Développement et sociétés

LA PHILOSOPHIE ETHIOPIENNE D’ORIGINE GRECQUE.

Ethiopiques n°52

revue trimestrielle

de culture négro-africaine

1e semestre 1989 – vol. 6 n° 1

  1. Le double objectif de cet article

1.En relation avec l’ethnophilosophie

Le présent article a un double ob­jectif. Le premier est en relation avec l’ethnophilosophie.

A partir de la masse d’informations sur les traditions, les rites, les croyances, les mythes et le langage des Africains, des chercheurs ont essayé de construire une vision du monde qu’ils ont appelée : « Philosophie africaine (ou bantou) ». Les uns ont concentré leur attention sur certains aspects de cette vision du monde : le concept de l’homme, la morale, la vie après la mort, Dieu, etc. D’autres ont restreint leur recherche à la vision du monde (ou un aspect de celle­ci) dans un groupe ethnique ou culturel particulier. D’autres enfin ont essayé d’élaborer une synthèse qui dégagerait, plus ou moins superficiellement, les éléments communs de philosophies africaines. Quelques titres de ces ouvrages : Essai de philosophie bantu par Placide Tempels, African Religions and Philosophy, Concepts of God par John Mbiti, African Traditional Religion par E.J. Parrinder, African System of Thought par M. Fortes et G. Dieterlen, African Ideas of God par E. Smith, The Primal Vision par J.V. Taylor. Tous ces essais sont des résumés plus ou moins fidèles d’une philosophie populaire qui était, dans le passé, commune à un grand nombre de gens et qui même aujourd’hui influence le comportement de ceux-ci, même s’ils ont adopté le christianisme, l’islam et la civilisation occidentale.

Les critiques faites à l’éthnophilosophie sont bien connues grâce aux écrits du Professeur Paulin J. Hountondji du Bénin [1] et de plusieurs autres philosophes africains comme le Professeur Kwasi Wiredu du Ghana, le Professeur Peter O. Bodunrin du Nigeria et le Professeur Fabien : Eboussi Boulaga du Cameroun… L’objection fondamentale : ce n’est pas de la philosophie. Même si on réussissait à montrer une contribution typiquement africaine à la civilisation humaine, cela n’en serait pas davantage une contribution philosophique, puisque la mythologie n’est pas de la philosophie. La philosophie commence là où finissent l’opinion et la sagesse populaire, l’une et l’autre étant une acceptation non-critique de la tradition et de l’autorité de la coutume. La philosophie suppose l’émergence de l’oralité et du mythe afin de devenir logos et écriture. La philosophie est l’entreprise d’un sujet autonome qui n’est pas totalement immergé dans le groupe et dans le monde, mais qui s’en distingue et se place en face d’eux [2].

Or les adversaires de l’ethno-philosophie admettent que la philosophie grecque, non seulement est de la philosophie au sens strict, mais qu’elle est la source et le paradigme de toute philosophie. Si donc je peux montrer qu’un type de philosophie éthiopienne a une base grecque, je serais en mesure d’établir qu’une philosophie africaine au moins est de la philosophie au sens qu’ils acceptent. J’utilise l’expression : « un type de philosophie éthiopienne » parce que ma thèse ne vaut que pour des œuvres éthiopiennes comme Le livre des philosophes et La vie et les maximes de Skendes, et non pou Le traité de Zära Yaeqob et Le traité de Walda Heywrit : dans le deuxième tome d’Ethiopian Philosophy j’ai montré que ces deux ouvrages étaient authentiquement éthiopiens, sans aucune origine grecque ou arabe ou italienne [3].

 

  1. En relation avec une philosophie spécifiquement éthiopienne

Cependant, au moment où je démontre que la philosophie éthiopienne de traduction a une origine grecque, je souligne également le caractère profondément éthiopien de cette œuvre littéraire : ce n’est pas une traduction littérale mais une adaptation qui à l’occasion est si libre et originale qu’elle est pratiquement l’équivalent d’une œuvre authentiquement éthiopienne.

  1. La base grecque de la philosophie éthiopienne
  2. La période axoumite.

La littérature éthiopique, comme la littérature copte, arménienne, géorgienne et, dans sa presque totalité, la littérature syriaque, commence avec l’introduction du christianisme et par conséquent n’est pas vraiment une littérature d’origine nationale. Les premiers textes éthiopiques ont comme point de départ le grec des saintes Ecritures ; cette origine eut une influence considérable sur la syntaxe de la langue écrite, et même sur la langue parlée.

