Littérature

LE SOLEIL ENTRE FIXITE ET DEVENIR : LE LECTEUR DEVANT LA PRESENCE SOLAIRE ENIGMATIQUE DANS LES SOLEILS DES INDEPENDANCES D’AHMADOU KOUROUMA

Ethiopiques n° 76

Centième anniversaire de L. S. Senghor.

Cent ans de littérature, de pensée africaine et de réflexion sur les arts africains

1er semestre 2006

A la vue du terme « soleils » dans le titre du roman-phare de Kourouma peuvent surgir dans l’esprit du sujet lisant maintes associations solaires hétéroclites : le culte mille fois centenaire du Dieu-Soleil, la splendeur du Roi-Soleil, le soleil vengeur de Phèdre, le soleil fatidique de Meursault, le soleil adjuvant de Fonds-Rouge, le soleil des connaissances dans le mythe platonicien de la caverne…Peuvent également émerger des évocations disparates relatives à la pigmentation des Africains, aux feux d’artifice et au tournesol. Mais ces attentes seront-elles validées par la lecture du roman ? Le jumelage du soleil et l’indépendance ainsi que la double pluralisation (« soleils », « indépendances ») compliquent encore le contrat de lecture. Avide de savoir, le sujet interprétant se voit envahir par une avalanche de questions. L’indépendance sera-t-elle dans ce premier roman de Kourouma la multiplication des joies ensoleillées souhaitées ? L’indépendance et le soleil revêtiront-ils plutôt des aspects divins, tragiques ou opposés ? Le titre accrocheur et énigmatique confirmera-t-il la nécessité des lectures plurielles ? Le soleil peut-il révéler tous ses mystères au lecteur ?

Autant de questions qui orientent notre étude des Soleils des indépendances [2] vers l’analyse des réactions du sujet aux manifestations solaires fictionnelles. Notre propos s’articulera autour de cinq moments, alimentés respectivement par les sens variés du désignant « soleil » comme gloire, époque, astre polysémique, échec collectif et mystère éternel. Les cent vingt-quatre emplois du terme « soleil » recensés peuvent se répartir en trois grands groupes : le soleil comme gloire (trois fois), le soleil comme période (trente-six fois) et le soleil comme astre (quatre-vingt-cinq fois). À ces utilisations viendront se joindre la signification collective du soleil comme force paralysante et la tension obscurité-éclat.

De nombreux commentateurs ont examiné les motifs solaires dans Les Soleils des indépendances. Aux dires de Kotchy (1977 :81-82) :

 

Le titre de l’ouvrage choque par ce pluriel inhabituel. Mais alors que le mot soleil se présente comme un phénomène naturel unique, il perd vite son sens astrologique et devient image symbolique avec ce pluriel ; […] ‘les soleils’ au sens de beauté, de vie, s’oppose à l’obscurantisme de la colonisation ; le terme sous-tend ainsi la notion d’espoir, née des transformations sociales en faveur des militants ».

Sous la plume d’Echenim (1978 :155), « le soleil a une valeur négative : il est associé aux indépendances, aux voleurs, aux menteurs et aux politiciens ». De même, commentant la présence du soleil dans la fiction post-coloniale africaine d’expression française dont le roman de Kourouma, Paravy (199 : 302) énonce ce postulat : « Le soleil apparaît comme l’un des pôles dominants de l’imaginaire romanesque ; […] il est le plus souvent associé à la souffrance, la mort, l’oppression, la déchéance ».

Dans un article consacré à l’hétérogénéité et à l’orientation du discours romanesque africain de langue française, Asaah (2000 :180) formule cette observation :

« Le titre même du roman [Les Soleils des indépendances] annonce déjà son universalité : l’étendue impériale du soleil omniprésent, protéiforme et polysémique se lie à la soif universelle de liberté. La dénudation ultérieure du héros par le soleil stérilisant, politisé, hautain et indifférent a plusieurs associations allant de la chute mythique de l’homme à la victoire permanente du Temps ».

