Philosophie, sociologie, anthropologie

LE SIDA DANS LE JEU DU PLAISIR ET DE LA MORT

Ethiopiques n° 77.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2006

Comment persévérer dans son être, en atténuant la pénibilité de son existence ou en agrémentant sa vie avec des plaisirs qui motivent qu’on la conserve ? Comment différer, autant que possible, la mort tout en assurant à sa longévité les agréments dignes d’une vie authentiquement humaine ? C’est à cette double interrogation dont le caractère métaphysique est débordé par des questions d’ordre éthique que l’homme essaie généralement de répondre. Il s’agit, plus précisément, pour lui de donner un sens à une vie dont il est conscient de la précarité et même de la finitude. Mais, il arrive que la qualité de la réponse que l’homme apporte à cette double interrogation produise un effet métaphysique pervers. Il ne s’agit donc pas de penser pouvoir accroître sa vie en donnant aux problèmes qu’elle pose des réponses qui relèvent de l’hédonisme courant. Celui-ci consiste, par exemple, à augmenter quantitativement le plaisir sans se préoccuper de sa valeur eudémonique. Le sida qui domine actuellement, de façon macabre, la psychologie de l’homme en ce sens qu’elle se situe désormais au confluent du plaisir, de la maladie et de la mort, relève de cette réalité existentielle qui exige qu’on substitue à la double interrogation métaphysique initiale cette autre : comment penser notre conatus, c’est-à-dire ce que Spinoza conçoit comme l’expression de notre volonté de vivre, sans que cela fasse le jeu du sida et de la mort ? Autrement dit, comment accroître notre appétit de vivre agréablement, sans que notre hédonisme produise un effet psychologique et ontologique pervers ? En d’autres termes, comment accroître notre passion de vivre sans que la volonté d’agrémenter notre existence n’entrave notre désir de persévérer dans notre être ?

Aux réponses purement hédonistes qu’on avait tendance à apporter aux interrogations relatives à cette réflexion dont la perspective est à la fois métaphysique et eudémoniste, il convient désormais, avec l’irruption mortelle du sida dans la recherche du plaisir sexuel, de leur substituer des réponses éthiques. Il ne s’agit donc pas d’un simple marivaudage, car la vie, tout comme la mort, ne relève pas d’une ludique banale. On ne saurait la subordonner à un pari ni en faire l’objet d’un jeu assorti de risques de perte et des chances de gain. Le sida qui fait l’objet de notre analyse, c’est surtout ce qui se transmet au cours de la recherche du plaisir sexuel.

  1. LE PLAISIR INSTRUMENTAL ET SA FONCTION METAPHYSIQUE

Si le plaisir constitue l’agrément protecteur contre ce qui est, selon Spinoza (1965 : 245), source de tristesse, il apparaît aussi comme l’expression la plus authentique de la vie humaine. Dans l’hédonisme courant, on tend à faire du plaisir en général, et particulièrement du plaisir sexuel, le fondement et/ou la fin de cette vie. C’est pourquoi, une vie définie par la jouissance frustrante du plaisir semble se nier ou s’autodétruire. Elle ne vaut pas la peine qu’on mobilise son instinct de conservation pour elle. Que pourrait-on d’ailleurs conserver d’une telle vie ? Qu’est-ce qui pourrait motiver l’être dont la vie est surtout dominée par le déplaisir, à chercher à persévérer dans son être ? Ce sont là des interrogations qu’on formule dans l’hédonisme courant où la validation de la vie se fait sur la base des correspondances suivantes : vivre revient à tirer le maximum d’agréments de l’existence ; souffrir, c’est plutôt mourir, sinon être, suivant les termes de Voltaire, ce « cadavre qui aurait oublié de se faire enterrer ». Dans cet ordre de correspondances, la vie se résorberait pendant la crise du plaisir pour faire place à son contraire, la non vie. Celle-ci ne serait autre chose qu’une mort masquée ou différée. La qualification de la vie, par un plaisir instrumental auquel l’être assigne une fonction vitale ou métaphysique, s’opère dans le cadre d’une série de cercles homocentriques : s’il est destiné à corriger ou à pallier les problèmes de sens que la vie connaît dans une histoire gouvernée par le tourment et la tristesse, le plaisir produit un si grand attrait sur l’être qu’il finit souvent par être recherché pour lui-même. Ainsi, d’instrument de la vie finalisé sur la dissipation de l’adversité qui obsède celle-ci, le plaisir devient ce à quoi l’homme aspire. En plus, du fait qu’il se présente comme l’objectif vital à atteindre, on lui assigne également la fonction d’orienter l’existence humaine vers le portail du bonheur.

