Philosophie

ETRE AFRICAIN AUJOURD’HUI

Ethiopiques numéro 75

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2005

Etre Africain aujourd’hui n’est plus un fait inattendu, mais une réalité qui doit s’imaginer et surtout se définir, cette réalité qui est la nôtre apparaît comme l’enjeu d’un conflit de logiques : une logique de la préservation et de la conservation et une autre de la transposition. L’Afrique se situe à l’intérieur de la brèche ouverte entre le passé et l’avenir selon le terme utilisé par Hannah Arendt pour caractériser la condition de l’homme moderne. Cette situation témoigne d’un réel souci, comme eût dit Hegel, de penser notre temps présent de ruptures, de mutations, de transitions symboliques, fictives ou réelles.

La situation actuelle des pays africains ressemble à celle de la Grèce antique qui, avec la conquête d’Alexandre le Grand, a vu les petites cités se fondre dans un vaste empire. C’est la complexité de ce nouveau monde qui a fait naître, faute de mieux, des courants de pensée tels que le cynisme, le stoïcisme, l’épicurisme, le scepticisme… Il était à la fois question de se préserver et de s’intégrer. Cette volonté nécessitait une pédagogie qu’essayaient de proposer les doctrines citées plus haut. Ces orientations signifiaient l’embarras des citoyens, leur mal à se fondre sans se confondre dans un nouveau monde, une nouvelle civilisation dans laquelle ils étaient englobés. Mais cette comparaison s’arrête seulement au phénomène d’englobement. Contrairement au Grec qui cherchait à se donner une autre forme de morale d’action par transformation et transposition de l’ancienne qui déjà existait, l’Africain, lui, doit, pour se faire dans la nouvelle civilisation, se défaire presque de tout ce qui le particularisait, sans quoi il se verrait attribuer le statut de « refuseur de développement » (cf.A. Kabou).

En effet, la « formidable complexité du monde moderne, comme le dit Edgar Morin, corrélativement à l’éclatement des savoirs, des cadres conceptuels et paradigmatiques, pris entre progrès, crises et mutations », cette complexité traduit, à n’en point douter, la difficulté d’être de nos jours Africain.

Nul ne pourrait encore commettre le crime d’aveuglement qui consisterait à nier ou méconnaître que l’on accepte pour l’Afrique des niveaux de souffrances que l’on n’accepterait pour aucune autre région au monde. Le Professeur Gentilini (Président de la Croix-rouge française) présentait, dans le cadre du séminaire sur la Francophonie et de la mondialisation à Lyon en mai 2002, la situation économique et sociopolitique de l’Afrique sous la forme d’une équation mathématique :

MT (B+V+P) + G

D+E+P+N

– Maladies transmissibles (bactériologiques +virales + parasitaires) + génétiques

– Démographie + Economie + Politique + Nutrition

Situation donc plutôt tragique que comique.

D’autre part, nul ne pourrait non plus, de nos jours, méconnaître la position de plus en plus évidente de l’Afrique sur l’échiquier mondial, tous domaines confondus.

Au moment où la pauvreté est devenue une problématique essentiellement africaine, la démocratie un impératif autant que la bonne gouvernance politique, économique et environnementale, être Africain au sens concret et actuel du terme est une gageure.

Si le concubinage linguistique a été, grâce à la « tropicalisation » dont parlait Soni Labu Tansi, adopté, l’exception culturelle affirmée et confirmée au sommet de la Francophonie d’octobre 1995 à Maurice est déjà une preuve du défi africain (Francophones) face à la Mondialisation, à la fuite du désert uniformisant…

A ce premier défi, d’ailleurs plus ou moins gagné de la langue, s’ajoute celui politique et économique, puisque le gros du politique est économique autant que le tout de l’économie est politique. Le concept d’Etat semble, chez les Africains, avoir précédé le sentiment national parce que le sentiment d’intimité, de familiarité pour l’Africain se manifeste d’abord dans le village, la tribu, le clan, l’ethnie. La volonté de vivre ensemble dont parlait Fustel de Coulanges et qui fait la nation est plus un vouloir familial qu’autre chose. Il n’a pas été facile de déchirer le manteau familial pour constituer des Etats et non des Nations au sens juridique et politique du terme. Toutefois, cette conception n’était pas très condamnable quand on se réfère à Leroi Gourhan qui affirmait que « la nation est un groupe ethnolinguistique qui partage les mêmes mœurs, les mêmes usages ».

La fin du XXe siècle et l’éclatement des grands blocs Est/Ouest marquaient aussi les grands moments de renforcement et de consolidation de la notion de Nation. Cette dernière va être chevauchée avec celle d’identité. Mais avant que celle-ci ne soit confortablement installée dans les mœurs et les esprits, surgit, et imposé de l’extérieur, un nouveau système de régulation sociale ayant pour nom la décentralisation et signifiant l’expression d’une réelle citoyenneté et d’une véritable démocratie. Or la décentralisation ne peut se réaliser sans un sens développé et surtout élevé de l’idée de Nation. Sens accru sans lequel l’existence des affaires locales, qui en est le fondement, risque de se transformer en fractionnement des unités et des indivisibilités étatiques.

