Philosophie,sociologie et anthropologie

LA PROMOTION DE L’ETHIQUE DE LA PAIX DANS LE PANTAGONISME

Ethiopiques n°82.

Littérature, philosophie, art et pluralisme

1er semestre 2009

Par pantagonisme, nous désignons la globalisation de la logique agonistique, remarquable à travers le bellicisme général qui se vérifie quotidiennement dans l’intersubjectivité tumultueuse des couples, des parents ou des voisins, dans l’intercommunauté critique des groupes ethno-identitaires ou dans les rapports problématiques que les peuples et les États entretiennent. Qu’il s’agisse de l’ « agression gratuite, impulsive, excessive, déraisonnable ou démesurée » [2] ou de la contrainte qu’on exerce sur la volonté d’un individu, d’un peuple ou d’un Etat pour le dominer et l’exploiter, la violence et la paix sont généralement antinomiques. L’injure, l’insulte ou l’imprécation qu’on profère verbalement ou gestuellement à autrui sont symptomatiques de la crise de la paix qui sévit dans la psychologie de celui qui les profère. Elles traduisent sa volonté d’aliéner la paix de l’âme de celui à qui il les destine. La violence est donc l’expression évidente de la crise de la paix intérieure de celui qui l’instrumentalise à des fins de domination, d’exploitation ou d’annihilation. Elle est également la preuve objective que l’intersubjectivité, tout comme l’intercommunauté, est en demande de paix. Celle-ci ne peut donc se définir que contrairement ou contradictoirement par rapport à la violence, même s’il y a des formes de violence destinées à sa restauration ou à sa protection. L’omniprésence de la violence dans les rapports humains est un facteur de disharmonie, quand elle ne prédispose pas, dans sa forme paroxystique qu’est la guerre, le monde au chaos. Parce qu’elle est transgressive des conventions communes, la violence véhicule des charges de dissolution de la société ou d’aliénation de l’humanité. C’est cela qui explique sa condamnation en dépit de la passion morbide que le genre humain éprouve pour elle et cette théâtralisation de l’horreur paradoxalement érotisée dans des œuvres d’art.

La violence et la paix relèvent donc de deux dynamiques opposées et même contradictoires : la dynamique de la violence est symptomatique de la crise de la paix, tandis que celle de la paix révèle l’absence de la violence. Comment pouvoir donc substituer à la culture de la violence l’éthique de la paix dans un monde évidemment gouverné par la logique agonistique ? Comment promouvoir l’éthique de la paix si la violence est l’expression de la dynamique de la vie et de l’histoire ? [3] Est-il possible, dans ce cas, de construire solidement et durablement le vivre-ensemble global sur le mode de la paix sans aliéner la vie et sans devoir mettre fin à l’histoire ?

Le problème de la promotion de l’éthique de la paix est celui de la définition des modalités d’éradication, sinon de réduction de la culture de la violence. La détermination de telles modalités exige au préalable qu’on procède à la phénoménologie des violences locales et des terreurs globales qu’elles suscitent, par-delà la querelle des anthropologies et la guerre des ontologies.

  1. VIOLENCES LOCALES ET TERREURS GLOBALES : LA PHENOMENOLOGIE DE LA VIOLENCE PAR-DELA LA QUERELLE DES ANTHROPOLOGIES ET LA GUERRE DES ONTOLOGIES

Parler de la violence revient généralement à dénoncer non seulement le facteur de déstabilisation d’un ordre humain axiologiquement structuré autour des valeurs en vigueur dans une culture, mais aussi sa barbarisation et sa régression vers le zoologique. La violence est l’expression d’une rupture de contrat social et moral. La violence replace paradoxalement l’homme dans une posture préhumaine dans ce qu’elle a de barbare ou de fruste. Il est possible qu’elle soit, à en croire Yves Michaud, le vestige de « cette agressivité prédatrice primitive », caractéristique des premiers hominidés, que l’histoire n’a pas pu résorber et qui peut se manifester dans des activités comme la chasse, la compétition politique, la concurrence économique ou le banditisme [4]. Définie par le souci de la concorde et fondée sur le principe du consensus, la paix rend possible la transformation des communautés affectives et politiques en véritables espaces humains. A la différence de la violence, la paix véhicule des charges relatives à la sécurité, à l’harmonie des personnes et à la stabilité de la possession.

Relativement à la violence, l’aporie dont la querelle des anthropologies est assortie, tout comme la guerre des ontologies dont elle s’accompagne, s’explique par le fait qu’on ne peut pas y mettre un terme de façon décisive et définitive. Fondées sur des postulats métaphysiques qu’il est possible de contester sans pour autant leur substituer de fondements plus pertinents, les diverses anthropologies et les ontologies auxquelles on recourt dans l’histoire des idées pour établir l’endogénéité ou l’exogénéité de la violence n’expliquent pas, à suffisance, la passion de l’homme pour la violence et la paradoxale condamnation dont celle-ci est nécessairement assortie. C’est pourquoi, à l’étiologie qui consiste en la recherche des causes anthropologiquement endogènes ou exogènes de la violence, nous préférons, moins par désespoir que par souci d’efficacité théorique, soumettre ce phénomène à une lecture phénoménologique à partir de ses divers modes de théâtralisation dans un monde dont l’espace-temps est aujourd’hui si compressé que l’amplitude du spectre de certains types de violence peut susciter des terreurs globales.