C’est par rapport à cette recherche du bonheur à travers le plaisir, et notamment le plaisir sexuel, que l’homme donne dans l’intempérance. La démesure ou les orgies dont il fait preuve dans l’expression dionysiaque de son désir d’éternité, tel qu’on peut l’observer chez Don Juan, par exemple, est subordonnée à la correction de la fugacité du plaisir ainsi que la parcimonie avec laquelle il se donne naturellement. Par cette démesure, l’être entend également corriger la nature en donnant au plaisir, grâce aux artifices de la culture, plus d’extension ou de durée dans le temps. C’est ainsi qu’à force de le reproduire à coup d’adjuvants, l’homme essaie de le multiplier et de le pérenniser. En multipliant le plaisir avec les artifices de son industrie, il croit pouvoir rallonger une vie qu’il se figure comme étant désormais pourvue de sens.

La qualification de la vie par un plaisir qu’on croit pouvoir d’autant plus instrumentaliser à des fins métaphysiques qu’il est multiplié, se fait souvent au mépris de la qualité même du plaisir à instrumentaliser et à multiplier. Elle se fait aussi à partir de la corrélation qu’on établit habituellement entre le plaisir et le bonheur. En se représentant le plaisir comme la mesure nécessaire de la vie, l’hédonisme courant conçoit le déplaisir comme la preuve d’une vie en relation de parfaite disjonction par rapport au sens qu’elle devrait avoir, en vertu du principe d’équivalence qu’on établit souvent entre l’ordre du plaisir et l’ordre vital, le défaut de plaisirs et l’absence de vie. La fin du plaisir instrumental est aussi, pense-t-on, de sécuriser l’être contre une temporalité chargée de désagréments et de frustrations. Par la reproduction ou la multiplication du plaisir, on protègerait l’être contre l’adversité liée à la temporalité. On le fait donc exister en rupture de conatus lorsqu’on le prive de plaisirs. Ainsi, éterniser le plaisir dont la fugacité est établie par ce que Ferdinand Alquié (1976) appelle la pensée de l’absence, c’est collaborer à pérenniser l’être qui croit pouvoir d’autant plus vivre qu’il tire le maximum d’agréments de son existence. Donc, en renouvelant ou en multipliant, par exemple, le plaisir sexuel qui s’effrite nécessairement avec le temps, le sujet semble refuser que le temps lui impose sa nécessité frustrante. Compte tenu de la précarité de l’instant, il se persuade qu’il faut exploiter au maximum les plaisirs dont les rapports sexuels sont généralement assortis avant que la mort ne frappe à sa porte. C’est dans ce sens, relève Mendès-Leite (1992 : 146), que s’est produite, sous l’effet des mouvements de la contre-culture, la révolution sexuelle de la décennie 1970, caractérisée par la libéralisation des mœurs. Suivant cette révolution sexuelle, « Les mouvements de la contre-culture, les mouvements féministes et homosexuels ainsi que certains développements de la science, notamment de la médecine (pilule, avortement, contrôle des MST), ont contribué à orienter la culture des sexualités plutôt vers l’hédonisme. La multiplicité des partenaires sexuels, la dévalorisation du mariage (et même du couple stable), de la famille, de la monogamie et de la virginité féminine ainsi que la « dé-perversion » ou banalisation relative de certaines pratiques sexuelles (fellation, sexe groupal, masturbation et autres formes de sexualité non relationnelles et/ou non procréatives) sont quelques-unes des conséquences de cette révolution. »

