Littérature

ALBERT CAMUS ET L’EMPIRE

Ethiopiques n° 77

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2006

De l’« Algérie française » à la guerre d’Algérie, l’Empire colonial français apparaît comme l’un des invariants de la pensée et de l’œuvre d’Albert Camus. Textes de fiction, reportages, éditoriaux et essais philosophiques déclinent divers motifs de l’empire sur un mode tantôt elliptique, refoulé, tantôt emphatique et démonstratif. Motifs qui ressortissant de cette époque et de ce projet impérial – attentes et espérances d’une époque dont les fastes et les inquiétudes résonnent encore au tréfonds de l’imaginaire camusien. De l’utopie de la « Plus grande France » aux contraintes politiques des années 50, notre propos s’attache à démêler comment le discours critique et fictif de l’écrivain est produit, formé, déformé et informé par les usages de cette rationalité de fin d’Empire. _ Nous verrons dans quelle mesure s’émancipant, sans doute, des usages de cette rationalité, l’écrivain recrée, suivant les modes d’énonciation spécifiques à son œuvre, une manière de dire cette fin d’utopie de l’« Algérie française ».

Deux moments retiendront notre attention : d’une part les sources et les différentes formes d’illustration du mythe de la méditerranée latine – de la « patrie méditerranéenne » à l’Algérie française » (I). Et, de l’autre, l’émergence de la question algérienne », dans les troubles et violences de la guerre de libération dont les convulsions ne sont pas sans affecter la vision camusienne de l’Empire (II).

  1. DU MYTHE DE LA « PATRIE MEDITERRANEENNE » A L’« ALGERIE FRANÇAISE »

Fraîchement promu lauréat du Prix Nobel de Littérature (décembre 1957), Albert Camus déclarait :

« Je suis simplement reconnaissant au comité Nobel d’avoir voulu distinguer un écrivain français d’Algérie. Je n’ai jamais rien écrit qui ne se rattache, de près ou de loin, à la terre où je suis né. C’est à elle, et à son malheur, que vont toutes mes pensées » (II, 1892).

La complexité de l’œuvre résulte d’abord de ce contexte, de la conjonction du statut de ce pays et de cette identité de l’écrivain – « français d’Algérie » – pied-noir, comme on disait alors. Dans « l’ordre du discours » camusien, l’essai reste un des lieux privilégiés de représentation, de mise en scène de cette complexité idéologique. Commençons d’abord par la généalogie de l’œuvre, dans les premiers essais de L’envers et l’endroit (1937) « Politique et Culture méditerranéennes (1937-1938) », Noces (1939), qui renouvelle l’esprit du mythe d’une nation, d’une « Algérie française » dont les racines sont immergées dans la conquête romaine. Sous divers traits, cette mythologie survit dans l’œuvre, amplifiant ses paradoxes et contradictions en ce contexte de la décadence de l’Empire. En effet, si les allusions et références au destin de l’empire colonial français sont sous-jacentes à toute l’œuvre d’Albert Camus, elles ne sont sans doute nulle part d’une forme d’expression plus évidentes que dans les essais de la dernière période (1952-1960). Essais lyriques ou simplement récit de fiction, plutôt proches de la nouvelle, que l’écrivain réunit en un recueil publié en 1957 dans L’Exil et le Royaume. Essais critiques ou polémiques de l’éditorialiste publié en 1958 dans Actuelles III – Chroniques algériennes, 1939-1958.

Quels sont donc les origines et les traits de ce mythe de l’Empire ?

