la spécificité de la race noire par rapport aux autres races. Cette spécificité apparaît d’abord dans l’exaltation sinon la reconnaissance immédiate de la race – c’est-à-dire les caractères biologiques. L’autre spécificité se révèle dans la convergence des Noirs de la diaspora autour d’une culture commune qu’Abiola Irele désigne comme l’héritage africain :
« The ultimate foundation of black identity, then, is the African heritage. This heritage constitutes what Senghor has called ‘objective Negritude’, as evidenced by the definition he has most consistently proposed – ‘the sum total of the cultural values of Africa » [8].
La négritude s’est, bien sûr, mieux affirmée au contact de l’Occident, mais sa temporalité dépasse le stade de la confrontation entre culture blanche et culture noire. Elle annonce, à l’occasion, les valeurs qui précèdent le contact avec l’Occident et renforcent « l’esprit de la civilisation ou les lois de la culture négro-africaine » [9].
Les traits de la Négritude ont été d’abord mieux affirmés en poésie que dans les autres genres littéraires. L’Anthologie (1945) de Senghor regroupe plus d’une quinzaine d’auteurs inspirés de poésie, tandis qu’à la même époque le nombre de romans francophones en publication était très limité. L’œuvre poétique de Senghor renferme presque toutes les normes d’appréciation qui caractérisent l’originalité de la Négritude. Voici comment celle-ci se définit sur le plan littéraire : « … ce qui fait la négritude d’un poème, c’est moins le thème que le style, la chaleur émotionnelle qui donne vie aux mots, qui transmue la parole en verbe » [10].
Cette définition engage l’importance de la thématique négro-africaine, mais elle met aussi l’accent sur l’esthétique de la poésie négro-africaine. La thématique de la Négritude se complète par ce que Senghor nomme le style, c’est-à-dire le rythme, qui est l’élément de complémentarité de l’image. Les images que Senghor met en relief dans ses poèmes sont le plus souvent des formules symboliques qui désignent des événements inhérents à la civilisation négro-africaine. L’agencement de ces images harmonieusement tissées illustre le mouvement du poème. L’adoption du rythme dans les activités artistiques est une conversion du souffle et des mouvements dynamiques de l’être. Sa prédominance est manifestée dans les pratiques cérémonielles de l’Africain. L’amplitude des travaux agricoles et artisanaux se mesure par l’action catalytique de la musique et du chant qui facilitent le fonctionnement régulier de l’être et exaltent sa volonté de se dépasser. Le rythme représente l’instrument de motivations profondes qui font que l’individu tombe dans un état extatique. Camara Laye campe, dans L’enfant noir [11], une scène relative au transport des paysans de Tindican sous l’effet du chant :
« Ils chantaient, nos hommes, ils moissonnaient ; ils chantaient en chœur, ils moissonnaient ensemble : leurs voix s’accordaient ; ils étaient ensemble ! – unis dans un même travail, unis par un même chant. La même âme les reliait, les liait ; chacun et tous goûtaient le plaisir ; l’identique plaisir d’accomplir une tâche commune.
Etait-ce ce plaisir-là, ce plaisir-là bien plus que le combat contre la fatigue, contre la chaleur, qui les animait, qui les faisait se répandre en chants ? (L’enfant noir : 63) ».
Camara Laye répond par l’affirmative et, dans un style très poétique, il reprend le procédé rythmique des moissonneurs à l’intérieur de son texte. Les poètes de la Négritude travaillent également à l’enrichissement de leurs œuvres en cherchant une correspondance réciproque entre le rythme de l’activité humaine et celui du poème, sachant que le rythme, comme le précise Senghor :
« C’est l’architecture de l’être, le dynamisme interne qui lui donne forme, le système d’ondes qu’il émet à l’adresse des Autres, l’expression pure de la Force vitale. Le rythme, c’est le choc vibratoire, la force qui, à travers les sens, nous saisit à la racine de l’être. Il s’exprime par les moyens les plus matériels, les plus sensuels : lignes, surfaces, couleurs, volumes en architecture, sculpture et peinture ; accents en poésie et musique ; mouvements dans la danse » (Liberté I : 211-212).
L’accord des instruments de musique est nécessaire pour casser la monotonie du chant. Ils constituent le rythme de base du poème. On participe ainsi à une alternance de la cadence entre les sonorités du poème et les instruments d’accompagnement. Cet état de fait est inhérent à presque tous les genres littéraires que produit l’Afrique noire traditionnelle. C’est donc en accord avec l’explication de Senghor que Mouhamadou Kane souligne :
« En milieu traditionnel, le recours au chant, à cet élément répétitif, crée une sorte de pulsation intérieure. Il légitime aussi l’emploi d’instruments de musique, qui permettent d’agrémenter le récit, de souligner les saillies, de meubler les silences, d’introduire une harmonie imitative ou tout simplement d’inviter le public à la détente » [12].