En effet, grâce à cette révolution sexuelle qui a permis le dynamitage des anciens tabous sexuels et suscité d’importantes modifications dans la représentation de la sexualité et de considérables changements de mœurs, il s’est produit le phénomène du coming out (sortie du placard) des homosexuels et des lesbiennes. L’espace social jusque-là dominé par les hétérosexuels, sera reconfiguré, conquis qu’il est désormais en partie par les homosexuels et les lesbiennes à travers soit les ghettos gays (presse spécialisée, bars, boîtes de nuit, saunas, etc.), soit par l’affirmation véhémente d’une identité homosexuelle (ibid. : 147).

C’est dans cette recherche d’une vie pleine de plaisirs et émancipée des restrictions sexuelles imposées par les tabous de la morale classique, que l’être humain apprend à ses dépens que le plaisir sexuel, même dé-perverti et libéralisé, est susceptible de produire un effet métaphysique pervers, celui notamment de favoriser l’irruption de la mort là où cette dernière devait être oubliée.

  1. L’IRRUPTION DU SIDA DANS LA REPONSE HEDONISTE QUE L’HOMME VEUT APPORTER AU PROBLEME DE SON CONATUS

C’est dans la recherche des plaisirs auxquels on assigne une fonction métaphysique que le sida fait irruption pour affecter, notamment au plaisir sexuel, d’une valeur négative et imposer au conatus de l’homme des restrictions à la fois frustrantes et malheureuses. L’usage des préservatifs, dans le système des précautions de fortune qui relèvent souvent d’une sécurité de bricolage ayant pour fonction psychologique de rassurer un tant soit peu celui qui s’investit dans la conquête et la collecte des plaisirs sexuels, apparaît comme le recours à des artifices réducteurs d’un plaisir dont l’homme souhaite plutôt l’accroissement exponentiel. Dans une topologie définie par des intervalles existentiels où la jouissance du plaisir est prise pour la preuve factuelle que l’existant appartient vraiment à la classe des vivants, le recours à ces sortes d’artifices réduit effectivement la valeur psychologique de la jouissance des plaisirs sexuels. Le recours, pour des besoins de sécurité, à des intercalaires sexuels comme les préservatifs, introduit également dans une activité devant se fonder sur la confiance, un sentiment évident de méfiance qui réprime la libido. Si le plaisir dont on jouit dans ces conditions perd à la fois en densité et en importance, les restrictions qui s’imposent à sa jouissance sont aussi ressenties par ceux qui sont dans la nécessité de troquer la confiance par la sécurité comme de sérieuses atteintes à une existence qu’ils voulaient pourtant agrémenter considérablement par la jouissance à la fois naturelle et totale des plaisirs sexuels.

