Philosophie

MECANISMES DE PREVENTION ET DE RESOLUTION DES CONFLITS EN REGIME DE DEMOCRATIE, CONDITIONS OPTIMALES ET OBSTACLES

Ethiopiques numéro 75

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2005

La résolution des conflits se présente, singulièrement dans les faits empiriques dont les médias se font abondamment l’écho, comme une entreprise volontariste menée sous la conduite bienveillante de personnalités remarquables à titre d’initiative personnelle à caractère bénévole ou à titre de mandant formellement octroyé par des institutions agréées au plan national ou international. Des personnalités qui, à force de sagacité, d’intuitions et de stratégies persuasives et/ou dissuasives, parviennent à réconcilier les parties belligérantes du moment, en arrachant à celles-ci, au besoin, des accords de paix dûment paraphés. Ces personnalités sont, selon les cas, dotées d’une notoriété d’équité personnelle ou d’une légitimité nationale ou internationale renforcée par les pouvoirs politico-militaires, économiques et juridiques qui s’y rattachent. Ces démarches volontaristes, largement médiatisées, tendent à polariser les esprits sur un mode unique et incontournable de résolution des conflits : celui d’un mécanisme de négociation sous l’égide d’un tiers extérieur au conflit servant de médiateur, en principe désintéressé au regard de l’objet du litige.

L’idéologie qui sous-tend ce mode de résolution des conflits tend à l’évidence à occulter le rôle actif du champ social dans la résolution des conflits. La paix qui en découle se ramène, dans le cas d’espèce, à geler le plus durablement possible l’état des rapports de forces entre les différents belligérants à propos de l’objet en litige, dans les termes établis des accords. Le champ social dans lequel le conflit se déroule apparaît, dans cette logique, comme un objet passif subissant un double diktat. Le diktat d’un mode de résolution qui ne traite généralement pas des questions de fond ou des causes du conflit et celui de rapports des forces auxquels il est censé se soumettre en l’état comme une rançon pour la paix. Cette approche, centrée sur la médiation extérieure, se fonde essentiellement sur une conception réductionniste des conflits à leur manifestation extrême qu’est la guerre en opposition radicale avec la paix, de telle sorte que le champ social où l’une a cours est dénué de l’autre.

La présente étude se rapporte au cas spécifique du champ social moderne démocratique principalement caractérisé, du point de vue psychosociologique, par une rationalisation des actions collectives à travers les organisations (institutions, entreprises, administrations…). Si tout le monde s’accorde à penser que, dans ce cas de figure, le mécanisme primordial de résolution des conflits réside dans la négociation entre les parties en conflit, l’existence en amont des faits singuliers de conflits, de mécanismes sociaux de prévention de ceux-ci fait moins l’unanimité des points de vue dans un champ social que l’on voudrait libéré des références communautaires et fondé sur les libertés individuelles.

  1. CHAMP SOCIAL, CONFLITS ET PAIX

La paix, comme les conflits, suppose des acteurs sociaux, d’une part, et un objet probable de litige qui opposerait ceux-ci les uns aux autres (un à un ou par groupes), d’autre part. Tout champ social, qu’il s’agisse d’une société ou d’un groupe restreint composé de personnes, un tant soit peu conscientes de leur appartenance à celui-ci, remplit ces deux conditions, car son existence même nécessite, au bas mot, la définition des acteurs sociaux qui le composent et, en conséquence de cause, l’attribution à ces derniers de valeurs distinctes relatives à la substance de leurs appartenances respectives à celui-ci. Ceci correspond à une organisation systémique du champ social à travers un processus cognitif de catégorisation sociale qui consiste à découper le champ social concerné en ensembles ou catégories au sein desquels sont classées les personnes qui le composent selon des critères spécifiques donnés, et à ordonner ces catégories sur des échelles de valeurs censées représenter les états statutaires ou leurs contributions respectives aux divers processus de coopération sociale. Le premier cas d’opérations cognitives de découpage du tissu social par la classification de ses membres en catégories offre une identité sociale aux acteurs sociaux constitutifs du champ social. Le second cas d’opérations cognitives de sériation des pouvoirs des différentes catégories sociale par l’établissement de rapports d’autorités entre celles-ci quant à la détermination des objectifs que s’assigne le champ social, prédispose, pour sa part, ces mêmes acteurs sociaux à nourrir de probables ambitions de changement des rapports d’autorité qui leurs sont assignés.

