Philosophie

LA PHILOSOPHIE, LE POUVOIR ET LE SOCIAL : CONCEPTION PLATONICIENNE. DE L’INTERFERENCE DES TROIS CONCEPTS DANS LA LETTRE VII

Ethiopiques numéro 75

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2005

La Lettre VII est un essai à la fois autobiographique et historique. Concomitamment au récit de sa vie agitée, Platon ajoute l’histoire politique et sociale de la Sicile durant le règne des Denys, père et fils. Ses trois voyages en Sicile, décrits comme des échecs par rapport aux objectifs de sa mission, ont permis à Platon de mettre en relief une difficulté de taille : l’interférence entre la philosophie, le pouvoir et le social.

L’incompréhension de son enseignement philosophique, le manque de sincérité des tenants du pouvoir et l’absence d’une juste analyse des réalités sociales de la Sicile suffisent-ils à justifier les échecs de Platon ? Y a-t-il eu une mauvaise approche platonicienne dans l’application des trois concepts philosophique, politique et social en Sicile ? Notre étude tente de répondre à ces différentes interrogations.

  1. LA SITUATION SOCIALE A ATHENES ET A SYRACUSE

1.1. Athènes : dérèglement des mœurs et inversion des rôles dans la Cité

Témoin des crises sociales, politiques et des conflits inter-cités, Platon fut l’un des auteurs les plus marqués par le déchirement et la décomposition de la société grecque durant la période classique. En bon aristocrate, éduqué et formé dans la pure tradition « royale » athénienne, il fut surtout frappé par le dérèglement des mœurs dans sa propre cité. A la fois fondement et ciment d’une société, les mœurs constituaient aux yeux de Platon une donne importante dans la stabilité d’une cité. C’est ce qui explique les rappels fréquents du philosophe, dans ses écrits, de l’abandon presque consommé des coutumes et mœurs des ancêtres. En effet, les régimes de l’époque classique ne s’en soucient même pas, occupés qu’ils sont par la conservation du pouvoir politique. Cette forte présomption est bien résumée dans la Lettre VII : « Ce n’était plus selon les us et coutumes de nos ancêtres que notre ville était régie » [2]. Malgré cet ancrage dans le passé, Platon n’ignorait certainement pas l’incompatibilité de certaines coutumes avec l’évolution sociale et politique de l’époque classique. Sûrement nostalgique, il voyait la transition brusque et marquée plus par la modernité que par la tradition. En effet, le respect de la personne humaine et des hiérarchies, l’obéissance aux lois divines et aux coutumes établies par les ancêtres sont abandonnés au profit du culte de la personnalité, des mensonges, des trahisons et des conduites anarchiques. Tout était corrompu dans cette société prisonnière de ses régimes politiques et de ces crises. Cet état des choses finit par étourdir Platon : « De plus, la législation et la moralité étaient corrompues (…). Tout marchait à la dérive (…), je finis par en être étourdi » [3]. Les termes « corruption de la moralité », « dérive », « étourdi » montrent la détresse de Platon face à la vitesse des changements survenus dans la société athénienne.

Dans la cellule familiale, les coutumes ne sont plus observées convenablement. Les enfants ne se conduisent plus docilement. Platon le proclame haut et fort dans La République. Analysant les régimes politiques de l’époque, il part de la dépravation des mœurs pour expliquer l’anarchie qui règne dans l’organisation sociale. La hiérarchie n’est plus respectée ; et le vieillard, le parent, le maître ne sont plus obéis par leurs enfants ou par leurs disciples. C’est un comportement que Platon n’a pas connu dans son entourage familial.

La religion n’était pas en reste dans le non-respect des us et coutumes. Le culte des ancêtres est presque abandonné à la place de celui des vivants portés à la tête de la cité. Le peuple engagé dans la conquête de la liberté démocratique ne se soucie plus de l’importance des divinités et des cultes qui les célèbrent. Dans ce domaine aussi, les mœurs ont été abandonnées. Ce dérèglement généralisé a fait que le citoyen n’avait plus de repères et par conséquent vivait dans l’anarchie et dans l’insouciance. Les intérêts personnels étaient au-dessus de l’intérêt national et la cité subissait les conséquences à travers les luttes de tendances et de partage des rôles. Platon tentera de résoudre tous ces problèmes d’identité dans La République et dans Les lois, œuvres qui célèbrent la religion, la justice, la famille et l’unité retrouvée de la cité. En effet, dans la cité idéale platonicienne, la nation deviendra forte à travers ses us et coutumes, sa religion et son unité territoriale et politique. Le rêve de Platon fut de réformer la société grecque tout en laissant intact l’héritage légué par les ancêtres.

1.2. Abandon de l’ordre établi par les ancêtres

La conséquence immédiate et visible de l’abandon des us et coutumes des ancêtres est la déstructuration de la société. En effet, de la cellule familiale aux autres structures communautaires, sociales et politiques, la hiérarchie des valeurs n’est plus respectée. Les enfants ne reconnaissent plus l’autorité parentale, ni celle des vieillards et des aînés, et les citoyens ne se soumettent plus docilement à l’autorité des gouvernants. Tout est sujet à contestation dans cette société classique athénienne scellée dans la démocratie. L’aristocrate qu’était Platon ne voit là que l’abandon de l’ordre établi par les anciens. Cette égalité politique et cette liberté excessive qui le gênent tant ne correspondent plus à la hiérarchisation aristocratique et aux règles de soumission et d’obéissance léguées par les ancêtres. Tout citoyen peut accéder librement aux commandes de l’Etat et tout individu est libre d’intenter des procès à tort ou à raison [4]. Il y a un désordre qui a atteint tous les niveaux de la société.