C’est, entre autres, dans les plaisirs sexuels que s’insère le sida, comme pour leur imposer un terme et susciter la mort de ceux qui les affectionnent. En voulant effectivement donner, à travers les plaisirs sexuels, une réponse hédoniste au problème du conatus, l’homme qui subordonne sa vie à la possibilité qu’il a de refuser le temps et les désagréments dont il s’accompagne nécessairement, par la multiplication et la marchandisation respectives de ce type de plaisir, constate, à ses dépens, que le sida a fait irruption là où il voulait pourtant améliorer la qualité de sa vie. En instrumentalisant, par exemple, son corps dans le cadre de l’économie du sexe qui prospère considérablement avec le phénomène du tourisme sexuel (Maurer, 1992 : 37) pour sauver son être soit du danger de l’ennui dû à la routine, soit pour le libérer de l’étau inhumain des contraintes de l’économie moderne, l’homme fait la rencontre inattendue et mortelle du sida. C’est cela qui permet de constater le rapport de correspondance qui existe entre le développement du tourisme sexuel et la progression du sida. L’achat considérable des plaisirs sexuels exotiques dans « les paradis de vacances » que sont, par exemple, la Thaïlande, les Philippines, le Kenya, le Sri Lanka, le Brésil, etc., et la marchandisation du corps par les prostituées de ces pays, sont évidemment subordonnés au contentement d’Eros. Mais, c’est aussi dans cette volonté de rentabiliser la vie par la jouissance maximale des plaisirs qu’elle peut comporter que Thanatos fait son irruption à travers le sida. Ce dont on voulait assurer la longévité par une valeur ajoutée du plaisir sexuel en correspondance avec la valeur ajoutée de l’être au plan métaphysique, se trouve désormais menacé par la mort à travers la connexion que le sida finit par établir entre hédonè (le plaisir) et thanatos (la mort). Cette pandémie amène désormais les hommes à percevoir le sexe moins comme une source de plaisirs qu’un vecteur de dangers mortels. Il s’établit alors dans les représentations individuelles et collectives une relation de type organique entre l’activité sexuelle, les maladies et la mort (Foucault, 1984 : 315).

L’irruption du sida dans un processus vital, dont il compromet à la fois l’un de ses aspects agréables et la durée, met en évidence la contre performativité du plaisir sexuel à des fins instrumentales, aussi bien que la finitude ontologique de l’être qui désirait s’éterniser en les multipliant. L’hédoniste qui escomptait accroître sa passion de vivre à l’issue de son arithmétique du plaisir, éprouve, avec le sida, le sentiment de s’être trompé sur l’efficacité du plaisir sexuel à l’aider à persévérer dans son être. Il a alors la conscience malheureuse de celui qui a inconsidérément contribué à la rupture de son propre conatus. Cette conscience tardive est davantage développée par le sidéen grabataire à l’hôpital ou à la maison. En pensée, il évalue alors son impuissance face au phénomène de sa destruction par les maladies opportunistes, le niveau de cynisme dont il sera l’objet de la part des croque-morts qui n’hésiteront pas à faire le deuil de sa dignité humaine et du respect qu’on doit aux morts, en organisant, par exemple, autour de sa dépouille, une abominable économie de la mort, comme s’il fallait à tout prix tirer un dernier profit personnel des restes d’un homme sur l’aide de qui la démographie des vivants ne pourra plus jamais compter.

Comment pouvoir rechercher sexuellement hédonè sans qu’une telle recherche soit l’occasion pour le sida d’imposer au sujet la loi tragique de thanatos ? Est-il possible aujourd’hui à l’homme de rechercher sexuellement laetitia (la joie) pour agrémenter son existence en ajoutant aux diverses raisons suffisantes d’exercer son instinct de conservation, sans que le sida fasse planer l’ombre de tristitia (la tristesse) sur sa psychologie, son existence et son entourage ?

Il ne faut pas, pour répondre convenablement à cette question, se contenter d’implorer la providence de l’Eternel qui voyait déjà d’un très mauvais œil la fornication et la luxure des habitants de Sodome et de Gomorrhe. Il s’agit d’abord de s’interroger sur l’efficacité des préceptes des éthiques courantes par rapport à la résolution de ce nouveau phénomène qu’est le sida, si on veut promouvoir une éthique de la vie que les recettes empiriques ne suffisent plus à promouvoir.

  1. DE L’ETHIQUE DU PLAISIR A CELLE DE LA VIE : LA SOLUTION ETHIQUE APPROPRIEE AU PROBLEME QUE LE SIDA POSE A NOTRE CONATUS

L’apparition du sida et la menace que cette pandémie fait planer sur l’humanité nous impose une éthique de la vie en rupture de principe et de finalité par rapport à l’éthique dionysiaque, c’est-à-dire celle de la permissivité, de la libéralisation des instincts et, par conséquent, de la multiplication jusqu’à l’inflation, des plaisirs sexuels.