C’est dire que l’existence organisationnelle minimale d’un champ social, à travers le processus de catégorisation sociale qui la détermine, renferme les conditions nécessaires et suffisantes aux manifestations probables de la paix et des conflits.

  1. LES MECANISMES DE PREVENTION ET DE RESOLUTION DES CONFLITS PROPRES AU MODE DE COOPERATION DEMOCRATIQUE

Les ambitions, les motivations, les attentes, les ressources, les compétences et autres stratégies instrumentales, bref, les pouvoirs réels et supposés hétéroclites de multiples acteurs sociaux différents dans divers processus de coopération sociale, prédisposent inéluctablement ces acteurs à développer et à entretenir des intérêts individuels et/ou catégoriels variés et discordants. Des intérêts individuels d’autant plus prompts à se cristalliser en de multiples coalitions d’intérêts catégoriels opposées les unes aux autres qu’ils attendent, tous, leurs entières satisfactions des seuls et mêmes résultats que la coopération sociale est censée réaliser. Ce que chacun d’entre eux (individu ou catégorie sociale) gagne pour réaliser ses intérêts propres correspond arithmétiquement à ce que tous les autres réunis perdent au regard des résultats effectivement réalisés à la suite de cette coopération.

Ces coalitions d’intérêts peuvent, en l’occurrence, se constituer autour de n’importe quel trait distinctif – réel ou imaginaire – des acteurs sociaux en référence tantôt à un motif d’injustice dans la rétribution des investissements respectifs de ces derniers, tantôt à un motif d’injustice dans la répartition entre eux des pouvoirs de décision, tantôt les deux motifs à la fois. Il est impératif pour toute coopération sociale de concilier les innombrables intérêts individuels et/ou catégoriels opposés qui jalonnent ses divers processus et qui sont susceptibles de compromettre la réalisation de ses objectifs et de remettre en cause son existence proprement dite.

Que cette conciliation soit explicite ou implicite, qu’elle soit formelle ou simplement tacite, qu’elle soit acquise d’un commun accord entre les parties prenantes ou qu’elle soit imposée de force par une des parties prenantes aux autres, elle demeure, dans tous les cas, la condition sine qua non de la poursuite de toute coopération sociale.

2.1 Dispositifs relatifs à la gestion démocratique du pouvoir

En optant pour le « commun accord » comme forme explicite ou implicite de conciliation, la coopération démocratique opte, du même coup, pour une gestion du pouvoir fondée sur l’éclatement de celui-ci en autant de parcelles de pouvoir qu’il y a d’acteurs sociaux ; chacun d’entre eux disposant, en la circonstance, d’une parcelle proportionnelle aux ressources matérielles et compétences qu’il met personnellement en œuvre pour la réalisation des objectifs de ladite coopération. La parcelle de pouvoir de chacun offre à celui-ci un droit de propriété sur une portion définie des résultats effectivement acquis par le fait de la coopération. D’où la nécessité de formaliser, dans des rapports d’autorité définis, les effets précis des différentes parcelles de pouvoirs en jeu dans les différents processus de coopération démocratique en fonction des ressources et compétences sur lesquels elles se fondent. Ces parcelles de pouvoirs étant, dans les faits réels de pouvoir [2] en constante variation d’un individu à l’autre, d’un type de ressources investies à l’autre, d’une étape de l’évolution du processus de coopération à l’autre, elles exigent des révisions constantes des rapports d’autorité formellement établis quant aux places et rangs qu’occupent les différents acteurs sociaux dans ces rapports.

Dans ce cas de figure, la gestion du pouvoir ne saurait se concevoir dans un cadre organisationnel où les rapports d’autorité sont figés dans un schéma unique et rigide reliant des acteurs sociaux occupant des places et des rangs inamovibles. Elle suppose un cadre ou système tel que les changements qu’exigent les variations probables de valeurs des parcelles de pouvoirs respectives des acteurs sociaux puissent se concrétiser autant que de besoin par les mutations de places et les permutations de rangs appropriées des acteurs concernés par ces changements. Ces changements exigent du système des accords préalables de principe programmant la distribution des pouvoirs en fonction des ressources matérielles et humaines qui déterminent rigoureusement les objectifs de la coopération sociale, d’une part, et des accords circonstanciés ponctuels au fur et à mesure que les parcelles de pouvoir respectives des acteurs changent, d’autre part. Dans la logique de cette gestion du pouvoir, la conciliation des intérêts individuels et catégoriels divergents est inéluctablement conditionnée par ces accords généraux et circonstanciés qui impliquent des processus ininterrompus de négociations.