Rappelons d’abord que l’expérience africaine d’Albert Camus est, [H. Lottman, O. Todd], celle de l’Algérie française des années trente : terre natale et colonie de peuplement. C’est dans un contexte de violences endémiques [Brunschwig, 1960, F. Fannon] régies pour le système administratif colonial, subies par les communautés indigènes, (M. Feraoun, La Grande Maison, le Métier à tisser, L’Incendie) à la fois proches et séparées des communautés d’origine européenne que sont bâtis les fondements de cette « Algérie française ». L’expérience de l’écrivain repose donc, dès l’origine, sur cette idée d’« Imperium » résultant naturellement, pour ainsi dire, de la volonté de puissance et de domination de l’Etat français, garant d’un ordre inique, forgé par le fer et le feu, au long des luttes de conquête, de résistance et de domination. Pour les citoyens français, l’empire, dont l’Algérie française, était, en revanche, un cadre naturel de vie et de travail ; l’espace d’une vocation nationaliste et patriotique qu’investissait l’imaginaire d’écrivains français : de Maupassant, Flaubert à Louis Bertrand, de Gide à Camus.

Héritier de toute cette lignée d’écrivains, Albert Camus a cependant réussi la gageure d’avoir épuré la mythologie de l’empire de ces images boursouflées et de ces clichés d’Épinal, charriant pêle-mêle les thèmes du nationalisme, de la race, du triomphe irréversible du latinisme (conçu comme l’envers de l’Islamisme) sur les traditions orientales. Louis Bertrand (1864-1941), romancier membre de l’Académie française, est un des pionniers de cette veine de la mythologie impériale imbue de nationalisme et nourrie de la sève darwinienne (Astier – Loufti, Littérature et colonialisme, Mouton, 1971, 88) Témoin avisé de l’expansion coloniale, il a laissé une œuvre prolixe dont les trois grands romans du « cycle africain » que sont Le sang des races (Paris, Ollendorf, 1899), La Cina (Paris, Ollendorf, 1901) et Pépète le Bien-aimé (Paris, Ollendorf, 1904). Avec ces romans de Louis Bertrand, l’exotisme s’énonce dans des accents impérialistes et épiques qui exaltent la force et le génie des colons, conquérants et bâtisseurs.

Drapée dans cette légende, toute une race, puisqu’il faut l’appeler comme cela, vouée au destin d’aventuriers – Pépète, Rafaël, Vincent, le colon Shiver – en proie à l’appétit insatiable de la conquête, soumet l’immensité de l’Algérie, espaces et populations : « Ce qu’il y a de certain – s’exclame le narrateur de La Cina, c’est qu’il existe à cette heure, en Algérie, tout un peuple neuf dont on ne se doute pas en France » ( La Cina p. XI)

Fasciné par la féerie du projet colonial, Louis Bertrand a tenté d’ériger le mythe de la conquête sur le socle de l’atavisme latin : « L’Afrique du Nord, pays sans unité ethnique, pays de passage et de migrations, est destiné par sa position géographique à subir l’influence de l’Occident latin » (Le Sang des races, préface, p. XII). Justifiant, a posteriori, un demi-siècle de conquête et d’occupation de l’Algérie, L. Bertrand embellit ainsi, dans l’ordre du langage littéraire, une fiction qui est ouverte aux réalités impériales.

Trois décennies plus tard, cette mythologie, se frayant une voie dans les vicissitudes d’une politique d’assimilation, de francisation (E. Saïd) de la méditerranée, s’énonce, cette fois avec Camus, sur un registre moins belliqueux et conflictuel. Dans un style raffiné et élégant, quand bien même subsiste le fond d’une latinisation de la Méditerranée : « Voici … un peuple sans passé, sans tradition et cependant non sans poésie (…). Le contraire d’un peuple civilisé, c’est un peuple créateur » (II, 74). Retenons que ce thème de peuple, race et civilisation construisent également le paradigme du discours camusien.

L’Eté à Alger, comme tous ces autres essais de Noces (1936 – 1937) résonnent de ces accents métaphysiques, pour ainsi dire, de la mythologie des Louis Bertrand, Robert Randau, et autres écrivains algérianistes (Déjeux J, 1978, Audisio, G 1953 – les Ecrivains algériens, Visages de l’Algérie, Paris, Horizon de France).

