Culture et Civilisations

LEON-GONTRAN DAMAS

Ethiopiques n°15

Revue socialiste

de culture négro-africaine

 

« ETHIOPIQUES » reproduit ci-dessous, avec l’aimable autorisation de la revue « AFRlCA » qui l’a publié dans son centième numéro, l’hommage du grand écrivain noir américain Mercer Cook à Léon-Gontran Damas, disparut il y a quelques semaines.

 

C’était en janvier 1938. J’étais venu à Paris pour continuer mes recherches sur les écrivains noirs d’expression française. Un ami martiniquais, Louis T. Achille, me parla d’un jeune poète guyanais dont le premier recueil venait de paraître avec une préface de Robert Desnos et une citation liminaire de Claude Mc Kay ;

Be not deceived, for every deed you do

I could match – out – match : am I not Afric’ s son,

Black of that black land where deeds are done ?

 

« Pigments »

Il s’agissait, bien entendu, de Pigments, le premier volume publié par un des trois génies qui fondèrent le Mouvement de la Négritude. Chacun des trois – Damas le Guyanais, Césaire le Martiniquais, et Senghor le Sénégalais – devait signaler son entrée sur la scène littéraire par un chef-d’œuvre, semblable en philosophie fondamentale, mais distinctement différent par le style.

D’après le Professeur Wilfried Cartey [1] « Damas est le poète de l’exil ; Aimé Césaire le poète qui chante le retour symbolique à un pays ; Léopold Sédar Senghor est le Dyali de la présence africaine qu’il invoque et d’où il obtient un sens de la continuité et de la permanence ».

J’ai lu et relu Pigments avec enchantement. Jamais je n’avais vu de tels poèmes en français. A quelques exceptions près, la plupart des poètes noirs écrivant en français avaient produit de pâles imitations des blancs. (A cette époque là je ne connaissais guère la nouvelle école poétique d’Haïti). Mais voici, dans ce mince recueil de trente-trois poèmes, un Guyanais de grand talent publiait des vers qui attaquaient le racisme et l’exploitation en termes semblables à ceux qu’employaient Claude Mc Kay, Langston Hughes et Sterling Brown [2]

 

« Poésie nouvelle qui laisse à soi-même crever de sa belle mort, la poésie de la couleur locale, la poésie créole faite de mignardises. Poésie nouvelle, où ne manquent déjà et ne manqueront demain aux mains des plus habiles, ni les images vives, ni les émotions poignantes, ni les puissants contrastes d’ombres et de lumière, ni les sévères enseignements… » [3]

 

Grâce à Louis T. Achille, j’obtins l’adresse de Damas – un modeste hôtel d’étudiants au Quartier Latin _ et j’y arrivai à une heure qui me semblait convenable (vers midi), mais le jeune poète était encore au lit. Par la suite, j’appris qu’il avait travaillé presque toute la nuit précédente aux Halles. Il se leva tout de suite et devint éveillé, hospitalier et souriant comme d’habitude. Apparemment il ne m’en voulait pas d’avoir interrompu son repos.

Pendant les cinq ou six mois avant mon départ pour la Guadeloupe et la Martinique, Damas nous rendait souvent visite dans notre petit appartement rue de l’Abbé Grégoire. Ma femme et moi ne le laissâmes presque jamais s’en aller sans nous réciter « Hoquet », un de nos favoris, où il ridiculise l’aveuglement de certains mulâtres qui se croient supérieurs aux Noirs par le seul fait de leur couleur :

Non monsieur

vous saurez qu’on ne souffre chez

nous

ni ban

ni jo

ni gui

ni tare

les mulâtres ne font pas ça

laissez donc ça aux nègres. [4]

Il m’aida énormément dam mes recherches, indiquant certains auteurs dont je devrais consulter les œuvres à la Bibliothèque Nationale. Souvent il me parlait de Senghor, que je connaissais déjà, de Césaire, que je devais connaître que cinq ans plus tard à Port-au-Prince, de leur vie d’étudiant et de leurs rêves. Plusieurs fois, il me présenta à des jeunes intellectuels antillais (en 1938, les étudiants africains étaient peu nombreux à Paris). De mon côté, je l’amenai un jour chez le grand aîné, René Maran, un de ses compatriotes dont il n’avait pas encore fait la connaissance.