Les violences locales relèvent généralement des formes de violences à épithètes variables : ce sont, par exemple, des violences urbaines, ethniques, intercommunautaires, religieuses ou politiques. La caractérisation des ces violences par des épithètes variées et susceptibles de se multiplier à l’envi est la preuve de leur particularité. Due au fait qu’on peut les situer précisément dans une localité géographique donnée, leur trouver une causalité déterminée et définir facilement leur mode d’existence, la particularité de violences locales fait que la terreur qu’elles inspirent soit également localisable dans un espace-temps bien défini. Les violences consécutives à la hooliganisation ou à la vandalisation des stades de football, des magasins ou des bâtiments publics, celles dues à la crise politique dont le Tchad et le Zimbabwe sont actuellement l’objet, celles que cultivent le FIS en Algérie, les Talibans en Afghanistan et au Pakistan, celles que commanditent les Mollah en Iran, tout comme les violences consécutives soit à la chiitisation ou à la wahabitisation du Golfe Persique, soit à la volonté d’étasunisation intéressée de certaines régions du monde, sont des violences effectivement situées. Il en est de même de toutes celles qui se produisent au Népal, au Proche-Orient, au Myanmar, au Timor Oriental ou au Tibet. La tragédie qui a considérablement éprouvé le Rwanda et les drames qui se produisent souvent au Caucase, au Liban ou au Proche-Orient sont d’abord des formes de violence locale, malgré l’importance du nombre de victimes et de l’ampleur de l’émotion dont elles s’accompagnent. La terreur suscitée par elles se circonscrit objectivement dans le cadre d’un rapport problématique. Il en est de même de la logique de la terreur qui régit, au Darfour, les rapports intercommunautaires entre les Djindjawid, les Fur, les Massalit et les Zaghawa. La terreur consécutive aux problèmes interétatiques qui existent entre l’Inde et le Pakistan au sujet du Cachemire a d’abord un spectre local. Le monde entier n’est pas directement affecté par l’une ou l’autre de ces crises locales. L’onde de choc qu’elles produisent n’a une amplitude globale que par l’horreur et l’indignation qu’elles provoquent dans la communauté internationale et parce qu’elles risquent de compromettre d’importants intérêts géostratégiques. C’est pourquoi les guerres civiles, consécutives au fait que l’état de nature reprend tous ses droits sur la civilité et l’humanité des hommes dans un espace politique donné, ne suscitent, en dépit des horreurs qui les caractérisent, une peur globale que de façon oblique.

Les violences locales se distinguent donc des terreurs globales parce que leur impact sur la sécurité et la paix globales est généralement indirect. Leur caractère spectaculaire et les victimes qu’elles occasionnent semblent importer peu, comparés au danger terroriste qu’Al Qaïda peut faire planer sur des communautés ou des pays ou à la peur consécutive aux menaces que peuvent proférer les gouvernements de Clinton et de G. W. Bush contre les pays qu’ils inscrivent, selon les termes d’Alain Joxe, sur le « listing des méchants », principalement constitué de Rogue States ou d’Etats voyous [5]. Il s’agit aussi des formes de violences assorties de la peur qu’une bonne partie de l’humanité peut éprouver face soit au darwinisme dont s’accompagne l’économisme ravageur qui prospère sous l’action de la marchandisation globale due soit à « l’affaiblissement des régulations socio-économiques d’Etat au profit d’une ‘‘souveraineté’’ des entrepreneurs » [6], soit à l’usage barbare de la technoscience.

Si, selon Derrida, le « voyoutisme » est dans l’essence même de l’Etat, il faut également lui accorder qu’il n’y a que des Etats voyous en puissance ou en acte. Le « voyoutisme » politique des Etats qui instrumentalisent unilatéralement une force hyperzoologique sous prétexte de mettre le monde en forme, suivant leurs préférences axiologiques, chaque fois que la défense de leurs intérêts vitaux le commande, s’accompagne nécessairement de terreurs globales. Le conflit des voyoucraties qui se dessine à travers une bidimensionnalisation globale de type manichéen (l’Axe du bien, l’Axe du mal, le monde libre et son contraire) suivant, par exemple, les affects politiques des maîtres du monde, prouve que la violence, qu’elle relève du terrorisme défensif ou offensif, est problématique en soi, car la logique de la terreur dans laquelle elle s’inscrit n’épargne personne.

L’énorme pouvoir de compression que la mondialisation exerce de plus en plus sur l’espace-temps, au point qu’on parle aujourd’hui avec assez de pertinence non seulement de la fin de l’histoire, mais aussi de la géographie, explique l’incidence des violences locales sur les stratégies globales. Si les violences locales n’inspiraient pas des terreurs globales, on ne les prendrait pas nécessairement en compte dans le processus de résolution globale de la paix. Sous l’effet de la mondialisation, il existe une importante relation entre les peurs locales que suscitent les violences qui se produisent dans un espace-temps particulier et les terreurs globales, car la logique agonistique qui prévaut localement entre des protagonistes bien identifiés affecte généralement le climat politique global, puisqu’elle compromet la paix que la communauté internationale a en vue. C’est ce qui fait dire à Yves Michaud que « des zones comme l’Extrême-Orient, le Golfe Persique, la péninsule coréenne, le continent indien-pakistanais et ses confins chinois, le détroit de Taïwan peuvent voir le déclenchement de conflits locaux à haut niveau de risque et susceptibles d’entraîner les grandes puissances dans des guerres qui, sans être mondiales, en auraient tout l’air, avec des conséquences environnementales qui, elles, seraient de toute manière globales » [7].

La possibilité, par exemple, pour un Etat de se servir des armes de destruction massive contre des ennemis politiques locaux peut susciter, au niveau global, la peur que l’instrumentalisation de telles armes soit étendue à des fins hégémoniques et humanicides. Si les violences locales sur le mode desquelles se rapportent, par exemple, l’Inde et le Pakistan sur la question du Cachemire ne laissent pas indifférentes les autres puissances atomiques, c’est parce que l’hypertrophie de cette violence locale peut plonger le monde dans le chaos. Les attentats du World Trade Center du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, ceux qui ont eu lieu le 11 mars 2004 dans la gare d’Atocha à Madrid et ceux qui se sont produits à Londres les 7 et 21 juillet 2005 ou à Charm El-Cheikh en Égypte, le 23 juillet 2005 ont beau être des cas de violences locales, elles ne suscitent pas moins des terreurs globales. L’horreur de ces expériences est d’autant plus considérable qu’elle est, dans l’ordre du possible, extensible au monde lorsqu’on se représente le Proche-Orient, le Tchad, les Balkans, le Darfour, le Caucase, le Népal, l’Irak, l’Afghanistan, Madrid, Londres, le Liban, etc., comme des modes d’être locaux ? des métaphores d’une violence ubiquitaire dont tout le monde peut être victime, puisque la globalisation de la logique agonistique pose le problème de l’identification précise du gestionnaire de la violence et de la victime de celle-ci [8].

