Littérature

LE ROMAN DES CONFLITS EN AFRIQUE CONTEMPORAINE

Ethiopiques n°71

Littérature, philosophie, art et conflits

2ème semestre 2003

Parce qu’elle invite au déchiffrement des convergences et des divergences, la notion de « conflit » est un des symboles privilégiés de la démarche littéraire africaine. Il est judicieux d’en interroger les avatars romanesques afin que la fonction poétique et narrative des affrontements des personnages et des territoires de fiction se voie éclairée par des exemples édifiants et des rapprochements féconds. Il faut préciser, pour lever toute ambiguïté éventuelle, que le terme de « conflit » doit être entendu dans le sens d’opposition, de discorde, de lutte, de tiraillement, d’antagonisme, de conflagration. Les rencontres d’éléments, de sentiments et de visions contraires engendrent la contestation, la dispute, la crise ou la guerre.

Les conflits s’inscrivent dans le contexte socio-historique de l’Afrique des indépendances, qu’ils cautionnent ou remettent en question : c’est l’époque où prévalent les cataclysmes de tous ordres, la multiplication des foyers de tension, une actualité brûlante, où les rapports entre les Africains connaissent une évolution sensible, où l’histoire des mœurs laisse sa trace au sein des romans. Le Rwanda, le Burundi, le Zaïre devenu République Démocratique du Congo, le Congo Brazzaville, le Libéria, la Sierra Léone, la Côte-d’Ivoire, et dans une moindre mesure le sud du Sénégal appelé Casamance, le nord du Mali avec les Touareg, le Tchad, les Guinées, l’Angola, l’Afrique du Sud, et d’autres contrées en Afrique connaissent des conflits plus ou moins importants, internes ou externes, qui ont créé la psychose d’un pessimisme persistant.

De toute évidence, les modalités des affrontements offrent à l’imaginaire un très vaste champ de possibles : de la complexité extrême à la simplicité la plus primaire, en passant par les degrés les plus divers du combat, les conflits jouent un rôle incontournable. Protéiformes, ils obéissent à des lois qui leur sont propres, et à divers niveaux. Chaque mise en fiction particulière leur prête une forme et une valeur spécifiques. Propices aux jeux de miroirs, à des parallélismes de construction et à des systèmes d’opposition significatifs, les luttes peuvent fonder l’architecture même du texte romanesque. S’interroger sur une rhétorique torturée, une thématique hallucinante et la vision d’un univers déchiré, devient dès lors une nécessité.

  1. UNE RHETORIQUE TORTUREE

Les conflits ont engendré une transformation forcée des moyens d’expression. La rhétorique, par la composition, les figures et les tons, se trouve torturée. Les romanciers cherchent à convaincre les lecteurs en se libérant des règles établies et en multipliant les nuances, dans toutes les dimensions.

1.2. Une structure affranchie

La composition semble le domaine, par excellence, de l’affranchissement. Les normes de la narration traditionnelle sont bousculées. L’être humain qui aime en général les histoires bien racontées, avec un début, un nœud et une fin clairs, est étonné par le cheminement chaotique des récits. Les épisodes et les péripéties romanesques paraissent parfois ne répondre ni à la logique ni à la cohérence. Les intrigues se croisent comme au théâtre dans La Vie et demie de Sony Labou Tansi : s’enchâssent celle de la dynastie des guides-despotes, celle de la famille révoltée de Martial et celle de la chasse aux pygmées. L’auteur avoue dans l’avertissement de l’ouvrage qu’un jour futur il ne passera pas « par mille chemins, en tout cas par un chemin aussi tortueux que la fable » ; il écrit : « La Vie et demie, ça s’appelle écrire par étourderie [2] ». La structure éclatée peut se disposer en fragments ou segments plus ou moins subjectivement ou objectivement liés. Le Pleurer-rire d’Henri Lopès, où les séquences en caractères romains alternent avec celles en italique, se termine sur cette confession du narrateur :

« Ici finit la relation d’un chapelet de rêves et cauchemars qui se sont succédé à la cadence d’un feuilleton et dont je n’ai été débarrassé qu’une fois le dernier mot écrit [3] ».

La subversion des techniques narratives va quelquefois plus loin. L’agencement arbitraire des événements dans Le Temps de Tamango reflète le désordre ambiant dans lequel vivent les personnages qui s’affrontent implacablement. Ce qui est dit à propos du roman de N’Dongo Promenades dans Prétoria s’applique totalement à cette œuvre qui donne l’impression de déraper par rapport à l’objectif initial dès les premières lignes : « Il apparaît clairement que N’Dongo finit par ériger la divagation systématique en technique d’écriture [4] ». Boubacar Boris Diop est très inventif. Dans les Tambours de la mémoire, il y a un récit dans le récit. Ismaïla NDiaye reçoit un colis de Wissombo, qui contient les cahiers posthumes de Fadel Sarr. Ismaïla et NDella décident de mettre au propre le brouillon de ce qui aurait sans doute été l’autobiographie de Fadel. Ce dernier relate ses obsessions qui défilent en images irrépressibles :

« L’essentiel lui paraît être moins l’ordinaire lucidité que le vagabondage métaphysique de la mémoire, ses roulements de tambours qu’il n’est pas donné à tous d’entendre [5] ».

La complexité des modalités de la narration est renforcée par la problématique de l’instance énonciative. La production individuelle des phrases dans les circonstances de communication n’est pas toujours simple. Le sujet de l’énonciation n’est pas nécessairement le « je » du narrateur-auteur. Dans Le Bel Immonde de Mudimbé, le narrateur emploie la troisième personne (il, elle) ou bien s’adresse directement au personnage (« Il a les mains sur tes hanches ») ; il utilise aussi la première personne du singulier (« Je l’attendais ») [6]. Au chapitre cinquième de la première partie, l’être désigné sous le pronom IL, en tant que narrateur, analyse sa liaison avec ELLE [7]. Dès lors, la lecture des romans demande une grande attention, tant les écarts se compliquent.