On n’aura pas souvent suffisamment souligné combien la mythologie de l’empire à l’œuvre dans le discours a, pour ainsi dire, raturé, sinon saturé et enlaidi les lignes de pensée des visions communes à tous ces artistes et écrivains. Comment ces lignes, affleurant tantôt dans l’imaginaire et l’œuvre de la première génération des écrivains de l’impérialisme affirment une défense ouverte du projet de domination coloniale, avec Louis Bertrand en l’occurrence ? Et, dans quelle mesure, cette même veine de l’imaginaire, avec Albert Camus, quoique ténue, n’en est pas mois présente dans la pensée et l’œuvre qui continuent à poursuivre l’objectif de domination, de francisation de l’Algérie, avec tact et raffinement.

Quand donc nous interprétons l’œuvre d’Albert Camus, notamment en ses propositions et illustrations sur la Méditerranée, la culture méditerranéenne et l’Algérie française, nous devons garder à l’esprit, en dépit du tact et de la mesure du propos, l’idée que toutes ces notions découlent d’une mythologie de l’empire dont l’objectif a toujours été de conquérir, exploiter et garder, ad vitam aeternam, ces terres et ces ressources dans le giron de la métropole, la France en particulier. On songe au Conrad de Cœur des Ténèbres inaugurant la fiction et la rhétorique du doute, du scepticisme, relativement au projet impérial, à ses apôtres et autres aventuriers qui sombrent, tel Kurtz, dans la déchéance humaine et l’ensauvagement moral (Ndiaye, F., 2001).

Par ailleurs, il importe de ne point perdre de vue que l’auteur, Albert Camus, de même que son œuvre, ne sauraient s’abstraire de cet imaginaire et de cette fiction, propres au projet impérial, auxquels ils prêtent, dans l’ordre du langage romanesque, un espace d’expression dont l’efficacité n’est plus à démontrer au regard de son influence dans la formation des opinions et le façonnement des manières de penser. Au reste, l’essayiste de Noces à Tapasa avait déjà tenté de fonder les principes esthétiques de cette rhétorique et de cette fiction : « Bien pauvres sont ceux qui ont besoin de mythes. Ici les dieux servent de repères dans la course des journées » (II, 57).

Méconnaissant – volontairement ou inconsciemment – ces origines de la mythologie méditerranéenne (H. Peyre, « Camus the Pagan », Yale Franch Studies, n°25, 1960 : 20-25.) et cette continuité dont l’Algérie française constitue un des derniers avatars – les commentateurs et critiques ont souvent tenté de réduire, sinon de nier l’influence de la saga des Maurras, Louis Bertrand, Robert Randau sur Albert Camus, ne retenant que l’attrait exercé par les Gide, G. Audisio et autres écrivains de l’exotisme moderne.

Si nous considérons pourtant l’émergence de ce mythe dans la pensée camusienne, il est significatif qu’il s’ébauche, assez tôt, dans l’utopie d’un bassin méditerranéen, carrefour de races et de nationalités. Dans « Politique et culture méditerranéennes », Roger Quilliot a d’ailleurs rassemblé quelques textes de cette époque, inspirés de ce thème d’un bassin unificateur de la méditerranée. Révisant les visions des premiers écrivains algérianistes, Camus réfute, dans une conférence prononcée à la Maison de la Culture d’Alger (le 8 février1937) « La culture indigène – La nouvelle culture méditerranéenne », l’idée d’une méditerranée latine : « Toute l’erreur vient de ce qu’on confond Méditerranée et latinité et qu’on place à Rome ce qui commence à Athènes » (II, 1321).

Ce disant, le conférencier récuse les vues des Maurras, Barrès, Louis Bertrand et autres défenseurs du nationalisme impérial. Le contexte de 1937 est, on le sait, celui de la montée en force du fascisme. Celui du Front populaire, du Congrès Amsterdam Pleyel – pour la défense de la paix et de la culture. Et, ne l’oublions pas, du projet Blum-Viollette qui représente, pour Camus et ses amis (Lottman, 143), l’espoir de « concilier la culture européenne et la culture indigène », comme l’ajoute Roger Quilliot (II, 1316).