L’Etat était miné par les luttes de positionnement dans les affaires politiques. Le démos l’emportait sur l’aristocratie. Les familles nobles n’étaient plus les seules à prétendre au pouvoir. La démocratie donnait à tout le monde les mêmes chances dans la gestion de la chose publique. Ce bouleversement dans le choix des responsables politiques et publics a marqué une étape dans la chute de l’aristocratie et la fin des traditions qui s’y rattachaient. Les assemblées publiques prenaient des décisions à la place d’un stratège ou d’un individu à la tête de l’Etat. Platon cherchera à corriger ce changement en imaginant à la tête de la Cité-Etat un roi-philosophe ou philosophe-roi. Ce dernier aura une formation aristocratique améliorée mais ancrée dans les règles de la pédagogie traditionnelle aristocratique.

  1. SYRACUSE : CORRUPTION DES MŒURS ET ABSENCE DE PAIX SOCIALE

2.1. La vie festive et corruptive des Syracusains

Il est traditionnellement admis que les Syracusains ont toujours mené une vie festive, même durant les jours ordinaires. Platon, qui a séjourné dans l’île, n’a pas manqué de remarquer cet état des choses. En effet, en philosophe et en homme sage, éduqué dans la pure tradition aristocratique, il fut déçu par cette manière de vivre. Dans la Lettre VII, il est catégorique : « Alors, cette vie dénommée là-bas heureuse, remplie par ses perpétuels festins italiens et syracusains, me déplut absolument (…) [5] ». Platon est surpris surtout par la fréquence des festins dans la vie des Syracusains. Pourtant, ces derniers définissent cette vie comme heureuse, ce qu’il conteste vigoureusement, en se démarquant de cette assertion et en lançant dédaigneusement « cette vie dénommée là-bas heureuse » [6]. De cet aperçu général, Platon fait un constat : « Avec de pareilles habitudes, il n’est pas d’homme sous le ciel qui, vivant de cette vie depuis son enfance, puisse devenir sensé (quelle nature serait aussi merveilleusement équilibrée) ni jamais acquérir la sagesse : j’en dirai autant de toutes les autres vertus » [7].

On voit que le philosophe se plaint de cette situation pour des raisons pédagogiques et philosophiques. Dans cette situation festive, aucun homme ne serait équilibré d’esprit et modéré et ne pourrait acquérir en aucun cas la sagesse.

De prime abord, Platon juge la société sicilienne moralement et intellectuellement corrompue. Ce qui traduit une absence totale d’esprit critique et d’analyse dans cette société endormie par des festins permanents. A ce titre, les Syracusains ne sauront prendre leur destin en main. Aucun guide sage ne sortirait de ce genre de société qui ne pourrait demeurer paisible tant que

« Les citoyens croient devoir se livrer à de folles dépenses, et, par ailleurs, s’adonner à la complète oisiveté, sauf pour des banquets ou beuveries, – et quand ils dépensent leurs peines à poursuivre leurs amours » [8].

Cette vie corrompue n’engendre pas la paix sociale et favorise l’instabilité à la tête de l’Etat. Platon se plaît à généraliser son analyse : « Nécessairement de tels Etats ne cesseront jamais d’aller par soubresauts de tyrannie en oligarchie et en démocratie (…) » [9]. Comme Platon est totalement opposé au changement, il est aisé de comprendre sa position vis-à-vis de pareils Etats où règnent le désordre et les festins. Aussi les gouvernants de ces Etats « (…) ne supporteront même pas d’entendre le nom d’un gouvernement de justice et d’égalité » [10]. On voit bien que Platon a des doutes dans sa mission à Syracuse. En effet, le but principal de ses voyages dans la grande île est d’y instaurer l’esprit de justice et d’égalité chez les gouvernants. Mais il s’est rendu compte que la société syracusaine n’était pas encore en état de recevoir à sa tête un gouvernement de « justice et d’égalité ». Si l’un des objectifs de sa mission fut de réconcilier Dion et Denys pour la bonne marche de la cité, Platon trouva souvent sur son chemin des calomniateurs. Ces derniers ne lui laissèrent pas le loisir d’exécuter ses plans auprès du tyran : « Moi, Athénien, ami de Dion et son allié, je vins chez le tyran dans l’intention de faire céder la discorde devant l’amitié. Mais je succombai dans ma lutte contre les calomniateurs » [11]. Platon se sentait vaincu par ce phénomène social dont souffre aussi la société athénienne. C’est l’une des facettes sombres d’une société qui vit dans la corruption et dans la dénonciation. Les calomniateurs sont là pour maintenir la société sous le joug du tyran et sous leur manipulation. Pourtant dans la grande île, des voix vont s’élever contre cet état des choses.

2.2. Résistance et révolte face à la tyrannie

Devant le durcissement de la tyrannie de Denys se dessinait la révolte militaire des vétérans. Ce n’était pas le peuple qui se soulevait, mais les proches collaborateurs du tyran qui se sentaient délaissés considérant qu’il était gagné par la violence. En effet, des démocrates et des opposants étaient pourchassés, tués ou exilés. Sous Denys l’Ancien, comme sous Denys le Jeune, aucune révolte n’aboutissait. En définitive, les exilés, en relation avec quelques résidents de l’île, s’organisaient à l’extérieur pour leur retour. Comme leur résistance intérieure n’a servi à rien, ils vont tenter à plusieurs reprises de renverser la tyrannie à partir de l’extérieur. Les différentes tentatives de Dion vont aboutir à l’expulsion de Denys le Jeune ; mais la société sycursaine, corrompue et festive, ne permit pas à l’ami de Platon, partisan du gouvernement de justice et d’égalité, d’accomplir ses missions. L’instabilité politique était intimement liée à la dépravation des mœurs et à la décomposition sociale.

