Philosophie, sociologie, anthropologie

LE LISTIXAAR EST-IL UNE PRATIQUE DIVINATOIRE ?

Ethiopiques n° 77.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2006

LE LISTIXAAR EST-IL UNE PRATIQUE DIVINATOIRE ? [1]

On peut, sans beaucoup exagérer, affirmer que très rares au Sénégal sont les individus, qu’il s’agisse de femmes ou d’hommes, à ne s’être jamais fait « jeter » « les coquillages du destin [3] », ne serait-ce que « juste pour voir », par simple curiosité. Cela est particulièrement vrai des femmes, les grandes consommatrices de cet art. Toutes les classes sociales et tous les milieux socioprofessionnels sont concernés, du paysan aux hauts fonctionnaires de l’Etat. C’est à juste raison que Djibril Samb écrit :

« En dépit des apparences que laisse percevoir une occidentalisation de surface, les pratiques divinatoires sont monnaie courante dans les centres urbains et y occupent une place aussi démesurée qu’insoupçonnée » (Samb, 1998 : 195).

Cet engouement des populations manifesté pour la divination devrait non seulement engager les intellectuels et les universitaires à la conduite de recherches pluridisciplinaires fort enrichissantes pour apprécier la nature des problèmes et des soucis des populations, mais aussi susciter leur intérêt pour l’étude des représentations portant sur l’imaginaire.

  1. INTERET POUR LA DIVINATION

Dans les pratiques cultuelles et rituelles de l’Afrique noire, il faut avouer, concernant l’art divinatoire et les modes de voyance, que différents procédés, méthodes et formes sont utilisés [4], ce qui est confirmé du reste par « plus de cinquante années de recherches ethnographiques contemporaines [qui] ont établi la place fondamentale de la divination dans la culture et la vie sociale africaines » (Samb, 1998 : 193-194), écrit Samb qui donne une importante bibliographie des travaux de recherches sur la question. Parmi les différents procédés utilisés, notons, entre autres, ceux des cauris, du chapelet, du miroir, etc., mais il importe de voir qu’à l’engouement suscité par l’art divinatoire est lié un besoin fondamental de connaître l’avenir, afin d’en pouvoir conjurer la menace ou d’en hâter les bienfaits [5].

Généralement, chaque praticien utilise une seule méthode : celle qui lui a été transmise, celle qu’il a apprise ou celle qu’il tient comme étant la plus conforme à ses convictions et à ses croyances religieuses. Disant cela, nous pensons à certains marabouts qui bannissent, par exemple, toute forme de divination autre que le listixaar – si, comme nous le verrons, on peut le considérer comme une forme de divination – qui serait une voyance par le rêve, après une préparation du marabout qui consiste à réciter auparavant quelques versets du Coran avant de se coucher, avec le désir que lui soient révélées les réponses aux questions que se posent ses clients, surtout quand ils sont confrontés à certaines difficultés existentielles.

L’homme est par excellence l’être du temps, l’être soumis au temps, surtout à celui qui n’est pas encore vécu : le futur gros de tous les possibles, chargé d’angoisse et d’espoirs. Liée au temps, surtout au futur, la divination semble être, pour la majorité des consultants, porteuse d’espoir.

« De quoi demain sera-t-il fait ? Que se passera-t-il si l’on entreprend telle action, si l’on conçoit tel projet ? Il importe donc, surtout dans les moments difficiles (mort, maladie, sorcellerie, infortune, rite de passage), ou lorsqu’une décision capitale s’impose, d’y voir plus clair, de dévoiler ce qui est caché, d’appréhender les possibles afin de s’y ajuster et d’opérer un choix judicieux » (Thomas et Luneau, 1975 : 159-160).

Après l’intérêt suscité par les thèmes formant l’ensemble des demandes des consultants, ce que l’on pourrait appeler les motifs de consultation, on pourrait s’interroger, bien que succinctement ici, sur la personnalité même du devin, sa fonction, sur la différence ou parenté à établir avec le guérisseur, le marabout et autres personnages du même genre.

  1. LE DEVIN

Il maîtrise la connaissance des lettres que celle des signes, des figures ésotériques, des présages et même des songes dont il est dit, dans la tradition islamique, qu’ils sont « la quarante sixième partie de la prophétie ».