Donc, même lorsque la violence prend sa source à partir d’un espace-temps donné, l’ici et le maintenant dans le cadre desquels elle a été suscitée n’empêchent pas l’amplification globale de son spectre horrible ou macabre. L’onde de choc de certaines violences locales a un pouvoir de propagation globale si important qu’aucune police des frontières ne peut en limiter les effets ou les conséquences. C’est pourquoi, née des contradictions d’un espace politique donné ou d’une localité géographique déterminée, la violence peut s’hypertrophier, au point de provoquer la terreur globale. C’est la preuve de l’universalité d’Anthropos qui, une fois qu’il a noué un quelconque pacte incestueux avec Polemos, peut, compte tenu des entrelacs que le Dedans entretient nécessairement avec le Dehors, corriger la particularité de sa violence, de manière à lui donner la dimension universelle qu’elle n’avait pas initialement. L’arrimage du local au global, sous l’effet des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC), invalide les approches simplement sécurocratiques de type national ou régional. La violence contre laquelle une nation ou une région du monde veut se protéger ne peut se résorber au profit de la paix que si l’humanité offre à celle-ci, sur le plan global, des garanties de certitude que sa régionalisation ne saurait suffire à produire. Le problème de l’immigration qui donne, par exemple, des insomnies politiques aux pays occidentaux est, entre autres, la conséquence de violences politiques et économiques locales dont sont victimes ceux que l’exclusion sociale contraint à une mobilité périlleuse et à la réalisation eudémonique de laquelle aucun sacrifice n’est de trop. La violence qu’alimente le front du refus de l’affirmation impériale du monisme éthique et politique de l’Un dans un monde où d’autres signatures acoustiques veulent politiquement, économiquement et idéologiquement s’effectuer, est parfois ou souvent le fait des peuples ou des pays qui n’entendent pas se résigner à la contemplation et à la reproduction des paradigmes éthiques et politiques que leur présentent ceux qui, sans mandat, se rendent maîtres et possesseurs du monde et qui, de ce fait, moralisent leur privilège de surveiller et de punir, suivant leur bon vouloir, ceux qui ont la témérité de le leur contester. Le fait que la volonté de domination des maîtres du monde ait, en dépit de l’importance de la puissance technoscientifique sur laquelle elle se fonde, du mal à traduire absolument son efficacité en acte, permet de craindre que le pantagonisme soit la perspective fatale de la globalisation d’une logique agonistique dont le grand Léviathan se contente de gérer les modalités, à défaut d’éteindre les multiples foyers locaux de tension qui peuvent, à terme, embraser complètement le monde. Ce qu’il y a de permanent dans ce monde d’Héraclite dont le pan-mobilisme fait douter qu’on puisse se fonder, dans le temps, sur des valeurs et des principes stables, c’est cette violence omniprésente dont la temporalité est constamment marquée du sceau de la peur d’être agressé par l’Autre et de l’angoisse de la mort.

  1. LE PANTAGONISME COMME PERSPECTIVE FATALE DE LA GLOBALISATION DE LA LOGIQUE AGONISTIQUE

Si, comme nous l’avons déjà établi, les violences locales n’inspirent pas d’abord des terreurs globales, parce que les circonstances de temps et de lieu dans lesquelles elles se produisent sont susceptibles de borner plus ou moins géographiquement et politiquement la peur dont elles s’accompagnent, leurs effets cumulés, leur esthétisation et leur théâtralisation médiatiques, ainsi que les désordres globaux qu’elles occasionnent, par ricochet, impliquent des terreurs globales. Grâce aux NTIC, tout citoyen du monde peut s’apercevoir qu’il plane sur lui le spectre d’une violence qui peut pourtant être précisément localisée, par exemple, au Proche-Orient, au Tchad, dans la zone du Darfour au Soudan, en Afghanistan, en Irak, dans les Balkans, au Caucase, au Pakistan ou qui empoisonne plus ou moins sournoisement la vie rurale, urbaine, conjugale ou familiale. En se rendant compte du fait que la localisation de la violence dans un espace-temps particulier ne protège personne tout au moins contre l’émotion dont elle s’accompagne et que son horrible dramatisation dans telle ou telle circonstance spatio-temporelle n’empêche pas son champ de déploiement d’être, dans un avenir proche ou lointain, coextensif au monde, donne au pathos, dont l’expression aurait pu être circonscrite si nous n’avions pas l’expérience de la souffrance des autres, une dimension globale. L’émoi universel que suscite l’expérience de la souffrance ou de la tragédie dont sont victimes les autres amène les plus cyniques des citoyens du monde à se représenter pris, par exemple, en otage par des kamikazes résolus à instrumentaliser les bombes volantes ou humaines contre ceux qu’ils accusent de pervertir l’ordre moral du monde. La globalisation du pathos, due à l’horreur et à la terreur des violences pourtant localisées, crée une communauté de colère, d’indignation, de souffrance et de solidarité [9] qui s’explique par les rapports d’étroite affinité que le local entretient désormais avec le global et qui, dans le cadre de la gestion des violences locales par la communauté internationale, a motivé la thèse de la nécessité de « l’ingérence humanitaire », cette « morale d’urgence » que Mario Bettati et Bernard Kouchner ont respectivement théorisée et défendue dans les années 1980.