Mais, comment faire en sorte que s’exprime au mieux notre conatus sans que nous devions, pour cela, vouer un culte à Dionysos avec sa démesure amoralisante ou postmoralisante, ni redouter le caractère restrictif et répressif des préceptes d’Apollon, qui s’imposent avec une telle sévérité à l’homme que ce dernier finit par éprouver pour la vie un profond sentiment de désaffection ? N’est-il pas anachronique de recourir, pour la répression de l’hybricité postmoraliste, à une morale qui étouffe la libido à travers la dénonciation ou la condamnation de certains de ses modes d’expression, à une époque où la sexualité est de plus en plus libéralisée et dé-pervertie ? Comment réaliser un meilleur accomplissement naturel et relationnel de l’activité sexuelle sans qu’il plane sur l’homme le spectre de la maladie et l’ombre macabre de la mort ? Comment trouver à l’activité sexuelle une place de choix dans l’amour pour la vie de manière à la déconnecter de l’hôpital, de la morgue et du cimetière ? Telles sont les questions qui se posent de plus en plus à l’homme depuis que le sida a fait irruption dans la réponse hédoniste qu’il veut apporter au problème de son conatus.

Il est évident que la dédramatisation de la dangerosité du sida n’est pas la solution au problème posé. Comme nous l’avons établi, l’éthique de la permissivité ou de la libéralisation de la sexualité ne peut pas non plus convenir à la gestion de la relation de type hédoniste que l’homme veut établir entre le plaisir sexuel, la vie et le bonheur. C’est plutôt l’éthique de la vie, telle qu’elle est assortie de la nécessité de respecter les préceptes dont s’accommode mal l’hédonisme postmoraliste, qui peut véritablement protéger l’humanité contre la menace du sida. Etant donné que la jouissance permissive des plaisirs sexuels à travers l’inflation desquels l’homme croit pouvoir agrémenter sa vie et réaliser son bonheur, n’offre pas toujours à son conatus des garanties de sécurité, la réalité du sida nous commande une éthique autre que celle qui est consécutive, en Occident, à la révolution sexuelle de 1970. La contre productivité d’une telle éthique est la preuve de son impropriété.

Puisque le sida nous impose donc une nouvelle perception où les rapports sexuels sont soit chargés de risques de maladies, soit tout simplement abominés parce qu’ils aliènent la vie, leur bonne gestion est désormais fonction de l’observance du principe d’économie du plaisir sexuel, à travers l’exigence de fidélité ou d’abstinence. C’est du moins ce qui ressort des slogans publicitaires contre le sida. Pour l’essentiel, ceux-ci relèvent d’une morale d’austérité qu’on présente de façon sommaire, et qui consiste à soumettre en permanence au principe de précaution, l’agir sexuel de soi, en réprimant, par exemple, sa tendance au nomadisme sexuel. Cela suppose qu’on peut, à partir d’une éthique personnelle, réformer ou révolutionner son agir sexuel de manière à éviter le sida tout en accédant aux plaisirs sexuels. Mais, pour pouvoir le faire, il faut que la raison individuelle puisse non seulement édicter son principe de précaution à travers l’exigence de l’évitement des rapports sexuels non préservés, du nomadisme sexuel, du sang ou des objets contaminés, mais aussi l’imposer à une volonté qui a coutume de faire le pire après avoir pourtant vu et approuvé le meilleur (Spinoza, 1965 : 235). Autrement dit, cela n’est possible que si l’entendement de chacun peut, relativement au traitement des plaisirs sexuels, imposer efficacement la nécessité de ses jugements à une volonté dont l’ampleur l’amène à s’autoriser à agir souvent comme il lui plaît. Le problème qui se pose, dans ce cas, est celui de savoir comment améliorer son conatus pour que la gestion de nos désirs sexuels ne fasse pas le lit du sida, si la raison ne peut pas imposer efficacement à la volonté le devoir de respecter son principe de précaution. De quelle efficacité peut être cette morale par provision que ceux qui se passionnent pour une sexualité débridée tournent habituellement en dérision, lorsqu’ils ne la trouvent pas suspecte d’idéologie ?