Ces années 1936-1937 sont donc consacrées à diverses activités culturelles – théâtre, conférences, émissions radiophoniques – dans ce contexte de luttes et de réformisme politique.

L’Algérie est-elle une colonie ? N’est-elle qu’un département français ? Quels rapports construire avec les indigènes ? (O. Todd : 126-7). Au milieu des années 30, pour Camus et certains autres Algérois progressistes, ces questions ne sont certes pas ignorées ; mais, comme on le voit, elles affleurent dans une sorte d’autocensure, biaisées, tronquées, sinon refoulées dans la trame profonde d’un discours culturaliste.

Aussi bien, poursuivant la critique du nationalisme impérial, lors de cette fameuse conférence de la « Maison de la Culture », Camus finit-il, paradoxe insurmontable, par céder aux sirènes de l’impérialisme. Substituant la Grèce à Rome, réhabilitant – le latinisme, tantôt récusé, il déclare : « Cette culture, cette vérité méditerranéenne existe et elle se manifeste sur tous les points :

1) unité linguistique – facilité d’apprendre une langue latine (…) ;

2) unité d’origine – collectivisme prodigieux du Moyen Age – ordre des chevaliers, ordre des religieux, féodalité … » (II, 1325).

Dans la même période, s’affirme, dans la pensée du jeune écrivain, cette idée du continuum latin en Afrique. Il en résulte une occultation, un silence, relativement à la dimension arabe et berbère, donc autochtone de la culture méditerranéenne.

Dans l’argumentaire de l’écrivain, on observe alors une restauration du nationalisme impérial dénoncé et réfuté tantôt, paradoxe d’autant plus insoutenable qu’il travaille au corps toute une trame du discours camusien autour des motifs d’hédonisme et de panthéisme. Ainsi qu’on les retrouve, dans la même période, dans l’argument de la revue Rivages – « Revue de culture méditerranéenne » :

« A l’heure où le goût des doctrines voudrait nous séparer du monde, il n’est pas mauvais que des hommes jeunes, sur une terre jeune, proclament leur attachement à ces quelques liens périssables… : mer, soleil et femmes dans la lumière (II, 1330) ».

Le soleil, la mer, la terre et les femmes, tels sont quelques uns des aspects qui concourent à l’expression du mythe méditerranéen. D’inspiration panthéiste, cet excès de biens naturels (II, 67) et hédoniste [2], cette mythologie s’exprime avec une fréquence remarquable dans les essais des années 30 : Noces, l’Envers et l’endroit. Dans Noces, l’essayiste écrit :

« J’entends bien qu’un tel peuple ne peut être accepté de tous (…). Cette race est indifférente à l’esprit. Elle a le culte et l’admiration du corps (…). On lui reproche communément sa « mentalité », c’est-à-dire une certaine façon de voir et de vivre (N., 74) ».

Elle a donné, avec l’Etranger (1942), le personnage de Meursault, taillé, en particulier, dans cette insoutenable attitude d’indifférence et de jouissance.

En fait, la portée du mythe méditerranéen a souvent été confinée dans cette dimension naturaliste de l’œuvre (L. Mailhot, Albert Camus et l’imagination du désert, Paris, Klincsieck, 1978) ; ce qui n’est pas sans oblitérer l’interprétation de la dimension effective d’une doctrine, d’une rhétorique et d’un contexte.

Celle du mythe impérial de la patrie méditerranéenne et celui d’une Algérie, au flanc de la métropole : colonie d’exploitation et de peuplement. Inextricablement enchevêtrés dans le symbolisme de la terre natale, dans la rêverie de la terre dira Bachelard, (La Terre et les rêveries de la volonté : Paris, J. Corti., 1948) les thèmes de la saga de l’Empire sont les prémisses d’une morale personnelle – hédoniste païenne. Combien ce discours est l’expression d’une vision datée, idéologiquement spécifiée dans l’espace intertextuel de l’Algérianisme, nous le découvrons au fur et à mesure que l’Empire subit des évolutions. Notamment celles-là qui conduiront à l’émancipation dont la guerre d’Algérie reste un temps fort, une des épreuves décisives dans la vie de l’écrivain.