2.2. Dispositifs relatifs à la mobilité sociale des acteurs sociaux

Les accords ci-dessus évoqués passent par la recherche permanente d’une correspondance de valeurs entre la parcelle de pouvoir de chaque acteur et le rang qui lui est affecté dans les rapports d’autorité formellement établis, d’une part, et d’une correspondance de valeurs entre cette même parcelle de pouvoir et la portion des acquis de la coopération qui lui est attribuée à titre de rétribution de sa contribution à la réalisation des objectifs de la coopération sociale, d’autre part.

Ces deux ordres de correspondances exigent, pour leur matérialisation dans un cadre unique de coopération sociale, des ajustements sectoriels permanents, au vu de l’accroissement ou de la diminution probable des contributions des différents acteurs sociaux dans leurs secteurs respectifs de coopération. Cette exigence implique des évaluations permettant d’établir dans des rapports d’autorité adéquats les acteurs sociaux. Des évaluations qui, au vu des enjeux que représentent leurs résultats pour tous et pour chacun, ne sauraient manquer de susciter des divergences notoires entre les acteurs sociaux. On peut même affirmer que, quelles que soient les formes qu’ils revêtent, les conflits interindividuels et/ou intercatégoriels en situation de coopération sociale démocratique ont, avant tout, pour motifs des désaccords entre les différents protagonistes à propos des termes de correspondance de valeurs ci-dessus évoquées. Cependant, ce n’est pas tant les dimensions quantitatives des valeurs soumises à correspondance qui suscitent les désaccords les plus prompts à engendrer des conflits, mais, plutôt, les difficultés de matérialisation diligente et automatique des changements des rapports d’autorité et de rétributions lorsque qu’interviennent des changements dûment établis des diverses contributions individuelles et/ou catégorielles. Ces difficultés peuvent provenir de la rigidité du système organisationnel formalisant les parcelles de pouvoirs des uns et des autres à titre de rapports d’autorité ou de l’absence de négociations ponctuelles dans des circonstances où les modifications appropriées de leurs contributions respectives aux processus de coopération sont intervenues.

Les conditions de la matérialisation diligente et automatique des changements en question constituent, de ce fait, les éléments de base du cadre structurel que le système de coopération sociale se doit de créer pour prévenir les conflits en question. C’est dire que la prévention des conflits se ramène à une conceptualisation du cadre de coopération qui prend en compte la mobilité sociale probable des acteurs sociaux ; qui appréhende ces derniers dans des rapports d’autorité tels que les mutations de places et permutation de rangs soient possibles pour ceux d’entre eux qui le méritent !

2.3. Les conditions optimales de fonctionnement des mécanismes de prévention et de résolution des conflits dans le mode de coopération démocratique

La libre exploitation par les acteurs sociaux de leurs parcelles respectives de pouvoir exiger du système de coopération le traitement conséquent de deux logiques distinctes : celle du système lui-même quant à la détermination des conditions d’agencement et de mouvement des acteurs sociaux pour la réalisation optimale des objectifs de la coopération, d’une part, et celle des acteurs eux-mêmes dans l’exercice des stratégies leur permettant de négocier, au mieux de leurs intérêts respectifs, les valeurs de leurs différentes parcelles de pouvoir, d’autre part. Dans le premier cas, il s’agit de rationaliser les tenants et aboutissants de la coopération sociale de la façon la plus transparente qui soit pour permettre aux différents acteurs sociaux de connaître les enjeux à poursuivre et les contraintes à surmonter afin d’optimiser leurs intérêts respectifs dans le respect des règles qui assurent la croissance et la protection des intérêts communs. Dans le second cas, il s’agit d’élaborer un cadre structurel de relations intercatégorielles qui puisse contenir dans des limites acceptables données les effets imprévisibles de rationalités indéterminées d’acteurs sociaux qui n’ont pas nécessairement intérêt à user de transparence dans les négociations de leurs parcelles respectives de pouvoir.