Nous nous proposons, dans cet article d’approfondir les thèses de ces critiques tout en soulignant, à l’opposé de ces chercheurs, que les connaissances générales du sujet lisant sur le soleil, antérieures à la lecture des Soleils des indépendances, jouent un rôle déterminant dans le déchiffrement des symboles solaires dans le roman. Car, tout au long du roman, chaque sujet interprétant se sent appelé à confronter ses connaissances précédentes du soleil avec les manifestations solaires foisonnantes dans l’œuvre de Kourouma, c’est-à-dire à recourir aux savoirs divers pour contribuer à l’élaboration du sens. À partir du stimulus « soleil » se réalise une prolifération des sens grâce à l’oscillation sans cesse créatrice entre le dit et le non-dit, entre expériences antérieures des utilisateurs fictionnels (personnages, narrateurs, focalisateurs) et ceux de divers lecteurs, enfin entre sens dénotés supposés fixes et le champ illimité de connotations et de devenir. Participation, mystère, fixité, mouvement, tels sont donc les éléments constitutifs de la lecture, éléments qui comptent pour beaucoup dans l’appréhension du soleil dans le roman de Kourouma. Comme le dit Jauss (1978 :45), « La vie de l’œuvre littéraire dans l’histoire est inconcevable sans la participation active de ceux auxquels elle est destinée ». Eco (1985 :62) souligne également le rôle actif du lecteur dans la production du sens de l’œuvre : « un texte, d’une façon plus manifeste que tout autre message, requiert des mouvements coopératifs actifs et conscients de la part du lecteur ».

  1. LE SOLEIL COMME PRINCIPE DE GLOIRE

Pour lecteurs comme pour personnages, le soleil dans Les Soleils des indépendances se situe toujours entre le passé et le devenir. Il a beau être fixe, l’astre solaire revêt, pour les immortels ici-bas qui le contemplent et le ressentent, la forme d’une entité en plein mouvement, d’un puissant symbole énigmatique à la limite d’un défi éternel. Ce n’est donc pas un accident que le soleil soit présenté à travers l’imaginaire du focalisateur Fama à trois reprises comme principe de gloire :

– « une enfance heureuse de prince malinké manquait aussi (le soleil, l’honneur, l’or) » (SDI : 19) ;

– « les souvenirs de l’enfance, du soleil, des jours » (ibid. : 20) ;

– « le soleil éteint et assombri [de la dynastie Doumbouya] » (ibid. : 29).

Son passé lui dicte cette interprétation, l’idéologie royale lui a ainsi enseigné, l’histoire locale l’oriente ainsi. Comme l’affirme Kesteloot (1991 : 24), l’aristocratie mandé se fait un devoir de s’allier aux forces cosmiques dans la perspective d’assurer la splendeur des rois. Revenu donc au Horodougou après vingt ans d’exil volontaire, Fama associe « le soleil familier » (SDI : 104) de son berceau aux « exploits de ses aïeux » (ibid. : 104) et à la joie. Grâce à son savoir précédent, le sujet apprécie que Fama ne soit pas seul dans ces utilisations métaphoriques du soleil, car, de tout temps, les souverains, pour des fins propagandistes, associent la lumière de l’astre à la grandeur aristocratique. Symbole archétypal du Père, du Créateur et des dieux, le soleil fascine les humains, surtout les souverains, obsédés d’immortalité. La disparition du roi dans de nombreuses cultures est ainsi assimilée à l’extinction du soleil. L’association « soleil-rayonnement politique » a servi de base idéologique pour ériger des civilisations formidables (Khemet, Zimbabwe, Yorouba) que les monarques ont voulu éternelles. On connaît aussi l’exploitation politique du même mythe par le Roi-Soleil. La question donc se pose. Fama sera-t-il à la hauteur de ces défis ? Se contentera-il plutôt de s’approprier le mythe solaire sans passer à l’acte, sans réaliser des exploits ?

Face aux difficultés conséquentes d’ordre matériel et psychologique et en proie à l’usure du temps, Fama exploite la représentation séculaire du soleil doré comme facteur de gloire aristocratique. À son insu, pourtant, ce souvenir lui devient paralysant puisqu’il lui impose un certain cramponnement au passé qui ne le libère pas pour répondre, de manière lucide et responsable, aux nouveaux impératifs des indépendances. Il est comme ankylosé par le soleil de son passé, par le soleil glorieux d’autrefois, au mépris des représentations que d’autres sujets se font de la force sidérale à la veille et à l’aube des indépendances. C’est ce qu’affirme Umezinwa (1981 :10) en ces termes :

« De son for intérieur sortent des accents mnémoniques qui célèbrent la puissance de son ancienne dynastie, lignée de guerriers virils et intelligents. […] Se les rappelant, il considère les gens autour de lui comme bâtards et imbéciles. Ce souvenir emprisonne Fama dans le passé, l’immobilise dans un temps écoulé, l’empêche de vivre le présent, d’envisager l’avenir à la manière de beaucoup d’autres actants importants du roman ».