Quels ont été les modes d’expression de ce discours dans le contexte de la guerre ?

Comment s’énonce la crise du système impérial dans l’ordre du langage littéraire ?

  1. L’EMPIRE, LA QUESTION ALGERIENNE ET L’HUMANISME CAMUSIEN

La guerre d’Algérie (1954 – 1960) reste l’épreuve majeure à laquelle sont confrontés et l’utopie et l’humanisme méditerranéens d’Albert Camus dans la dernière partie de sa vie et de son œuvre.

Quand éclate l’insurrection algérienne, le 1er novembre 1954, sous la direction du Front de Libération Nationale (FLN) (M. Harbi, Le F.L.N, mirage et réalité, Paris, Eds Jeune Afrique, 1980), la crise du système impérial allait atteindre son paroxysme puisque la défaite de Dien Bien Phu avait déjà entamé la légende de l’invincibilité du corps expéditionnaire français. Ces événements sont donc le point de départ de l’érosion du mythe de la France impériale, érigé, comme on le sait, sur un socle de propagande dont les structures massives de domination et de francisation des colonies.

Ebranlant profondément ces structures de sentiments et de croyances, les guerres de libération ont également ouvert une ère nouvelle dans la remise en cause de l’humanisme occidental. Des historiens du nationalisme français, tel Raoul Girardet, témoignent : « Aux heures tragiques du problème algérien, toute une série de retentissantes polémiques culminèrent autour de l’affirmation des principes de l’humanisme occidental… » [3]. Dans le contexte de cette épreuve naît, chez Camus, une écriture nouvelle que génère, sur divers modes – biographie, critique, lyrique et équipe – l’ouverture à l’histoire en cours. Retournant au journalisme, l’écrivain a alors consacré à la question algérienne une série d’éditoriaux dans la prestigieuse tribune de L’Express, sous la houlette de Jean-Jacques Servan-Schreiber, aux côtés de Françoise Giraud, Jean Daniel, Pierre Viansson – Ponté et d’autres figures de proue de la presse libérale (H. Lottman, 558-559). Selon Lottman, « dans les raisons qui le décidèrent à accepter d’écrire pour L’Express entrait probablement une part de nostalgie pour le monde de la presse » (Lottman, 558-559) -. Sans doute, la nostalgie de l’expérience d’Alger républicain (1939-1941) et des années de Combat (1944-45) a, pour ainsi dire, incité l’écrivain à retourner au journalisme. Cependant, l’acuité de la crise et l’ampleur de ces conséquences sur « l’avenir algérien » (II) n’étaient pas sans décider l’écrivain dans ce choix éditorial – d’autant qu’Actuelle III – chroniques algériennes 1939-1958 « répond, selon Roger Quilliot, à l’interrogation qui monte (…) des milieux intellectuels » [à propos] du silence de Camus » (II, 1839).

Au reste, préfaçant le recueil de textes des Chroniques algériennes, l’auteur avertit sur ses motivations éditoriales :

« Tels quels, ces textes résument la position d’un homme qui, placé très jeune devant la misère algérienne, a multiplié les avertissements et qui, conscient des responsabilités de son pays, ne peut approuver une politique de conservation ou d’oppression en Algérie. Mais, averti depuis longtemps des réalités algériennes, je ne puis non plus approuver une politique de démission qui abandonnerait le peuple arabe à une plus grande misère, arracherait de ses racines séculaires le peuple français sans profit pour personne…. » (II, 891).

Deux aspects retiendront notre attention dans la discussion de ce point de vue du journaliste : d’une part, l’appréhension des protagonistes en présence dans l’énonciation de l’argumentaire ; et, de l’autre, les considérations et propositions relatives au statut même de l’Algérie. Comment s’énonce, dans ces conditions, l’appréhension des protagonistes ?