La pornographie médiatique de la violence d’un suicidaire de telle ou telle société, celle à laquelle recourt le mari qui veut donner la preuve de sa virilité par l’autorité, et dont la volonté de domination connaît des problèmes d’efficacité, tout comme la présentation esthétique et cosmétique de la dramatisation historique de la violence à travers des métaphores médicalement appropriées à l’extraction adroite d’une pathologie sociale, comme les « frappes chirurgicales », l’« élimination ciblée » des terroristes, est servie par les moyens de communication modernes avec une délectation qui peut faire croire que le besoin d’informer, qui tend à se confondre avec celui d’impressionner, est simplement fondée sur une passion dont la morbidité peut être établie. Mais cette pornographie qui essaie de parer les formes de violences même les plus brutales et les plus orgiaques d’atours comme pour masquer l’horreur qui les caractérise, ne parvient pas à faire perdre de vue aux divers citoyens du monde que les violences qui ne les concernent pas encore ici et maintenant relèvent d’une tragédie dans la nasse de laquelle l’homme peut être mortellement enserré, par-delà sa nationalité, sa localité géographique, son bassin culturel et son idéologie de prédilection.

C’est un fait évident : la dynamique globale est quotidiennement ponctuée par la violence soit de ceux qui s’enferment hermétiquement dans des clôtures idéologiques, soit de ceux qui se battent et se combattent pour la gloire de Dieu, de César ou même du Sultan, lorsque l’économique et l’éthique, le politique et l’idéologique, la raison d’Etat et la raison d’Eglise se rapportent sur le mode d’un affrontement généralement atroce. Les violences que cultivent et entretiennent, par exemple, les Abu Sayaf dans la jungle de Jolo, les FARC en Colombie, celles dont la vie politique espagnole est marquée sous l’action sanglante de l’ETA, les mouvements de rébellion tchétchène et corse ou les formes de violence auxquelles recourent divers groupes terroristes islamistes qui répandent la mort et sèment la terreur dans certains pays plongent le monde dans une sinistrose qui, selon Ignacio Ramonet, « se répand dans un climat de grogne générale et de désenchantement » [10], au point de donner l’impression que le monde postmoderne est menacé d’implosion. Elles font également penser que le pantagonisme, dont la double conséquence est l’anthropophobie et la cosmophobie, vérifiables dans la peur que chacun éprouve, dans ce cas, à l’égard de chacun, celle de tous vis-à-vis de tous et celle d’un monde devenu très peu sûr à cause de l’action belliqueuse de ses habitants, est la perspective fatale de la globalisation de la logique agonistique. C’est cette anthropophobie qui explique le climat sécurocratique des villes modernes, mais qui n’assure aux citoyens qu’une liberté carcérale [11]. En effet, comme dans le Panopticon de Jeremy Bentham, tout le monde est surveillé ; la personne qui n’a pas le sentiment de l’être par les agents des forces de l’ordre l’est pourtant en réalité à travers le prisme panoptique de l’œil électronique des caméras de vidéosurveillance qui sont installées dans toutes les grandes villes des pays développés. Il est permis de douter de l’efficacité de ces mesures sécurocratiques dans le relief social d’un monde dont l’asymétrie prédispose nécessairement au chaos, tant que 20% de la population globale se partagent plus de 80% du revenu mondial [12]. Cette marginalisation globale de la majorité dans la jouissance des ressources du monde s’accompagne souvent de l’expression violente des particularismes nationaux.

Ce pantagonisme qui s’illustre à travers la barabarisation d’un monde dont la dynamique est caractérisée par la fréquence des violences locales et celle des terreurs globales qu’elles suscitent, faisait déjà dire à Héraclite d’Ephèse que la guerre est le père de toutes choses [13]. Mais, si Héraclite célébrait Polemos pour la fécondité historique de ses contradictions, les violences et les terreurs qui gouvernent la dynamique globale sont humainement si contre-productives qu’il est fort difficile de leur trouver les vertus fécondantes que le philosophe de Milet reconnaissait à Polemos. Les violences locales ou globales seraient riches en valeurs humaines qu’elles ne seraient pas l’objet d’une condamnation quasi universelle.

Le monde donne quotidiennement le spectacle du cruel, du tragique, du monstrueux, du barbare, bref de l’inhumain comme s’il était en proie à une guerre civile généralisée dont la violence est reproduite en permanence dans les rapports intersubjectifs à travers la récurrence des menaces, des injures, des insultes et des imprécations qui dominent les agressions verbales ou gestuelles, du harcèlement moral ou sexuel, des viols, des violences conjugales, familiales et même des suicides de ceux qui se résolvent à s’approprier la mort pour la mobiliser contre leur propre vie, parce qu’ils la considèrent comme tout à fait dépourvue de sens dans un monde dont ils condamnent l’absurdité. Face au cocktail de violence qu’assaisonnent particulièrement les fanatiques de tout bord, les damnés de la terre qui entendent mettre celle-ci à feu et à sang aussi bien que ceux qui tiennent à ce que les pulsations économiques du monde soient absolument conformes au rythme du Nasdaq, du Dow Jones, du Nikkei, du Cac 40 ou du Hang Seng, en dépit de l’importance des victimes de cette option économique, il est fort difficile de préférer l’optimisme de Leibniz au mondopessimisme que cette violence dévastatrice inspire. L’intégrisme, « tout aussi ravageur que les intégrismes religieux », qui caractérise l’économisme [14] à travers le refus exprimé par les économistes libéraux de repenser le traitement de la question des richesses mondiales en marge de la compétition darwinienne, s’inscrit dans la logique de la guerre qui complique l’intelligibilité de la violence classique qu’on expliquait soit par le pessimisme anthropologique, soit par le pessimisme historique.

Dans cette perspective pantagoniste, la destruction lente et assurée de l’humanité et l’affaiblissement, sinon la négation de la sociabilité sont garanties par le fait que l’échange est porteur de violence politique. La commutation de l’espace social en terrain de guerres perpétuelles, explique pourquoi les maisons d’habitation deviennent paradoxalement des prisons protectrices de soi contre la violence du monde extérieur. Mais, les crises conjugales et familiales dissipent l’impression de sécurité que les maisons-prisons suscitent en ceux qui les habitent, puisqu’elles introduisent dans les domiciles la violence contre laquelle la maison était censée protéger ses occupants.