Le rythme est donc fondamental à l’appréciation du poème africain. Dans le paragraphe cité de Camara Laye, on remarque bien la place prépondérante faite à la répétition et au parallélisme que Senghor considère comme les éléments caractéristiques de la poétique négro-africaine. La répétition s’augmente d’allitérations et d’assonances qui sont les figures réglées de l’harmonie. La fréquence de ces emplois stylistiques et l’usage de la parataxe dans la composition des vers sont les grands traits d’identification du rythme négro-africain. On retrouve, dans les poèmes de Senghor particulièrement, une transposition presque infaillible des règles de versification qu’il a soulignées dans ses essais, et qui émanent de son expérience avec les chants populaires de son terroir.
La poésie de Senghor est avant tout sénégalaise. Toute l’influence esthétique traditionnelle est d’origine locale. C’est le monde qu’il nomme le Royaume d’enfance, et dans lequel il s’est nourri de tout ce que la poésie orale devait offrir. C’est ainsi qu’on lit dans un poème :
« Je repose la tête sur les genoux de ma nourrice Ngâ, de Ngâ la poétesse
Ma tête bourdonnant au galop guerrier des dyoung-dyoungs, au grand galop de mon sang de pur sang
Ma tête mélodieuse des chansons lointaines de Koumba l’Orpheline » (Hosties noires : 58).
L’influence de la tradition orale se manifeste dans la poésie de Senghor. En plus de Ngâ, la nourrice, Senghor évoque les souvenirs d’amitié qui le liaient à d’autres oralistes, par exemple à Samba Dyouma, l’autre « poète à la voix couleur de flamme » (81) ou encore l’un des pâtres de son village qu’il décrit ainsi : « Il n’a pas besoin de papier ; seulement la feuille sonore du dyâli et le stylet d’or rouge de sa langue » (Chants d’Ombre, 48).
Et ils sont encore nombreux ces maîtres-poètes de la tradition orale quand Senghor les mêle tous dans ce vers : « Les poétesses du sanctuaire m’ont nourri
Les griots du Roi m’ont chanté la légende véridique de ma race aux sons des
hautes kôras » (31).
Mais c’est singulièrement la sublime Marône Ndiaye, cette poétesse qui, à l’âge de 50 ans, avait déjà composé 2000 poèmes gymniques, qui nourrit l’imagination de Senghor. Le poète se rappelle qu’enfant il voulait dominer le verbe sérère, pour égaler le génie poétique de Marône : « Il (le poète) n’avait d’autre ambition que de chanter, pour sa fraternité d’âge, ces calmes pays bas, de rivaliser avec Marône, la Poétesse du village voisin » (Liberté 1, 122).
Cependant, l’initiation du poète à la tradition et aux mystères de la vie ne pouvait être complète sans l’apport des parents veillant sur l’évolution intellectuelle de l’enfant, comme cet oncle Tokô’Waly :
« Toi Tokô’Waly, tu écoutes l’inaudible
Et tu m’expliques les signes que disent les Ancêtres dans la sérénité marine des
constellations
Le Taureau le Scorpion le Léopard, l’Eléphant les Poissons familiers
Et la pompe lactée des Esprits par le tann céleste qui ne finit point » (Chants d’Ombre : 36-37).
C’est dire que Senghor n’a pas inventé la civilisation sénégalaise, ni négro-africaine en général, mais qu’il l’a vécue par les actes et apprise de ces poètes qu’il a nommés. Son grand paradoxe demeure l’usage du français pour traduire les réalités du Sénégal en particulier, et celles de l’Afrique en général. L’association de cette langue étrangère avec la littérature proprement sénégalaise crée une certaine ambiguïté du point de vue de la réception de son texte. Le poète en est bien conscient qui écrit : « Voici que je suis devant toi Mère, soldat aux manches nues
Et je suis vêtu de mots étrangers, où tes yeux ne voient qu’un assemblage de
bâtons et de haillons » (Hosties noires :81).
Paradoxe, à la lumière de la définition de l’ethnicité décrite par Amar Samb :
« Ce qui fait sinon un peuple, du moins une ethnie, c’est un tout complet formé d’éléments épars tels que certains traits physiques et moraux communs à un groupe d’hommes établi en un lieu donné, ayant sa langue, son histoire, ses croyances, ses arts, sa culture et ses traditions propres concourant à se combiner étroitement dans le creuset d’une unité qui en constitue l’identité, la personnalité. Point n’est besoin de signaler que certains de ces éléments dominent le reste, au premier rang desquels figure la langue » [13].