1.3. Rejet des règles

Les romanciers s’éloignent également des règles de la langue et d’autres canons romanesques. Les tensions provoquent des inventions verbales extraordinaires. Les néologismes, les dérivations de sens ou de forme, les accumulations prolifèrent. La syntaxe paraît parfois malmenée. Le titre La Vie et demie démontre déjà le haut degré d’innovation linguistique. La Katamalanasie est le monde des « pas-tout-à-fait-vivants » ; sur sa capitale, Yourma, passe « un temps de plomb, un temps de cri, un temps de peur [8] ». Les énumérations ouvertes, ponctuées par des réticences, sont vertigineuses. L’année Cœur-de-Père compte deux-cent-vingt-huit fêtes :

« Il y avait la fête des noms, la fête des guides, la fête des Forces spéciales, la fête du dernier mariage du guide, la fête du fils du guide, la fête des immortels, la fête des caméléons du guide, la fête de la méditation, la fête du spermatozoïde, la fête du bœuf… […] » [9].

La saturation exaspère. Le messie-koïsme du Cercle des tropiques est d’abord une usurpation langagière manifeste dans les euphémismes, les répétitions et les anacoluthes :

« Nous pouvions crever de misère, certes, mais à la radio, nous devions écouter nos maîtres qui braillaient du matin au soir « Dignité, liberté, …isme, …isme, indépendance [10] ».

 

Ces nouveautés expressives véhiculent un déluge d’images. On assiste à une sorte de métaphorisation du réel. La réification et l’animalisation marquent l’existence dans La Vie et demie. Dans « ce cimetière de fête » qu’est Yourma, un soldat est « comme un poteau de viande kaki » ; Martial a des « loques-filles » et des « loques-fils » ; les policiers ouvrent le feu sur « la multitude changée en ouragan d’injures, de cris, de vociférations [11] ». La violence flamboie en un style imagé. Personne n’est épargné dans le territoire imaginaire du Pleurer-rire où la politique est « ce sac de vipères du Gabon » : « Mais aujourd’hui la politique, au Pays, n’attend plus que vous alliez à elle. Un fauve qui surgit dans le village, frappe à l’aveuglette, dans la rage du désespoir [12] ». La vie est vue comme une prison, un charnier et un labyrinthe infernal dans Le Cercle des Tropiques :

« Il nous fallait rafistoler chaque instant de notre existence. Nous nous acheminions sur une route escarpée, caillouteuse, brûlante d’intérêts, une route inhumaine qui n’avait plus de fin. La voie messie-koïque était jonchée de cadavres qui polluaient l’atmosphère. Nous étouffions […] [13] ».

Les changements sont implacables. Dans « ce monde renversé » des indépendances, Fama, le prince déchu, n’a plus que « « cet honneur sans moyen, serpent sans tête [14] ». Les métaphores et les comparaisons, pourtant utiles dans un roman, prennent une trop grande ampleur qui peut faire oublier que l’on est dans un récit.

Il en va de même de l’intégration de textes de nature et de genre autres que ceux qui définissent la narration romanesque. Il en est ainsi des proverbes, chants, lettres, articles et autres écrits assimilés qui fonctionnement comme des éléments d’approfondissement ou de véritables digressions. Le Pleurer-rire se termine en partie, sur la lettre de Soukali au narrateur, où certaines phrases sonnent comme des maximes, dictons, sentences ou apophtegmes :

« Mais la magie et la puissance pédagogique de l’art n’est-elle justement pas moins de ressembler à la réalité que de donner à la réalité les couleurs du cœur du peintre ? [15] ».

Le style épistolaire rejoint les intrusions journalistiques. L’article d’un journal parisien parle de l’avancée des rebelles dans Le Bel Immonde [16]. La communication marche par tous les moyens, traditionnels ou modernes, pour la divulgation, comme en un miroir, des faits et gestes de tous, dans les nuances les plus diverses.

1.4. Parodie, ironie et tragédie

La différence des manifestations se traduit dans les tons adoptés. Dominent la parodie, l’ironie et la tragédie. Sont parodiques toutes les formes de travestissement et d’utilisation illégitime des discours célèbres, respectés et vénérés. L’appropriation de ceux-ci, de façon indue, est souvent burlesque, bouffonne et ridicule. Dans ces cas, tout est inapproprié, inopportun et impertinent. Dans La Vie et demie, Martial lit souvent aux siens, à sa manière, ce verset : « Malheur à celui pour qui le scandale descend16 ». On apprend dans toutes les écoles du pays les vers composés par Jean-Oscar-Cœur-de-Père en l’honneur de Chaïdana-aux-gros-cheveux, et qui ont pour titre Les Entrailles du guide Jean-Oscar : ce n’est qu’un pastiche vulgaire et plat des poèmes d’amour ; la répétition anaphorique qui sert d’incipit est une ineptie :

« Tendre piège de chair Tendre soleil d’entrailles [17] ».

De telles impostures prêteraient à sourire, si elles ne provoquaient pas une coulée de larmes amères, comme le suggère le titre du roman de Henri Lopès Le Pleurer-rire, en un savant oxymore.

En effet, le rire est grinçant dans les narrations, car l’ironie et la satire y sont quelquefois privilégiées. Rien n’y est sacré, ou presque. Les déviations qui entraînent les affrontements font tomber dans le comique des données autrement sérieuses et fondamentales. En faisant signe, avec des gestes de chef, à des pairs africains et à ses compatriotes de s’asseoir et de se taire, Tonton articule en lisant son discours, « [d]ifférenciant bien les é des è et des ai d’une part, les au des o d’autre part, les i des u enfin, relevant la tête de temps à autre pour regarder la salle [18] ». La danse obscène de Tonton et de sa femme, lors de sa nuit d’investiture, les rabaisse au rang de sauvages ; le narrateur est formel : « Papa de Gaulle a dû danser dans sa vie, mais jamais comme le commun de ses citoyens [19] ». L’archaïsme fait parfois place à la duperie, au superficiel et au clinquant. La vingtaine de médailles, de croix, de décorations que les ambassadeurs épinglent au chef de l’Etat, souvent dans l’improvisation, transforment le « Messie-koï en constellation [20] », le jour anniversaire de l’indépendance. Les scènes burlesques le cèdent, toutefois, peut-être avec excès, aux tragédies.