La peur de vivre au pluriel, c’est-à-dire de traduire en acte la sociabilité dont chacun est virtuellement porteur, conduit de plus en plus beaucoup de personnes à se garder, à partir de l’expérience des unions problématiques des autres, de participer à la construction d’un lien conjugal et familial avec autrui. Le fait que la surcharge normative des sociétés et des Etats n’assure, tout au plus, qu’une paix tendue ou armée, c’est-à-dire cet équilibre de la terreur auquel survit pourtant la peur universelle, rend compte du développement du processus d’appropriation et de privatisation de la gestion de la violence par des individus et des communautés qui, se constituant victimes potentielles d’agresseurs éventuels, anticipent leur défense à travers des attaques préventives. Le bellicisme qui en résulte trouve son fondement dans le sophisme en légitimation de la violence. Ce sophisme, qui relève du principe stratégique selon lequel la meilleure défense c’est l’attaque, prospère à la faveur du pantagonisme dont la longévité se comprend à partir de la tendance à la cannibalisation du monde et, par conséquent, à l’auto-cannibalisation de l’homme, telle qu’elle résulte de l’amplification des violences locales qui suscitent des terreurs globales, mais que la dissuasion nucléaire et les boucliers anti-missiles ne peuvent pas dissiper.

Lorsqu’on ne s’approprie pas la violence, afin de donner à la sécurité de soi des garanties d’une certitude somme toute illusoire, on peut aller jusqu’à l’instrumentaliser à des fins économiques. On la rentabilise alors en « marchandisant » non seulement les diverses offres de sécurisation des personnes et des biens, et ce que les complexes militaro-industriels ne cessent de produire aussi bien en temps de paix qu’en temps de guerre comme si, dans l’impossibilité d’éradiquer la violence, il était préférable de l’inscrire dans le registre des valeurs marchandes dont la rentabilité est d’autant plus élevée que le monde est à feu et à sang.

Le sentiment d’insécurité universelle qu’éprouvent les individus,les peuples et les Etats qui, dominés par la peur de tous contre tous, se regardent constamment en chiens de faïence, fait qu’ils n’arrivent plus à s’investir convenablement dans la construction du « village planétaire ». La récurrence des replis identitaires dont s’accompagne paradoxalement la mondialisation, illustre bien cela. Ces terreurs globales, nées de la prolifération et de l’hypertrophie des violences locales, motivent, comme nous l’avons déjà montré, la constitution d’un pathos global à partir de la fusion des affects objectivement particuliers. L’émotion que les attentats spectaculaires du World Trade Center, de Madrid, de Londres ou d’Islamabad ont, par exemple, suscitée, dans tout le reste du monde, a créé une communauté de pathos qui n’a commencé à se réduire que lorsqu’on s’est aperçu, avec le temps, qu’il était d’abord question des cas objectifs de violence locale par rapport à la condamnation éthique et politique desquels, des personnes et des communautés ont, suivant leurs diverses options idéologiques, dû faire preuve de circonspection. La longévité des solidarités d’occasion qui se tissent autour d’un événement de cette ampleur est à la mesure de la précarité chronologique de l’émotion qui les fonde. L’inauthenticité de ces solidarités fait qu’elles ne puissent pas survivre à l’évanescence de l’émotion à la faveur de laquelle elles se sont d’aventure construites. Ce genre de « communauté de l’émotion et du pathos » [15], qui se construit à partir soit de l’indignation ou de la pitié qu’on éprouve à l’égard des victimes d’un attentat spectaculaire ou d’une catastrophe naturelle, soit de la colère et de la haine qu’inspire le cynisme des acteurs d’une violence horrible [16], est donc trop précaire pour cultiver et développer durablement, chez les hommes, le sentiment qu’ils appartiennent, par-delà leur différence, à une même famille humaine dont les violences locales et les terreurs globales compromettent la paix. Dans une mondialisation dans le cadre de laquelle un visa permanent n’est accordé qu’au capital financier pour en assurer la circulation globale, mais qu’on refuse pourtant aux hommes par peur de délocalisation de certaines formes de violence, le devoir de vigilance s’impose désormais à tous.

Avec la réduction de la causalité politique des Etats postmodernes, la marchandisation de la violence, de l’horreur ou même de la mort, et surtout avec le glas de la géographie que sonnent les autoroutes de la communication, les terreurs globales que suscitent les violences locales posent de plus en plus le problème de la paix.

En effet, comment pouvoir penser solidement et durablement la paix dans la progression et la fascination des violences locales qu’il est possible, dans le nummothéisme ambiant, c’est-à-dire dans le cadre de la divinisation absolue de l’argent, de rentabiliser selon qu’elles rapportent, par exemple aux divers complexes militaro-industriels, des profits colossaux au mépris des terreurs et des horreurs globales qu’elles peuvent susciter ? Comment pouvoir collaborer à l’éthique de la paix dans un monde considérablement fracturé et où ceux qui, à tort où à raison, ont le sentiment d’être les orphelins d’une justice sociale dont ils n’arrivent pas à faire complètement le deuil parce qu’il sont, sur le plan économique, les victimes locales de la rationalité prédatrice de ceux dont la violence est moins motivée par la volonté de sécuriser leur vie contre la pauvreté que par celle de dominer, d’exploiter les autres, afin de capitaliser au maximum l’avoir et le pouvoir ?

Il se pose, en somme, la question de savoir comment promouvoir l’éthique de la paix dans le pantagonisme où le principe de compétition universelle de Darwin affecte paradoxalement la vie humaine d’un intérêt zoologique. Autrement dit, comment parvenir à expulser la violence de la sphère anthropologique si le rapport de l’homme à la violence est une relation quasi métaphysique ? Comment pouvoir l’effectuer, avec bonheur, si on se place dans le cadre du fixisme ontologique qui invalide la thèse d’une possible réformation ou d’une éventuelle correction de l’être humain ?