La définition de Samb légitimerait l’usage du wolof et du sérère chez les poètes sénégalais à la place du français qui, apparemment, devrait mener à la trahison des sentiments du poète sénégalais. Léopold S. Senghor est bien conscient du paradoxe né de la conjonction de la littérature négro-africaine et du médium linguistique, comme il en fait le témoignage : « Le paradoxe était, en effet, de prétendre exprimer la Négritude en français, l’être le plus complet dans la langue la plus abstraite, le paysan le plus paysan par la rhétorique la plus élaborée sinon la plus artificielle » (Liberté 1 : 133).
Par leur richesse, les œuvres poétiques produites par les écrivains de la Négritude révèlent chez ces derniers une maîtrise du français. Ecrire dans cette langue ne fut point un obstacle au déploiement de leurs sentiments les plus forts. Ils ont, au contraire, marqué l’originalité de leurs œuvres par l’usage d’un style original qui s’apparente à la structure de la palabre africaine. Et par mesure de clarté, ils ont adopté les néologismes qui manquaient à la langue française pour compléter le tableau du paysage local :
« Et puisqu’il faut m’expliquer sur mes poèmes, dit Senghor, je confesserai encore que presque tous les êtres et choses qu’ils évoquent sont de mon canton : quelques villages sérères perdus parmi les tanns, les bois, les bolongs et les champs. Il me suffit de les nommer pour revivre le Royaume d’enfance – et le lecteur avec moi, je l’espère – ‘à travers des forêts de symboles’ (221) ».
Partant de ces précisions sur l’esthétique négro-africaine, nous avons choisi d’étudier de plus les Chants d’Ombre pour voir dans quelle mesure les traits de la Négritude s’y manifestent.
- CHANTS D’OMBRE
Léopold Sédar Senghor accumule dans Chants d’Ombre les souvenirs d’un passé lointain, couvrant surtout les sept premières années de son enfance, période qui n’a pas été affectée d’une corruption extérieure. Le poète réussit à ressusciter ses innombrables moments édéniques pour se remettre, à l’heure présente, du déséquilibre psychologique qui le secoue. En effet, Chants d’Ombre a été composé en France à l’époque où Senghor était amené à y poursuivre ses études supérieures. Sa présence dans le pays colonisateur sème le malaise dans son âme. Outre qu’il souffre de sa condition d’exilé, le plaçant loin de son propre terroir, le poète se sent également confronté à une crise d’identité exacerbée par l’ignorance et le mépris de ses « frères aux yeux bleus ». En effet, ces derniers avaient refusé à l’Africain toute capacité de jugement esthétique, voire toute aptitude aux modes de connaissance scientifiques. Leurs jugements dans l’ensemble réduisaient la civilisation africaine à l’état primitif, marquant par là son infériorité par rapport à la civilisation occidentale, sinon son inexistence. Et à l’heure où Senghor se penchait sur ses premiers poèmes, l’entreprise d’annihilation de la civilisation africaine, en faveur du rationalisme occidental, battait encore son plein dans l’étendue des pays colonisés. Et voilà que le poète noir, placé au milieu de deux situations antinomiques, avec la volonté d’affirmer son identité au sein d’un monde hostile à sa civilisation, devait faire part de leur coexistence. Dans un premier temps, Senghor s’est donné la tâche de manifester les valeurs de la culture noire dans tous ses aspects. Pour ce faire, il procède à un retour aux sources pour renouer le lien ombilical qui a une fois existé entre son peuple et lui-même.
Le besoin de se replacer dans un cadre africain anticipe le choix du poète de se préserver contre toute tentative d’assimilation à la culture de l’Autre. C’est ainsi que Senghor, soumis à l’épreuve du choix entre Soukeïna, symbolisant la Négritude et Isabelle, le monde blanc, confesse dans « Que m’accompagnent koras et balafong » : « J’ai choisi mon peuple noir peinant, mon peuple paysan, toute la race paysanne par le monde » (p. 30).
L’orientation devant la bipolarisation que le poète dessine dans Chants d’Ombre devient moins nette à quelques endroits des poèmes, car sa volonté de pardonner, après avoir récriminé contre la France, l’amène souvent à la réconciliation et à l’acceptation de l’Autre. Marcien Towa souligne dans sa thèse cette attitude particulière du poète en insistant sur un point :
« Outre l’amour chrétien des ennemis et le devoir de fraternité universelle, le poète, levant le voile sur un coin de sa vie privée, nous confie que son comportement politique suit aussi les péripéties de ses aventures passionnelles : « A cause aussi des mains de rosée, le soir, le long de mes joues brûlantes » » [14].