La fatalité semble faire régner la malédiction dans certaines contrées. La catastrophe s’abat sur des peuples en un cataclysme pathétique, dramatique et tragique. Le désespoir embrase les choses et les êtres à cause des batailles, des génocides, des holocaustes ou des hécatombes inouïs. Les êtres et les nations s’annulent, presque sans raison. La guerre qui oppose Darmellia et la Katamalanasie est une destruction réciproque, envenimée par « la puissance étrangère qui fournit les guides », et cela dans la sophistication scientifique ; Jean Calcium a fabriqué des mouches chargées de mort :

« Des mouches envoyées en terre ennemie captaient les rayons mortels des mouches-mères lancées dans l’espace et les diffusaient. Les rayons carbonisaient êtres et choses et imprimaient la radioactivité à toute matière [21] ».

Une garden-party offerte par Tonton se transforme en massacre ; le spectacle est atroce :

« Les rares gardes à avoir esquissé quelque résistance ont été abattus et leurs corps, mannequins de caoutchouc noir, sont étendus là, en des poses désordonnées, silencieux et fascinants [22] ».

Le choc est brutal entre les tenants du pouvoir et ceux qui aspirent à l’exercer. Pierre Landu participe à l’attaque de la garnison de Kanga qui aboutit à la tuerie des gouvernementaux par les maquisards, un jour de pluie, dans Entre les eaux. L’exécution de militaires qui se sont rendus est à vous glacier :

« Bidoule avait fait mettre les soldats en trois colonnes. Horizontalement. Combien étaient-ils ? Trois cents ? Cinq cents ? Deux mitraillettes s’étaient mises au travail. A peine trois secondes. Du travail propre. Très propre. Un peu écœurant. Mais parfaitement dans l’ordre 3 ».

Toutes sortes de crimes donnent aux descriptions l’allure de fresques macabres. L’adage latin se vérifie plus que jamais : homo homini lupus est (l’homme est un loup pour l’homme). La dimension tragique et satirique des actions, ajoutée au rejet des règles et à la liberté de composition, donne une rhétorique tourmentée qui met en scène l’homme dans sa nudité primaire.

  1. UNE THEMATIQUE HALLUCINANTE

Les êtres humains peuvent être de grands fauteurs de troubles, dans un univers frappé par les perturbations de toutes sortes. Une thématique hallucinante se fait alors jour. Un système organisé de thèmes et de symboles, conscients ou inconscients, se lie à des procédés qui ont une énorme puissance d’évocation et d’illusion.

2.1. Les fauteurs de troubles

L’on est d’abord stupéfait par les menées des fauteurs de désordre, de guerre ou de rébellion. Une galerie de portraits présente les anti-héros qui sont avant tout des êtres belliqueux, des fomentateurs de rébellion, des provocateurs de tous désordres qui favorisent les méfaits, les forfaitures, les félonies et les crimes. La caricature les charge des maux de la société qu’ils violentent, étant eux-mêmes condamnés souvent à l’anéantissement. Les fauteurs de troubles sont psychologiquement pervers. Ils sont légion, hommes et femmes, dans La Vie et demie. Ayant été voleur de bétail, le Guide Providentiel, chef de l’Etat de la Katamalanasie, puis Sa Majesté Cézama 1er, est un anthropophage et un vampire ; il l’avoue : « Je suis un carnassier [23] ». Son opposant, l’incestueux Martial, est qualifié d’ « ignoble père [24] ». Chaïdana, à la beauté fatale, dit d’elle-même : « J’ai été une sale parenthèse [25] ». Comme son nom l’indique, le tyran Bwakamabé Na Sakkadé est celui qui sème le mal dans Le Pleurer-rire ; il a le culte de sa personne ; il accumule les postes de ministres, se nomme maréchal ; il est vulgaire, impulsif. Etre de pulsion et non de réflexion, avec son « gros rire bruyant », Tonton est « l’Ubu des tropiques [26] ». Baré Koulé du Cercle des Tropiques est le type même de l’imposteur : durci par l’exercice despotique du pouvoir, il se fait appeler le Messie-koï et se dit « le Sauveur [27] ». Les dictateurs et tyrans aux idées fixes ne sont pas moins tristes que les acolytes et autres suppôts du démon. Ceux-ci créent leur propre destruction. Ils sont pervertis et s’adonnent étourdiment aux plaisirs de la chair. En fait, ils sont cyniques, veules, puérils, superficiels, aimant l’ostentation et l’extériorisation de leur puissance. Rien n’est solide ou essentiel chez eux. Ils sont des joueurs qui risquent de se brûler à des feux qui leur sont intérieurs ou extérieurs. Le ministre, dans Le Bel Immonde, est l’exemple même de l’impureté morale et de la bassesse horrible qui révoltent la conscience ; il résume ainsi son credo devant un avocat qui s’en trouve choqué :

« – Allons donc ! Pourquoi nous tuons-nous au travail si ce n’est pas pour ça ? Les femmes, l’argent, l’argent, les femmes… et la gloire… [28] ».

La corruption et la souillure intérieures ne sauraient être cachées par le faux brillant apparent. Le beau matériel constitué par les voitures, les meubles et immeubles, ainsi que le corps, ne peut pas remplacer les difformités profondes.

D’ailleurs, l’apparence physique n’est pas toujours attrayante. Les fauteurs font plus penser à des monstres qu’à des êtres humains dignes de ce nom. Ils portent leurs anomalies comme une infamie. Le Guide Providentiel, qui n’est pas un homme fragile, est doté d’un « menton en mâche de houe, [d’]un long cou », de « petits yeux semés au hasard du visage », d’un « corps broussailleux comme celui d’un vieux gorille » et d’une « énorme machine de procréation » ; comme le pense Chaïdana, ce souverain est « le sommet de la laideur [29] ». Il est vrai que le moral déteint sur le physique. Martial, lui, est surtout un corps : c’est une « loque » qui est « coupée en deux à la hauteur du nombril », le haut du corps « flottant dans l’air amer, avec la bouche saccagée [30] » par le Guide Providentiel. Par contre, la fatale Chaïdana est paradoxalement « un corps farouche, avec des formes affolantes, un corps d’une envergure écrasante, électrique », « un corps parfaitement céleste [31] », tantôt nu, tantôt brillamment habillé, mais qui est un redoutable piège érotique qui mène au tombeau bien des dirigeants politiques. Quant à Tonton dont le visage est envahi de façon infamante par des boutons, il porte, comme un emblème, une queue de lion ; il a une tête à moitié nue et un front étroit qui, chez lui, sont loin d’être un signe de sagesse. Un paragraphe le campe :

« Un mètre soixante-dix, soixante-quinze kilos, le visage impassible cerné d’un bracelet de poils cerclant des lèvres épaisses qui réclament fièrement leur négritude, fièrement il marche, la poitrine gauche rehaussée d’une énorme fleur de métal blanc, à plusieurs branches, elle-même entourée d’innombrables pastilles rectangulaires de couleurs vives et chatoyantes [32] ».