L’intervention de Platon dans le champ syracusain ne pouvait être que philosophique pour redresser la situation dans l’île. Prodiguer des conseils au Tyran et à son entourage a semblé possible, à un certain moment. Platon lui-même se rendra compte des difficultés de cette mission au moment où Denys montre sa véritable face. En effet, Denys ne pardonne pas et garde jalousement son pouvoir. Platon partira de Syracuse déçu, mais conscient qu’il aura besoin de changer d’approche philosophique pour convaincre et pour instaurer un gouvernement de justice et d’égalité dans cet Etat.

La situation sociale de Syracuse et la conduite des gouvernants et de leurs opposants ont fait que Platon a su que le pouvoir tyrannique entretenait lui-même les crises sociales pour survivre. C’est une idéologie fondée sur la force et la violence. En revanche, la justice et l’égalité n’y avaient pas place. Platon était là dans l’intention de changer la vision du tyran, et, par la suite, ses options philosophiques et politiques. Le philosophe saura, au sortir de cette épreuve, que chaque Etat a sa philosophie du pouvoir, celle de la force et la violence avec la tyrannie, celle de la justice et de l’égalité avec un régime modéré. Platon gardera sa philosophie du pouvoir pour sa société idéale !

  1. LA REVOLUTION PHILOSOPHIQUE PLATONICIENNE

3.1. L’approche platonicienne de la philosophie politique

3.1.1. La philosophie : source de justice et d’égalité

Pour son engagement dans la vie politique syracusaine, Platon a jugé nécessaire d’éclairer sa vision philosophique dans la Lettre VII. Il est vrai que dans ce traité le philosophe ne fait que résumer ses idées déjà évidentes dans ses œuvres précédentes ; mais cette relation qu’il établit entre les voyages à Syracuse et sa philosophie (sa manière de voir les choses) n’est pas gratuite. Hormis la situation de sa cité d’Athènes, Platon n’a jamais connu profondément un autre Etat que celui de Syracuse. Athènes et Syracuse sont mal gouvernés : sa déception est identique dans les deux cas. Dans ces circonstances désastreuses et face à la mise à mort de Socrate, Platon est catégorique : « Les maux ne cesseront pas pour les humains avant que la race des purs et authentiques philosophes n’arrive au pouvoir » [12]. Le philosophe oppose ici la race des gouvernants corrompus à celle des hommes purs et justes. La nouvelle donne, c’est la volonté de Platon de sortir la philosophie de l’école pour lui donner une nouvelle dimension politique à l’extérieur. A ce titre, écrit-il, « je fus alors irrésistiblement amené à louer la vraie philosophie et à proclamer que, à sa lumière, on peut reconnaître où est la justice dans la vie publique et dans la vie privée [13] ». L’injustice régnait manifestement à Syracuse et la philosophie était la seule source de justice pour sauver ses citoyens de l’étranglement de la tyrannie. Dans la République, la philosophie de justice et d’égalité est proclamée pour la cohésion sociale et pour la « bonne gouvernance ». C’était la seule solution face aux crises internes et externes qui secouaient les cités grecques. La situation chaotique de Syracuse appelle les mêmes remèdes. Ainsi, Platon est-il convaincu que la « vraie philosophie » constitue une voie de changement dans la manière de penser et de vivre des citoyens et des gouvernants des Etats pris dans la tourmente des crises sociales et politiques.

3.1.2. La philosophie : base théorique de la cohésion sociale

La désorganisation des cités grecques pour des raisons politiques et sociales à l’époque classique a complètement désorienté le citoyen. Ignorant les coutumes des ancêtres, sans repères de cohésion et d’unité, il vivait au gré des mouvements et des changements de régimes et de gouvernants.

Dans la démocratie athénienne, la liberté qui semblait excessive à Platon perdait le citoyen qui se croyait tout permis. L’anarchie régnait dans la cité. A Syracuse, en revanche, le citoyen est sans avis devant une tyrannie féroce et contraignante. Le résultat est presque le même pour Platon. Dans les deux cas, il y existe un manque de cohésion et de décision chez les citoyens. Ils n’ont aucune défense devant l’anarchie et la tyrannie.

Dès lors, Platon brandit la philosophie comme seul recours pour la cohésion sociale. Il ne s’agit pas de l’imposer, mais de l’instituer et de l’introduire dans le quotidien des citoyens. Plusieurs étapes seront nécessaires dans ce processus. Dans l’éducation comme dans la formation scientifique et culturelle, dans la religion comme en politique, Platon pense qu’il est possible de former un citoyen de type nouveau, capable de comprendre et de défendre l’unité de l’Etat.

C’est de cette masse de citoyens instruits et conscients de leur destin et de celui de leur cité que sortiront les philosophes-rois ou les gouvernants éclairés par la philosophie de justice et d’égalité. En effet, comme à Syracuse, écrit Platon, « (…), plus qu’à présent, on ne pourrait espérer réaliser l’union dans les mêmes hommes de la philosophie et de la conduite des grandes cités » [14]. Dion avait convaincu Platon que le jeune Denys, après la mort de son père, était ouvert, comme d’autres jeunes Syracusains d’ailleurs, à la vraie philosophie [15]. Dion « avait le plus grand espoir d’établir dans tout le pays, sans massacre, sans meurtre, sans tous ces maux qui se sont produits actuellement, une vie heureuse et vraie » [16]. Cet espoir d’une « vie heureuse » et « vraie » pour tout le pays ne devait et ne pourrait se réaliser que dans la cohésion sociale et dans le respect strict des lois de l’Etat.