Pour pouvoir définir les conditions de promotion de l’éthique de la paix dans le pantagonisme, nous allons éviter les impasses théoriques auxquelles conduit nécessairement la thèse de la naturalité ou de la nécessité de la violence. La thèse de la naturalité de la violence conduit effectivement à une impasse théorique parce qu’elle ajoute à la difficulté de résoudre le problème de la paix.

La question posée demeure : à quelles conditions promouvoir l’éthique de la paix dans le pantagonisme, c’est-à-dire dans un monde où les individus, les peuples et les Etats sont tellement obsédés par la violence que les rapports de proximité (parenté, voisinage, amitié) sont définis par la crise de la convivialité et de l’amour ? Etant donné que le qui-vive est la posture de chacun et de tous, puisque tout individu ou groupe d’appartenance veille sur sa sécurité en surveillant constamment son prochain et son lointain, de quelle efficacité peut être le devoir de vigilance de soi à l’égard du voisin proche ou lointain par rapport à la réalisation de la paix globale si la phobie d’autrui, dont l’exacerbation conduit parfois à des stratégies génocidaires, est si importante qu’elle motive la diabolisation de l’Autre et le recours à la logique martiale des menaces dissuasives ou des attaques préventives ? Comment pouvoir réaliser localement cette paix dans un contexte d’affaiblissement des souverainetés étatiques au profit d’une économie concurrentielle fondée sur l’affrontement féroce et la rationalité prédatrice ? Comment espérer pouvoir la réaliser globalement et durablement lorsqu’on sait que les civilisations se rapportent habituellement sur le mode de la prédation ou de la phagocytose ?

  1. LES CONDITIONS DE PROMOTION DE L’ETHIQUE DE LA PAIX DANS LE PANTAGONISME

Qu’elle ait une dimension locale ou qu’elle s’accompagne de terreurs globales, la violence a nécessairement une fonction spéculaire : elle est toujours le miroir d’une culture ou d’une civilisation dont elle réfléchit constamment le malaise, le mal ou la crise. Les violences conjugales peuvent, par exemple, refléter la qualité du traitement de la question du genre dans une culture où cette question se pose moins en termes de parité qu’en termes de domination d’un genre qui tient à affirmer absolument le monisme social de son identité. C’est ce qui fait dire à Michaud que la violence est symptomatique de désorganisation, de désadaptation et de crise. Dans le cas du meurtre passionnel, la violence est révélatrice de l’incapacité du meurtrier à se dominer et à dominer la situation de désespoir dans laquelle il se trouve. L’hyperviolence contemporaine, telle qu’elle s’exprime à travers les actions d’Al Qaïda, est effectivement symptomatique du désespoir de ceux qui ne peuvent pas combattre à armes égales des ennemis qui ont la prétention éthique et politique de mettre, même manu militari, le monde en forme, c’est-à-dire sous les catégories de leur logique de domination et d’exploitation.

Comment donc pouvoir sortir de la culture de la violence dans un monde qui place paradoxalement sa dynamique sous son régime ? Se poser cette question revient à s’interroger sur les conditions de possibilité de la promotion de l’éthique de la paix dans la globalisation de la logique agonistique à laquelle collaborent en plus des maîtres du monde, les grands entrepreneurs du terrorisme international comme Oussama Ben Laden, Shayt Ayman Zawahiri, Abou Moussab Al-Zarkaoui, Shamil Bassayev, Abou Cheikh Laith Al-Libi, tué par les forces américaines le 31 janvier 2008 dans le Waziristan en plein cœur des zones tribales du Nord-Ouest frontalières avec l’Afghanistan, etc. Ces entrepreneurs du terrorisme ne communiquent avec ceux qui veulent mettre le monde en forme qu’au moyen soit du plasticage des immeubles et des véhicules, soit des bombes humaines ou volantes.

La solution par la militarisation des Etats, qu’accompagne politiquement un délire de sécurité ou de persécution depuis les fameux attentats du World Trade Center, est fort impropre. Elle explique la sécurocratie remarquable, dans les pays développés, par leur tendance à la bunkérisation territoriale quand, à l’échelle globale, les dirigeants de ces mêmes pays s’activent à mettre le monde en forme par des pressions économiques ou militaires. De telles politiques sécurocratiques se développent au détriment des stratégies de sécurisation de l’humain, nécessaires à l’amélioration de la qualité de la vie de tous les citoyens du monde.

Penser les conditions de possibilité de promotion de l’éthique de la paix dans le pantagonisme que les hommes, les peuples et les Etats entretiennent inconsidérément, ne consiste pas non plus à chercher à restructurer ontologiquement la nature humaine. Cette opération conceptuellement possible dans l’ordre d’aventureuses manipulations génétiques dont rêvait déjà Francis Galton au XIXe siècle, dans sa fameuse théorie de la sélection rationnelle des espèces, n’est pertinente que si la thèse de la constitutionnalité anthropologique de la violence est scientifiquement bien établie. Même si c’était le cas, on pourrait faire l’économie d’une si aventureuse restructuration ontologique en reformulant le problème de la gestion de la violence dans le sens de sa domination, de sa domestication et de son instrumentalisation à des fins de construction d’un monde véritablement humain. Posé ainsi, le problème revient à définir les modalités de dézoologisation et de débarbarisation du monde sans que cela nécessite de procéder à une dangereuse restructuration de la nature humaine.

Cette approche relève d’une solution médicale, celle relative à l’assainissement des affects qui prédisposent à la violence par la contractualisation politique des volontés ou la civilisation des préférences appétitives, de manière à leur donner un sens humain et citoyen. Cela exige préalablement qu’on ait examiné à fond le principe de contractualisation politique des volontés résolues à s’associer sur la base des règles consensuellement adoptées, mais auxquelles certaines volontés peuvent ne pas souscrire, en dépit du fait que la majorité y ait adhéré.