On observe, au regard du discours politique sur l’Algérie et la crise algérienne que l’éditorialiste construit son argumentaire sur l’idée d’une égalité de droits des communautés en présence : le « peuple arabe » et le « peuple français d’Algérie », suivant sa terminologie. Or, il est un fait indéniable et constant, en Algérie comme dans toute autre colonie, l’inégalité de jure et de facto des indigènes et des citoyens (Ndiaye 2003, « La « Question indigène » chez Albert Camus : de la « Méditerranée latine » à l’Algérie française » : 153-160). Dans le même temps, l’analyse de l’éditorialiste met en exergue le danger ainsi encouru par les deux peuples en présence du fait du « nouvel impérialisme qui menace la liberté de la France et de l’Occident » (II, 891).

Albert Memmi a déjà souligné cette impuissance de Camus, colonisateur de gauche, à se départir de la mythologie nationaliste, à poursuivre sa réflexion au-delà de l’idée d’une atténuation, d’une réforme du système colonial (Portrait, 64). Et d’envisager la possibilité d’un dépassement de cet ordre qui était voué à la destruction. Cette impuissance amène l’écrivain à un déni de légitimité de la revendication algérienne d’indépendance et à soutenir dans Chroniques algériennes 1939-1958 :

« Si bien disposé qu’on soit envers la revendication arabe, on doit cependant reconnaître qu’en ce qui concerne l’Algérie, l’Indépendance nationale est une formule purement passionnelle. Il n’y a jamais eu encore de nation algérienne. Les Juifs, les Turcs, les Grecs, les Italiens, les Berbères, auraient autant de droit à réclamer la direction de cette nation virtuelle. Actuellement, les Arabes ne forment pas à eux seuls toute l’Algérie. » (II, 1012). Comment résoudre, dès lors, le contentieux communautaire en occultant cette injustice qui ressortit du système colonial ? Que signifie cette négation, ce déni de légitimité de la revendication nationaliste et cette assimilation du nationalisme au terrorisme dans le discours journalistique ?

Puisque « le colonialisme est un système », comme dira Sartre [4], il n’y avait pas d’autre issue, pour la métropole, que sa destruction. Telle est, outre la querelle des Temps Modernes, une des raisons de la discorde entre le groupe des Existentialistes et Camus [5].

Pour Camus, la question de la violence demeure l’horizon indépassable que rien ne saurait justifier. Dès le premier texte « Terrorisme et répression » (L’Express, 9 juillet 1954) se met en place le mode opératoire de l’argument :

 

« … l’action terroriste et la répression sont, en Algérie, deux forces purement négatives, vouées toutes deux à la destruction pure, sans aucun avenir qu’un redoublement de fureur et de folie » (II, 1869).

C’est donc ce paradoxe qui obstrue l’appréhension des forces en présence. Paradoxe insoutenable qui traverse, de part en part, les éditoriaux de L’Express, de juillet 1954 à février 1956, consacrés au conflit algérien.

Sur un autre registre, les nouvelles de L’Exil et le Royaume (1957) esquissent quelques aspects de cette question éthique de l’usage de la violence dans la cité que l’on ne saurait réduire, à la suite de certains commentateurs (Guérin, J., Albert Camus, portrait de l’artiste en citoyen, Paris, Eds. F. Bouvin, 1993) à une dimension morale. En effet, si on reprend cette question dans le commentaire des textes de fiction, notamment dans « L’Hôte », il apparaît une charge éthique enchevêtrée dans la dimension politique de la nature du conflit. Cette nouvelle (« en projet sous le titre : Les hauts plateaux et le condamné » (R. Quilliot, I, 2048) donne à voir, symboliquement, l’affrontement des communautés – indigène et européenne. Dans cette scène de clôture de « L’Hôte », l’instituteur Daru ayant libéré le prisonnier arabe – enfreignant, de la sorte, les ordres du gendarme – revient à son école et se trouve pris au piège des indigènes qui ont inscrit au tableau noir de la classe : « Tu as livré notre frère, tu paieras » (I, 1623).