Dans ses voyages en Sicile, Platon a cherché à gagner le tyran et son entourage à la philosophie ; il a pensé, sans négliger la donne sociale, qu’« il n’y avait qu’à persuader suffisamment un seul homme et tout était gagné » [17]. L’unité du pays dépendait ainsi de la « transformation » de Denys, de tyran tout court en philosophe gouvernant.

  1. LA PHILOSOPHIE ET SON APPLICABILITE EN POLITIQUE

4.1. La philosophie et les gouvernants

Platon est clair s’agissant des objectifs fixés durant ses voyages à Syracuse : « C’est la pensée que si jamais on pouvait entreprendre la réalisation de mes plans législatifs et politiques, c’était le moment d’essayer (…) » [18]. Les relations avec le jeune Dion ont permis au philosophe de lui inculquer le sens et la portée des idées philosophiques et politiques. En effet, écrit-il, Dion, « très ouvert à toutes choses et spécialement aux discours que je lui tenais, me comprenait admirablement, mieux que tous les jeunes gens que j’ai jamais fréquentés ». Mieux, dans sa vie de tous les jours, le jeune Syracusain « décida de mener désormais une vie différente de celle de la plupart des Italiens ou Siciliens en faisant beaucoup plus de cas de la vertu que d’une existence de plaisir et de sensibilité » [19]. Platon explique ainsi qu’il est parvenu à former à la justice et à la vertu un homme appelé à prendre les rênes du pouvoir dans son pays. Dion était la fierté de Platon qui voyait en lui un chef qui « philosophe véritablement » [20]. Platon pensa que c’était la principale cible à toucher pour gagner son pari [21]. Denys, d’après Dion, était acquis à la philosophie et prêt à recevoir Platon dans sa cour. Le philosophe était convaincu par le tableau que lui présentait Dion : « Là-dessus, il me représentait cet empire d’Italie et de Sicile et la puissance qu’il y avait, la jeunesse de Denys et son goût très vif pour la philosophie et la science, ses neveux et ses parents, si facile à gagner à la doctrine et à la vie que je ne cessais de prôner, et tout prêts à faire pression sur Denys » [22]. C’est un champ d’application fertile pour Platon qui souhaitait voir les chefs de cités se mettre « à philosopher véritablement » [23]. Cette volonté et cet espoir de « réaliser l’union dans les mêmes hommes de la philosophie et de la conduite des grandes cités » [24] se fondent plus que jamais sur la personne de Denys.

Mais l’exécution de son projet et l’application de ses idées rencontrèrent des difficultés. L’entourage du tyran, craignant le détournement de Denys de leurs intérêts, fit en sorte que Platon fût écarté par le tyran ; le même entourage « craignait » que la fréquentation de ce dernier « ne diminuât de quelque façon sa liberté » [25].

En définitive, Platon, convaincu quand même par Dion et attiré par le terrain fertile que constituaient les jeunes de Syracuse et leur tyran, admit le principe de la « faisabilité » de son projet. Il s’y engagea avec une démarche conforme aux circonstances de l’époque.

Mais Platon avait imaginé, au second voyage, la méthode à adopter pour son enseignement et devait, par ce biais, comprendre profondément le tyran.

4.2. La méthode d’approche pour l’enseignement de la philosophie aux gouvernants

Platon, en fin psychologue, a cherché à savoir en premier lieu « si Denys était réellement feu et flamme pour la philosophie » [26]. Dans ce dessein, le philosophe exhume « une méthode » assez élégante pour le tyran. Des gouvernants comme Denys, « il faut leur montrer ce qu’est l’œuvre philosophique dans toute son étendue, son caractère propre, ses difficultés, le labeur qu’elle réclame » [27]. Platon fait par la suite une distinction nette entre l’auditeur philosophe doué d’une nature divine et l’auditeur qui n’est pas vraiment philosophe et qui se contente « d’un vernis d’opinions » [28]. Il met Denys dans ce dernier groupe d’incapables et de paresseux dans l’apprentissage de la philosophie. Pis, Denys « faisait l’homme qui sait bien des choses et les plus sublimes, qui n’a plus rien à apprendre, à cause des bribes de phrases recueillies chez d’autres » [29]. On voit bien que Platon avait très bien analysé le genre d’homme que renfermait la personne de Denys. Malgré cette analyse défavorable, le philosophe se sent quand même dans l’obligation de s’engager dans la formation du tyran. En accord avec Dion, il exhortait « Denys tout d’abord à vivre chaque jour de manière à se rendre de plus en plus maître de lui-même et à se gagner de fidèles amis et des partisans (…) » [30]. Le cours de philosophie était pratique et passait par des exemples puisés dans les erreurs qu’avait commises Denys le père. Tout se fait en cherchant et en cultivant l’amitié et la fidélité de l’entourage du tyran. Il donna en exemple Darius qui fut un « bon législateur et un « bon roi », « grâce aux lois qu’il a données » [31]. Ce qui justifie la longévité de l’empire du roi perse. La recette est si simple : il s’était entouré de « collaborateurs fidèles ».

Cette amitié et cette fidélité que doit chercher Denys parmi ses parents et ses camarades lui serviraient de base pour acquérir la vertu et l’harmonie en lui [32].