Soumettre la paix, comme c’est généralement le cas dans le rationalisme contractualiste, à la logique sévère d’un calcul politique fort intéressé, c’est aussi courir le risque d’arithmétiser, à des fins utilitaires, les volontés dont l’arithmétisation politique est telle qu’elles ne peuvent trouver leur compte que dans des situations de violence. La rationalité économique qui gouverne une telle arithmétique politique ne peut pas suffisamment garantir la paix, car ceux qui n’y auront pas trouvé leur intérêt peuvent le rechercher dans le chaos.

La solution par la médicalisation politique de la violence consiste à soutenir qu’elle est son propre remède : il faut, par exemple, réprimer la violence facticielle par la violence artificielle, c’est-à-dire celle des normes institutionnelles qui fondent la légitimité de la terreur politique à laquelle les Etats ou les organisations internationales peuvent pédagogiquement recourir pour conjurer ou empêcher l’expression locale d’une violence dont les conséquences géopolitiques peuvent avoir un spectre global. Mais, cette solution pose, en plus du problème de la détermination des référents nomologiques qui pourraient inspirer un libre consentement universel, celui de sa pertinence dans les sociétés postmodernes, fondées qu’elles sont sur la déconstruction des paradigmes politiques des sociétés modernes, tels qu’ils sont défendus par une rationalité politique désormais contestée.

La promesse de garantie de la paix que peuvent faire les institutions normatives à caractère supra-local (Union Africaine, Union Européenne, Tribunal Pénal International, Organisation Mondiale pour le Commerce, Organisation des Nations Unies, Conseil de Sécurité, etc.) pose le problème de pertinence et d’efficacité de celles-ci. C’est cela qui explique des situations paradoxales comme celle de Slobodan Milosevic et Radovan Karadzic, considérés comme des héros nationaux par beaucoup de Serbes, mais inculpés comme criminels de guerre par le Tribunal Pénal International. Bien plus, au lieu d’apporter des réponses appropriées à la question de la paix globale, ces institutions semblent régulariser la violence qui accompagne la volonté de domination des maîtres du monde.

La moralisation de la violence à partir de sa nécessité postulée, compte tenu de sa récurrence, se fonde également sur la thèse de l’impossibilité de la vie et de l’histoire sans son impulsion. C’est pourtant le postulat de la constitutionnalité de la violence par rapport à la vie et à l’histoire qu’il nous faut rigoureusement interroger, afin de pouvoir penser celles-ci en rupture totale de violence et collaborer, de ce fait, à la réalisation d’un mode de vie extra-zoologique, donc véritablement humain.

L’approche sécurocratique qu’adoptent de plus en plus les pays scientifiquement, technologiquement et économiquement très avancés est un pis-aller. La technologie des moyens de contrôle de sécurité et des libertés, qui suscite des marchés fort intéressants, ne parvient pas à dissuader tous ceux qui sont débordés par la passion de détruire, de terroriser autrui ou le monde pour une raison ou pour une autre. Les collusions mafieuses qui existent entre le marché et la communication, expliquent l’esthétisation de la violence à des fins purement économiques, faisant ainsi primer le souci de profitabilité sur la nécessité d’expulser la violence de l’ordre humain.

L’approche cathartique qui consiste à croire pouvoir exorciser l’homme de la violence en se contentant de la théâtraliser et de l’esthétiser n’est pas, d’après nous, très efficace, puisque sa contre-productivité est vérifiable à travers la reproduction mimétique d’une violence qu’il s’agissait pourtant de prévenir ou d’empêcher.

On ne doit pas non plus analyser le phénomène de la violence pour le rendre simplement intelligible, c’est-à-dire pour le simple plaisir d’un entendement avide de connaissances. La simple lecture positiviste de la violence peut être suspecte de cynisme si elle ne se destine pas à une finalité éthico-politique qui se proposerait de repenser notre rapport à la violence de manière à pouvoir proposer les conditions de dézoologisation ou de débarbarisation de l’histoire. Comment, dans ce cas, rationaliser, selon le vœu de Spinoza, les libertés, afin que leur mode d’expression ne soit pas contre-productif ?

Notre approche, précisons-le, n’est suspecte ni de scepticisme ni d’apocalyptisme. Nous pensons, contrairement à Voltaire dont l’anthropopessimisme est évidemment établi tant dans Zadig [17] que dans Micromégas, que si la terre ressemble fort à une « petite fourmilière » dans laquelle des hommes se battent ou se combattent soit pour la gloire de Dieu, de César ou du Sultan, soit pour leur propre orgueil avec un « excès de rage forcené » [18], c’est parce qu’ils font l’impasse sur la contre-productivité et la contre-finalité de la violence, car ce qu’on prend par la force à un individu, à un peuple ou à un Etat, peut également être dépossédé de la même manière. Ainsi, à la rationalité prédatrice du voleur, du violeur ou du corsaire, il est possible d’opposer tôt ou tard le même type de rationalité. Comment pouvoir donc stabiliser durablement une possession fondée sur la rationalité prédatrice ou sur l’instrumentalisation d’une force de type zoologique, telle qu’elle donne à la victime d’aujourd’hui, en vertu de la dialectique de la violence, la possibilité de se réapproprier demain ou après demain ce dont elle a été dépossédée ? Pourquoi continuer de fonder les rapports intersubjectifs, intercommunautaires ou internationaux sur la violence quand on sait que personne ne peut en devenir absolument maître et possesseur et que les maîtres du monde n’arrivent pas à éviter efficacement les pièges d’une violence qu’ils instrumentalisent pour soumettre les peuples et les Etats à leur volonté d’hégémonie ?