2.3.1. La rationalisation des processus de coopération

Pour le système organisationnel de la coopération, rationaliser les processus de coopération sociale consiste à élaborer formellement les profils de conduites individuelles et les schémas techniques des dispositifs matériels dont l’agencement et l’animation synchronisée permettent d’aboutir à la réalisation optimale des objectifs assignés à ces processus. En considérant la coopération sociale comme essentiellement déterminée par les contributions diverses – ressources matérielles et compétences – des différents acteurs sociaux qui animent les différents processus de celle-ci et en considérant que ces acteurs ont chacun le souci de maximiser ses gains, il est entrepris d’organiser systématiquement ces acteurs en fonction de leurs pouvoirs respectifs pour la détermination des objectifs de cette coopération.

Chaque acteur participant à un quelconque des processus de coopération concernés est alors à considérer comme élément causal en relation avec d’autres éléments dans un système d’ensemble au sein duquel il est défini comme qualitativement égal à chacun d’entre eux (valeur intrinsèque) et quantitativement différent ou comparable à chacun d’entre eux (valeur relative à ses pouvoirs et compétences). La valeur unitaire unanimement reconnue à cet effet est le travail. En permettant d’évaluer les contributions variables des acteurs sociaux aux processus de coopération, il apparaît comme la valeur [3] indiquée pour fixer les rétributions respectives de ceux-ci.

2.3.2. Le choix des structures de catégorisation

La rationalisation des processus de coopération sociale appréhende ainsi les acteurs sociaux comme des causes déterminant avec certitude les différents objectifs ou effets de ladite coopération. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la rationalisation des ressources humaines qui s’impose consiste concrètement à regrouper ces « acteurs causes » dans des catégories sociales comme étant :

– des causes identiques dans chaque catégorie sociale composée d’acteurs sociaux détenant des pouvoirs présumés équivalents pour la réalisation des objectifs assignés à la coopération sociale ;

– des causes différentes, d’une catégorie sociale à l’autre ; catégories détenant des pouvoirs distincts les uns des autres pour la réalisation des objectifs assignés à la coopération sociale. Le système qui en résulte se doit de dépasser la causalité mécanique des éléments techniques (machines) et de prendre en compte la rationalité des acteurs sociaux, tout particulièrement les changements qu’ils peuvent imprimer (en hausse ou en baisse) de leurs parcelles respectives de pouvoir. Il doit se constituer en structure composée d’éléments mobiles. Structure élaborée dans des schémas qui concèdent aux éléments qui la composent le pouvoir et la liberté de se mouvoir en son sein et d’opérer ainsi les changements adéquats de leurs rapports en raison des valeurs négociées de leurs contributions à la coopération sociale. Dans cette optique nécessitant une mobilité sociale complète des acteurs sociaux, le choix des coordonnées structurant le système doit se porter, en exclusivité, sur des critères de regroupement de ces acteurs sociaux dans des catégories qui n’excluent pas le passage d’un quelconque acteur d’une catégorie à une autre, d’une part, et sur des normes ordonnant ces catégories de telle sorte que les permutations de rang entre celles-ci ne soient pas exclues, d’autre part. Des critères qu’aucun acteur, pris individuellement ou par catégorie, n’est ni exclusivement prédisposé à avoir, ni naturellement interdit d’acquérir. Des normes qui évaluent en exclusivité indiquées des ressources matérielles et compétences requises dans des termes objectifs, pertinents et rigoureusement impersonnels.

Le respect de ces critères et normes demeure la condition nécessaire et suffisante de la libre exploitation par chaque acteur de sa parcelle de pouvoir. Une condition qui, en conséquence – à cause – de la mobilité sociale qu’elle autorise aux acteurs sociaux, engendre un mécanisme de prévention des conflits sociaux. Un mécanisme qui, en rendant possibles les changements probables de places et de rangs des acteurs sociaux, revêt un double effet : celui d’anticiper les modalités de résolution de conflits inhérents aux désaccords des acteurs sociaux à propos des valeurs de leurs parcelles de pouvoir respectives et celui de rendre caduques toutes les coalitions d’intérêts opposant les acteurs sociaux sur la base de critères de catégorisation qui n’autorisent pas la mobilité sociale, et de rendre, du même coup, inopérantes les stratégies de maintien ou de changement de places et/ou de rangs des acteurs sociaux forgés sur la base d’atouts de pouvoir que confèrerait ce type de coalitions d’intérêts.