Durant cette période d’approche, Platon et Dion ne parlaient pas ouvertement au tyran, mais « à mots couverts, et nous insistions sur ce fait que c’était là le moyen pour tout homme de se garder, lui et ceux qu’il gouvernait, et qu’agir autrement, c’était aboutir à des résultats absolument opposés » [33]. Cette manière d’agir de Platon tenait compte à la fois du caractère du tyran et son entourage n’était pas favorable au discours philosophique de l’Athénien. Ce dernier précise qu’il a conféré ouvertement avec Denys « … une seule fois, et jamais plus dans la suite » [34]. Il est clair, dès lors, que Platon a voulu faire passer ses enseignements sous forme de conseils à mots couverts. C’était la seule manière de conquérir Denys à la philosophie à la sagesse et à l’égalité.

Sans doute Platon s’était-il lourdement trompé en pensant changer facilement Denys avec cette méthode. En réalité, le contexte de la vie sicilienne ne s’y prêtait pas, vu l’entourage et les activités du jeune tyran. Son cas ne ressemblait pas du tout à celui de Dion, libre d’esprit et d’action. Face à son attitude répugnante, Platon s’est lui-même remis en question, se demandant si Denys pense que « son enseignement était sans valeur… » ou « une doctrine insignifiante » [35]. Ces interrogations montrent bien l’embarras de Platon dans le choix de la méthode d’enseignement à appliquer dans le cas de Denys.

Les péripéties de ses différents voyages en Sicile et auprès de Denys portent à croire que Platon a surtout pêché sur le plan de la méthode. Il a voulu appliquer dans un état tyrannique une théorie conçue pour des régimes libres, ce qui lui rendit la tâche difficile. Les conceptions du pouvoir étaient différentes.

  1. LE POUVOIR POLITIQUE

5.1. La conception platonicienne du pouvoir

5.1.1. Le pouvoir individuel : gestion tyrannique

Quand il compare Darius et Denys, Platon met en parallèle deux pouvoirs individuels, l’un royal et l’autre tyrannique [36]. Cette comparaison lui permet de mettre à nu les insuffisances de Denys dans la gestion du pouvoir. Si Darius a réussi à maintenir et à conserver l’empire perse jusqu’à présent, c’est dû surtout à son caractère coopératif. En effet, Darius,

« Se fiant à des gens qui n’étaient ni ses frères, ni élevés par lui, mais seulement des alliés de sa victoire sur l’eunuque mède, divisa son royaume en sept parties, chacune plus grande que toute la Sicile, et trouva en eux des collaborateurs fidèles qui ne lui créèrent aucune difficulté, pas plus qu’ils n’en suscitèrent les uns aux autres. Il donna ainsi l’exemple de ce que devait être le bon législateur et le bon roi, car, grâce aux lois qu’il a données, il a conservé jusqu’à présent l’empire perse » [37].

Dans son pouvoir individuel, Darius s’est appuyé sur ses amis et collaborateurs pour asseoir un empire. C’est ce qui manqua à Denys qui, dans son pouvoir tyrannique, « avait rassemblé toute la Sicile en une seule cité, ne se fiant dans sa sagesse à personne, se maintint avec peine, car il était pauvre d’amis et de gens fidèles » [38]. Ainsi, le pouvoir individuel, à l’exemple de celui de Darius, n’est pas en lui-même mauvais, mais c’est la manière de le mener et fonction de la personnalité du roi ou du tyran.

En Sicile, le pouvoir était totalement individuel, ce qui rendit dur et violent le règne de Denys. C’est ce caractère individuel que Platon et son ami Dion tentaient d’ôter au pouvoir de Denys qui était, par la volonté de son père, privé « de la société que donne l’éducation et de celle que procurent les bonnes relations » [39]. Platon justifie ses interventions en Sicile par l’appel de son ami Dion, mais il accepte d’être le conseiller de Denys pour des raisons philosophiques. Le tyran exerçait seul le pouvoir, sans se soucier de ce qui se passait autour de lui. Il n’écoutait que les calomniateurs. Dans la conception platonicienne, il faut améliorer le pouvoir individuel tyrannique par l’éducation et par l’apport de bonnes relations. Le pouvoir tyrannique ne peut s’améliorer qu’avec un entourage d’amis fidèles qui seconderaient le tyran dans sa gestion quotidienne du pouvoir. Dans le cas de Denys, « nous l’exhortions à se préoccuper tout d’abord de s’assurer, parmi ses parents et les camarades de son âge, d’autres amis qui soient d’accord entre eux pour tendre vers la vertu, et surtout de faire régner l’accord en lui, car il en avait extraordinairement besoin [40] ».

Le philosophe-roi comme le tyran-philosophe n’auront la chance de régner longuement qu’en associant à leur pouvoir des équipes d’amis et de fidèles collaborateurs, ce qui manqua à Denys. Avec cette conception platonicienne du pouvoir individuel, il n’y a qu’un pas pour atteindre le régime collégial ou étatique.

5.1.2. Le pouvoir étatique : une gestion collégiale

La Lettre VII retrace avec force détails l’itinéraire politique de Platon.