On observe que la splendeur solaire rappelle à Fama combien il s’est éloigné des exploits fabuleux de ses ancêtres. Elle permet avant tout au sujet lisant d’évaluer l’échec du protagoniste par rapport à d’autres princes qui se font inspirer par l’aimant solaire pour se dépasser et s’immortaliser grâce à leurs hauts faits.

  1. LE SOLEIL COMME SYNONYME DE PÉRIODE/JOUR

Dès le troisième paragraphe du chapitre liminaire, le narrateur explique au bénéfice du lectorat non malinképhone, dans une sorte de réflexion après coup, que l’expression « les soleils des indépendances » signifie « l’ère des indépendances ». Cette explication se fait dans une traduction inverse mise en parenthèses. Par cette glose, le narrateur anonyme semble vouloir trancher les difficultés interprétatives initiales suscitées par le titre curieux. La même expression, les soleils des indépendances, est effectivement utilisée vingt-trois fois encore, souvent par Fama, comme équivalent de l’époque des indépendances : ibid. :.9, 15, 22, 24, 26, 55, 97, 141, 143 (deux fois), 149, 152 (deux fois), 160, 160-161, 163, 167, 174 (deux fois),175,193, 195, 197. Jumelés aux indépendances, les soleils (au pluriel) font de celle-ci, dans l’optique du prince déchu, une invention diabolique à finalité perverse.

L’on remarque également la parfaite adéquation « soleil-période » à neuf reprises dans ces réalisations :

– « sous tous les soleils » (ibid. : p.18) ;

– « les soleils de la politique » (ibid. : 22 ; deux fois) ;

– « les soleils de Samory » (ibid. :142, 150) ;

– « les soleils des colonisateurs » (ibid. :143) ;

– « les soleils ont tourné avec la colonisation » (ibid. :190) ;

– « ces nouveaux soleils » (ibid. :190).

 

A côté de ces emplois existe l’utilisation à trois occasions du mot « soleil » au singulier pour signifier « jour » :

– « Conséquence d’un soleil et d’un voyage longs » (ibid. :98) ;

– « Cinq soleils de tombés » (ibid. :124) ;

– « pendant un soleil entier » (ibid. :145)

Force est de signaler que ces emplois métonymiques du terme « soleil/soleils » pour désigner « jour/période » se font par divers utilisateurs : le narrateur anonyme (six fois), Fama en tant que focalisateur interne dans des monologues intérieurs, mais jamais comme locuteur dans un discours direct (vingt-quatre fois), Balla (trois fois), Bakary (deux fois) et Vassoko (une fois).

Par ailleurs, le sujet interprétant note que l’utilisation du « soleil »/ « des soleils » pour dénoter jour/période dans la fiction n’est pas, en réalité, le propre de Kourouma. Déjà en 1962, dans le roman Crépuscule des temps anciens (texte, certes moins connu que Les Soleils des indépendances) du Burkinabè Nazi Boni, le mot « soleil(s) » a été utilisé cinq fois pour désigner « la journée »/ « l’ère » :

– « Des générations étaient nées, avait (sic) fait leur soleil » (Crépuscule : 33) ;

– « Exposé pendant sept ‘soleils’ et sept nuits, l’Ancêtre Diyioua a rendu […] la totalité de la nourriture […] » (ibid., p.44) ;

– « Le Bwamu va connaître un nouveau soleil » (ibid., p.217) ;

– « La mort de Térhé, […, ce serait la fin de la gloire du Bwamu, la fin de notre ‘soleil’, de notre ère et l’avènement de nouveaux temps » (ibid., p.245) ;

– « il emportait avec lui, le dernier soleil du bon vieux temps des Bwawa » (ibid., p.249).