Loin du sarcasme de Towa, nous recommandons plutôt d’être saisi par l’intention première de Senghor d’illuminer son lecteur par la richesse des traditions africaines sans pour autant nier celles d’autrui. Ainsi, se tenant plus près de son Afrique, Senghor expose le culte des Ancêtres auquel il a été initié, l’harmonie familiale dans laquelle il a été bercé et le sens de l’honneur qui marque l’identité des anciens régimes africains. Ces éléments thématiques, fort utiles à la définition de la Négritude, abondent dans le premier recueil de Senghor et mériteraient qu’on en fasse la glose.
« In Memoriam », le poème d’ouverture de Chants d’Ombre, annonce la Toussaint, fête catholique en l’honneur de tous les saints, sans que Senghor s’attarde dans son élégie à les louer :
« C’était hier la Toussaint, l’anniversaire solennel du Soleil
Et nul souvenir dans aucun cimetière » (p. 7).
Sa préoccupation personnelle demeure l’état de confinement dans lequel il se trouve. Faisant état de distinction entre lui-même et « [ses] semblables au visage de pierre », notamment les Blancs, Senghor choisit de s’enfermer dans une tour de verre pour se sauvegarder de toute conversion idéologique. Son isolement, aussi délibéré qu’il semble, renforce le sentiment de solitude qui le brûle. Le prolongement de cette séparation physique et spirituelle avec son peuple finit par étouffer le poète qui se tourne vers la méditation pour retrouver son cadre familier. Dans cette activité du rêve, le poète décrit une lente progression de son regard qui vise à ramener des images nettes dans sa conscience. Dans un premier temps, il ne parvient guère à discerner ces images sous le voile de la brume. Leurs projections sur les collines donnant finalement forme, le poète les assimile aux conducteurs de sa race, notamment ses Ancêtres :
« O Morts, qui avez toujours refusé de mourir, qui avez su résister à la Mort
Jusqu’en Sine jusqu’en Seine, et dans mes veines fragiles, mon sang irréductible
Protégez mes rêves comme vous avez fait vos fils, les migrateurs aux jambes minces.
O Morts ! défendez les toits de Paris dans la brume dominicale
Les toits qui protègent mes morts » (p. 7-8). L’association du poète à ses Ancêtres et l’évocation de leur dynamisme dans l’univers sont les premiers signes manifestes de l’identification du poète à la Négritude. L’acceptation de la pensée négro-africaine qui fait que les Morts veillent à la protection de l’individu est un signe de conservation de la race. Mais on voit qu’en contraste avec sa foi catholique, qui n’est nullement remise en question ici, Senghor a choisi de célébrer ses Morts en conformité avec l’animisme, apport de l’homme noir, en vue de pouvoir faire face à ses « frères aux yeux bleus ». Il est certain que Senghor prône une conciliation avec le monde blanc à la fin de son poème ; cependant, il limite son engagement dans cette conciliation en choisissant de ne garder que les valeurs qui sont propres à sa tradition.
Senghor concède aux Esprits une place prépondérante dans son univers. Par rapport aux éléments de la nature, le poète met l’accent sur la vie perpétuelle des Morts dans le Cosmos, et sur les honneurs que leur doivent les vivants. Car les Ancêtres veillent à la protection et à la sauvegarde des Hommes, d’où le rappel fréquent du poète de quelques pratiques du culte des Ancêtres. Senghor attache beaucoup d’importance à ces pratiques parce qu’elles permettent de dépasser la réalité apparente pour entrer en communion avec l’univers qu’on appréhende mieux ainsi. C’est seulement par ce processus d’intégration que le poète parviendra à renforcer sa force vitale. Senghor a défini la force vitale comme la loi de l’existence de l’homme :
« Pour exister, dit-il, l’homme doit réaliser son essence individuelle par l’accroissement de l’expression de sa force vitale… Dans la mesure où l’homme est force vitale, les ancêtres, s’ils ne veulent pas être inexistants, « parfaitement morts » – c’est une expression bantoue -, doivent se consacrer au renforcement de la vie, de l’existant actif » [15].
C’est donc à la recherche de cette force vitale que Senghor se consacre dans les Chants d’Ombre pour mieux affirmer son être. C’est ainsi qu’on lit ce vœu dans « Nuit de Sine » :
« Que je respire l’odeur de nos Morts, que je recueille et redise leur voix vivante, que j’apprenne à
Vivre avant de descendre, au-delà du plongeur, dans les hautes profondeurs du sommeil » (p. 13).
L’aspiration à la vie chez le poète est marquée par une conscience spirituelle, un dialogue entre l’individu et les Ancêtres du clan.