« En principe, le devin est un simple interprète de l’occulte ; ce n’est pas un prêtre, ce n’est pas non plus un magicien, mais la pratique de sa fonction l’incline à devenir l’un et l’autre, d’autant plus que la religion et la magie indigènes ne peuvent se passer de divination. Le devin a donc, chez les Noirs, un rôle que l’on ne saurait s’exagérer : il n’est pour ainsi dire rien qui ne nécessite son intervention » (Monteil, 1931 : 27-28).

La différence entre guérisseur et devin est souvent infime, voire, dans la pratique, quasi inexistante, même si, trop artificiellement, pour des besoins théoriques l’on tente de les différencier, ainsi que le fait Louis-Vincent Thomas : « Pour maîtriser une nature rebelle, un inconnu mystérieux et secret le Négro-africain recourt à des procédés a-religieux (divination), para-religieux (magie), voire anti-religieux (sorcellerie) » (Thomas, 1968 : 2).

Le seul rôle d’interprète serait insuffisant pour signifier le pouvoir extraordinaire du devin que l’on se représente, de par sa relation avec l’invisible, d’une manière beaucoup plus ambiguë qui ne saurait se réduire au seul savoir ; mais l’on pense que ce pouvoir peut influer sur le domaine pratique par la possibilité d’intervention, de consolidation ou de modification même du destin par, précisément, son savoir des choses cachées. C’est pourquoi il est considéré, dans certaines sociétés, « comme le plus important des hommes du village et parfois même il cumule la charge de [celui] qui dévoile plus spécialement les sorciers […], ou “mangeurs d’âme” » (Delachaux, 1946 : 45) ; et aussi parce qu’il est « celui qui écoute les esprits et cherche à les comprendre [et celui] qui parle aux ancêtres : il a pouvoir sur les esprits des morts » (Cuingnet, 1968 : 110).

Dans la plupart des villages africains, des cultures orales et des sociétés traditionnelles où la séparation du politique, de l’économique et du religieux, voire du magique, n’est pas nettement opérée, la charge de chef englobait toutes ces responsabilités. Il n’est pas non plus surprenant de remarquer que

« Féticheur, devin, guérisseur sont un seul et même personnage […] important et considéré dans la société animiste. Il est connu, on le respecte, on le craint. C’est l’homme qui sait les choses cachées, qui prévoit un fléau et connaît le moyen de l’éviter, qui scrute les causes et les effets, qui enraye, à l’occasion, les funestes conséquences d’une manœuvre, qui annule par son intervention les maléfices d’une puissance occulte. Le devin apparaît comme un médecin voyant, un médecin d’un genre spécial, pour le corps, certes, mais aussi pour l’esprit, un médecin qui guérit, mais aussi qui prévient. Son domaine est infiniment étendu, car ses relations avec l’Au-delà lui ouvrent l’entendement sur toutes les choses cachées du monde matériel et du monde spirituel » (Guilhem et Hébert, 1964 : 104).

Le devin apparaît comme l’initié par excellence, qui a accompli un certain voyage qui lui a ouvert des portes scellées ; il serait, comme certains chamans décrits dans la littérature ethnologique, le confident des puissances et des esprits dont il participe du pouvoir immense non seulement de voir l’avenir, mais de pouvoir soulager les maux de ses semblables. « A l’instar du guérisseur et du prêtre, le devin possède une forte personnalité sociale et joue un rôle considérable dans la culture africaine. Souvent d’ailleurs, c’est le même personnage qui cumule ces trois fonctions. On ne saurait se dispenser de ses services ni sur le plan individuel, ni sur le plan social » (Zahan, 1970 : 130). Par sa personnalité charismatique, mieux, par sa fonction, il demeure au centre du syncrétisme des croyances autochtones et des religions révélées. Monteil écrit :

 

« Tous les Soudanais, croyants ou incroyants, sont de fidèles clients du « diseur des choses cachées ». Devin ou marabout – pour eux, c’est tout un. Ce sont ses pratiques qui fondent le pont entre l’islamisation et le paganisme ; ce sont les devins de tout acabit, musulmans ou païens, qui assurent la liaison entre les deux religions » (Monteil, 1971 : 157).