Cette coïncidence d’emplois pourrait s’expliquer par le fait que Boni, selon la notice biographique, « appartenait à l’ethnie Bwaba, sous-groupe, de la branche des Mandés » (ibid., p.5). L’emploi du terme soleil pour marquer le temps chez Kourouma s’inspire également des habitudes linguistiques des Malinké, groupe mandé.

  1. LE SOLEIL COMME ASTRE POLYSÉMIQUE

A la différence du cas précédent où le soleil est pluralisé, il s’agit ici de la singularisation de l’astre. Les quatre-vingt-cinq emplois du terme dans son acception d’élément astral sont pris en charge par le narrateur anonyme (trois fois), l’ancêtre Bakary (une fois), Bakary, contemporain de Fama, (trois fois), Balla (deux fois), Salimata (vingt-trois fois) et Fama (cinquante-trois fois). Le mystère du terme « soleils » dans le titre vraisemblablement décrypté par le narrateur, le sujet lisant rencontre encore des réalisations fascinantes du terme « soleil ».

Certes, le terme « soleil » est souvent utilisé au sens propre pour dénoter chaleur ou lumière dans le roman. Toutefois, dans la mesure où ces emplois sont fréquemment personnifiés et hautement imagés, le soleil au singulier devient bien plus connoté que dans sa forme plurielle où le mot est donné comme synonyme de jour et majoritairement de période. Nous nous rangeons donc à l’avis de Lezou ((1977 :151-152) :

« Dans un autre contexte, ‘soleil’ acquiert son sens propre, c’est-à-dire l’astre du jour. Alors il marque la séparation entre l’ombre et la lumière, avec toutes les résonances affectives que l’on sait : le soleil ou la lumière dénote le beau temps ou le bonheur, mais un beau temps et un bonheur qui n’ont pas la même couleur pour tous ».

A la suite de la décolonisation, le soleil perd, pour Fama, son sens positif pour se pervertir, par le fait des indépendances, en agent hostile. Désormais l’astre, aux yeux du roi des mendiants, est l’incarnation même des forces sinistres qui s’acharnent à assombrir sa vie en le rendant stérile et en l’appauvrissant. Lui qui a tellement besoin de briller et de se faire reconnaître comme le soleil se voit dénudé par l’astre justicier, fatidique et hautain. Tant le monde est devenu une terre désolée et sa vie une anti-épopée du néant.

Sans doute son obsession du mouvement solaire traduit-t-elle le souci de repérer l’heure à la manière traditionnelle, car, comme le fait remarquer Nicolas (1985 :21), « les montres n’existent pas. L’heure est indiquée par la position du soleil ». Vue sous cet angle, la sensibilité accrue de Fama à la présence solaire souligne sa volonté de se fixer doublement dans la journée et dans le cycle de la vie. Cependant, au-delà de ce besoin légitime transparaît sa peur morbide du soleil comme l’agent du crépuscule, ou pire comme l’agent de l’extinction de la dynastie Doumbouya dont il est le dernier survivant.

Fama s’attarde chaque jour sur les changements inévitables de la complexion solaire rien que pour y trouver la main du destin. Pour Gauvin (2001 :109-110), « le soleil [est] témoin de la déchéance de Fama […] témoin complice des événements qui se succèdent ». Devant des appréhensions existentielles, Fama, de fait, conçoit l’astre non seulement comme témoin de sa dégénérescence, mais aussi et en particulier comme agent de sa chute et de sa mort, et ce, en coalition maléfique avec la nouvelle caste dirigeante.

Ainsi, la résonance négative des durs soleils des indépendances recoupe les configurations multiformes anxiogènes que revêt l’astre pour Fama. Par un coup de génie, qui consiste à prononcer trois fois le vocable « soleil » pour y faire ressentir des sens multiples dévalorisants, Fama fait entendre que « Le soleil, le soleil, le soleil des indépendances maléfiques » (SDI : 9) remplissant tout un côté du ciel et assoiffant l’univers n’est ni moins ni plus que les soleils des indépendances funestes. C’est assez dire que le temps (« soleil ») aliénant des indépendances est découpable en jours non moins anémiants. Dans un processus inverse, Fama, dans cette doléance, pluralise le terme soleil pour lui attribuer le sens, tour à tour, de période, de jour, de chaleur accablante, de chefs politiques « illégitimes » et d’anomalie : « Ces soleils sur les têtes, ces politiciens, ces voleurs et menteurs, tous ces éhontés, ne sont-ils pas le désert bâtard où doit mourir le fleuve Doumbouya ? » (ibid. : 99).