La place qu’occupe la religion dans Chants d’Ombre, et généralement dans les poèmes de Senghor, est surtout liée à l’attitude du Négro-africain devant son prochain, fût-il son ennemi. La position de Senghor à cet égard consiste à résoudre le conflit de propagande insidieuse et tous les procédés vexatoires qui l’opposent au monde blanc par un dépassement psychologique qui se traduit par une récupération et une transfiguration de son être. Par ailleurs, Senghor prêche l’absolution des offenses perpétrées par l’Europe contre le monde noir. Le poème « Neige sur Paris » dépeint en partie le tableau des peines que l’Occident a infligées à l’Afrique depuis la période de l’esclavage jusqu’à la colonisation. L’affreux spectacle est la représentation d’un continent abattu et soumis aux cruautés de l’envahisseur [16]. Et l’extorsion des biens du continent a tôt fait de mener l’Afrique vers le désastre. Et pourtant, en dépit de toutes ces tribulations, la résolution du poète demeure la volonté pacifique :
« Seigneur je ne sortirai pas ma réserve de haine, je le sais, pour les diplomates
qui montrent leurs canines longues
Et qui troqueront la chair noire » (p. 20).
Curieuse attitude que cette volonté de pardon qui ne saurait tenir sa source de cette confession : « A cause aussi des mains de rosée, le soir, le long de mes joues brûlantes ». Nous avons déjà vu dans « In Memoriam » que Senghor concluait son poème par un vœu de réconciliation avec ses antagonistes malgré les traits d’opposition qui le distinguaient du monde blanc. Cette volonté pacifique est due à l’émotivité de l’homme noir découlant de sa méthode de connaissance des objets. Le Négro-africain, d’après le poète, adopte une attitude spécifique par rapport à l’objet qu’il étudie. En effet, il s’attarde peu aux caractéristiques extérieures de l’objet, minimisant par là toute tentative de rationalisation qui appelle à prendre une distance par rapport à l’objet. Au contraire, il pénètre le fond de l’objet pour apprécier sa sous-réalité. Senghor précise à cette occasion que le Négro-africain :
« Ne voit pas l’objet, il le sent… Sujet et objet sont, ici, dialectiquement confrontés dans l’acte même de la connaissance, qui est acte d’amour… Le Négro-africain pourrait dire : « Je sens l’Autre, je danse l’Autre, donc je suis ». Or danser, c’est créer, surtout si la danse est d’amour. C’est, en tout cas, le meilleur mode de connaissance (Liberté 1 : 259) ».
A la lumière de cette citation, on imaginerait peu que le poète soit porté à la haine d’autrui quand le modèle épistémologique qu’il campe ici a pour finalité l’amour de l’Autre. C’est dire qu’après avoir longuement formulé l’opposition entre le monde africain et le monde occidental, Senghor a fini par dépasser la dialectique des contradictions en prônant la paix et l’amour de l’Autre.
Marcien Towa a saisi dans sa thèse la persistance du poète à réconcilier les antagonismes. Pour lui, la théorie senghorienne conclut à l’absence d’oppositions des contraires, dans la mesure où tout semble entrer dans la symbiose pour ne plus se distinguer. On constate dans la glose de Towa une certaine banalisation de la formule de Senghor quand il avance cette remarque :
« N’ayant aucune notion déterminée d’aucun être, ne distinguant rien de rien avec précision, le concept d’opposition, de contradiction, de conflit ne saurait prendre forme dans leur esprit. Rien donc de plus étranger au nègre qu’une attitude d’hostilité, d’opposition, la contradiction étant métaphysiquement impensable pour son esprit » [17].
Towa conclut de cette analyse que « l’accord conciliant » que Senghor veut bâtir entre le monde noir et le monde blanc découle de son amour égalitaire des deux mondes. Si telle est la portée de la poésie senghorienne, on se demande alors pourquoi toute sa critique est menée contre l’Europe colonisatrice, dans sa politique d’oppression et d’avilissement, tandis que l’Afrique est sous tous les aspects.
La poésie de Senghor ne s’abandonne pas à des invectives infinies ; elle accuse et pardonne en même temps. C’est dire qu’elle sait reconnaître les contradictions. Cependant, elle les dépasse en prêchant la solution pacifique, car elle se nourrit de l’émotion qui lui donne la force d’aimer. Cela dit, il semble légitime que Senghor réfute encore la remarque de Jean-Paul Sartre selon laquelle le Négro-africain, en choisissant d’exalter son moi, se crée « un racisme anti-raciste ». L’exaltation du moi nègre est un acte de réhabilitation contre le discours d’acculturation du monde occidental qui identifiait l’homme noir au pur sauvage. Ce n’est donc pas un discours de provocation mais une réaction contre la provocation.