Tout est fait pour tromper et subjuguer le peuple et les adversaires. Baré Koulé aussi joue sur les apparences ; il est d’une élégance recherchée, qui ne sauve pas son côté d’ogre : « Il avait toujours cette allure arrogante d’un homme satisfait de lui-même et dans ses gestes et paroles quelque chose de cynique et de cruel [33] ». Le personnage IL, ministre du Bel Immonde, est grand, bien nourri, d’un beau noir, tiré à quatre épingles ; mais il est trahi par ses « yeux de fauve repu » et son « cou énergique de rhinocéros35 ». Le physique montre donc des êtres d’épouvante ou contre-nature. Apparemment profondément pervers, les hors-la-loi gangrènent leur univers trouble.

2.2. Phénomènes perturbateurs

Le monde conflictuel connaît des faits et des événements qui se manifestent de façon surprenante ou quelque peu anormale, perturbant les données ordinaires. L’irrégularité, le dérèglement sont déterminés par l’intervention d’éléments naturels, mythologiques, allégoriques ou mécaniques.

La nature participe aux perturbations, ayant sa place et sa fonction dans l’action romanesque. Quand l’harmattan souffle dans Le Cercle des Tropiques, les citadins de Porte Océane croient à la présence de forces démoniaques ; la tombe de Halouma, l’assassin de Monchon, explose ; un mardi, particulièrement, est alors un jour de révolte contre la milice du parti. Aux Marigots du Sud, on dit que l’harmattan est l’univers de la folie qui est considérée comme la malédiction du ciel pour punir les hommes :

« A une telle période où même les choses perdent leurs formes originelles, où les arbres se débarrassent de leurs feuilles mal fixées, où même le bois des meubles se gondole et où les feuilles s’écornent, un mot mal placé provoque des disputes et des bagarres. On raconte qu’à cette époque Satan recrute ses anges exterminateurs pour perdre les fidèles de Dieu, on raconte que même la nature tourne le dos aux vivants, car honteuse de son aspect poussiéreux, elle se cache pour attendre le retour de sa beauté perdue [34] ».

Dans Le Bel Immonde, la forêt, où la femme appelée ELLE est immolée par l’ordre qui l’a reçue comme une offrande du ministre qui veut se protéger des envieux, est sinistre. En regardant le fleuve qui est « sale mais fort », le ministre se dit : « … nous sommes aussi des fleuves sales, mais nous ne sommes pas forts, pas du tout forts [35] ». Les animaux ne sont pas en reste. Dans Les Soleils des indépendances, Fama est atteint mortellement par un saurien à la frontière qui partage son ancien royaume entre deux républiques modernes :

« Fama gisait toujours sous le pont. Le caïman se débattait dans un tourbillon de sang et d’eau. Les coups de feu s’arrêtèrent. Mais le matin était troublé. […] Les chiens qui les premiers avaient prédit que la journée serait maléfique hurlaient aux morts, toutes gorges déployées, sans se préoccuper des cailloux que les gardes leur lançaient. Les fauves répondaient des forêts par des rugissements, les caïmans par des grognements [36] ».

Les règnes minéral, végétal, animal participent au drame comme dans le monde merveilleux des contes, légendes et mythes.

La mythologie intervient par l’intermédiaire de caractérisations ou d’allusions et de références au surnaturel, à l’irrationnel et à l’invisible. Faisant trembler les meubles, les vitres et les lustres, Tonton en colère ne déparerait pas le milieu des dragons maléfiques : il est comme « le Guinarou, dressé sur son séant, lançant des hurlements vers les cieux [37] ». Aux Marigots du Sud, les oracles improvisés rappellent aux citadins inquiets une légende qui explique le contact de l’homme avec l’au-delà : « A la première heure de la mise en terre, le mort reçoit la visite de Satan accompagné de l’Ange de la Tolérance [38] ». L’’interrogatoire des tombes paraît moins angoissant que le sacrifice humain au nom de l’ambition démesurée. L’on retombe dans le monde primitif, archaïque ou des ténèbres moyenâgeux. Le ministre du Bel Immonde fait immoler son ancienne maîtresse et s’offre son foie qu’il tient à la main [39] ; mais, comme frappé par une justice immanente, il perd son fils, avant de périr lui-même brûlé vif dans sa voiture. Les voies du divin sont insondables. Le fantastique provoque l’intrusion de l’insolite dans le réel. Fama est inculpé et emprisonné parce qu’il n’a pas raconté son rêve à une personnalité importante de la République. Ce paroxysme de l’aberration le pousse à s’indigner avec force. L’allégorie et la prosopopée, en un discours indirect libre, éclatent dans son monologue intérieur :

« La colonisation, les commandants, les réquisitions, les épidémies, les sécheresses, les Indépendances, le parti unique et la révolution sont exactement des enfants de la même couche, des étrangers au Horodougou, des sortes de malédictions inventées par le diable [40] ».

Il se demande pourquoi se diviser, se combattre, casser et user la fraternité et l’humanisme. L’allégorie marque également les aventures de Touazock au Congo, dans Le Récit de la mort. Touazock est confrontée à la mort qui finit toujours par l’emporter :

« Lui, il poursuivait son tête à tête avec la mort. L’intervalle s’était réduit. La mort s’était approchée et lui collait au visage sa gueule de fauve horrible [41] ».

Les catégories extraordinaires des récits traditionnels font place de plus en plus à une mécanique de l’extravagance née de la modernité scientifique, technologique ou administrative. La folie en bleu sous le règne de Jean-Cœur-de-Pierre est rendue possible par les travaux de l’Institut national de la recherche scientifique, de connivence avec des savants d’une puissance étrangère. On oblige la nature, grâce à la mise au point d’un produit, à engendrer des plantes et des souris bleues : « On parlait même de produire un peuple bleu dans le pays [42] ». Les laboratoires sont mis à contribution. Les documents administratifs créent des psychodrames. La carte d’identité et celle du parti unique tourmentent Fama : elles sont « les morceaux du pauvre dans le partage [43] » des fruits des indépendances. Les lois et les ordres iniques sont les instruments d’un système qui ignore le droit véritable et met la force aveugle au service d’intérêts particuliers.