Les grandes inscriptions royales d’Axoum, la capitale de l’ancien royaume, sont une claire indication de l’influence culturelle grecque, la seule influence étrangère qui pénétrait dans le pays à cette époque. Même aujourd’hui dans le petit jardin disposé à l’entrée de la ville le visiteur peut voir une longue inscription en trois types d’écriture : le sud-arabique, l’éthiopique et le grec. Elle date des premières années d’Ezana : en gros, la troisième décade du quatrième siècle.

A ce moment le ge’ez remplaçait le grec comme langue officielle. Le premier roi qui nous est connu avait eu une éducation grecque : ses successeurs au troisième siècle utilisaient le grec comme langue officielle de leurs documents publics. La première langue de l’Eglise éthiopienne fut sans doute le grec, puisque son noyau était formé de marchands romains résidant dans le pays. Mais à mesure que la culture indigène se développait et délogeait la culture importée de Grèce, la liturgie et les Saintes Ecritures furent traduites en ge’ez. Cette traduction eut lieu au Ve siècle au moment où, semble-t-il, le nombre des conversions indigènes devenait considérable.

Le Fisalgwos

Le Fisalgwos ou Le physiologue appartient à cette période. Quoique j’ai consacré un livre entier à cet ouvrage ancien dans la collection en cinq tomes d’Ethiopian Philosophy [4], je ne le considérerai pas dans cet article pour la simple raison que ce n’est pas une œuvre philosophique. Dans la collection en cinq tomes, je voulais remonter aux commencements même de la littérature éthiopique, et je les ai trouvés dans cet ouvrage du cinquième siècle : Le Fisalgwos. C’est un livre naturalistico-théologique de symbolisme chrétien : il nous donne une premier aperçu sur la langue, les schémas de pensée, les images archétypes, le symbolisme, la vision du monde, l’anthropologie, la dimension sociale et l’ensemble des valeurs éthiques qui fleuriront plus tard dans Le livre des philosophes et La vie et les maximes de Skendes. Cependant, j’aimerais souligner que Le Fisalgwos est une traduction et une adaptation d’un original grec qui remonte à la fin du deuxième siècle A.D. ou aux premières décades du troisième. L’endroit de sa rédaction semble être l’Egypte et, à l’intérieur de l’Egypte, Alexandrie. Les sources naturalistes du Physiologus grec sont traditionnelles : Aristote, Pline, Plutarque, Elien, Oppien et la zoologie fabuleuse des Alexandrins. L’auteur suit ces sources fidèlement ; mais lorsque la chance lui est suggérée d’adapter leurs allégories et spéculations religieuses, il n’hésite pas à les élaborer sans scrupule, les réduisant, les amplifiant, les transformant d’une manière radicale – un schéma de développement et d’adaptation à partir de sources originales qui fleurira en Ethiopie pendant le XVIème siècle avec Le livre des philosophes et La vie et les maximes de Skendes.

 

  1. La seconde période

La seconde grande période littéraire est due en grande partie au clergé : rétablissement de la dynastie salomonienne attribuée au moine Täklä Haymanwot, relations fréquentes avec le patriarcat d’Alexandrie. Ceci explique pourquoi la littérature de l’époque fut écrite dans la langue liturgique et sacrée, le ge’ez à l’époque une langue morte, et non dans la langue vivante et parlée, l’amharique, et pourquoi les traductions furent faites, non à partir du copte, mais à partir de l’arabe, comme elles avaient été faites à partir du grec durant la première période (quoique le texte arabe lui-même soit quelquefois traduit du grec).

La période de Zär’a Ya’eqob (régna de 1434 à 1468 ; pas le philosophe !), qui s’étend du XVème siècle au premier quart du XVIème siècle et même un peu plus longtemps, fut une époque remarquablement riche dans l’histoire de la littérature éthiopique du point de vue philosophique. C’est à ce moment qu’Abba Mikael traduisit et adapta, en ge’ez, Le livre des philosophes qui fut terminé entre 1510 et 1522. C’est aussi à ce moment que La vie et les maximes de Skendes furent traduits et adaptés en ge’ez, quoique l’identité de l’auteur nous soit inconnue.

1) Le livre des philosophes

Le texte éthiopique a été traduit biä’afä Mikael, « par la bouche de Mikael » : l’auteur a rendu un texte arabe en langue courante et un éthiopien l’a écrite en éthiopique sur parchemin. Le texte arabe à son tour, d’après l’opinion générale des érudits, a été écrit par Hunain’ ibn’ Ishâq : il est né à Hira, Mésopotamie, en 809 A.D., des parents chrétiens nestoriens et il est mort en 873 ou plus probablement en 877. Le texte arabe à son tour est basé sur un original grec qui est perdu.