Au lieu d’envisager la réforme constitutionnelle de la nature humaine, nous pensons qu’il faut plutôt collaborer à la reconstruction, sur la base d’une alterpolitique, d’un autre monde avec un ethos tout à fait différent parce que les terreurs que suscitent les violences caractéristiques de la dynamique du monde actuel sont trop désespérantes pour que l’humanité d’une vie puisse y exister durablement. Le mondopessimisme qu’il alimente explique l’inflation actuelle de la violence. Au lieu de se contenter de normaliser la violence, de la recycler ou de la sublimer, il importe de s’interroger sur le sens de la passion humaine pour la violence. C’est sur cette passion qu’il faut plutôt agir pour pouvoir expulser la violence de l’ordre humain. Pour cela, il faut d’abord collaborer sérieusement à la correction de la « fracturation » ou de la dualisation du monde. Les dualismes problématiques riches-pauvres, puissants-faibles, Nord-Sud, Centre-Périphérie n’aident pas à corriger la crise de la paix dont l’injustice, symptomatique de l’asymétrie du monde, est le terreau fertile. Les guerres qui valent la peine d’être menées sont moins celles dont la fin est l’appropriation magistrale du monde et la jouissance exclusive de ses ressources, que celles qui consistent à éviter la guerre. Les violences qu’il s’agit de moraliser sont celles que l’humanité doit s’imposer pour ne pas commettre d’actes violents.

CONCLUSION

Pour nous, la promotion de l’éthique de la paix dans le pantagonisme passe non seulement par l’éducation des hommes à la paix, afin qu’ils actualisent pleinement leur humanité et leur citoyenneté dans le temps et dans l’espace, mais aussi par la promotion de la justice dont la crise explique la fracturation de la grande famille humaine. L’antagonisme que cristallise le problème de la justice et sur le mode duquel se rapportent les citoyens du monde, ne permet d’envisager ni la réalisation d’une paix globale durable, ni la meilleure expression de l’humanité et de la citoyenneté des hommes dans l’histoire. La logique agonistique qu’affectionnent les maîtres du monde, tant ils s’investissent constamment dans des projets de guerres perpétuelles, explique la prolifération globale des foyers de tension qu’ils n’arrivent plus à éteindre. La fractalisation des empires dont la conséquence est la délocalisation des centres de domination finalisée sur la mise en forme du monde échoue, car elle contribue plutôt à la prolifération des foyers de tension. L’inflation de la violence qui s’ensuit donne alors à ce phénomène une apparence de nécessité contre laquelle on oppose habituellement des solutions palliatives destinées seulement à le réguler ou à le recycler.

La « nécessitarisation » de la violence qui rend compte de la prospérité idéologique du sophisme belliciste de l’argument de la justesse de certaines guerres est problématisée par sa condamnation universelle. Jus ad bellum (le droit de faire la guerre) qui est la traduction formulaire d’un tel sophisme sert souvent de prétexte à tous les polémarques désireux de soumettre le monde à leur hégémonie. Par exemple, le prétexte apparemment honorable de la démocratisation de la planète en vue de la décompression politique des libertés étouffées dans telle ou telle partie du monde, ne diffère pas de l’allégation politique en vertu de laquelle Alexandre le Grand subordonnait ses conquêtes militaires à la civilisation des autres peuples. Napoléon alléguait également que ses conquêtes européennes avaient pour but la mise en ordre d’une Europe très mal faite. L’invasion de la Tchécoslovaquie par Hitler était prétendument motivée par la libération des Sudètes allemands de la domination des Untermenchen (sous-hommes).

La sublimation économique de la violence est également problématique, puisqu’au lieu d’apporter une solution appropriée à ce problème, elle le déplace simplement sur le terrain du marché, dans l’oubli que la coextensivité de ce dernier au monde fait nécessairement le lit du pantagonisme. La logique de la domination que les maîtres du monde préfèrent à la logique de la discussion prouve effectivement son inefficacité, car elle n’impressionne pas suffisamment les plus faibles qui, par diverses machinations terroristes, finissent par semer la panique et par répandre la terreur dans le monde. La contre-productivité et la contre-finalité de la violence prouvent qu’il est impératif que les hommes, les peuples et les Etats collaborent à la promotion de la paix en œuvrant à la débarbarisation ou à la dézoologisation du monde.

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[1] Université de Yaoundé 1, Cameroun

[2] PESTIEAU, J., « Violence, impuissance et individualisme », in Revue internationale des sciences sociales, n°132. Penser la violence : perspectives philosophiques, historiques, psychologiques et sociologiques, Unesco/Erès, mai 1992, p.193.

[3] MICHAUD, Y., Changements dans la violence contemporaine. Essai sur la bienveillance universelle et la peur, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 25.

[4] MICHAUD, Y., op. cit., p. 10.

[5] Cf. DERRIDA, J., Etats voyous, Paris, Editions Galilée, 2003.

[6] JOXE, A., « L’Empire global et ses terreurs locales », in Hérodote, Revue de géographie et de géopolitique, n° 108, 2003/1, p. 145-163, http://www.caim.be/load_pdf?ID_REVU…

[7] MICHAUD, Y., op. cit., p. 52.

[8] AYISSI, L., « La complexité du statut de la victime dans la dialectique de la violence », in Éthiopiques, Revue négro-africaine de littérature et de philosophie, n° 79, 2ème semestre, 2007.

[9] MICHAUD, Y., op. cit., p.103.

[10] RAMONET, I., Géopolitique du chaos, Paris, Éditions Galilée, 1997, p. 15.

[11] FOUCAULT, M., Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, Collection « Tel », 1975.

[12] RAMONET, I., op. cit., p. 10.

[13] JEANNIERE, A., La Pensée d’Héraclite d’Éphèse. Une vision présocratique du monde, avec la traduction intégrale des Fragments, Paris, Aubier Montaigne, Collection « Philosophie de l’esprit », 1959, fragment 53.

[14] JACQUARD, A., J’accuse l’économie triomphante, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 98.

[15] MICHAUD, Y., op. cit., p. 86.

[16] Ibid., p. 103.

[17] VOLTAIRE, « Zadig », in Romans, contes et mélanges, Paris, Librairie Générale Française, Collection « Le Livre de poche », 1972, p. 115.

[18] VOLTAIRE, « Micromégas », in Romans, contes et mélanges, Paris, Librairie Générale Française, Collection « Le Livre de poche », 1972, p. 51.