Chose curieuse : lorsque je disais à Damas que je venais d’interviewer un Noir célèbre dans le monde politique – tel que le Sénateur Lémery, Gratien Candace, vice-président de la Chambre des Députés, ou Gaston Monnerville, sous-secrétaire d’Etat aux Colonies – il indiquait qu’il n’avait pas beaucoup d’estime pour ce personnage. Au contraire, il respectait profondément l’auteur de Batouala non seulement pour son talent, mais aussi, mais surtout pour son caractère et son courage. Parmi les nombreux projets que le destin n’a pas permis à Damas de compléter était une étude sur Maran, journaliste militant.

 

« Retour de Guyane »

Son deuxième livre, Retour de Guyane, que Lilyan Kesteloot devait appeler « un reportage virulent » [5] parut en 1938. J’en fis un compte-rendu pour « The Crisis », mensuel publié par la N.A.A.C.P. ; si je ne me trompe, ce fut le premier article sur Damas à paraître aux Etats-Unis. Pour décrire l’exploitation, le manque de soins de sa patrie ; Damas remplace temporairement les vers par la prose, mais le lecteur s’aperçoit tout de suite que c’est toujours le même Damas : ironique, persuasif brillant. On y lit :

Et il est dangereux qu’une puissance comme la France, presque spécifiquement, coloniale, outillée comme elle l’est, possédant des capitaux, n’y ait encore rien créé qu’un bagne. (P. 12).

A propos de Napoléon :

… Napoléon ne put, à son tour, trouver endroit plus sûr que cet enfer de la déportation pour se débarrasser de ses ennemis. De plus, il annula par un décret l’émancipation des esclaves, ce que lui avait demandé l’exquise Joséphine de Beauharnais à qui les nègres de la Martinique ont élevé une statue.

Il est vrai que ce même génie, pour qui la France ne fut jamais qu’une manière de colonie privilégiée, cédait, dans le même temps, l’ancienne Louisiane, moitié des Etats-Unis act1lels, à raison de trois centimes l’hectare. Chose dont le Français ne semble pas davantage lui tenir rigueur. (P. 29).

Dix pages plus loin Damas d’ajouter : « Le suffrage universel est appliqué, mais c’est un suffrage universel singulièrement restreint ».Ce qui nous conduit devant Monsieur le Député :

Un député mi-Antillais, mi-Guyanais mais en réalité ni Antillais, ni Guyanais député qui n’a rien fait ni pour son pays d’origine, ni pour son pays d’adoption, ministre noir qui n’ a jamais rien fait pour les nègres, ni ceux d’Amérique, ni ceux d’Afrique, que de parler volontiers en leur nom… (P. 92).

 

Les seuls Guyanais qu’il trouve sympathiques ?

Ce sont de rudes travailleurs, qui entendent rester semblables à eux-mêmes dans la manière de travailler, de s’amuser. C’est encore chez eux que l’on retrouve les pièces d’un folklore d’une richesse incommensurable. Leur existence est celle des champs, des bois, ils pratiquent surtout la pêche complétée par un certain artisanat rural. Leurs chansons, leurs danses sont nettement de tradition africaine. D’eux, on peut attendre beaucoup. Ils sont naturels, spontanés, simples et forts de cette simplicité… (P. 80). _ Bref, dès Retour de Guyane [6] _ Vers le mois de juillet je partis pour la Guadeloupe et la Martinique. Ce n était que sept ans plus tard que nous nous revîmes, à Washington en 1945. A notre grande surprise, Damas frappa à la porte. Il était en route pour Cayenne où on préparait les élections. Sa valise était précieuse, remplie de manuscrits dont plusieurs – Hosties noires, les Contes d’Amadou Koumba et Black Label – sont devenus des classiques. Damas prévoyait une grande floraison de littérature africaine, me parla d’un contrat qu’il venait de signer avec une maison d’éditions parisienne et, pour une fois, me paraissait plutôt optimiste.

Pendant son séjour à Washington en 1945, il tenait à renouveler ses contacts, rompus par la guerre, avec le Dr. Carter G. Woodson, fondateur et directeur du « Journal of Negro History », avec le poète Sterling Brown, et avec le philosophe Alain Locke, auteur du livre « The New Negro ». En même temps il se fit de nouveaux amis dans la communauté noire, tels que le fameux chirurgien, Dr. Charles R. Drew, l’historien Rayford Logan, le sociologue E. Franklin Frazier, et William H. Hastie, doyen de la Faculté de Droit à Howard University et plus tard notre premier juge fédéral. Et je n’oublie pas l’accueil que Damas reçut de mes étudiants avancés lorsque je leur présentai en chair et en os le poète de « Pigments ».