  1. PRATIQUE HERETIQUE

Le marabout-devin n’est pas nécessairement un lettré musulman, ni même ce qu’on appelle un « arabisant », ce qui n’empêche nullement qu’on en rencontre de ces devins qui ont une bonne connaissance du Coran, bien que la divination soit « défendue » par l’Islam qui estime que les choses cachées, scellées, appartiennent au secret de Dieu. C’est la raison qui fait, assure-t-on, que l’orthodoxie islamique condamne la divination, supplantée par le message prophétique de Mahomet. Il est un verset du Coran qui dit, s’adressant au prophète, pour mieux le différencier des devins : « Invoque-moi donc ! Tu n’es, par la grâce de ton Seigneur, ni un devin, ni un possédé » (Coran : 52, 29) !

Le Coran et la tradition islamique partagent la croyance en la prédestination, ce qui, par conséquent, équivaut à la condamnation sans équivoque de toute forme de divination : « Dis : « Rien ne nous atteint jamais, que ce que Dieu a prescrit sur nous. Il est notre patron. A Dieu doivent se fier les croyants » (Coran : 9, 51) ou encore : « Et auprès de Lui sont les clefs de l’invisible. Ne les connaît que Lui. ?…?. Et pas une graine dans les ténèbres de la terre, et rien de frais ou de sec, qui ne soit dans le Livre évident » (Coran : 6, 59).

La divination, parce que volonté de pénétrer le secret de l’avenir qui, pour les croyants, appartient à Dieu seul, apparaît comme une pratique hérétique. L’opinion de Fahd semble plus nuancée qui écrit : « La kihâna [divination] n’est formellement interdite ni dans le Coran ni dans la Sunna. Deux choses sont défendues : d’abord, venir voir un kâhin et croire à ce qu’il dit ; car, c’est renier la révélation qui fut faite à Mahomet ; ensuite, percevoir, en tant que kâhin, ou donner un salaire à ce titre » (Fahd, 1966 : 67). Nous avons la même phrase chez Doutté (1908 : 418) que Fahd a reprise. L’interdiction de la divination n’est peut-être pas ici formellement faite, avec cette citation qui nous est servie, mais l’on se rend compte que, dans le fond, la divination devient même ici impossible de fait, car cela revient à ne point aller consulter les devins puisqu’il ne faut pas croire ce qu’ils disent et ces derniers ne doivent point demander rétribution pour leurs consultations. Cette interdiction de consulter les devins équivaut finalement à une interdiction de la divination elle-même.

Et pourtant il est explicitement mentionné dans le Coran, comme Doutté et, à sa suite, Fahd auraient pu le vérifier : « Ô les croyants ! Le vin, le jeu de hasard, les pierres dressées, les flèches de divination ne sont qu’une abomination, œuvre du Diable. Ecartez-vous en, afin que vous réussissiez » (Coran : 5, 90). Interdire une forme de divination inclut toutes les autres formes sans qu’il soit besoin de spécifier si c’est par le vol des oiseaux, par les flèches, par le sable ou par quelque autre procédé que ce soit, car ce n’est pas la forme qui est essentielle ici, mais est en cause la pratique et, partant, la demande consultatoire d’un devin.

Il est vrai que Fahd écrit « défendues » et non pas « interdites ». Il est vrai qu’interdire suppose une plus grande contrainte que défendre, mais il n’empêche que, dans la pratique, les deux, aux yeux d’un croyant, aboutissent à la même conséquence pratique qui est l’abandon de la divination et de toute consultation divinatoire pour ceux qui vont aux devins et pour les devins eux-mêmes ; puisqu’il ne faut pas croire ce qu’ils disent, ce qui ferait d’eux des menteurs qui ne sauraient être considérés, par le prophète, comme des musulmans.

Interdire est sans doute plus que défendre. En allant au devin peut-on s’empêcher de croire plus ou moins à ce qu’il dit ? L’interdiction qui frappe la divination procède, dans l’islam, de la même logique que celle qui concerne la poésie, qui sont toutes deux des pratiques de « possession », entendez d’inspiration, fondées sur le mensonge et sur une origine démoniaque commune. Dans l’Arabie primitive,

Ces « devins que l’on appelait kâhin (köhen, en hébreu) avaient alors un caractère presque sacerdotal. Ils prédisaient l’avenir et leurs oracles étaient rendus en prose rimée ; le kâhin se trouve par là en relation étroite avec le poëte, et ces deux fonctions sociales semblent s’être plus ou moins confondues » (Doutté, 1908 : 28).