Les forces du conflit colonial traversent déjà, on le voit, l’imaginaire et l’horizon de l’écrivain ; dans cette figure de l’instituteur pied-noir, occupé accessoirement à quelque tâche humanitaire et victime d’un malentendu meurtrier. Camus s’est-il souvenu de ce couple d’instituteurs qui a figuré parmi les premières victimes (Todd, O., 596) de l’insurrection dans le Constantinois ?

Au plan idéologique, l’appréhension du conflit algérien opère donc suivant une occultation de la nature même de la guerre assimilée alors à une insurrection circonscrite dont les animateurs ne sont pas perçus comme protagonistes dignes d’intérêt politique (Sirinelli, J., La Guerre d’Algérie). Il en a résulté un déni du droit de l’indigène, l’incapacité à comprendre son droit à l’insoumission au nom de la loi : celle de l’unité et de la continuité de l’empire.

Le second et dernier aspect qui nous retiendra est relatif au statut même de l’Algérie, dans ce contexte de crise. Considérons, à ce propos, un passage de « Terrorisme et répression », cet éditorial inaugural de la collaboration à L’Express :

« Le terrorisme, dans le cadre algérien, aboutit ainsi à mettre tous les instruments du pouvoir dans les mêmes mains implacables (…). De cette épreuve, le peuple algérien ne pourra sortir que mutilé. L’Algérie, il faut le rappeler, n’est ni l’Indochine ni la France de la Résistance » (II, 1870).

 

Du 14 mai 1955 au 24 août 1956, paraissent ainsi, sous la rubrique « Actuelles » de L’Express, trente cinq (35) articles signés Albert Camus. Trente cinq éditoriaux dont une vingtaine et non une quinzaine comme le soutient P.F.Smets (C A C 6, 21) – sont, soit entièrement soit partiellement, consacrés à l’Algérie.

« L’Algérie c’est la France », tel est alors, du début à la fin de la guerre, le référentiel politique dominant (F. D. Maldidier, « Le Vocabulaire de la guerre d’Algérie, Langages, 6ème année, n° 23 septembre 1971 : 59) auquel l’argumentaire de Camus emprunte ainsi ses assertions, partis pris et certitudes. La rhétorique de l’éditorialiste, sur les traces du politique, élargit donc l’horizon du discours du pouvoir. On se souvient de la fameuse sentence de François Mitterrand alors Ministre de l’intérieur : « Des Flandres au Congo, il y a la loi, une seule nation, un seul parlement, c’est la constitution, c’est notre volonté » (R. Giradet, op. cit. :339)

Eludant, de cette manière, la nature même du statut de l’Algérie en tant que colonie, l’argument cède à la polémique. Dès lors, l’écrivain, appuyé sur ses certitudes nationalistes nourries de la mythologie de l’« Algérie française », n’est point en mesure d’envisager l’idée d’une légitimité de la lutte nationaliste.

Et ce paradoxe est d’autant plus inconcevable qu’il apporte, dans le même moment, soutien et encouragement à l’insurrection hongroise. Puisque, selon Camus, les deux situations ne sont guère pareilles :

« Cette réalité (algérienne), en tout cas difficilement comparable à aucune autre dans l’histoire, ne peut être rapprochée sans une excessive rhétorique de la réalité hongroise … » (II, 1880).

L’argument de l’exception algérienne est resté, on le sait (P. Nora, Les français d’Algérie), un des écueils massifs érigés par le nationalisme impérial à l’encontre de la revendication d’indépendance. Aussi bien, confrontée à la spécificité de la question algérienne, l’analyse du journaliste et du polémiste Camus, engagé dans cette bataille des intellectuels français, estompe l’essence et la légitimité de cette revendication algérienne au profit de la controverse franco-française, alors même que l’indépendance devenait, selon le mot de Aron, de plus en plus « inéluctable » (Aron, R., La Tragédie algérienne, Paris, Plon, 1957).