L’éthique pouvant aider l’homme à faire face aux multiples défis que le sida lance à l’humanité tout entière, c’est l’éthique de la vie que nous distinguons clairement de ce que Pollak, que cite Mendès-Leite (1992 : 148-149), appelle « le libertinage post-sida ». Ce libertinage consiste en masturbation, en voyeurisme, en exhibitionnisme, etc. Il n’est pas non plus question de publier, par exemple, la condition sérologique des individus vivant avec le VIH/sida afin qu’ils soient mis en quarantaine. Cette marginalisation éthiquement problématique est également aberrante parce qu’elle procède d’une culpabilisation, sans justification suffisante, du séropositif ou du sidéen. Le fait pour eux d’avoir contracté le virus ou d’être malades serait, dans le cadre de cette culpabilisation qui consiste à faire des victimes du sida les responsables de leur malheur, la preuve qu’ils se sont rendus coupables de contracter avec autrui des relations sexuelles hygiéniquement douteuses.

L’éthique de la vie est d’abord pour nous une diététique ; elle se double en plus d’une pédagogie parce qu’elle consiste à éduquer l’homme à la protection de sa vie et au respect de celle d’autrui par l’observance non seulement d’une hygiène des mœurs – qui ne soit pas le prétexte à la pathologisation du corps et à l’abomination de l’activité sexuelle, comme c’est le cas dans l’ascétisme des Anciens -, mais aussi par une redéfinition des fonctions de l’activité sexuelle et des plaisirs subséquents. C’est donc par un travail pédagogique en profondeur, et non plus par un bricolage éthique fait de slogans publicitaires et de préceptes à l’emporte-pièce dont la réitération et la banalisation finissent par les vider de leur sens, qu’il est possible d’inculquer aux hommes le sens du respect de la vie humaine, compte tenu de sa somptuosité.

Il est surtout question d’apaiser l’affectivité dans sa dimension sexuelle, telle qu’elle est désormais dominée par la peur de la contamination, de la maladie et de la mort, il est également question de savoir comment dissiper la phobie ou l’angoisse de la mort du cours d’une existence devant être agrémentée de plaisirs sexuels, au moyen d’une éthique de la vie si la volonté n’a pas suffisamment de ressources psychologiques et morales pour résister à la tentation de rechercher le bonheur de vivre à travers des plaisirs sexuels de nature orgiaque.

L’éthique de la vie dont il s’agit ici est celle qui procède à un nouveau cadastre de l’existence, en rupture de configuration par rapport à la grille que propose l’hédonisme courant, avec sa démesure et ses orgies sexuelles. Tout en se fondant sur une stricte hygiène des mœurs, l’éthique de la vie que nous proposons consiste aussi en une « dépeccabilisation » de l’activité sexuelle dont la fonction régulatrice par rapport à la psychologie de l’homme est bien établie par Freud (1984 : 87) pour qui, la perversion de la personnalité est due à la jouissance frustrante du plaisir sexuel. C’est ce qu’il affirme précisément dans les Trois essais sur la théorie sexuelle en ces termes : « L’inaccessibilité de l’objet sexuel normal, les dangers de l’acte sexuel normal, etc., font naître des perversions chez des individus qui, sans cela, seraient peut-être restés normaux. »