Pour ce faire, les régimes démocratique des Athéniens et tyrannique des Trente sont passés au peigne fin. Dans les deux cas, Platon est déçu des politiques qui ont conduit à la « ruine » de l’Etat athénien et à la mort de son maître et ami Socrate [41]. Les équipes collégiales qui ont eu à diriger ces régimes n’ont pas répondu à son attente. Par son caractère marqué par la liberté excessive et anarchique, le régime démocratique n’a pas eu les moyens de contrôler les citoyens. Ces derniers en profitèrent, pour ceux qui n’étaient pas honnêtes, pour régler des comptes avec des adversaires justes et sages. Les mœurs se montrent déréglées à travers la vie de tous les jours. Le legs des anciens est foulé au pied au nom d’une modernité qui frise la folie. L’enfant, répétons-le, ne reconnaît plus l’autorité de ses parents de ses aînés, de l’Etat. Le respect des lois n’est plus à l’ordre du jour ; ce qui entraîne des procès infinis et innombrables devant l’Assemblée du peuple. L’Etat est désorganisé et le citoyen laissé à lui-même.

Platon s’insurge contre ce manque d’autorité du régime démocratique. Il accepte ce régime dans son idéal communautaire, mais réfute sa manière de mener les hommes. Le citoyen a besoin de liberté, mais accompagnée d’une autorité ferme, souple et de juste mesure. Le régime oligarchique, dans un autre ordre de gestion, est rejeté pour des raisons d’excès comme le régime démocratique [42].

Dans ses différentes tentatives de sortir Syracuse de l’obscurité, Platon avait le projet de réconcilier le social et le pouvoir en mettant le tyran au service de la philosophie. Il avait les mêmes idées que son ami Dion pour qui les Syracusains « … devaient être libres et se régir suivant les meilleures lois [43] ».

À ce titre, Platon a cherché à associer au pouvoir tyrannique les proches et les collaborateurs de Denys. Il pense que régner seul sans l’avis de son entourage ne conduit qu’à des difficultés. C’est dire que le tyran ne doit pas gouverner seul. Il doit accepter l’avis des autres afin de retrouver la paix et la concorde dans la grande île. Denys doit, comme Dion, s’efforcer d’établir entre les Syracusains « une totale familiarité de vie » [44]. Mieux, le résultat serait positif

« Si, marchant par la voie que nous lui indiquions, devenant réfléchi et prudent, il reconstituait les villes dévastées de Sicile, les liait entre elles par des lois et des constitutions qui resserreraient leur union mutuelle et leur entente avec lui en vue de la défense contre les barbares ; ainsi il ne doublerait pas seulement le royaume de son père, mais en vérité, il le multiplierait » [45].

La vision platonicienne devient claire avec toutes ces recommandations. Même le pouvoir tyrannique ne peut plus être sous la seule autorité du tyran qui, pour sa survie, a besoin d’un pouvoir collégial, auquel participent les amis, les citoyens et les administrations urbaines du pays. Le tyran est obligé de tenir compte des questions sociales et politiques pour un pouvoir d’égalité et de justice. En dehors de cette voie, Denys va directement à l’échec et sera soumis à l’autorité des barbares qui vont profiter de ses faiblesses pour envahir la Sicile.

La notion de collégialité entre ainsi dans la tyrannie dont la nature rejette toute association dans la gestion du pouvoir. Mais dans la pratique, Platon a compris que Denys, tyran de Syracuse, était imperméable à cette vision. Peut-être, telles furent les raisons qui le poussèrent à consacrer tous ses efforts à la formation philosophique, sociale et politique de Dion. Ce dernier était un espoir pour la cohésion et l’unité de la Sicile, dans un Etat de justice et d’égalité stable.

5.2. La stabilité de la Sicile

5.2.1. Cohésion et unité territoriale

A travers l’union de Denys et de Dion, Platon entrevoyait la cohésion et l’unité de toute la Sicile. Réconcilier les deux hommes, c’est retrouver une Sicile paisible et prospère. Mais les hommes aux idées différentes ne se touchent pas. C’est pourquoi Platon a cherché en premier lieu à transformer le mode de penser du tyran qui est censé apprendre la philosophie. Dion, lui, est déjà gagné par les leçons de Platon et en lui règnent déjà l’accord et l’harmonie de la sagesse et de la justice.

La principale mission de Platon consistant à mettre Denys à la philosophie avait pour but d’unir les forces vives de la Sicile. Au même niveau de formation, Denys et Dion constitueraient un solide couple de gouvernants dans un pays conquis et dirigé par des philosophes. C’était un préalable à la stabilité de la Sicile menacée à l’intérieur par les mouvements sociaux et de l’extérieur par les barbares. L’unité de vue et de pensée devait être ainsi réalisée à la tête de l’Etat avant que ne soit envisagé celle de tout le pays.

L’autre condition de cette unité se résumait dans cette phrase de Platon :

« Si, marchant par la voie que nous lui indiquions, devenant réfléchi et prudent, il (Denys) reconstituait les villes dévastées de Sicile, les liait entre elles par des lois et des constitutions qui resserreraient leur union mutuelle et leur entente avec lui en vue de la défense contre les barbares [46]… ».

La reconstitution et la pacification du territoire de la Sicile ne s’acquièrent pas par la violence et la guerre. Platon cherche à appliquer ici ses vieilles idées sur la sécurité du territoire [47].

Le contrôle du territoire national est l’un des fondements d’une cité puissante. C’est ce que demande le philosophe à Denys pour garder l’intégralité de la Sicile. Mais il va plus loin en exigeant au tyran de « souder » les villes entre elles « par des lois et des constitutions » [48]. Le travail n’est pas celui d’un tyran, mais celui d’un bon législateur. Il est évident que Platon pense toujours à sa cité idéale et à sa faisabilité. Le philosophe précise que c’est la voie que Dion et lui-même indiquaient à Denys pour unifier les villes de la Sicile. La conception platonicienne est simple pour la cohésion : un territoire pacifié et gouverné par des lois, où vivent des citoyens libres et conscients de leur citoyenneté.