La perturbation généralisée au niveau des représentations mentales, de la nature et des personnes crée un univers hallucinant. Les hommes cheminent à travers des tiraillements ou des dilemmes insolubles.

  1. VISION D’UN UNIVERS DECHIRE

L’image qui est donnée du monde des conflits est celle d’un déchirement spectaculaire. Les êtres et les choses s’opposent sur tous les plans, entraînant des contradictions sémantiques et des antinomies irréductibles. Mais au bout des désarrois point, même en filigrane, d’une lumière possible.

3.1. Les tiraillements

Les écartèlements sont de tous ordres, historiques, politiques, idéologiques, ethniques, territoriaux, économiques, sociaux, religieux, culturels, scientifiques, pour ne citer que ceux-là. L’histoire a un rôle. Les évolutions ont été parfois brutales, entre le passé et le présent. Après plusieurs siècles d’exploitation et de domination, avec l’esclavage et la colonisation, le passage abrupt à la liberté est vécu comme un cataclysme lourd de dangers. Par exemple, Porte Océane est « le cerveau du démon qui min[e] le pays depuis l’indépendance [44] ». La réflexion blasphématoire du narrateur de La Vie et demie est inspirée par le fait d’être désenchanté par ce présent empoisonné qu’est la libération octroyée :

 

« Mais ce premier cadeau qu’on recevait de Dieu avait déçu – Honorable ceci, Honorable cela, Excellence ceci, Excellence cela -, l’indépendance avait vraiment déçu, et avec elle, Dieu qui l’avait envoyée [45] ».

Le séisme a des prolongements dans l’actualité. La politique est synonyme de grève, de lutte, de répression, de torture et d’exécution. Ces phrases nominales exclamatives du Temps de Tamango traduisent l’intensité du combat syndical : « Six jours de désordre ! Des barricades partout ! [46] ». Traités de « salauds de putschistes », chargés par « des témoins fabriqués pour la circonstance » lors d’un procès inique qui s’est déroulé à huis clos, la nuit, Yabaka et douze de ses compagnons sont « passés par les armes, au petit matin [47] ». Le milieu des politiciens est une jungle où tous les coups sont permis. Fama le reconnaît intérieurement :

« La politique n’a ni yeux, ni oreilles, ni cœur ; en politique le vrai et le mensonge portent le même pagne, le juste et l’injuste marchent de pair, le bien et le mal s’achètent ou se vendent au même prix [48] ».

Les idéologies sont utilisées comme des armes pour éliminer l’adversaire ou l’ennemi. Les coups d’Etat ébranlent les régimes. La pensée unique n’admet pas la contradiction. Dans Le Cercle des Tropiques, le chef du Parti Social de l’Espoir, parti unique, gouverne par la terreur, l’assassinat, la délation, la perfidie, l’humiliation et la persécution. Le spectre de l’inquisition fait son apparition :

« Une nouvelle forme d’intolérance qui n’avait plus pour alibi le Coran, la Bible et Dieu, mais une trinité du désespoir : « Moi Messie-Koï, mon pouvoir, mon éternité [49] ».

Le pouvoir peut descendre si bas qu’il s’exerce par la débauche et les bas instincts. Le Bel Immonde est régi par les pulsions : on ne pense plus, on ne s’aime même pas ; c’est le sexe qui régente tout [50]. On n’en oublie pas pour autant ses particularismes.

En effet, la différence n’est plus considérée comme une richesse naturelle, déterminant une complémentarité harmonieuse ; elle devient un défaut et une tare. Des conflits naissent du sectarisme, de l’appartenance ethnique ou tribale. Dans La Vie et demie, la cruauté s’abat sur la tribu des Kha peu favorables au Guide, dans le quartier de Moando, à Yourma [51]. Un vieux, mal habillé, vient chez Ya et la brutalise, tout en fustigeant « cette rébellion tribale avec des mots d’ordre chinois [52] ». Inspiré de la tragédie libérienne et rwandaise, de la lutte entre Hutu et Tutsi, Le Cavalier et son ombre représente, lyriquement et gravement, un pays étranglé que Tundé, l’enfant mythique, qui arrivera peut-être à faire « des Twis et des Mwas les doigts d’une seule main [53] », unira prochainement. Aux incompréhensions ethniques s’ajoutent les aberrations territoriales. On malmène les êtres avec les délimitations artificielles. Chaïdana Layisho et le pygmée Kapahacheu circulent dans une forêt qui géographiquement appartient à trois pays frontaliers ; se moquant de ce qu’ils soient en Katamalanasie, au Pamarachi ou au Chambarachi, car la « terre n’a pas d’autre nom que la forêt » pour le pygmée qui n’appréhende pas les séparations territoriales, Chaîdana explique : « Là-bas, ils ont mis des frontières jusque dans les jambes des gens [54] ». Fama est la victime des limites entre la République de la Côte des Ebènes et la République Socialiste de Nikinaï qui écartèlent son ancien royaume ; il pique une terrible colère contre le douanier qui lui dit qu’il ne peut pas traverser sans carte d’identité : « Avez-vous bien entendu ? Fama étranger sur cette terre de Horodougou ! [55] ». La tradition et la modernité s’affrontent. L’immigration ou l’émigration n’est pas toujours comprise. Un habitant de la Côte des Ebènes dit que ses concitoyens travaillent alors que les étrangers gagnent l’argent, et ajoute : « L’Afrique connaîtrait la paix quand chaque nègre resterait chez lui [56] ». Cette terrible incompréhension vient, au fond, de la dureté de la crise économique et sociale. La misère provoque des émeutes. Salimata leur bienfaitrice est pillée par les miséreux, qui se regroupent ensuite, « et en hurlant et en ricanant comme des hyènes, entreprennent une mise à sac de tout le marché [57] ». La pauvreté extrême fait régresser l’homme à l’état de bête. La religion même n’est plus d’aucun secours. Pis, elle suscite l’égarement. Entre les eaux met bien en scène cette perdition à travers l’histoire de Pierre Landu. Pierre, le prêtre africain, s’interroge sur la confession catholique, les valeurs des ancêtres auxquelles sa famille reste attachée ; il est paradoxalement attiré à la fois par la Révolution, l’Eglise, la chair et les plaisirs du palais : « Un Docteur en Théologie, et Licencié en Droit Canon, en plus, tombé si bas ! [58] ». Les déviations sont inouïes. Des religieuses venues « de l’au-delà des mers », vierges, ont appris à Ya que le travail est « une déchéance, la conséquence du péché originel » ; cet enseignement a porté Ya « sur les trottoirs de Kinshasa [59] » où elle participe à la chute généralisée. L’usurpation n’est qu’un mensonge déguisé. Tonton est comparé au Messie, dans Le Pleurer-rire [60]. L’imposture spirituelle n’est pas moins grave que les fourvoiements culturels. Dans une violente « campagne de Résurrection culturelle [61] », sont attaqués les Portugais, Sénégalais, Maliens, entre autres, dans le pays de Bwakamabé. Giambatista Viko privilégie ses connaissances pédantesques acquises en Occident, et méprise la culture africaine, ce qui le fait condamner par les sages gardiens du patrimoine ancestral : « L’absence de dialogue avec l’Autre finit par créer la conscience de régression » [62]. La science moderne, pour sa part, sert l’incompréhension. Elle dessert l’information. La radio et la télévision sont des moyens de propagande qui lavent les cerveaux. Télé-Yourma étale une « conviction artificielle » [63]. La cérémonieuse radiodiffusion de la « Voix du Peuple » annonce dès le lever du jour des niaiseries du genre : « Le Messie-Koï Baré Koulé, notre président bien-aimé, va éclairer son peuple de sa profonde sagesse » [64]. La machine audio-visuelle propage le faux, et fait le lit de l’indignation, de la contestation et de la révolte. Tout ce qui devrait éclairer les gens et les unir, leur prépare le contraire.