L’islam a repris cet héritage de l’Arabie primitive qui veut que ce soit un « jinn qui habite le kâhin » et « un jinn qui inspire le poète », mais avec cependant, il faut le préciser, une plus grande défiance ou même une franche aversion pour la poésie – une certaine forme de poésie – que pour la divination, même s’il est vrai que du « poète est sorti [le] magicien ou plus exactement le devin » (Doutté, 1908 : 106).

« Vous dirais-je à qui révèlent les démons ? Ils révèlent à tout grand menteur et grand pécheur ; ils récitent ce qu’ils auraient entendu [aux portes du ciel] ; la plupart d’entre eux sont menteurs. Quant aux poètes, ils ne sont suivis que par les égarés. Ne vois-tu pas qu’ils errent dans toutes vallées et qu’ils disent ce qu’ils ne font point ? » (CORAN, 26 : 220-26).

  1. LISTIXAAR

Le marabout-devin dit le destin et prétend même parfois pouvoir influer sur les destinées individuelles grâce à la maîtrise d’un savoir des signes même s’il arrive que certains usent de lettres ou de connaissances transcrites à partir de caractères arabes, il n’en demeure pas moins que ceux-ci ont simple valeur de symboles par lesquels l’on prétend entrevoir le destin afin de favoriser ou de conjurer le sort.

« La divination, écrit Edmond Ortigues, est un moyen de connaître les volontés célestes attestées par des présages, des miracles et des oracles. Le schème est ici celui du signe caché mais non trompeur, échappant d’autant mieux à la supercherie ou à la contrefaçon que son apparition était plus improbable ; du signe imprévisible et donc irréprochable, soustrait à la fraude par son infaillible surprise, du signe arbitrairement élu pour être le plus sûr. En ce sens la généalogie et l’oracle sont les composantes les plus générales du phénomène religieux dans l’humanité » (Ortigues, 1974 : 21-22).

Du signe sacré parce que parole muette du Dieu caché et pourtant manifeste en ses signes, le marabout-devin en serait le révélateur, étant celui à qui il est donné de prédire les secrets célestes, en les traduisant – « car déjà voir, c’est comprendre » (Maldiney, 1974 : 61) – pour leur donner sens dans la parole. Le poète allemand Hölderlin, repris par Maldiney, dit avec justesse, conforme en cela d’ailleurs à toutes les traditions prophétiques : « … et les signes sont depuis le lointain des âges le langage des dieux » (Heidegger, 1973 : 58).

Pour les pratiques divinatoires usitées au Sénégal, hormis l’utilisation des cauris et peut-être celle de la géomancie, le listixaar demeure un des moyens les plus prisés. Cette pratique est (serait) surtout celle des marabouts soucieux d’orthodoxie religieuse. Le consultant va trouver le marabout-devin, lui donne une pièce de monnaie ou un billet de banque, selon le tarif en vigueur, en formulant auparavant, en son for intérieur, l’objet de sa consultation, c’est-à-dire ce qu’il veut savoir de son destin. Le marabout, avant de s’endormir, après quelques préparations : ablution et prières, mettra pièce ou billet sous son oreiller ou paillasson.

Le lendemain, il lui sera possible alors, à son réveil, de révéler à son client le songe divin qui lui aura été inspiré. C’est ainsi du moins que l’on se représente au Sénégal, à tort semble-t-il, ce qu’en arabe on appelle istikhâra et qui a donné listixaar par déformation. Ainsi qu’il est représenté, nous serions, à en croire Doutté, loin de l’orthodoxie musulmane, car pour cela il faudrait procéder comme le Prophète le recommande : faire