Il est rare qu’on puisse tirer des phrases ou des axiomes directement du grec. Bien souvent des sections entières ont été attribuées à des auteurs différents de ceux des originaux. Il y a substitution continue d’Hippocrate pour Socrate. Diogène a dû abandonner ses meilleures histoires à Socrate ; quelquefois il parle le langage d’Esope, mais sous le nom de son homologue arabe Loqmân. De plus amples substitutions ont été faites de Socrate à Platon et Zénon, d’Anacharis et Bias à Socrate. Ces substitutions expliquent la double et triple occurrence de certaines maximes. Cette confusion, déjà évidente dans le grec, a été intensifiée dans l’arabe. Si l’on veut donner quelques illustrations de ce développement, il suffit de rapporter ce qu’on trouve dans le Socrate arabe à partir de Diogène Laërce (édition Cobet) sous le nom de Socrate et de Diogène le Cynique. Il n’est pas nécessaire d’être exhaustif. Cela serait impossible à cause de l’abondance de matériel ; il y des milliers de maximes et d’anecdotes. [5]

  1. Quatre textes parallèles en grec, arabe et éthiopique

Le texte grec      Le texte arabe   Le texte ethiopique

  1. Plus j’avance en âge, plus j’apprends. (Solon 18 a) 1. Et il avait l’habitude de dire qu’on ne devait jamais cesser d’apprendre. (Sikab ad-Din Abû’l-Fatûh Jahjâ As-Suhra­wardi 101 b 46 a) 1. Cela [le développement de la conscience] ne peut se faire qu’avec une diligence quotidienne. La conscience et la pensée se développent au contact de ceux qui possèdent le cœur des cœurs et de personnes intelligentes qui ont été mûri dans l’étude. (N 66 à 16-21)
  2. Dans la Cranéion, à une heure où il faisait soleil, Alexandre le [Diogène] rencontrant lui dit : « Demande-moi ce que tu veux, tu l’auras. » Il lui répondit : « Ote-toi de mon soleil ! » (Diogène Laerce, Livre VI, Chapitre 2, No 38) 2. Le Roi passa près de lui [Socrate] un jour et il était dans ce [baril] et il se tint là et dit : « Comment se fait-il que nous ne te voyons pas, Socrate, et qu’est­ce qui t’empêche de devenir un de nous !!! Et il dit : « Travaille, ô Roi !!! Et il dit : « [Travaille] sur quoi ? » Et il dit : « Sur ce qui produit la vie. » Et il dit : « Viens à nous : ce qui est pour toi se trouve auprès de nous. ». Et il dit : « Si je savais, ô Roi ! que je pouvais trouver cela auprès de vous, je ne le quitterais pas ». Et il dit : « Dis-moi, tu prétends que le culte des idoles est dommageable. » Et il dit : « Te ne dis pas cela !!! » Et il dit : « Comment as-tu dit ? ». Il dit : « J’ai dit que le culte des idoles est utile au Roi et dommageable à Socrate, parce que le Roi fait la paix parmi son troupeau et obtient ce qu’il va obtenir, et Socrate sait que cela ne lui nuit pas ni ne lui sert de rien s’il est sûr qu’il a un créateur qui le supportera et lui rendra le bien ou le mal qu’il a fait. »

Il dit : « Veux-tu quelque chose ? Il dit : « Oui, éloigne de moi ton matériel de guerre [parce que] ton armure me couvre le soleil. » Le Roi le quitta et lui promit de la soie, des bijoux, des pierres précieuses et beaucoup d’argent afin de le persuader avec cela. Socrate lui dit : « Vous avez laissé ce qui apporte la vie et avez substitué ce qui apporte la mort, et il n’est point besoin des pierres de la terre, et de plantes sèches et du crachat des vers, et ce dont Socrate a besoin, il l’a. » Ibn Abi Useibi a 42 b 29 b ; Sihab 44 b 19 b).   2. Il advint un jour que le roi se présenta devant lui [Socrate] alors qu’il prenait le soleil devant [sa] grotte. Le roi lui dit : « Qu’est-ce qui t’empêche de venir à moi ? » – « 0 roi, [je me dois à] des choses qui sont nécessaires à la vie. »

Le roi dit : « Si tu étais venu à nous, nous aurions pu t’être utile et nous aurions pu combler tous tes désirs. » Le roi pensait à la vie de ce monde. Mais Socrate ne parlait que de la vie éternelle.