Deux ou trois mois après son départ pour Cayenne, il était encore de passage à Washington. Ses compatriotes l’avaient élu leur Député à l’Assemblée Nationale où il entra avec les deux autres fondateurs du Mouvement de la Négritude : Senghor et Césaire. Ce fut une nouvelle étape dans la carrière impressionnante de Léon Damas. Quoique j’aie peu d’informations sur sa contribution comme parlementaire, je crois savoir qu’il se félicitait surtout d’un rapport remarquable en défense du R.D.A. lors des troubles en Côte d’Ivoire. Après 1951, sa collaboration avec la SORAFOM, Présence Africaine et UNESCO et les nombreuses missions qu’il entreprit pour ces organismes le mirent à même de connaître et d’aider un grand nombre de ses congénères en Afrique, aux Antilles, même en Amérique du Sud. Au glorieux Festival des Arts Nègres à Dakar en avril 1966, j’avais l’impression qu’il avait des amis dans toutes les délégations.

 

Rythme

Malgré la multiplicité de ses activités, Damas doit sa réputation mondiale en majeure partie à sa poésie. Réduit à l’essentiel, son message est une « Défense et Illustration de la Négritude », une protestation contre ce que Senghor appelle en 1948 « un déséquilibre inhumain ». Au point de vue technique, ses vers se caractérisent par leur musicalité, par leur rythme. Tous les critiques sont d’accord sur ce point ; j’en cite quatre de quatre pays différents. Un Sénégalais d’abord. Selon le « Théoricien de la Négritude », la poésie de Damas reproduit « le rythme naturel du tam-tam, car, chez Damas, le rythme l’emporte sur la mélodie » [7]. En septembre 1966, lors d’une visite officielle aux Etats-Unis, le Président Senghor dans une interview télévisée : « Dans une certaine mesure, Damas est le plus nègre de nous tous. Du reste, j’ai étudié le rythme de ses vers ; c’est tout à fait le rythme nègre et ressemble à celui de Langston Hughes ».

Deuxièmement, un Haïtien, le Dr. René Piquion, dans son « Manuel de Négritude ». : « Les idées et le rythme propres à « Pigments » situent Léon G. Damas en première place dans l’histoire de la Négritude… de tous les écrivains noirs d’expression française, il est celui dont le mouvement poétique rappelle le plus le rythme adopté par les bardes noirs américains sous l’influence du riche et émouvant folklore éclos dans l’humus fécond des nombreux ghettos des Etats-Unis » [8]

Troisièmement, un Allemand, Janheinz Jabn : « Avant eux (Césaire et Senghor) Léon Damas avait déjà adopté des rythmes de danse dans sa poésie… Dans son volume le plus récent, « Black Label » (1956),il « composa » tout le poème de 84 pages pareil à un morceau de musique, chaque partie liée aux autres par un vers servant de leitmotiv » [9].

Enfin une Belge, Lilyan Kesteloot : « Les grands cris de Césaire, les orgues de Senghor ne conviennent pas à Léon Damas, qui réussit mieux la chanson simple que la symphonie. « Elle trouve » ses armes à lui, ses poèmes courts et acérés comme des « poignards malais », ses vers vifs, mordants ou tendres ». Et elle ajoute : « Nous le disions : nul n’a pu encore remplacer l’auteur de « Pigments » [10].

 

« Nuit Blanche » est un excellent exemple de la maîtrise rythmique du poète. Puisqu’il s’agit de la valse dans ce poème de « Pigments », chaque strophe commence par la cadence propre à cette danse : un, deux, trois, un, deux, trois. Mais, à force de tourner, tourner, tourner, le poète abandonne le compte habituel, ce qui nous donne des vers allant jusqu’à treize syllabes. Saisi du vertige, il se trompe donc de compte, même de danseuse, croyant tenir dans ses bras « tonton Gobineau », « cousin Hitler » ou le « bon aryen » (bon à rien) [11]. Epuisé, le poète tombe sur un dernier vers d’une seule syllabe.

 

NUIT BLANCHE

 

Mes amis j’ai valsé

valsé comme jamais mes ancêtres

les Gaulois

au point que j’ai le sang

qui tourne encore

à la viennoise

 

Mes amis j’ai valsé

valsé toute mon enfance vagabondant

sur quelques Danube bleu

Danube blanc

Danube rouge

Danube vert

Danube rose

Danube bleu blanc rouge vert rose

au choix

Mes amis j’ai valsé

valsé follement au point que souvent

souvent

j’ai cru tenir la taille

de tonton Gobineau

ou du cousin Hitler

ou du bon aryen

qui mâchonne sa vieillesse sur quelque banc de

square.