Quand Senghor choisit d’évoquer les étapes de son enfance, ce n’est pas pour marquer sa supériorité par rapport à l’Autre. Il le fait, au contraire, pour pouvoir se redresser contre l’accablante pression de l’Autre. L’enfant Senghor vivait dans un monde édénique où ni sa liberté ni son identité n’étaient remises en question. A cette même époque son « enfance gardait l’innocence de l’Europe ».
L’enfance de Senghor occupe, en effet, une grande partie de Chants d’Ombre. Elle implique une expérience personnelle participant à dégager les valeurs fondamentales de son terroir, et par extension celles de toute l’Afrique. Le malaise qui prévalait dans « In Memoriam », à la suite de l’enfermement du poète dans un monde étranger et hostile, persiste encore dans « Porte dorée », le poème suivant. Senghor est saisi par le regret du pays natal qu’il voudrait substituer au lieu présent, source de ses angoisses. Seule la mémoire répond à son souhait d’oublier, ne fût-ce qu’un moment, sa malheureuse condition d’exilé, car elle lui permet ce retour imaginaire au Royaume d’enfance :
« J’ai choisi ma demeure près des remparts rebâtis de ma mémoire, à la hauteur
des remparts [18]
Me souvenant de Joal l’Ombreuse, du visage de la terre de mon sang » (p. 8).
Le poète détourne donc son regard de l’espace carcéral qui l’environne pour se replacer dans le lieu des délices enfantins qu’est sa ville natale : Joal. Senghor manifeste vivement le désir de se replonger dans le passé édénique, car il se donne la peine de répéter ce vœu ailleurs : « Me voici cherchant l’oubli de l’Europe au cœur pastoral du Sine » (p.11). Le poète procède ainsi à la thérapie par les moyens imaginaires d’un retour aux sources dont l’évocation est une source de réhabilitation. C’est alors que Senghor déroule des souvenirs dans sa mémoire et compose des poèmes comme « Nuit de Sine », « Joal », et « Femme noire » dont l’évocation remet le poète, ne serait-ce qu’un moment, de sa crise.
Les souvenirs qui se dégagent dans ces poèmes représentent les délices d’une enfance comblée par des événements festifs. Le poète précise son amertume à la fin du poème « Joal », où il fait une comparaison entre son séjour européen et sa jeunesse vécue au pays natal :
« Quelle marche lasse le long des jours d’Europe où parfois
Apparaît un jazz orphelin qui sanglote, sanglote sanglote » (p. 14).
On sent la langueur envahir le poète chaque fois que lui revient l’image de la séparation avec son pays. Nul mieux que Charles Baudelaire ne comprend l’angoisse que cause l’exil, lui qui manifestait dans son poème, « Le Cygne », sa compassion pour toutes les victimes du monde. Parmi celles-ci, la négresse esclave retient vivement l’attention du poète français :
« Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique,
Piétinant dans la boue, et cherchant, l’œil hagard,
Les cocotiers absents de la superbe Afrique
Derrière la muraille immense du brouillard » [19].
De Baudelaire à Senghor, il y a eu à peu près un siècle d’intervalle dans la publication de leurs recueils respectifs, Les Fleurs du mal (1857) et Chants d’Ombre (1945). Cet intervalle a laissé des traces de souffrance durable chez les Noirs victimes de l’esclavage et de la colonisation. Reprenant la thématique de Baudelaire, Senghor montre combien il souffre du même malaise que l’esclave décrite par le poète français. On imagine que Senghor et la femme esclave partagent le même sentiment de détresse, mais aussi qu’ils nourrissent leur esprit d’un passé meilleur.