Et Socrate lui dit : « Si je l’avais trouvée auprès de vous, tout aurait été fort bien ; je n’aurais pas été obligé de chercher parmi les autres hommes cela seul qui est nécessaire. »

Le roi lui dit : « Demande-moi ce que tu veux. »

Socrate lui répondit : « Mon désir est avec vous sous votre ombre ; mais vous m’ôtez [mon propre désir, à savoir] la chaleur du soleil. »

Le roi lui promit de l’or et des joyaux précieux et des vêtements splendides sertis d’or et de joyaux.

Mais Socrate lui dit : « 0 roi ! Vous m’avez promis des choses qui donnent la vie et à leur place vous me donnez des choses qui mènent à la mort. Il n’est pas de désir en Socrate pour les pierres précieuses de la terre qui mènent à la mort et pour les vers qui ne dorment pas. Le désir de Socrate est [avec lui] partout où il va. »

Le roi dit à Socrate quand il s’entretenait avec lui d’une manière amicale : « 0 Socrate, tu es avec le roi et tu n’as pas permis à ton âme les plai­sirs de ce monde ! »

Socrate lui répondit : « Le plaisir, c’est de manger la viande des animaux et de boire » le vin ; mais le mariage et l’habillement ne valent rien et en particulier les plaisirs de ce monde ne sont pas honorés de Socrate. Celui qui trouve son plaisir en ces choses est comme un singe dont l’estomac est la tombe des animaux : il préfère bâtir ce qui s’écroule plutôt que bâtir ce qui demeure à jamais. » (N 99 à 13 – 99 b 23)

  1. La femme dit : « Tu meurs injustement. »

« Mais voudrais­tu [que je meurs] justement ? » dit-il (Diogène Läerce 41 : 36)              3. Et il dit à sa femme, quand il sortit de prison et qu’elle pleurait : « Qu’est-ce qui te fait pleurer ? » Et elle dit : « Pourquoi ne pleurerais-je pas quand tu es tué injustement ? » Et il dit : « Voudrais-tu que je sois tué justement ? » Et un homme le considéra et ils allèrent le tuer et il [cet homme] dit : « Il me peine de te voir tuer injustement. » Et il dit : « A celui qui a été tué injustement, cela vaudrait la peine de le regretter à cause de son futur. » Et immédiatement après : « Combien indigne est-il de pleurer pour celui qui est mort injustement et combien digne est-il [de pleurer] pour celui qui est tué à cause du bien qui lui reviendra et [ils] seront désolés à propos de celui qui est tué justement à cause du mal qui lui reviendra. » (Sihab 64 a 27 b ; Humain ibn Ishao 56 a 24 b).        3. On a dit de lui [Socrate] : « Il s’adressa ainsi à sa femme quand il sortit de prison pour être mis à mort et lorsqu’elle le suivait toute en larmes : « Pourquoi pleures-tu » Elle répondit : « Pourquoi ne pleurerais-je pas quand on te mène à ta mort injustement ? » Il répliqua : « Serais-tu heureuse si on me mettait à mort justement ? » (N 99 b 27 – 100 a 3)

  1. Il [Diogène] avait l’habitude de dire que l’extraordinaire dans la vie ne pouvait pas s’accomplir sans effort, (Diogène Läerce 149 : 38) 4. On ne peut gagner la [chose] bonne sans dur travail. (Sihab 100 a 45 b) 4. Celui qui ne travaille ferme n’obtient pas la victoire et celui qui n’obtient pas la victoire ne parvient pas au bien qu’il espérait.(N 120b 12)
  2. Conclusions de la comparaison des textes parallèles

Il serait trop long de faire l’analyse et la comparaison détaillées de chacun de ces quatre textes parallèles. Je limiterai donc mon enquête à l’un de ceux-ci, le texte n° 2, la rencontre entre Diogène et Alexandre, puisque c’est le texte le plus connu.

(1) Longueur. – La différence de longueur saute aux yeux : le passage grec n’a que deux phrases. Le texte arabe est sept fois plus long : 14 phrases, et le texte éthiopique, 10.5 fois plus long que le grec et 1.5 fois plus long que l’arabe. Nous n’avons donc pas affaire seulement à une traduction, mais à une adaptation qui se déploie à mesure qu’on s’éloigne de l’original grec, l’arabe dilatant le grec et l’éthiopique élargissant un texte arabe déjà distendu.