Il est symptomatique que les vues de Camus sur le destin de la colonie algérienne soient ainsi frappées de cécité : impuissantes à saisir la contradiction entre le droit, la légitimité de l’insoumission du peuple algérien et la loi, la légalité du statu quo défendue « par la France métropolitaire en Algérie. Et partout ailleurs dans les colonies (F. Fanon, Les Damnés de la terre ».

Pour nombre d’intellectuels et écrivains européens, dont Albert Camus, subsistait alors une difficulté réelle à saisir la signification des phénomènes de décolonisation qui modifiaient l’ordre mondial tout autant que les modes de pensée, l’esprit des rapports entre nations et l’imagination de toute une génération. Dès lors, l’exception algérienne, cette Algérie de Papa, fille de la mythologie d’une patrie méditerranéenne, était inéluctablement vouée à la déshérence. Tout autant qu’un certain courant orientaliste de l’Europe (Saïd, E, L’Orientalisme) qui est également présente dans l’algérianisme camusien : « Ce n’est pas par l’Orient que l’Occident se sauvera physiquement, mais par l’Occident qui, lui-même, trouvera alors nourriture dans la civilisation de l’Orient » (CAC, 6 : 81).

Orient contre Occident, panislamisme (CAC, 6 : 81) contre syncrétisme des Lumières, telles sont les polarités du paradigme de l’analyse de la crise algérienne. Confronté aux vives résistances des populations naguère soumises par le force, le discours politique sur la culture méditerranéenne creuset des races, renonce aux prétentions humanistes – gréco – latine – se rétractant de la sorte sur les objectifs de défense de l’unité de la France impériale et de la francité de l’Algérie. Voilà pourquoi, des éditoriaux de L’Express aux nouvelles de L’Exil et le Royaume, l’écrivain n’a de cesse de vivre dans ce malaise chaque fois qu’affleure la question algérienne dans son discours moral tout autant que les replis de la fiction.

Au reste, l’emprise de cette mythologie, assimilée par nombre de commentateurs à un dilemme moral a fini d’acculer l’action tout autant que l’analyse de l’intellectuel dans une impasse, apparemment sans issue. Et l’expression la plus aiguë de ce conflit prendra alors des accents éthiques :

« J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner ainsi un terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui un jour part frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice » (II, 1882).

Telles sont les sources, les mamelles nourricières de la mythologie de l’Empire dont l’« Algérie française », la « patrie méditerranéenne » sont des avatars les plus manifestes. Cette trame de l’imaginaire, de Louis Bertrand à Albert Camus, est certes différemment illustrée d’une génération à une autre, mais elle reste d’une présence et d’une puissance certaines dans la littérature française d’Alger. Fascinée soit par l’exotisme enchanteur de ce roman algérianiste, soit par l’hédonisme de ces héros camusiens de l’absurde – Meursault, Sisyphe, Rieux -, la critique littéraire est souvent restée enfermée dans l’effet d’illusion de cet imaginaire.

Or, il reste indéniable que le référentiel idéologique de cette fiction est immergé dans le projet de la France impériale. Le projet de conquête de possession et de domination de la terre, de toutes les terres, qui est au centre du conflit colonial et impérial et qui revêtira ces formes tragiques avec la guerre d’Algérie.

[1] Université Ch. A. Diop de Dakar.

[2] NDIAYE, F., Albert Camus, Ethique et Politique, thèse d’Etat, Université Ch. A. Diop de Dakar, 2001, p. 53.

[3] L’idée coloniale en France de 1871 à 1962, Paris, La Table Ronde, 304.

[4] « Le colonialisme est un système », in Situations V, Paris, Gallimard, 1964.

[5] BEAUVOIR, S., La Force des Choses, Paris, Gallimard, p.406.