De même que le soleil revêt diverses nuances symboliques du malheur pour Fama, les rayons solaires traduisent les degrés variés de cauchemar et de défi pour sa femme Salimata. Si celle-ci partage implicitement avec son mari une conception négative du soleil contemporain comme générateur de tourments, elle considère également le soleil comme une force obsessionnelle qu’elle doit impérativement exorciser. À l’opposé donc de Fama, fataliste inguérissable qui se laisse vaincre par le magistère du soleil, Salimata s’efforce, par le travail, de s’octroyer un meilleur avenir, c’est-à-dire des meilleurs soleils.

Souvent personnifié, le soleil chez Salimata se voit conférer des qualités diverses qui résument le passé, la vie et la vision de l’héroïne. D’abord, le soleil comme annonciateur de besognes (le réveil de l’astre constituant dans l’esprit de Salimata un appel incontournable au travail) figure deux fois dans le roman :

– « Dehors les coqs n’appelaient pas encore le matin, le réveil du soleil » (ibid. :31) ;

– « Resteras-tu tout au long de ce grand soleil dispersé comme ça sur la chaise ? » (ibid. :55), demande-t-elle à Fama.

Puis vient neuf fois (ibid. : 50, 51bis, 58, 59, 60, 62, 65, 76) l’image de la chaleur solaire accablante, productrice de gêne, qui pourtant n’arrive pas à étouffer le dévouement au travail caractéristiques de Salimata. Pour ne nous en tenir qu’à quatre exemples, nous évoquons ses observations des rayons oppressants liées à son univers quotidien de travail :

– « Le soleil avait atteint la maîtrise, la puissance » (ibid. : 50) ;

– « Le soleil chauffait les nuques » (ibid. : 51) ;

– « L’incendie du soleil » (ibid. : 65).

Même lorsque Salimata, au large, perçoit le soleil comme une force calorifère patriarcale, « Seul maître et omniprésent, le soleil » (ibid. : 51), ce flamboiement despotique universel ne réprime pas pour autant son élan vers le travail. Bien au contraire, il l’anime. Aussi note-t-on que son désir d’autodétermination se réalise chaque jour sous le soleil hostile et malgré la chaleur gênante. Associant le soleil à son monde de travail, elle le perçoit comme un défi qu’elle doit impérativement relever chaque jour.

Ensuite, Salimata rattache le soleil actuel six fois (pp.35, 36, 37, 48, 75,76) au soleil brutal de son excision et de son viol dans le passé, une fois au sort malveillant et malfaiteur (« le soleil maléfique » ibid. : 30) et une fois encore à la complicité (« ils abandonnèrent Salimata seule au soleil » ibid. : 63). Enfin, à trois reprises, le soleil lui offre l’image d’un être affaibli (pp.57, 64, 65 : « le soleil peureux et désemparé »), et une fois d’un agent révélateur d’aspect bénin : « ils (les pillards) dressèrent autour de Salimata une haie que masqua le soleil » (ibid. : 62).

C’est dire que c’est chez Salimata l’emploi de soleil devient le plus polysémique, poétique, fascinant et édifiant. Malgré toute son emprise sinistre et ses évocations cauchemardesques, le soleil n’arrive pas à s’emparer de la volonté de Salimata. Ce constat appelle un autre : en dépit du sens dénoté généralisé du « soleil » pour les locuteurs malinkés et bambaras, dont Fama et Salimata, des utilisateurs se réservent le droit de dilater le champ sémiotique du terme, de créer des écarts et de s’emparer, sémantiquement parlant, de l’astre.

  1. LE SOLEIL ET LE MENU PEUPLE

Mais où situer les masses populaires dans toutes ces intrigues artistiques et idéologiques du soleil ? Les plébéiens ont-ils la même perception du soleil que Fama, aristocrate dépité ? Métaphore obsédante, le soleil, on l’a vu, est vécu personnellement par Fama comme une force agissante sinistre qui stérilise ses espoirs personnels et le met au supplice. Mais à ses yeux comme à ceux de Salimata, qui est d’ailleurs issue du peuple, et encore à ceux d’autres déclassés, les soleils des indépendances oppressent les pauvres au bénéfice de la classe dirigeante. Au rêve des gloires collectives l’on voit substituer une politique perverse, de la part de l’oligarchie, consistant à s’arroger les splendeurs nationales. Sous cet angle, les soleils, au même titre que les indépendances, acquièrent dans l’imaginaire populaire une valeur pestilentielle.