L’hygiène des mœurs dont il s’agit dans le cadre de l’éthique de la vie que nous promouvons, ne concerne pas seulement ceux qui, se persuadant que la pleine jouissance de la vie correspond à la maximisation du plaisir sexuel, font partie du « groupe à risque ». Cette hygiène des mœurs concerne tout un chacun, du moment où tout individu peut nouer une relation sexuelle à risque avec un autre sans que, pour cela, il appartienne à un groupe dit à risque (Mendès-Leite : 150). Dans le cadre de cette hygiène des mœurs, l’homme doit repenser son rapport au sexe de manière à n’entreprendre de nouer des rapports sexuels qui soient susceptibles de ne nuire ni à sa propre vie ni à celle des autres. Il faut également éduquer les hommes à la jouissance raisonnable des plaisirs sexuels de telle sorte que leur agir sexuel se fasse toujours sous le signe de la responsabilité vis-à-vis de l’humanité actuelle et future. Pour cela, il faut non seulement que l’investissement sexuel de chacun soit fonction de ses impacts sur la vie humaine, mais il faut également éviter le fétichisme du sexe, cet autre culte qu’on voue soit au phallus, soit à l’utérus ou à l’anus, et qui, en dehors du culte de l’argent et du pouvoir, explique l’intempérance, l’intolérance des fanatiques du sexe et la volonté de puissance des Alexandre des conquêtes amoureuses. De telles conquêtes pourraient tout au plus susciter des drames affectifs classiques si les empires sexuels de ces conquistadors n’étaient pas fréquentés par le sida. Pour une meilleure efficacité de l’éthique de la vie dans la résolution du problème du sida, il convient enfin d’introduire dans les divers programmes pédagogiques, des cours portant sur la dangerosité de ce fléau tant pour l’individu que pour l’humanité tout entière. C’est surtout de cette façon que la jeunesse pourra intérioriser le principe de la somptuosité de la vie humaine que chacun a l’impérieux devoir de protéger tant dans sa vie privée que dans sa vie publique.

CONCLUSION

Le sida relève d’une problématique multidirectionnelle qui sollicite aussi bien l’expertise des spécialistes des sciences biomédicales, humaines, politiques, juridiques, que celle des philosophes. La compréhension de ce phénomène qui touche la zone d’autonomie de l’affectivité, en ce sens qu’il concerne l’intimité du sujet (Peto : 46) et les moments au cours desquels il croit pouvoir apporter des réponses appropriées à la double question du conatus et du bonheur, nécessite une approche holistique. C’est une telle approche qui peut aider à une prévention efficace du sida et, éventuellement au traitement de ce fléau qui, tout en nous rappelant la fragilité de l’homme, hypothèque l’espoir des individus d’agrémenter leur existence avec des plaisirs sexuels et menace la survie de l’Afrique et de l’humanité tout entière, à travers les défis qu’il continue de lancer à l’intelligence de l’homme et à son vouloir-vivre. L’effet pervers de la recherche du plaisir sexuel, surtout dans une approche permissive dont la fin est la jouissance maximale des plaisirs de la chair, est remarquable avec l’irruption du sida dans le jeu du plaisir. En y semant la peur de la contamination, de la maladie et la terreur de la mort, le sida nous impose une rupture avec l’hédonisme couramment régi par le principe du plaisir. La réalité du sida, dont il faut désormais tenir compte, impose que nous promouvions une éthique de la vie qui emprunte l’essentiel de ses principes aux morales austères dans la mesure où elle insiste sur la nécessité de l’hygiène des mœurs et sur la tempérance, sauf qu’elle ne pathologise pas le corps et les passions ni ne « peccabilise » l’activité sexuelle. Comment gérer désormais la nécessité de l’activité sexuelle avec l’avènement du sida ? c’est ainsi que se posent, dans le cadre de l’éthique de la vie, les problèmes du conatus et du bonheur. Pour résoudre adéquatement ce double problème, il faut préférer le jeu du langage de la vie à celui du sida, en évitant d’apporter des réponses purement hédonistes aux questions existentielles de sens.

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