L’éclatement tire l’univers de tous les côtés. On y perd ses repères. Rien ne semble vrai, sûr, stable. Le sauvetage serait laborieux.

3.2. L’espoir

Pourtant l’espoir est permis. Même s’il n’est pas un flambeau qui resplendit avec force, il est une lueur qui est à entretenir. Cet optimisme transparaît à travers les réflexions, les analyses, les démonstrations, les argumentations et les explications, comme pour atténuer le diagnostic implacable des narrations et des descriptions. La paix a ses partisans, de même que l’idéal moral et religieux. Jean Coriace assure et rassure :

« – Qu’ils [les tueurs de Jean-sans-cœur] viennent avec les fusils de la guerre, nous leur opposerons les fusils de la paix, les fusils de la foi [65] ».

La pacification vraie doit naître du réveil des esprits et de l’harmonie des cœurs. La prise de conscience est une exigence humaniste. Le journaliste Jean Tournesol, appelé Jean Apocalypse, fait ce sermon à Félix-le-Tropical :

« – Excellence, nous devrions avoir honte. Ceux qui nous ont jeté l’indépendance avaient parié leur tête et leur sang pour dire que nous serions incapables de gérer la liberté. Ce défi-là ! Il devrait bouger dans toute notre manière de respirer. Il devrait être le catalyseur numéro un de notre action. Nous avons un passé qui nous condamne à être homme plus que les autres. […] Tuer, Excellence, est un geste d’enfant. Le geste de ceux qui n’ont pas d’imagination. […] Tuer, Excellence, tuer, c’est s’annuler dans les autres. Pour qui tuons-nous ? [66] ».

 

Il faut donc que le sang-froid de la raison tempère l’ardeur des passions. Les gouvernants doivent être clairvoyants. Le pouvoir digne de ce nom se fonde sur des principes qui font prévaloir la justice, la liberté, la vérité, le sens du bien commun et des responsabilités. Jean Coriace, dirigeant du Darmellia dont il veut faire un territoire de l’excellence régi par la sagesse, défendant qu’on l’appelle le père de la nation, fait cette profession de foi :

« – La discipline est la force des armées mais elle n’est pas forcément la force des peuples. Parce qu’un peuple sait comprendre mais ne sait pas obéir. Parce que l’homme est fait pour comprendre et non pour obéir. Ce besoin de dialogue, je dirai le droit au dialogue, est inscrit dans toute la matière pensante. Seule la matière obéit aveuglement aux lois de la nature [67] ».

Une règle de conduite que l’on s’impose est une nécessité, mais à partir d’un échange permanent d’idées. L’autodiscipline serait alors éclairée par les lumières qui guident les grandes nations où la communication se fonde sur la culture et l’instruction.

L’accent mis sur le savoir considéré comme un investissement prioritaire, montrerait que l’homme est, par excellence, un être éphémère. Les choses d’ici-bas sont d’une réelle relativité et ont un terme qui échoit un jour ou l’autre. La fin des tyrannies, en particulier, est inscrite irrésistiblement dans leur propre exercice. Cette proclamation dans Les Soleils des indépendances est un avertissement solennel :

« Toute puissance illégitime porte, comme le tonnerre, la foudre qui brûlera sa fin malheureuse [68] ».

Au demeurant, l’art est un moyen efficace de lutte contre les dictatures. La musique, le chant, les vers, les livres ont ébranlé le régime du Guide Providentiel, malgré une terrible répression : « Les plus grands écrivains katamalanasiens essayaient d’appliquer la méthode et la vision chaïdaniennes de l’écriture [69] ». Le despotisme criminel élimine les êtres ; il est incapable de tuer les idées. L’idéal est d’ailleurs incarné par des figures de lumière qui relèguent les méchants au rang de repoussoirs. L’exécution du capitaine Yabaka, un démocrate progressiste qui a pourfendu le régime de Bwakamabé, ne fait pas disparaître les idées qui l’ont ennobli, au sens généreux et héroïque de ce participe. Yabaka est devenu un mythe. Le proverbe, qui fait allusion à sa destinée, est fort signifiant :

« Un homme peut arracher le plant d’un manguier, voire détruire une plantation de manguiers, mais jamais l’espèce [70] ».