« Une prière spéciale chaque fois que l’on se trouve dans l’indécision et qu’il y a nécessité de prendre un parti ; cette prière est courte : on y demande à Allah d’indiquer le parti à prendre dans telle affaire, que l’on nomme expressément : on peut ensuite tirer au sort en écrivant, sur des morceaux de papier, les diverses solutions possibles de l’affaire, à moins qu’on ne sente une inspiration décisive venue d’en-haut. Telle est l’istikhâra orthodoxe : c’est, en somme, un tirage au sort sous l’invocation de Dieu. Mais généralement, elle est interprétée autrement : Lorsque l’on fait la prière, on s’endort, et c’est en songe que l’on attend une indication de Dieu. Cette manière de procéder est interdite par les orthodoxes, comme dépassant la lettre de la loi religieuse ; elle est universellement répandue et, en particulier, dans l’Afrique du Nord, on n’entend pas autre chose par istikhâra » (Doutté, 1908 : 413).

On ne peut et ne devrait pas parler de tirage au sort, comme le fait ici l’auteur. On ne peut invoquer Dieu et parler de hasard, terme, il est vrai, que l’auteur n’emploie pas ici, car l’islam proscrit expressément les jeux liés au hasard. Mais un « tirage au sort » n’est-il pas lié au hasard ? Un tirage au sort qui serait inspiré par Dieu n’est plus du registre du hasard.

Le hasard n’intervient nullement, mais la Volonté divine seule est requise pour une telle demande du croyant qui a véritablement le sens d’une prière pour l’éclairer sur une situation précise ; c’est bien cela qui serait plus conforme à la tradition issue de Mahomet, comme il transparaît dans El Bokhari dont nous extrayons la longue citation qui suit pour mieux montrer les nuances dans l’interprétation de ce que nous appelons listixaar.

« Lorsque l’un de vous songe à entreprendre quelque chose, qu’il prie deux rekâ’as [rakka] en dehors de celles qui sont canoniquement obligatoires, et qu’en suite qu’il dise : « O Dieu, je te demande de me guider dans mon choix par Ta science, je fais appel à Ta toute-puissance et te demande de me favoriser, car Tu peux tout et je ne puis rien, Tu sais tout et je ne sais rien et Tu connais les choses de l’avenir. O Dieu, si Tu sais que dans cette affaire – et alors on l’énoncera d’une manière précise – il doit en résulter du bien pour moi, dans ce monde ou dans l’autre – ou, pour ma religion, ma subsistance et mon avenir, – accorde-le moi ; rends-moi la tâche facile et ensuite rends les choses prospères par Ta bénédiction. O Dieu, si tu sais qu’il doive en résulter un mal pour ma religion, ma subsistance et mon avenir, ou dans ce monde ou dans l’autre, – détourne-moi de cela et accorde-moi le bien quel qu’il soit, et ensuite fais que j’en sois satisfait » (El Bokhari, 1964 : 277).

Il n’est nullement question ici d’un quelconque tirage au sort, comme chez Doutté, ni même d’un intercesseur qui rêverait pour un autre, ni même de la nécessité d’un support onirique pour être édifié sur son choix. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’une prière, « la prière de l’istikhara » que recommandait vivement le Prophète « dans tout ce qu’on projette d’entreprendre dans la vie » (Djaber El Djazaïri, 1987 : 151). Dans cette prière, on sollicite de Dieu un choix inspiré, sans aucune autre demande ou curiosité manifestée ou manifeste de vouloir connaître l’avenir et d’espérer en percer les secrets. Quoi qu’il en soit, dans la pratique et les représentations sénégalaises, ce qui est recherché dans le listixaar, comme il ressort dans la quasi-totalité des témoignages, c’est un rêve inspiré, tant il est vrai que le songe conserve, au regard de la tradition musulmane, une certaine valeur mantique, voire une valeur prophétique certaine, ne serait-il de la prophétie, selon les uns ou les autres, que « le quarantième » ou « le quarante-sixième degré ».