Le paysage citadin et campagnard, desséché au plus haut degré, rappelle l’aridité ankylosante dans Makarie aux épines de Moustapha (1979 :13) : « il nous suffit d’imaginer une terre étendue sur des milliers de kilomètres, un vaste paysage de tragédie accablé de soleil rouge au réveil et d’épines affilées ».

Cette présence envahissante de l’astre provoque, dans les milieux populaires des Soleils des indépendances, la mort et la stérilité. Celle-ci, comme le dit bien M’lanharo (1977 :51-52), n’est qu’une métaphore de la mort. Cette réflexion fait écho aux propos de Paravy (1999 :327-328) sur la portée de la mort dans les romans africains contemporains dont Les Soleils des indépendances :

« La mort, dans ces romans, est donc une mort par « dessiccation » intérieure, qui débouche sur l’incapacité des hommes et des choses à être féconds sur quelque plan que ce soit. Le monde et les êtres étant stériles, ils apparaissent comme vides, tant il est vrai que pour l’imagination, l’être fécond est avant tout un être qui contient, dans lequel sont soigneusement enclos les germes d’une production future ».

En effet, Paravy (1999 : 305) a eu également l’occasion de noter que chaque coucher de soleil est une « épiphanie cosmique de la mort ». Il importe de souligner que les efforts déployés par Salimata pour se dépêtrer de l’emprise solaire mortelle la distinguent de son mari qui, lui, choisit de s’enliser dans le fatalisme mortel. L’héroïne se distingue aussi par-là aussi bien de Fama que des masses populaires. Ainsi façonnée, la réaction de Salimata est implicitement offerte par l’auteur au lectorat comme exemple digne d’émulation. C’est dire que sa réaction courageuse à la présence sidérale constitue un barème pour apprécier le degré d’échec des défavorisés qui se démarquent, par leur passivité funeste, de Salimata et des habitants intrépides de Fonds-Rouge dans Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain.

  1. TENSION OBSCURITÉ-LUMIÈRE

Le sujet lisant dans un premier temps comprend que ses interprétations initiales de l’expression « soleils des indépendances » se heurtent à celles données par le narrateur. Cependant, le même sujet qui entre dans le roman de Kourouma avec ses connaissances déjà acquises, ses préjugés et son ignorance de la signification du terme « soleils » en malinké constate vite que certains de ses « faux savoirs » et de ses pistes initiales l’aident à enrichir son interprétation du texte. Ses connaissances antérieures sur le soleil bénéfique de Fonds-Rouge, le soleil fatidique de Phèdre et de Meursault, l’envie séculaire de la splendeur solaire chez les monarques de par le monde ainsi que le culte des Dieux-Soleils Râ et Tonatiuh, respectivement chez les Anciens Egyptiens et les Aztèques, l’aident à mieux apprécier les configurations diverses du soleil pour les personnages ainsi que leurs réactions à la présence astrale. De fait, ainsi que l’explicite Jauss (1978 :50), le texte littéraire, quelles que soient son originalité et son énigme, prépare le public à l’accueillir :

«  Une œuvre littéraire ne se présente pas comme une nouveauté absolue surgissant dans un désert d’informations ; par tout un jeu d’annonces, de signaux – manifestes ou latents -, de références implicites, de caractéristiques déjà familières, son public est prédisposé à un certain mode de réception ».

 

Par ailleurs, l’idée traditionnelle du soleil comme facteur d’illumination n’est pas étrangère aux Soleils des indépendances. Dans ce roman, en effet, le soleil fait figure de force qui révèle les craintes et les aspirations intimes des personnages. La vérité des échecs individuels éclate aussi au soleil. En outre, les déboires des indépendances sont étalées au grand jour par le même soleil. Nous donnons raison à Beyala (2002:169), qui fait observer ce qui suit : « Ce que le soleil a vu… Les hommes finissent par en prendre connaissance ».