(2) Identification des noms, de la place et de la situation. – Les noms de Socrate et du Roi ont été substitués pour ceux de Diogène et d’Alexandre dans l’arabe – une substitution qui est prolongée dans l’éthiopique. Le grec a identifié avec précision l’endroit où Diogène prenait le soleil : le Cranéion, un faubourg de Corinthe où se trouvait une forêt de cyprès et peut-être un gymnase. Aucune place n’est mentionnée dans l’arabe, alors que pour l’éthiopique, Socrate se tient devant sa grotte. Pas de telle identification de la situation dans l’arabe, quoique le dialogue mentionne l’armure du Roi qui cache le soleil pour Socrate.

(3) Style – Le style varie de façon évidente d’un texte à l’autre. Brièveté et humour caractérisent le grec. Ces traits sont absents de l’arabe, qui avec ses répétitions (10 fois en 14 phrases) de l’introduction protocolaire : « Et il dit / Il dit », est franchement monotone, d’autant plus qu’une phrase (Sihab 44 b 19 b) est redondante dans sa verbosité. Par contre l’éthiopique, quoiqu’il ait perdu la concision de l’humour du grec, étincelle pour la vivacité de son dialogue et même la subtilité de maintes expressions, comme lorsque Socrate dit au roi : « Mon désir est avec vous sous votre ombre ; mais vous m’ôtez [mon propre désir, à savoir] la chaleur du soleil. [6] Sa réplique est toute différente de la brusquerie de l’expression grecque : « Ote­toi de mon soleil » et des références militaires de l’arabe : « Eloigne de moi ton matériel de guerre [parce que] ton armure me couvre le soleil. »

(4) Message. – Le message du texte grec a été bien compris par Plutarque qui se réfère de manière explicite à la fierté et la grandeur de Diogène : une telle indépendance d’esprit lui valut l’admiration d’Alexandre. [7] Dans l’arabe, il y a un changement de sens complet, de sorte que le dialogue entre Socrate et le Roi pivote sur la Vie. Or ce nouveau développement sur la vie est structuré, mais vaguement, autour d’un schéma de pensée ABA qui, je l’ai montré dans chacun de mes tomes sur la philosophie éthiopienne, caractérise la pensée sémitique. [8] Dans la thèse A, on explique que la vie se trouve auprès de Socrate et non auprès du Roi ; le culte des idoles est utile au Roi, et non à Socrate dont le créateur dispense la rétribution. La thèse B est à peine développée, quoiqu’elle contienne le noyau du texte grec : l’armure du Roi cache le soleil pour Socrate. La synthèse A est plutôt une reprise de A : la promesse de soie, de bijoux, d’argent faite par le Roi afin de persuader Socrate qui, cependant, admet qu’il a ce qu’il veut.

Dans l’éthiopique, comme dans l’arabe, la vie est le centre du message. Cependant cette pensée est développée selon un schéma explicite ABA’ et avec une grande clarté de signification.

A Comparaison entre la vie de ce monde et la vie éternelle

B Le désir de Socrate : la chaleur du soleil

A’ Comparaison entre les deux vies mentionnées plus haut dans (A), prenant en considération ce que le roi croit être le désir de Socrate : les pierres précieuses et l’habillement de splendeur.

Dans le texte éthiopique, il y a des omissions, des additions et des modifications : en d’autres termes, l’éthiopique n’est pas une traduction littérale de l’arabe, mais une adaptation de celui-ci.

On a omis les références au culte des idoles, la promesse de la soie et de l’argent. On a ajouté une déclaration claire du malentendu du roi : la vie de ce monde au lieu de la vie éternelle ; la promesse de beaux habits et l’identification des plaisirs du monde : manger de la viande, boire du vin, le mariage. On a modifié l’expression pleine de mépris pour la soie dans l’arabe : « crachat des vers » ; elle a été mal comprise et on lui a substitué l’expression biblique « les vers qui ne dorment pas ». (Isaïe 66 : 24, Marc 9 : 48)

De plus le texte éthiopique contient plusieurs « mots-crochets » [9], pour employer l’expression de Donatien Mollat, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du passage que nous avons reproduit. Par exemple l’expression « manger la viande des animaux » est comme un crochet sur lequel est suspendu le développement ultérieur sur l’estomac du singe, « tombe des animaux », et dont dépend une maxime.