L’accent de délectation qui se dégage des poèmes de Senghor en faveur de l’Afrique n’est pas limité à la célébration des Morts, ni à celle de l’enfance. Il couvre tous les aspects qui convergent à enrichir la civilisation négro-africaine. Senghor ne ménage point la valeur du travail qui coexiste avec les festivités musicales. Dans un cadre plus restreint, il concentre son attention sur la définition de la cellule familiale traditionnelle, définissant le rôle de chacun de ses membres. C’est ainsi qu’on remarque chez le poète un respect indéfectible accordé aux gens plus âgés, allant du père à la mère et même à l’oncle Tokor Waly, personnages dont la bonté, le bercement et l’enseignement témoignent de la reconnaissance exprimée dans Chants d’Ombre. Au sein de cette même cellule familiale, la femme, sans tenir compte de son âge, occupe une place primordiale. Source de vie et image protectrice, Senghor l’a peinte sous plusieurs facettes dans son poème « Femme noire ». Ce poème, certes le plus lu des compositions de Senghor, célèbre l’image de la femme – et de l’homme noir, bien sûr – en lui attribuant des critères esthétiques jusqu’ici jugés négatif par le regard occidental :
« Femme nue, femme noire
Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté ! (p. 14) »
Dans ce vers, Senghor subvertit le discours occidental en faisant de la couleur noire une couleur de vie. Il entend ainsi détruire l’image de mort et les épithètes négatives jusqu’ici associées à cette couleur. L’organisme de la femme noire, décrit comme « Fruit mûr à la chair ferme », « Savane aux horizons purs », « Tam-tam sculpté », descriptions très symboliques, révèle les contours de celle-ci et participe à traduire sa forme comme l’image de la beauté par excellence. Senghor signifie cette beauté de la femme noire par l’association d’éléments naturels qui lui sont familiers. Senghor ne se limite pas seulement aux traits physiques. Il définit ses rôles en l’assimilant à la femme-mère, berceuse dont la douceur des mains est naturellement un signe d’affection maternelle. Senghor met aussi l’accent sur la sensualité de la femme noire en lui concédant des épithètes suggestives du caractère passionnel de son regard. Mais il nous invite en même temps à dépasser le phénomène sensuel pour découvrir en la femme noire, plus qu’un objet de désir, le symbole de la procréation et, donc de la vie. La facture du poème dépasse donc l’image de la femme nue comme objet de désir. Elle invite à la récupération des valeurs africaines qui ont été réprouvées par l’Occident. Mieux, elle prône l’universalisation de ces valeurs esthétiques :
« Femme nue, femme noire
Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l’Eternel
Avant que le Destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la
vie » (p. 15).
C’est ainsi que « Femme noire » devient le poème de célébration qui complète le processus de réhabilitation de l’image du Noir en face du monde.
A voir de plus près les souvenirs que Senghor reproduit dans Chants d’Ombre, on aurait de la peine à croire qu’ils s’étalent sur une période bien fixe. Rappelons-nous que c’est à l’âge de sept ans que Senghor avait quitté le village natal. Et pourtant, il nous paraît évident que le poète a choisi de dépasser les frontières de cet intervalle temporel en interrogeant le passé qu’il nomme la « négritude des sources ». Il s’accorde ce rôle à l’aide de la tradition qui fait que l’histoire se raconte de génération en génération, lui permettant ainsi de remonter plus loin dans son passé. C’est ainsi qu’on comprend la métamorphose du poète-enfant :
« Mon enfance, mes agneaux, est vieille comme le monde et je suis jeune
comme l’aurore éternellement jeune du monde.
Les poétesses du sanctuaire m’ont nourri
Les griots du Roi m’ont chanté la légende véridique de ma race aux sons des
hautes kôras » (p. 30).
La Négritude combine le passé au présent. C’est un phénomène continu qui se retrouve à toutes les étapes de son existence, autrement dit depuis la naissance du monde. La reconstitution de l’histoire est donc une nécessité à la compréhension des transformations qui se sont opérées au fil du temps chez les Noirs. L’historicité de la Négritude est une source de réapprovisionnement psychologique pour le poète accablé par le discours condescendant du Colonisateur. En effet, Senghor s’efforce de révéler plusieurs hérédités de comportements qui contribuent à enrichir sa théorie de la Négritude. Il remonte donc jusqu’en Egypte pharaonique, en passant par tous ceux « Qui portent les richesses de [sa] race sur leurs épaules musicales ». Dans l’ensemble, les éléments de civilisation qu’ils ont laissés sont tous nourris par la vertu et l’amour qui expliquent le caractère conciliant du poète en dépit de l’antagonisme des deux mondes qui le réclament : « Soyez bénis, qui n’avez pas permis que la haine gravelât ce cœur d’homme » (p. 50).