Mais cette vision ne correspondait pas à celle de Denys, entouré alors par des calomniateurs jaloux de leurs intérêts particuliers. Platon prêchait dans le vide devant un tyran aveuglé et détourné par son entourage. La cohésion territoriale de la Sicile devait être un atout pour se défendre contre les barbares envahisseurs. Platon rappelle que Denys père était obligé, pour des raisons de manque d’unité territoriale, de « payer un tribut aux barbares » [49]. Il exhorte Denys le jeune à faire mieux que son père en « multipliant » l’ancien territoire. Une vaste étendue du pays n’exclut pas l’unité territoriale. Tout dépend de la philosophie du pouvoir du gouvernant ou du législateur.

De la même manière que Platon tirait sa conception de la cité idéale des crises de la société grecque du IVe siècle,de même sa vision pour la stabilité de la Sicile reposait sur les réalités de l’île de l’époque. Le désordre, les villes insoumises et des hommes aux mœurs douteuses, un tyran indécis et inculte en philosophie appelaient à des changements. Ces derniers devaient s’opérer au plan mental et à celui du commandement. Pour ce faire, une nouvelle philosophie du pouvoir était nécessaire et utile à tout homme appelé à régner en Sicile.

5.2.2. Une philosophie de justice et d’égalité

Le principal objectif des voyages de Platon en Sicile était d’y instaurer un pouvoir de justice et d’égalité. Mais les obstacles furent nombreux face à la réalisation de son projet. Les hommes susceptibles de diriger ne sont pas encore prêts pour cette mission, la société elle-même ne s’y prête pas dans son ensemble et il n’existe aucune base idéologique qui sous-tend le pouvoir. Le tyran, ne se fiant qu’à lui-même, ne se confie qu’à des calomniateurs jaloux de leurs intérêts. La Sicile est un terrain à la fois complexe par sa situation politique et sociale, et vierge par l’absence de constitution et de lois régissant la cité.

Platon mise sur Dion non seulement pour convaincre Denys d’apprendre la philosophie, mais aussi pour assumer la direction de la Sicile selon la justice. Le philosophe est catégorique dans l’analyse des vertus de Dion :

« J’en ai la certitude autant qu’un homme peut répondre des hommes, s’il avait possédé le pouvoir, n’aurait pas gouverné d’une autre façon que celle-ci : quand il aurait eu d’abord délivré de la servitude, nettoyé, habillé en femme libre Syracuse, sa patrie, il aurait employé tous les moyens possibles pour parer les citoyens dans des lois les meilleures et les mieux ajustées, en suite de quoi, il aurait pris à cœur à repeupler la Sicile et la libérer des barbares (…) » [50].

Le rêve de Platon est bien sûr de mettre à la tête de la Sicile un homme à l’image de son disciple et ami Dion ; mais ce rêve dissimule aussi la véritable conception platonicienne du philosophe-roi. Il n’y aura jamais de bonne gouvernance, selon lui, sans un dirigeant conscient de son rôle et proche du peuple.

Sur les conseils de Dion, Platon essaie de concrétiser son idéal en la personne de Denys le jeune. Mais, malheureusement, le philosophe se rend très tôt compte que le tyran n’est pas à former dans son modèle de philosophe-roi. Les différentes tentatives pour corriger ses lacunes n’aboutissent pas, malgré la volonté de Platon et de Dion de ramener le tyran dans « le droit chemin ». Tous deux réalisent que la Sicile [51] ne sortira de sa situation présente qu’avec un Denys adepte d’une philosophie de justice et d’égalité. Mais son entourage immédiat n’est pas non plus préparé à cette philosophie. Pourtant, Denys se considére comme philosophe [52] au point qu’il veut écrire sous forme de livre les formules apprises çà et là. Platon est catégorique là-dessus :

« Il n’y a pas moyen, en effet, de les mettre en formules, comme on fait pour les autres sciences, mais c’est quand on a longtemps fréquenté ces problèmes, quand on a vécu avec eux que la vérité jaillit de l’étincelle, et ensuite croît d’elle-même » [53]. Paroles de connaisseur !

Déçu et désespéré, Platon ne cache plus les carences et les défauts du tyran. Il n’a rien d’un philosophe ni par la formation, ni par ses fréquentations. Il est donc inapte à défendre et à appliquer la philosophie d’égalité et de justice que préconise Platon.

La mort de son ami Dion semble arrêter à jamais le projet du philosophe pour la Sicile.

La deuxième donne qui préoccupe Platon fut la situation sociale de la Sicile. Pour lui, aucune application juste ne peut être viable dans un pays socialement instable. Les populations siciliennes sont opprimées et par la dictature et par les hommes. Denys n’a aucune assise populaire dans une Sicile atomisée et non pacifiée. C’est cette plaie que lui demandent de soigner Dion et Platon lui-même, avant de prétendre diriger justement et légalement la Sicile. Face à un peuple heureux et épanoui de Sicile et à ses amis et parents, Platon donnera plus tard l’exemple de Dion au moment où ce dernier a délivré Syracuse [54]. Il doit exister toujours un cordon ombilical entre les masses et leur dirigeant. C’est ce que prône Platon en Sicile. Que ce soit avec Dion ou avec Denys, la donne sociale est toujours demeurée importante aux yeux du philosophe. Il doit y avoir une sorte de communion entre le dirigeant et les masses populaires gagnées par l’amitié de l’homme d’Etat. Les deux entités constituent les piliers d’un Etat de justice et d’égalité.