On pense que les bons songes sont envoyés par la divinité, ce qui est en relation avec la tradition prophétique, car Mahomet lui-même avait déclaré s’être vu en songe entrant à la Mecque, alors qu’il était encore à Médine, et Aïcha dit que la révélation commença pour le prophète sous la forme de songe. La valeur mantique et prophétique du songe, au Sénégal, trouverait ainsi une de ses justifications – bien que l’on puisse considérer que « le sacré, c’est du magique au service du religieux » (Doutté, 1908 : 450). La fascination du sacré semble aussi investir le rêve fait par listixaar d’une vérité quasi prophétique. « Le dormeur voit l’avenir dans son sommeil, et cela du fait qu’il est en rapport avec la « Tablette conservée » (Coran : 85, 21-22 ; 56, 77) dont il prend connaissance » (Fahd, 1966 : 56), du moins c’est ce qui est souhaité par celui qui utilise ce procédé de listixaar, comme généralement il est pratiqué au Sénégal et comme en témoignent certains auteurs reproduisant avec des nuances diverses cette représentation.

« Le listixaar est une expérience onirique volontairement provoquée, état intermédiaire entre la veille et le sommeil » (Trincaz, 1981 : 127). Le lien entre éveil et rêve marque ici le caractère inspiré du marabout, avec, tout de même, une valence onirimantique, onirocritique, manifeste. « C’est une technique qui se pratique à la demande d’un consultant qui, lorsqu’il a des ennuis personnels ou qu’il souhaite qu’un projet aboutisse, va exposer minutieusement son cas au marabout (praticien musulman). Les projets personnels vont-ils aboutir ? Les ennuis vont-ils cesser ? Telles sont, finalement, les questions dont on attend la réponse. Le consultant se retire ; quant au « marabout », il opère la nuit et donne ses réponses sous huitaine au plus tard. C’est parce qu’il y a des jours favorables pour pratiquer le listixaar. Les nuits du dimanche au lundi, et du jeudi au vendredi semblent être tout particulièrement indiquées. Il s’agit, pour le marabout, de se mettre dans des conditions telles qu’il se trouve dans un état de rêve éveillé durant lequel se déroule, « comme un film devant ses yeux », le cas du consultant » (Sow, 1977 : 53).

Le rêve n’advient qu’après la mise en condition du marabout-consultant qui doit déployer toute une technique de prière et de recueillement [6]. Djibril Samb ne dit pas autre chose, quand, conforme en cela à la « tradition » et aux représentations sénégalaises, il écrit :

 

« Certains marabouts se sont spécialisés dans une forme d’oniromancie appelée listixaar. Pendant un certain temps, le marabout se retire du monde (khalwa) et s’enferme dans une pièce. Il jeûne, en règle générale et, pour la rupture, se contente d’une nourriture très frugale (biscuits, datte, lait, eau) ?…?. Les prières destinées à provoquer les rêves divinatoires sont nombreuses. Par ailleurs, elles varient selon les traditions. L’une des plus usuelles consiste à réciter la fatiha (sourate introductive du Coran, une fois), la formule : al hamdu lilaahi rabil aalamina (sept fois), la litanie : laa illaaha illaa lah (mille fois), la sourate Xu quwa laxu (quarantième Sourate, mille fois). On souffle sur la main gauche, puis on se couche la tête posée dessus orientée vers l’Est. Au cours de la nuit, on obtient dans un rêve la révélation de ce qu’on cherchait à connaître » (Samb, 1998 : 196-197).

Il faudrait, à mon sens, dissocier le listixaar de l’oniromancie, bien que se justifie pleinement « l’idée de la relation intime qui lie rêve et divination » (Samb, 1998 : 204). Cette distinction, à mon avis, plus de fond que de forme, perçue sans doute aussi par Djibril Samb dans la nuance qu’il introduit qui fait du listixaar « une forme d’oniromancie », serait plus conforme à « l’interdiction » islamique, voire à la tradition prophétique issue de Mahomet qui a fermé les portes du ciel à l’espionnage des djinns. Il est vrai que ce n’est pas parce qu’une chose est interdite qu’on ne la pratique pas, mais il convient de souligner, pour rendre justice à l’esprit islamique, que le listixaar ne saurait être assimilé à l’oniromancie ni à une pratique divinatoire quelconque.

Dans la pratique sénégalaise, cette forme divinatoire ne se distingue pas, en général, des autres moyens et techniques de prospection quant au but, à la finalité visée, qui est de vouloir savoir ce qui adviendra ou révéler au consultant ce qui lui est caché. Nous avons vu que pour la tradition révélée par El Bokhari, il n’y a aucune prétention de ce genre. Le but visé est seulement de s’en remettre à Dieu en sollicitant qu’il nous éclaire pour le meilleur choix.