 

Angoisse

En m’invitant à partager avec les lecteurs de ce magazine quelques-uns de mes souvenirs de Damas, Roger Dorsinville, cet excellent ami, me posa deux ou trois questions relatives au dernier séjour de Damas aux Etats-Unis. En ce qui concerne ses véritables pensées intimes sur l’Amérique, seule sa veuve pourrait répondre. D’ordinaire, nous, nous parlions d’autres choses, de nos vieux amis, de ses cours, des livres et, bien sûr, du problème racial. Je me rappelle pourtant une conversation en 76 où il exprimait sa grande inquiétude à propos de la situation économique de ce pays. A mon avis, homme par excellence de la Diaspora, Léon Damas se trouvait chez lui partout où il y avait des Noirs. On pourrait dire de lui ce que René Maran m’avait écrit dans une lettre il y a plus de vingt ans : « Ma patrie c’est ma race ».

 

Sans oser prétendre que la dernière période de sa vie fût idyllique, je peux néanmoins affirmer que « le poète de l’angoisse », comme le Professeur Cartey l’a surnommé, était moins angoissé entre 1970 et 1978 qu’auparavant. D’abord, parce qu’il arriva – accompagné de son épouse charmante, courageuse, intelligente et dévouée. A Federal City College et à Howard University, où il enseigna la littérature africaine, il Bagna vite l’estime de ses collègues et l’admiration de ses étudiants. Il s’adonna sérieusement à ses cours et travailla inlassablement à la Bibliothèque du Congrès. A Howard on le nomma Distinguished Professor (Professeur distingué). Souvent il prononça des conférences dans les universités les plus prestigieuses du pays. Au Lycée Félix Eboué, à Cayenne, on inaugura un Foyer Léon Damas. Une traduction de « Pigments » parut en anglais. Il devint Président d’honneur des Amis de la Fondation Léopold Sédar Senghor, etc.

Comment terminer ces souvenirs sans évoquer sa dernière conférence ? En octobre, un groupe de jeunes avait organisé une soirée pour célébrer les Poètes de la Négritude. Déjà ravagé par l’affreuse maladie, Damas parla avec difficulté, mais il tint le coup. Promettant de continuer d’écrire et de publier, il termina ses remarques ainsi : « Vous serez fier de moi comme moi je serai fier de vous ». Lors de ma dernière visite à l’hôpital, pas une plainte ne sortit de ses lèvres, bien que sa douleur fût plus qu’apparente. Je m’approchai, essayant d’entendre ce qu’il disait. Au lieu de se plaindre, il parlait d’un festival ou d’un pré-festival des arts nègres qui aurait lieu à Dakar !

Pour conclure, je voudrais citer un poème de « Grafitti » (1952) et republié en « Névralgies » (1966) :

IL N’EST PLUS BEL HOMMAGE

Il n’est plus bel hommage

à tout ce passé

à la fois simple

et composé

que la tendresse

l’infinie tendresse

qui entend lui survivre [12] Que la terre te soit légère, vieux Frère. Un grand poète est sûr de survivre.

 

 

[1] Wilfred Cartey, « Whispers from a Continent », New-York : Random House, 1969, p. 292.

 

[2] En effet, Damas avait déjà traduit « Strong Men » de Sterling Brown et de nombreux poèmes de Langston Hughes.

 

[3] Damas, « Poètes d’expression française ». Paris : aux Editions du Seuil, 1947, p.l0.

 

[4] Damas, « Pigments », Paris : G.L.M. 1937.

 

[5] Kesteloot, « Les Ecrivains noirs de langue française ». Bruxelles, 1965 ; p. 139.

 

[6] Damas, « Retour de Guyane ». Paris : Librairie José Corti, 1938.

 

[7] Senghor, « Anthologie de la Nouvelle Poésie Nègre et Malgache ». Paris : Presses Universitaires de France, 1948 ;p. 5.

 

[8] Piquion, « Manuel de Négritude ». Port-au-Prince, Editions H. Deschamps, s.d. ; pp. 274 – 276.

 

[9] Jahn, « A History of Neo-African Literature », London : Faber & Faber Ltd, 1966, pp. 247 – 248.

 

[10] Kesteloot. « op. cit. », p. 147.

 

[11] Damas lui-même m’avait indiqué ce détail.

 

[12] Damas, « Névralgies ». Paris : Présence .Africaine, 1966 ; p. 77.