Le docteur Malekê aussi agit comme un juste aux libéralités sans bornes. Les villageois chantent des éloges en son honneur, car il est toujours un enfant du pays, contrairement aux nouveaux patrons qui ne songent qu’à les dépouiller : « Quand il arrive, il nous apporte des cadeaux de la ville, des médicaments [71] ». Le Cercle des Tropiques se termine sur des accents religieux, entre autres : l’« Espérance [72] » renaît. Il faut croire que l’homme doit sauver l’homme. Les proverbes des aïeux restent toujours vrais. Cela est bien dit dans Les Soleils des indépendances :

« La plus belle harmonie, ce n’est ni l’accord des tambours, ni l’accord des xylophones ni l’accord des trompettes, c’est l’accord des hommes [73] ».

Il s’agit de dépasser toutes les querelles intestines, mesquines, inutiles et stériles qui divisent les hommes. L’unité est possible si les Africains savent que les tiraillements sont inefficaces et sans objet. Le pessimisme serait alors terrassé par les forces du changement éclairées par un humanisme vrai.

 

Les conflits montrent que l’Africain est mis face à lui-même, aux autres et aux principes supérieurs qui régissent les grandes nations. La géopolitique est convoquée pour mettre les Africains devant leurs responsabilités. Les romanciers constatent et accusent. Les narrations, les descriptions et les explications sont des diagnostics, des pamphlets et des injonctions. Il s’agit de provoquer un réveil salvateur. Ce que l’on peut appeler le roman des conflits est un appel intense à la vigilance, aux responsabilités, à la conscience, aux valeurs humaines essentielles et intrinsèques. Certains romanciers revendiquent presque une forme de réalisme et de naturalisme. Dans la note qui est placée à la fin du Bel Immonde, Mudimbé déclare avoir repris des « faits historiques » et que son « récit se déroule à Kinshasa, capitale de la République du Zaïre, naguère dénommée République Démocratique du Congo » :

« L’insurrection, dont il est fait état tout au long du récit, prend prétexte des rébellions qui ont effectivement eu lieu (voir B. VERHAEGEN, Rébellions au Congo, Etudes du C.R.I.S.P., Bruxelles, 2 t. s.d.) [74] ».

Dans une interview réalisée à l’occasion de la publication de son roman inspiré par les guerres ethniques du Rwanda et du Libéria, Boubacar Boris Diop affirme :

« [Ce n’est pas] parce que l’Occident a proféré par mépris culturel et par intérêt les mensonges que l’on sait sur l’Afrique, que nous-mêmes devons continuer à mentir à l’Afrique par affection et par réaction d’autodéfense [75] ».

Le besoin de vérité n’exclut pas l’espoir. Dans un entretien intitulé « Nous avons rêvé l’histoire et vécu de cauchemars » avec pour sous-titre « Pourquoi l’exception sénégalaise ? le romancier, ancien chef du gouvernement congolais, répond », Henri Lopès présente ses observations, étant sûr que des améliorations sociales, démocratiques et intellectuelles sont possibles :

« Au Sénégal existent déjà des signes annonciateurs d’une telle métamorphose. Au bout du compte, ce pays se situe en un point de l’Afrique où, rêveur impénitent, j’en situe le cœur. Pourvu qu’il irradie sa sagesse dans toutes les veines du continent [76] ».

L’optimisme aux accents poétiques de Henri Lopès laisse transparaître un discours littéraire nouveau qui marque profondément le roman africain contemporain. L’invention et les innovations triomphent dans l’écriture romanesque des conflits en Afrique. Les romanciers démystifient ; ils « remythifient » aussi.

BIBLIOGRAPHIE

DIOP, Boubacar Boris, Le Temps de Tamango, Paris, L’Harmattan, 1981.

–  Les Tambours de la mémoire [1987], Paris, L’Harmattan, 1990.

–  Le Cavalier et son ombre, Paris, Stock, 1997. FANTOURE, Alioum, Le Cercle des Tropiques, Paris, Présence Africaine, 1972. KOUROUMA, Ahmadou, Les Soleils des indépendances, Paris, Seuil, 1970. LOPES, Henri, Le Pleurer-rire, Paris, Présence Africaine, 1982.

–  « Nous avons rêvé l’histoire et vécu de cauchemars. Pourquoi l’exception sénégalaise ? Le romancier, ancien chef du gouvernement congolais, répond », in Jeune Afrique, n° 1676, du 18 au 24 février 1993, p. 44. MUDIMBE, Valentin Y., Le Bel Immonde, Paris, Présence Africaine, 1976.

–  Entre les eaux, Paris, Présence Africaine, 1973. NGAL, Mbwil a Mpang, Giambatista Viko ou le viol du discours africain [1975], Paris, Hatier, 1984. SONY, Labou Tansi, La Vie et demie, Paris, Seuil, 1979. GUEYE, Alassane Seck, « Boubacar Boris Diop, un romancier novateur et subversif », interview in Le Témoin, n° 368, du 30 septembre au 6 octobre 1997, Dakar, p. 11. TATI LOUTARD, Jean-Baptiste, Le Récit de la mort, Paris, Présence Africaine, 1987.

[1] U.F.R de Lettres et Sciences humaines, Université Gaston Berger de Saint-Louis, Sénégal.

[2] SONY, Labou Tansi, La Vie et demie, Paris, Seuil, 1979, pp. 9-10.

[3] LOPES, Henri, Le Pleurer-rire, Paris, Présence Africaine, 1982, p. 315.

[4] DIOP, Boubacar Boris, Le Temps de Tamango, Paris, L’Harmattan, 1981, p. 141.

[5] DIOP, Boubacar Boris, Les Tambours de la mémoire [1987], Paris, L’Harmattan, 1990, p. 91

[6] MUDIMBE, Valentin Y., Le Bel Immonde, Paris, Présence Africaine, 1976, p. 19, 45.

[7] Ibid., pp. 45-50.

[8] SONY, Labou Tansi, La Vie et demie, éd. cit, p. 17, 131.

[9] Ibid., p. 129

[10] FANTOURE, Alioum, Le Cercle des tropiques, Paris, Présence Africaine, 1972, p. 266.

[11] SONY, Labou Tansi, La Vie et demie, éd. cit., pp. 60-61, pp. 11-12 et pp. 40-41.