Si l’on ne considère pas le listixaar comme une forme de divination parmi d’autres, comme Fahd estime qu’est « l’isthikhâra » orthodoxe, et comme il est mentionné dans ce passage cité de El Bokhari, la distinction doit être faite et maintenue avec l’oniromancie, mais, dans le cas contraire, il serait juste d’établir une certaine parenté qui relève de l’usage du même support onirique, bien que, dans un cas, le rêve soit recherché et provoqué, désiré et voulu en s’aidant de prières et autres artifices, et, dans l’autre, même si des artifices et ce désir-là aussi peuvent exister, le rêve advient généralement sans être sollicité. Nombreux sont les individus qui, possédant cette faculté ou ce don de « rêve prémonitoire », affirment que ce « pouvoir » onirique les indispose.

Dans la partie de son ouvrage sur les rêves réservés aux rapports entre rêves et divination, Djibril Samb aborde, entre autres, la question de la transmission des techniques divinatoires qui peuvent se faire

« Soit par la voie héréditaire, soit au moyen d’une maladie initiatique, soit encore par le biais d’une révélation onirique. Ces moyens […] ne sont pas exclusifs les uns les autres, mais ce serait une grave erreur de méthode, précise-t-il, de ne pas les distinguer dans la mesure où un seul de ces canaux peut être utilisé à l’exclusion de tous les autres […]. Lorsqu’il s’agit du tani qui se fait à l’aide de pétaaw (cauris), le récit est quasi invariable : le futur devin (ou la future devineresse) rêve qu’il voit des cauris ou qu’on lui en remet » (Samb, 1998 : 202-203).

Pour certaines personnes, cette pratique du listixaar, même déviée ou déformée, serait bien « supérieure » aux autres formes de divination. Cette déviation ou contamination de cette prière en pratique divinatoire est quasi générale en milieu sénégalais. Parce que s’inspirant de versets coraniques, elle serait, sur le plan religieux, la seule autorisée pour les croyants, et encore avec une prescription assez limitée quant à son usage dont on ne tient parfois nullement compte. « A Santiaba, Bacary Danfa, 40 ans, ayant reçu auprès de son père une connaissance approfondie du Coran, n’use que du listixaar et du gisane » (Trincaz, 1981 : 128). Voilà qui illustre bien le syncrétisme qui fonde les pratiques dans ce domaine.

Le listixaar figure cependant parmi les « formes divinatoires » qui sont les plus usitées au Sénégal. Il serait instructif de comparer les trois principales formes : listixaar, cauris et géomancie, quant à l’impact qu’elles ont dans les représentations collectives les concernant pour apprécier les choix préférentiels à établir en matière, par exemple, d’efficacité dans l’indication des sarax à opérer, de véracité ou de mensonge dans les pronostics et prédictions. Le listixaar est très prisé par une catégorie de personnes respectueuses des préceptes de la religion musulmane.

Même en tant que simple songe inspiré, le listixaar ne saurait être considéré comme une divination comme les autres. Il est même recommandé au croyant, pour résoudre un dilemme auquel il est confronté, de le faire d’abord par soi-même et pour soi-même. Le listixaar apparaît plus comme une prière pour être édifié sur un choix à faire, comme une demande pour que ce qui doit arriver se passe bien selon les vœux du demandeur, mais nullement comme une volonté qui essayerait de percer les secrets du futur, d’influer sur ce que réserve l’avenir en forçant le destin. Le listixaar s’accorderait davantage à la pieuse soumission devant la volonté divine que la téméraire volonté de vouloir aller à son encontre. La pratique du listixaar ne devrait donc point être dictée par le besoin de contrecarrer le destin, mais par le souci bien éclairé qui anime le croyant, en recevant quelque signe, de se concilier la Volonté divine, dont tout dépend, par quelques prières et sarax [7] appropriés. Il n’en demeure pas moins que sa pratique, abusivement travestie en moyen divinatoire, est, comme celle des cauris, très usitée au Sénégal.

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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THOMAS, L.-V. et LUNEAU, R., La Terre africaine et ses religions, Paris, Larousse Université,1975.