2.4. Les obstacles au fonctionnement optimal des mécanismes de prévention et de résolution des conflits propres au mode de coopération démocratique

Les innombrables coalitions d’intérêts hétéroclites qu’engendrent les stratégies indéterminées et attentes spontanées de multitudes acteurs sociaux sont naturellement amenées à déborder le cadre rationnel dans lequel cette organisation est conçue [4]. Les modèles d’organisation des entreprises et des institutions administratives, tout comme les doctrines politiques d’organisation de la société, ont, tout au long de l’histoire de l’humanité, décanté, parfois à coup de révolutions sociales, les rapports de coopération sociale des conflits et autres pesanteurs que recèlent certaines coalitions de personnes ou catégories sociales (les coalitions sectaires en général) pour ne retenir, au terme d’une organisation démocratique et libérale, que celles qui déterminent directement et exclusivement les objectifs de la coopération sociale. Cela n’empêche pas certains acteurs sociaux de faire usage d’atouts de pouvoir que confèrent ces coalitions d’intérêts incongrues, illégales, voire dangereuses pour la quiétude sociale. Ils rendent ainsi aléatoire, voire impossible, la réalisation parfaite des objectifs assignés à la coopération.

2.4.1. Instrumentalisation abusive des processus de coopération sociale

L’organisation a, dans l’optique de la gestion démocratique du pouvoir, pour fonction essentielle de contenir dans des cadres suffisamment adéquats la libre exploitation par les acteurs sociaux de leurs parcelles respectives de pouvoirs et donc de pacifier les oppositions probables des intérêts de ceux-ci, de sorte que les intérêts communs puissent absolument s’imposer en priorité à tous. Elle construit, pour ce faire, une structure au sein de laquelle des pouvoirs interdépendants (inégalement répartis et diversement convoités par les acteurs sociaux) sont canalisés dans des voies de libre expression et exploitation de stratégies indispensables à la réalisation parfaite et pérenne des intérêts communs. La dynamique concurrentielle qui résulte de cette libre exploitation par les acteurs sociaux de leurs parcelles de pouvoirs constitue, selon les spécialistes de l’organisation démocratique et libérale, une garantie majeure pour cette réalisation. Cependant, elle est tout aussi susceptible de prendre pour cible l’organisation elle-même qui devient, tout comme ceux qu’elle a laborieusement fixés aux acteurs sociaux, un enjeu à conquérir. Cette instrumentalisation de l’organisation des processus de coopération sociale entraîne des formes variées de débauches des dispositions réglementaires de celle-ci et l’expose à un phénomène de réification ou de mutation des objectifs assignés à celle-ci. Ainsi, lorsque les inégalités entre les individus et entre les catégories sociales connaissent des écarts importants, au regard des droits et émoluments indépendamment des devoirs qui s’y rattachent, l’accès aux sommets de ces rapports d’autorités catégoriels tend à devenir la finalité par excellence de la coopération sociale, à occulter les objectifs proprement dits de celle-ci et à rejeter au second plan les intérêts communs aux acteurs sociaux. Il se produit une sorte de crise du système, crise qui impulse progressivement aux acteurs sociaux une course au profit sans fin [5], avec tout ce que celle-ci comporte comme phénomènes pervers responsables du fameux « cauchemar des temps modernes » [6].

2.4.2. L’interférence des structures catégorielles basées sur des critères sectaires et des normes arbitraires

Les acteurs sociaux engagés dans la coopération démocratique s’assemblent et se différencient normalement sur des critères constitutifs de variables distinguant les formes ou les contenus de leurs parcelles de pouvoir respectives qui, elles-mêmes, déterminent la réalisation des objectifs de cette coopération. Ces parcelles de pouvoir sont relatives à la détention par eux de ressources matérielles et/ou compétences requises pour la réalisation des objectifs en question, autrement dit relatives à des critères constitutifs de structures catégorielles fondées sur la propriété de ressources matérielles et les qualifications professionnelles. Toutefois, en tant que personnes physiques et morales d’origines biologiques, géographiques et culturelles variées, nourrissant des ambitions idéologiques et ayant des références spirituelles variées, ces mêmes acteurs s’assemblent et se différencient naturellement et artificiellement sur d’autres critères comme les races, les ethnies, les nationalités, les familles, les sexes, les classes d’âges, les classes sociales, les partis politiques, les religions et de multiples critères d’associations volontaires. Ces critères sont constitutifs de structures catégorielles parallèles à caractère plus ou moins ethnique [7].