Cette nouvelle logique, synonyme d’Administration de proximité, de transfert de compétences aux communes, départements et autres régions vient brutalement rompre avec celle de l’Etat providence auquel s’était plus ou moins déjà habituée l’Africain.

Ce changement de nature de l’Etat, qui pourtant répond à une revendication en faveur d’une plus grande autonomie locale, ne serait-il pas un aide-mémoire pour une tentation de retour à nos petites royautés féodales, ethniques, à une réclusion tribale au détriment de l’Etat- Nation ?

Le mécanisme de la décentralisation, qui touche presque tous les pays africains, est un nouveau sens de l’Etat comme ouverture, mais qui sème un profond trouble dans l’esprit des citoyens.

Face à ce nouvel Etat tutélaire avec lequel il faut s’accommoder, se dressent aussi brutalement les exigences de ce que Montesquieu appelait « la Monarchie universelle », c’est-à-dire la mondialisation

« Globalisation et fragmentation ; telles sont les dynamiques qui traversent notre monde au crépuscule du 20ème siècle. Il est sans doute devenu banal de décrire ce dernier comme planète de plus en plus marquée par une interdépendance économique, une interpénétration des sociétés, et une imbrication des destinées humaines faisant fi des disparités géographiques » [2].

L’Africain, de nos jours, est l’enjeu d’un conflit entre la tentation de réclusion et celle d’hégémonisation de la République universelle dont parlait Victor Hugo dans Les contemplations.

Si hier l’Africain francophone croyait que le problème de la langue, dans sa fonction essentielle de communication, était résolu grâce à L. Sedar Senghor qui conseillait à la fois que « l’enfant soit d’abord confortablement assis dans sa langue première pour qu’il puisse mieux garder cette merveille trouvée dans les décombres du régime colonial » c’est plus le cas de nos jours avec la société de l’information mondialisée multilingue, leur concurrence devenue à la fois complexe et surtout aiguë. L’Africain est ainsi presque écartelé entre le français et l’anglais, la francophonie et le commonwealth.

Les industries de la langue, l’exception culturelle et autres préservations et valorisation de la diversité culturelle sont des preuves du déchirement et du trouble linguistique que traverse et vit l’Africain. Il se pose donc pour l’Africain un problème de synthèse lorsqu’on se rappelle la parole de A. Gramsci voulant que « les langues devraient être traitées comme des conceptions du monde ». Etre Africain aujourd’hui pose donc un problème d’identité culturelle tel que souligné par Selim Abou : « Nous parlons d’identité culturelle d’une personne (pense-t-il), nous signifions son identité globale qui est une constellation de plusieurs identifications particulières à autant d’instances culturelles distinctes » [3].

D’une manière générale, en ce XXIe siècle où le monde connaît de profonds bouleversements politiques, économiques, techniques, technologiques et culturels, être Africain aujourd’hui implique l’adaptation à ces mutations.

Cette adaptation est, selon Roger Bastide, une acculturation à la fois matérielle et formelle. Bastide pense et affirme que « c’est l’acculturation qui transforme les sociétés fermées en sociétés ouvertes. La rencontre des civilisations, leurs métissages, leurs interpénétrations sont facteurs de progrès » [4].

En ce siècle de culture planétaire ennemie des cultures souveraines, être Africain implique une réinterprétation de sa culture d’origine, une réélaboration de ses valeurs traditionnelles en fonction de celles de la modernité. Cette réinterprétation et cette réévaluation constituent les éléments de base de la nouvelle réorganisation culturelle africaine. Cette dernière ne peut résulter que d’un souci d’orgueil sans lequel être Africain aujourd’hui serait un sursis.

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

KABOU, Axelle, Et si l’Afrique refusait le développement ? Paris, L’Harmattan, 1999.

MARIN, Edgar., Pour une politique de civilisation, Paris, Arlée, 2002.

PONDI, J. E., « Les défis de la solidarité », in 20 défis pour le millénaire.

BASTIDE, Roger, Le prochain et le lointain, Paris, Cujas, 1970.

ABOU, Selim, Cultures et droits de l’homme, Paris, Hachette « Intervention », 1992.

[1] Université de Yaoundé I, Ecole Normale Supérieure, Cameroun.

[2] PONDI, J.E., « Les défis de la solidarité », in 20 défis pour le millénaire.

[3] ABOU, Selim, L’identité culturelle, Paris, Editions Anthropos, 1981, p. 40-43.

[4] BASTIDE, Roger, Le prochain et le lointain, Paris, Cujas, 1970, p.138-139.