TRINCAZ, J. Colonisations et religions en Afrique noire, l’exemple de Ziguinchor, Paris, L’Harmattan, 1981.

ZAHAN, D., Religion, spiritualité et pensée africaines, Paris, Payot, 1970.

[1] A cette question, nous souhaitons recevoir la contribution massive des lecteurs à envoyer à l’adresse suivante : Service des Publications de l’IFAN Cheikh Anta Diop, BP 206, Dakar (Sénégal).

[2] IFAN Ch. A. Diop, Universite Cheikh Anta Diop de Dakar.

[3] LACOURSE, J., 1994, « Les Coquillages du destin. Une approche classificatoire de la divination dans le candomblé de Bahia », L’Homme, Revue française d’Anthropologie, n°131 : 77-92.

[4] En dehors des références bibliographiques que nous avons utilisées dans ce travail, on consultera avec profit sur la divination en général, entre autres : ARNOUX, Père (1917-1918), « Etudes sur la divination », Anthropos ; PAUWELS, R.P.M. (1954), « La Divination au Rwanda », De Sikkel, Antwerpen, 293-368 ; BERTHO, Jacques (1936), « La Science du destin au Dahomey », Africa, vol. IX, n°3, juillet, 359-378 ; RABEMY, J. F., (1976), Pratique de la divination à Madagascar, Paris, Orstom ; SURGY, Albert de (1986), La Divination par les huit cordelettes chez les Mwaba-Gurma (nord du Togo), Paris, L’Harmattan ; JAULIN, R. (1957), « Essai d’analyse formelle d’un procédé géomantique », Bulletin de l’Ifan, série B, tome XIX, n° 1-2 : 43-71 ; JAULIN, R. (1966), La Géomancie, analyse formelle, Paris, Mouton et La Haye ; TRANCART, Lieutenant (1938), « Sur un procédé de divination de l’Adrar mauritanien, Le Gzan », Bulletin du Comité d’Etudes historiques et scientifiques de l’Afrique occidentale française, tome XXI, n°104 , 489-498. TRAUTMANN, R. (1939), La Divination à la côte des Esclaves et à Madagascar, Mémoire de l’Ifan, n°1, Paris, Larose.

[5] Toutes ces questions relatives aux fonctions du devin et aux représentations sénégalaises sur le destin seront examinées dans un ouvrage en voie de préparation.

[6] On lira avec profit La technique de recueillement et de prière qu’indique mon homonyme Ibrahima Sow (Sow, 1977 : 53-54) ; ce recueillement, c’est ce l’on appelle xalwa, qui est une retraite spirituelle au cours de laquelle on aura à méditer à partir du nombre mystique du consultant pour juger des chances de voir aboutir sa demande. Pour un exemple d’extraction du nombre mystique du nom, prenons celui que I. Sow : « Lors de la consultation, après un exposé complet de son cas, on demande au consultant ses nom et prénom de même que ceux de sa mère […]. Il y a un décompte numérique et alphabétique de chaque nom et prénom, correspondant à un chiffre codé ; l’addition des chiffres composant le nom et prénom donne un nombre important pour la suite des opérations. A titre d’exemple, nous avons proposé notre identité ainsi que celle de notre mère. Le nôtre, Ibrahima Sow, se compose comme suit : Ibrahima : 258, Sow : 306. Total : 564, qui correspond à notre substance personnelle. Celle de notre mère correspond à un total de 854 » (Sow, 1977 : 53). Le nom de la mère est très important dans ce genre de pratique maraboutique ; car la mère est censée apporter à l’individu un substrat fécond pour des possibilités destinales intraduisibles, quelque chose qui serait comme une sorte de destin positif lié à la vertu et au pouvoir quasi « mystique », mythique, de la mère, ce que les Wolof appellent « liggéeyu ndey » : « Travail de la mère ». On dit liggéeyu ndey, barke baay (littéralement : travail de la mère, baraka du père). Le « lait » (meen) prévaut de loin sur le « sperme » (geño) pour décider du destin de l’individu. Le lien avec la mère est ressenti dans toute l’Afrique de l’Ouest comme un lien quasi sacré.

[7] Sarax : aumônes, offrandes plus précisément.