S’il est vrai que le sujet interprétant n’est pas le Lecteur Modèle (Eco, 1979 :67), c’est-à-dire le lecteur idéal dont les compétences seraient celles désirées par le narrateur, il contribue toujours, par ses acquis culturels, à la génération des significations infinies de l’œuvre. Sans la lecture, sans la coopération narrative du sujet, le texte, comme le diraient les herméneutiques, n’aurait pas d’existence. Nul texte n’est autonome, n’est une entité en soi. C’est le stimulus déclenché par les signes du texte qui incite les lecteurs à s’investir dans le texte, à se l’approprier par leurs différentes expériences. De l’opinion donc de Jauss (1978 :39),

« L’œuvre vit dans la mesure où elle agit. L’action de l’œuvre inclut également ce qui s’accomplit dans la conscience réceptrice et ce qui s’accomplit en l’œuvre elle-même. […] L’œuvre est une œuvre et vit en tant que telle dans la mesure où elle appelle l’interprétation et agit à travers une multiplicité de significations ».

Le titre à la fois thématique, ironique, descriptif, métonymique et métaphorique donne aux Soleils des indépendances un contour ambigu tout en autorisant des lectures plurielles. L’utilisation du mot « soleils » dans le titre et la textualisation imagée et systématique du soleil dans le récit permet à Kourouma d’éclaircir et d’obscurcir des faits. En tant que signe, « le soleil » dit beaucoup, ou mieux, dira toujours beaucoup à chaque lecteur, mais ne peut jamais livrer tout son charme, toutes ses significations, tous ses secrets à quelqu’un. À cet égard, Minh-ha (1984 :73) note : « pour mettre le lecteur/la lectrice en situation, une œuvre d’art doit (s’) offrir (comme) un équilibre entre le dit et le non-dit ; elle doit être claire tout en gardant son espace d’ombre ». Trope cohésif et organisateur, le soleil aide le lectorat à débroussailler maintes difficultés interprétatives dans le roman, mais s’attribue jalousement en même temps un espace d’ombre. Dit d’une autre manière, l’astre véhicule au plus haut point « l’éclat sombre » (Diadji, 2000 : 226) du roman.

CONCLUSION

Elevé au statut de personnage redoutable, le soleil dans l’optique de Fama symbolise l’âge d’or mythique et la grandeur aristocratique qui lui manquent dans le monde « bâtard » des indépendances. Ce même soleil, pour Fama, prend les allures d’un dieu justicier, superbe et féroce qui s’emploie à l’écraser en raison de l’acte déloyal de l’ancêtre Bakary. En revanche, dans la perspective de Salimata, le soleil, donateur du jour, représente les forces opposantes formidables qu’elle doit vaincre, moyennant le travail, pour se tracer un destin meilleur. Bien que membre de la classe des défavorisés, elle s’en distingue par son dévouement salutaire au travail.

Par l’utilisation habile du terme « soleil », le premier roman de Kourouma s’offre comme une œuvre fascinante qui révèle beaucoup sur les réalités post-coloniales, mais a le mérite de rendre l’interprétation totale impossible. Le soleil se laisse appréhender par les connaissances antérieures du sujet lisant, mais enrichit également, en échange, la culture générale individuelle.

La présence du mot « soleil » dans le titre et dans le texte attire vers Les Soleils des indépendances les soleils antérieurs et ultérieurs dans un jeu subtil d’oppositions, de confrontations, d’associations et de défis. Ce faisant, le soleil révèle son charme tout en se gardant de tout dire. Malgré la fixité de l’astre, différents horizons d’attente assureront, en permanence, une nouveauté créatrice pour le soleil fictionnel. Nous disons avec Jauss (1978 :47) : « L’œuvre littéraire n’est pas un objet en soi et qui présenterait en tout temps à tout observateur la même apparence ». Pourra-t-on donc un jour voir dans le titre Les Soleils des indépendances une invite à la lutte pour la vraie gloire de l’autonomie, à l’instar de la démarche de Salimata ? Comme le soleil jusqu’ici n’a pas montré son aspect glorieux au déshérité, ceux-ci peuvent-ils à l’avenir l’obliger ou l’inciter à le faire ?

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[1] Department of Modern Languages, University of Ghana

[2] Désormais inscrit SDI dans l’article.