La troisième donne pour le règne de la justice et l’égalité se trouve être la politique menée par les dirigeants. Cette politique est visible sur la manière de diriger l’Etat, de s’associer les masses populaires et de défendre le territoire national. Au moment des différents voyages, Platon trouve la Sicile sans une stratégie politique définie par le tyran et son entourage. Cette absence de ligne politique présage le désordre. Dans la conception platonicienne du pouvoir, une politique qui privilégie le respect face à la désobéissance, le bonheur face au malheur, l’opulence face à la pauvreté, l’amitié face à la discorde, le courage face à la peur, la tranquillité face à la révolte …, survit d’elle-même. Elle doit être de rigueur en Sicile. Il se fonde sur les écarts de Denys I pour conseiller Denys II afin que ce dernier évite les erreurs de son défunt père. C’était la seule voie pour sauver son peuple et son pays de divisions fratricides et d’invasions des barbares. Malheureusement le dernier tyran n’y est pas préparé et n’accepte pas, pour des raisons diverses, de suivre les conseils de Platon pour la bonne gouvernance et pour la stabilité de la Sicile.

CONCLUSION

Dans ses différents voyages en Sicile, Platon s’est intéressé à la situation politique et sociale sous l’angle de la philosophie. Dans son plan d’exécution de ses projets, le philosophe s’est appuyé sur son intime ami Dion, fidèle adepte de ses idées de justice et d’égalité. Denys le tyran était la cible favorable pour la formation d’un gouvernant-philosophe, susceptible de jouer le rôle du philosophe-roi dans une Sicile libre.

Tout en critiquant la désastreuse situation politique et sociale d’Athènes, Platon ne trouve pas moins corrompues les mœurs dans la société sicilienne. Son analyse aboutit au constat que seule la vraie philosophie, assimilée par le tyran, pourrait aider à sortir la société sicilienne de l’inertie, de la corruption et de la dérive. Le pouvoir, éclairé par la philosophie, garantit la liberté et la cohésion sociale.

La force de la démarche platonicienne, peut-être aussi la source de ses échecs, réside dans la recherche combinée de solutions à travers la philosophie, le pouvoir et le social. Les trois concepts vont ainsi prendre leur importance par la volonté de Platon de changer les modes de penser et de gouverner d’un tyran, et de prendre en charge les revendications sociales des populations siciliennes.

La philosophie de justice et d’égalité, le pouvoir collégial et la cohésion sociale prônés par Platon ne trouvèrent pas leurs répondants dans la Sicile de Denys. Ce dernier était réfractaire à la vraie philosophie, donc inapte à diriger un Etat de justice et d’égalité, de bonheur et de paix.

Le mérite de Platon aura été d’avoir tenté, en Sicile, de concilier harmonieusement trois concepts fondamentaux pour une bonne gouvernance : la philosophie, le pouvoir et le social.

[1] Faculté des Lettres et Sciences humaines, Université de Dakar.

[2] Lettre VII, 325 d. Toutes les traductions sont tirées de BUDE, Les Belles Lettres.

[3] Ibid., 325 e.

[4] La mort de Socrate en -399 sous la démocratie en est un illustre exemple

[5] Lettre VII, 326 b.

[6] Ibid.

[7] Ibid., 326.

[8] Lettre VII, 326 cd.

[9] Ibid., 326 d.

[10] Ibid.

 

[11] Lettre VII, 323 d.

[12] Lettre VII, 326 a b.

[13] Ibid., 326a.

[14] Lettre VII, 328 a.

[15] Cf. Lettre VII, 372 c.

[16] Ibid., 327 d.

[17] Ibid., 328 c.

[18] Ibid., 328 b c.

[19] Lettre VII, 327 b.

[20] Ibid., 326 b.]).

Le dessein de Platon était aussi d’atteindre, par le biais de Dion, le tyran et son entourage. Mieux, il sera encouragé, d’après l’avis de son disciple, par l’adhésion de jeunes gens à la « vraie philosophie ». Parmi ces derniers, Dion « (…) crut pouvoir compter le jeune Denys, avec l’aide des Dieux »[[Ibid., 327 c.

[21] Ibid., 323 c.

[22] Ibid., 328 a.

[23] Ibid., 326 b.

[24] Ibid., 328 a.

[25] Lettre VII, 330 b.

[26] Ibid., 326 b.

[27] Ibid., 340 b c.

[28] Ibid., 340 d.

[29] Ibid., 341 b.

[30] Lettre VII, 331 d.

[31] Ibid., 332 b.

[32] Ibid., 332 d.

[33] Ibid., 332 d e.

[34] Ibid., 345 a.

[35] Lettre VII, 345 b.

[36] Ibid., 332 b.

[37] Ibid.

[38] Lettre VII, 332 c.

[39] Ibid., 332 d.

[40] Ibid.

[41] Lettre VII,324 a – 325 d e.

[42] Cf. République, VIII, 555 b – 562 a.

[43] Lettre VII, 324 b.

[44] Lettre VII, 338 b.

[45] Lettre VII, 332 e – 333 a.

[46] Lettre VII, 332 e – 333 a.

[47] Cf. Cité idéale de la République et celle des Lois.

[48] Lettre VII, 332 e.

[49] Lettre VII, 333 a.

[50] Lettre VII, 335 e -336 a.

[51] Ibid., 336 e.

[52] Ibid., 341 b – 342 a.

[53] Ibid., 341 c.

[54] Cf. Lettre VII, 333 a b ; 334 d e.