Pour rentabiliser leurs parcelles de pouvoir, certains acteurs sociaux se regroupent dans des coalitions d’intérêts opposant des catégories respectivement constituées sur la base de ces derniers critères. En comptant que les atouts de pouvoir dont ils disposent opportunément du fait de ces coalitions (poids électoral, ressources matérielles, etc.) leur permettront d’avoir, dans les rapports d’autorités formellement établis de ladite coopération, des places et des rangs plus favorables que d’autres, ils érigent artificiellement ces atouts comme indispensables à celle-ci par le biais de divers mécanismes.

Mécanismes de fossilisation des rapports d’autorité existants

Les catégories sociales occupant le sommet de l’échelle des valeurs tendent à fossiliser les rapports d’autorité existants, en mettant en œuvre des mécanismes plus ou moins légaux de blocage de la mobilité sociale des acteurs sociaux. Pour ce faire, il est institué, en parallèle au système de gestion démocratique en vigueur, des systèmes de valeurs basés sur des critères ethniques spécialement conçus pour gérer certains secteurs particuliers déterminants dans l’acquisition des atouts ou attributs de pouvoir. L’exemple typique en la matière est constitué par le système successoral. Un système qui détermine certains mouvements de ressources matérielles de coopération, et par le biais duquel les catégories sociales dominantes, en monopolisant le supplément de pouvoir que confèrent ces ressources, arrivent à conserver, des générations durant, les rangs qu’elles occupent déjà au sommet de l’échelle de valeurs en vigueur. La valeur sur laquelle se fonde la logique de la gestion démocratique du pouvoir, le travail en l’occurrence, se trouve ainsi doublée d’une kyrielle de valeurs symboliques à caractère ethnique sectaire (alliances de sang, conscience de classe, allégeances idéologiques ou militaires), spécialement affectées à la gestion de secteurs stratégiques de la vie sociale. Ces valeurs interfèrent ainsi dans le système de valeurs en vigueur, le plus souvent en toute légalité, pour contraindre les acteurs sociaux à demeurer inamovibles sur l’échelle des valeurs. C’est le cas des anciennes démocraties socialistes et populaires en Europe de l’Est ; le cas de certaines tendances politiques en Afrique où le refus obstiné de l’alternance du pouvoir politique est érigé en valeur d’excellence de bonne gouvernance. Les démocraties occidentales ne sont pas épargnées par cette pratique, notamment par le gèle de la mobilité sociale au sein et entre divers corps professionnels en instituant des règles promotionnelles spéciales que seules les progénitures respectives des acteurs déjà promus sont à même d’appliquer.

Mécanismes de restauration de la gestion autocratique du pouvoir

Partant, le plus souvent, de corrélations savamment conçues et dosées par des « hommes de science » peu scrupuleux en matière d’honnêteté intellectuelle, il est artificiellement induit une correspondance entre les deux ordres de catégories sociales (structures ethniques et structures de qualificatives de ressources et compétences au travail) pour servir de justification à la domination durable de certains acteurs sociaux sur d’autres. Des phénomènes pervers tels que l’ethnocentrisme, le népotisme et autres politiques d’exclusion et de favoritisme participent de cet ordre de mécanismes. Les conséquences de ces phénomènes en matière de conflits sociaux sont particulièrement saisissantes, puisque génératrices des pires exactions, unanimement condamnées comme « crimes contre l’humanité ». L’histoire récente de L’Afrique est, malheureusement, riche de cas horrifiants de cet ordre. Ils n’épargnent pas, non plus, les régimes démocratiques occidentaux, singulièrement par la résurgence périodique de mouvements nationalistes à connotations xénophobes et fascistes.

CONCLUSION

Pour surmonter les obstacles au fonctionnement optimal des mécanismes de prévention et de résolution des conflits propres au mode de coopération démocratique, les régimes politiques démocratiques contemporains sont confrontés au dilemme suivant :

 

– faut-il contrôler l’exploitation par les acteurs sociaux de leurs parcelles respectives de pouvoir pour éviter les dérives qu’elles engendrent – au risque d’étouffer la liberté de cette exploitation et les avantages qui en découlent pour la croissance des intérêts communs, ou donner libre cours à celle-ci pour éviter de se constituer en systèmes oppressifs avec les contre-performances que cela implique – en comptant sur une rationalité incontrôlable des acteurs sociaux qui n’ont pas, tous, la conviction que la réalisation des intérêts individuels passe nécessairement par celle des intérêts communs ?

La résolution d’un tel dilemme sera vraisemblablement la tâche à laquelle l’humanité devra s’atteler dans les années ou les siècles à venir.