Chants d’Ombre constitue dans son ensemble des poèmes de la renaissance dans le monde noir. Senghor réussit à réunir les points saillants qui concourent à sa définition de la Négritude : « L’ensemble des valeurs culturelles du monde noir, telles qu’elles s’expriment dans la vie, les institutions et les œuvres des Noirs » (Liberté 1, 9). Le poète, lui-même, se présente comme l’acteur de ce mouvement en retraçant les péripéties de son existence. Dans Chants d’Ombre il limite les grandes étapes de cette péripétie à l’enfance qu’il a qualifiée d’édénique. Cette époque regrettée l’a initié aux délices du monde à jamais disparus dans sa vie d’adulte. Aussi a-t-il appris les secrets d’un univers symboliquement complexe, où les éléments de la nature sont en contact permanent avec les Ancêtres pour assurer le maintien de l’humanité. Et c’est partant de cette expérience et de l’enseignement qu’il a reçu de ses aînés, que le poète voudrait conférer ses propres attributs à l’ensemble du monde noir. Or, il est à noter que la majorité des Africains de son époque, et ceux bien antérieurs à lui, n’ont pas évoqué le paradis d’enfance qu’il décrit, pour voir en la Négritude rien que l’endroit et non l’envers. L’exultation de l’auteur devant ses souvenirs, et les idées qui gouvernent sa perception du monde, nous laissent croire que la Négritude ne retient aucun aspect négatif de la vie traditionnelle africaine. On pourrait même avancer que la Négritude, dans Chants d’Ombre, tient lieu d’une idéologie canonique, quand le poète s’obstine à trouver refuge, pour son apaisement, dans les expériences du Royaume d’Enfance. Le recueil réunit plusieurs éléments des valeurs culturelles de l’Afrique noire s’articulant si bien qu’ils semblent constituer un système idéologique fermé.
Léopold Sédar Senghor est un poète accompli. Il est parvenu durant sa carrière à réconcilier ses formules théoriques avec sa poésie. La glose de ses poèmes devient une tâche aisée si l’on réussit à s’abreuver à la source des concepts qu’il a développés dans ses essais sur l’esthétique et les lois de la civilisation négro-africaine. Senghor dévoile la négritude en éclairant le lecteur sur l’extrême richesse des valeurs culturelles africaines. Entre la prose et la poésie, seul le style diffère ; les idées restent généralement les mêmes.
Le poète recense les éléments caractéristiques qui lui permettent de signifier la spécificité de sa race. Son exégèse sur l’ontologie négro-africaine révèle la force d’une organisation sociale élaborée. En somme, la leçon poétique et analytique de Senghor conclut irréfutablement à l’humanisme de la négritude. Seule une question reste à résoudre : comment Senghor a-t-il pu réussir sa mission poétique en faisant usage d’une langue d’emprunt ? La réponse nous paraît bien simple quand le poète insiste sur sa maîtrise du français qu’il manipule à sa guise, en lui imprimant forme et contenu d’inspiration profondément africaine.
OUVRAGES CITES
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– Liberté 1 : Négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1964.
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[1] Truman State University, Missouri, USA
[2] CHEVRIER, Jacques, Littérature nègre, Paris, A. Colin, 1984, p. 49.
[3] TEMPELS, Placide, La Philosophie bantoue, Paris, Présence Africaine, 1949.
[4] IRELE, Abiola, « Contemporary Thought in French Speaking Africa », Africa and the West : The Legacies of Empires, in MOWOE, Isaac J. and BJORNSON, Richard (éd.), New York, Greenwood Press, 1986, p. 129.
[5] SARTRE, Jean-Paul, « Orphée noir », op. cit., p. XXIX.
[6] Ibid., p. Xl.
[7] SARTRE, Jean-Paul, « Orphée noir », op. cit., p. XLI.
[8] IRELE, Abiola, The African Experience in Literature and Ideology, op. cit., p. 72. Voir aussi KESTELOOT, Lilyan, Les écrivains noirs de langue française : naissance d’une littérature, Bruxelles Editions de l’Université de Bruxelles, 1963.
[9] Je reprends le titre de l’essai de Senghor (Liberté 1, p. 202-18) dans lequel l’auteur met en lumière l’esprit des lois de la culture négro-africaine.
[10] SENGHOR, Léopold Sédar, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, Paris, Presses Universitaires de France, 1948, p. 173.
[11] LAYE, Camara, L’enfant noir, Paris, Plon, 1956.
[12] KANE, Mohamadou, Birago Diop, l’homme et l’œuvre, Paris, Présence Africaine, 1971, p. 65-66.
[13] SAMB, Amar, « Folklore wolof du Sénégal », in Bulletin de l’I. F. A. N., T. 37, sér. B, no. 4, 1975, p. 817.
[14] TOWA, Marcien, Poésie de la Négritude : approche structuraliste, Sherbrooke, Editions Naaman, 1983, p. 91.
[15] Cité par NKASHAMA, Pius N., Négritude et Poétique : Une lecture de l’œuvre critique de Léopold Sédar Senghor, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 18.
[16] Peut-être aussi le souvenir du massacre qui eut lieu à cet endroit, lors de la révolte de la Commune de Paris en 1870.
[17] TOWA, Marcien, Poésie de la Négritude, op. cit., p. 103.
[18] Concrètement ce sont les anciens remparts de Paris près desquels Senghor a habité.
[19] BAUDELAIRE, Charles, Les Fleurs du Mal, Paris, Gallimard, 1996, p. 127.