[12] LOPES, Henri, Le Pleurer-rire, éd. cit., p. 295.

[13] FANTOURE, Alioum, Le Cercle des Tropiques, éd. cit., pp. 265-266.

[14] KOUROUMA, Ahmadou, Les Soleils des indépendances, Paris, Seuil, 1970, p. 92.

[15] LOPES, Henri, Le Pleurer-rire, éd. cit., p. 314.

[16] MUDIMBE, Vincent Y., Le Bel Immonde, éd. cit., p. 140.

[17] SONY, Labou Tansi, La Vie et demie, éd. cit., p. 126.

[18] LOPES, Henri, Le Pleurer-rire, éd. cit., p. 88.

[19] LOPES, Henri, Le Pleurer-rire, éd. cit., p. 49.

[20] FANTOURE, Alioum, Le Cercle des Tropiques, éd. cit., p. 218.

[21] SONY, Labou Tansi, La Vie et demie, éd. cit. p. 184.

[22] LOPES, Henri, Le Pleurer-rire, éd. cit., p. 145.

[23] SONY, Labou Tansi, La Vie et demie, éd. cit., p. 18.

[24] Ibid., p. 71.

[25] SONY, Labou Tansi, La Vie et demie, éd. cit., p. 76.

[26] LOPES, Henri, Le Pleurer-rire, éd. cit., p. 34 et p. 257.

[27] FANTOURE, Alioum, Le Cercle des tropiques, éd. cit., p. 267.

[28] MUDIMBE, Valentin Y., Le Bel Immonde, éd. cit., p. 69.

 

[29] SONY, Labou Tansi, La Vie et demie, éd. cit., p. 13, p. 15, pp. 54-55 et p. 57.

[30] Ibid.,p. 14

[31] Ibid., pp. 22-23 et pp. 42-43

[32] LOPES, Henri, Le Pleurer-rire, éd. cit., p. 25.

[33] FANTOURE, Alioum, Le Cercle des Tropiques, éd. cit., p. 130.

[34] FANTOURE, Alioum, Le Cercle des Tropiques, éd. cit, p. 285.

[35] MUDIMBE, Vincent Y., Le Bel Immonde, éd. cit., p. 168.

[36] KOUROUMA, Ahmadou, Les Soleils des indépendances, éd. cit., pp. 201-202.

[37] LOPES, Henri, Le Pleurer-rire, éd. cit., p. 214.

[38] FANTOURE, Alioum, Le Cercle des Tropiques, éd. cit., p. 288.

[39] MUDIMBE, Vincent Y., Le Bel Immonde, éd. cit., pp. 83-90.

[40] KOUROUMA, Ahmadou, Les Soleils des indépendances, éd. cit., p. 137.

[41] TATI LOUTARD, J. B., Le Récit de la mort, Paris, Présence Africaine, 1987, p. 16.

[42] SONY, Labou Tansi, La Vie et demie, éd. cit., p. 145.

[43] KOUROUMA, Ahmadou, Les Soleils des indépendances, éd. cit., p. 23.

[44] FANTOURE, Alioum, Le Cercle des tropiques, éd. cit., p. 252.

[45] SONY, Labou Tansi, La Vie et demie, éd. cit., p. 112.

[46] DIOP, Boubacar Boris, Le Temps de Tamango, éd. cit., p. 71.

[47] LOPES, Henri, Le Pleurer-rire, éd. cit., pp. 306-308.

[48] KOUROUMA, Ahmadou, Les Soleils des indépendances, éd. cit., p. 164.

[49] FANTOURE, Alioum, Le Cercle des Tropiques, éd. cit., pp. 150-161.

[50] MUDIMBE, Vincent Y., Le Bel Immonde, éd. cit., pp. 60-67.

[51] SONY, Labou Tansi, La Vie et demie, éd. cit., p. 45.

[52] MUDIMBE, Vincent Y., Le Bel Immonde, éd. cit., p. 120.

[53] DIOP, Boubacar Boris, Le Cavalier et son ombre, Paris, Editions Stock, 1997, p. 228.

[54] SONY, Labou Tansi, La Vie et demie, p. 96.

[55] KOUROUMA, Ahmadou, Les Soleils des indépendances, éd. cit., p. 104.

[56] Ibid., p. 91

[57] Ibid., p. 63.

[58] MUDIMBE, Vincent Y., Entre les eaux, éd. cit., p. 9.

[59] Ibid.., p. 58.

[60] LOPES, Henri, Le Pleurer-rire, éd. cit., p. 134.

[61] Ibid., p. 224.

[62] NGAL Mbwil a Mpang, Giambatista Viko ou le viol du discours africain [1975], Paris, Hatier, 1984, p. 127.

[63] SONY, Labou Tansi, La Vie et demie, éd. cit., p. 47.

[64] FANTOURE, Alioum, Le Cercle des Tropiques, éd. cit., p. 160.

[65] SONY, Labou Tansi La Vie et demie, éd. cit., p. 158.

[66] SONY Labou Tansi, La Vie et demie, éd. cit. pp. 162-163.

[67] Ibid., p. 175.

[68] KOUROUMA, Ahmadou, Les Soleils des indépendances, éd. cit., p. 101.

[69] SONY, Labou Tansi, La Vie et demie, éd. cit., pp. 78-79.

[70] LOPES, Henri, Le Pleurer-rire, éd. cit. p. 311.

[71] FANTOURE, Alioum, Le Cercle des Tropiques, éd. cit., p. 165.

[72] Ibid., p. 311.

[73] KOUROUMA, Ahmadou, Les Soleils des indépendances, éd. cit., p. 181.

[74] MUDIMBE, Vincent Y., Le Bel Immonde, éd. cit., p. 171.

[75] DIOP, Boubacar Boris, « Boubacar Boris Diop, un romancier novateur et subversif », interview par Alassane Seck GUEYE, in Le Témoin, n° 368, du 30 septembre au 6 octobre 1997, Dakar, p. 11, col. 4-5.

[76] LOPES, Henri, « Nous avons rêvé l’histoire et vécu de cauchemars. Pourquoi l’exception sénégalaise ? Le romancier, ancien chef du gouvernement congolais, répond », in Jeune Afrique, n° 1676, du 18 au 24 février 1993, Paris, p. 44, col. 2.