BIBLIOGRAPHIE

ADAM, Smith, « La richesse des nations », in SALOMON, R.C, 1987.

HANSON, K. R., La morale en affaire, Eds. Nouveaux Horizons, traduction française Editions Organisation, 1985.

ANZIEU, D. et MARTIN, J.Y., La dynamique des groupes restreints, Paris, PUF, 1986.

BARKE, Adamou, « Le cousinage croisé, une institution socioculturelle en milieu africain qui participe à un mécanisme de prévention et de modération des conflits interethniques », in Annales de L’Université Abdou Moumouni, Niamey, Tome V.

– « Société nigérienne et démocratie, les racines psychosociologiques d’une mentalité dévoyée mais strictement rationnelle », in Idrissa, Kimba, 2001, Le Niger, Etat et Démocratie, Paris, L’Harmattan, 1996.

CROZIER, M. et FRIERDBERG, E., L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective, Paris, Seuil, 1977.

FRIEDBERG, E., Le pouvoir et la règle, la dynamique de l’action organisée, Paris, Seuil, 1993.

LEWIN, Kurt, « La psychologie des groupes », in SALINES, M., Pédagogie et éducation, Paris, Mouton, 1972.

OLIVIER DE SARDAN, J.P., Concepts et conceptions Songhay-zarma.

[1] Département de Psychologie, Faculté des Lettres et Sciences humaines, Université Abdou Moumouni de Niamey, Niger.

[2] Le pouvoir « peut et doit donc être défini comme la capacité d’un acteur à structurer des processus d’échange plus ou moins durables en sa faveur, en exploitant les contraintes et opportunités de la situation pour imposer les termes de l’échange favorable à ses intérêts », in FRIEDBERG, E, Le pouvoir et la règle, dynamique de l’action organisée, Paris, Seuil, 1993.

[3] Des études d’économistes comme RICARDO (1772-1823) rattachent l’accroissement des richesses à la quantité et à la qualité du travail fourni. Le travail a, à la fois, une fonction productive en tant que source de valeurs productives et une fonction normative en tant qu’unité décomposable en unités de temps mesurant la valeur marchande des produits – qu’il permet de comparer et d’échanger entre eux.

[4] « Contre ces nouvelles illusions scientistes et/ou technocratiques, on ne répétera jamais assez cette constatation fondamentale : il n’y a pas de systèmes sociaux entièrement réglés ou contrôlés. Les acteurs individuels ou collectifs qui les composent ne peuvent jamais être réduits à des fonctions abstraites et désincarnées », in CROZIER, Michel et FRIERDBERG, Erhard, L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective, Paris, Seuil, 1977, p. 25.

[5] Loi de la baisse tendancielle des profits : selon les analyses marxistes, en même temps qu’elle creuse les écarts entre les rémunérations des ouvriers et les intérêts détenteurs des moyens de production, cette loi oblige ces derniers à investir de plus en plus de capitaux pour compenser la baisse tendancielle de taux de profit.

[6] « L’organisation évoque avant tout un ensemble de rouages compliqués, mais parfaitement agencés. Cette horlogerie semble admirable tant qu’on l’examine seulement sous l’angle du résultat à obtenir : le produit qui tombe en bout de chaîne. Elle change en revanche radicalement de signification si on découvre que ces rouages sont constitués par des hommes. Elle devient alors le cauchemar des « temps modernes » CROZIER, Michel et FRIERDBERG, Erhard, op. cit., p. 35.

[7] « Selon l’usage, maintenant répandue parmi les sociologues et autres spécialistes des sciences sociales, le terme ethnique se réfère à un groupe social qui partage de manière consciente certains aspects d’une culture commune, et se définit à titre principal par l’origine. L’adjectif ethnique tend à se référer à une combinaison de l’aspect culturel et d’un élément biologique présumé lié à l’hypothèse d’une origine commune », GLAZER, N., Le fait ethnique, phénomène mondial, op. cit. , p. 42-43).

-LA PHILOSOPHIE, LE POUVOIR ET LE SOCIAL : CONCEPTION PLATONICIENNE. DE L’INTERFERENCE DES TROIS CONCEPTS DANS LA LETTRE VII

-Y A T-IL UNE PART FASCISTE DANS LE TRIBALISME REVITALISE ?

-LA MONDIALISATION ET LA PROBLEMATIQUE DE LA FIN DES CONFLITS

-ETRE AFRICAIN AUJOURD’HUI