On a dit : « Celui qui donne la préférence au monde et à son luxe, son estomac se transforme en tombe d’animaux. » [10]

De même la question du roi : « Qu’est-ce qui t’empêche de venir à moi ? » est le point de départ d’un autre développement ; voilà pourquoi je l’ai transcrite en italiques dans le tableau synoptique des quatre textes parallèles.

Il dit à l’un des sages : « Qu’est-ce qui t’empêche de venir à moi et de me demander ce que tu veux ? » Il lui répondit : « Si je vous le demande, vous m’enlèverez ce que vous m’avez donné. » [11]

La pensée de Socrate qu’une fois en possession de la vie éternelle, il n’a aucun désir pour les richesses de ce monde est reprise comme une unité de pensée complète : cette fois elle est attribuée à Diogène :

Le sage Diogène a dit : « Je suis plus riche qu’un roi. » Et ils lui dirent : « Comment peux-tu dire que tu es plus riche qu’un roi ? » Et il leur répondit : « [Je dis cela] car ce que j’ai est égal à l’abondance qu’il possède ; j’ai davantage, moi, et mieux encore. » [12]

La section : « Et ils lui dirent : « Comment peux-tu dire que tu es plus riche qu’un roi ? » Et il leur répondit : » est une addition dans la marge supérieure par quelqu’un que je ne peux identifier autrement que par ces caractéristiques : c’est un homme du XXème siècle – il utilisait une encre rouge. Ce qui est important, cependant, c’est que le processus d’adaptation et de développement se prolonge encore aujourd’hui.

2) La vie et les maximes de Skendes

Le livre des philosophes, La vie et les maximes de Skendes appartient, du point de vue historique, à la seconde grande période de la littérature éthiopique, et à l’intérieur de cette période, à la fin de sa deuxième subdivision connue sous le nom de « l’âge de Zär’a Ya’eqob ». Le nom de l’auteur qui a traduit et adapté le texte arabe en ge’ez est inconnu.

Le texte éthiopique est divisé en trois sections. La première section contient la vie de Skendes et peut être divisée en quinze chapitres. La deuxième section contient une série de cinquante-cinq questions ; et la troisième section, une série de cent huit questions.

Aux jours de l’Empereur Adrien un certain Secundus, en éthiopique : Skendes, est envoyé par ses parents à Athènes et à Béryte (la Beyrouth moderne) afin d’étudier la philosophie. Après avoir fréquenté les écoles des philosophes pendant plusieurs années, il lit dans un certain livre l’énoncé suivant : « Toutes les femmes sont des prostituées. » Choqué par cette maxime, il se mit à examiner les œuvres de sages grâce à la méthode expérimentale qu’ils recommandent. De retour en sa patrie, avec l’aide de son ancienne servante, il tenta sa propre mère, une expérience qui confirma clairement la vérité de la déclaration du philosophe sur les femmes. Cependant sa mère, dès qu’elle reconnut son fils Skendes, fut écrasée de honte et se suicida. Skendes, à son tour, imposa le silence absolu à sa langue ; par ce silence il voulut compenser la mort de sa mère. L’Empereur Adrien, fut informé de ce vœu de silence perpétuel ; il convoqua Skendes et essaya tour à tour par la bonté et les menaces de le forcer à parler. Le sage demeura constant dans son silence. Sous la pression des instances de l’empereur, Skendes accepta de répondre par écrit à ses questions.

L’œuvre dans son ensemble peut donc être divisée en deux grandes parties : une concerne sa vie, l’autre ses maximes.

La première série de cinquante-cinq questions reflète le climat intellectuel et spirituel pendant les premiers siècles de l’ère chrétienne et en particulier les œuvres des gnostiques. Les questions sont reliées les unes aux autres formant ainsi quelques groupes topiques :

  1. Dieu et le monde
  2. L’homme
  3. La musique
  4. L’emploi
  5. La condition humaine.

La vue du monde qui émerge des réponses de la première série est originale quand on la compare à toute autre œuvre philosophique éthiopienne. La seconde série est traditionnelle : elle reproduit en grande partie la Welstanschauung du livre des philosophes. Elle est polarisée autour de cinq titres principaux :

  1. L’éthique de la sagesse
  2. Dieu et le monde qu’il a créé
  3. Le diable
  4. Le monde

5.L’homme.

Cette seconde série est fondamentalement éthique et sapientielle avec une forte insistance sur les principes moraux qui sont différents de l’homme : Dieu et le diable. L’homme et le cosmos sont considérés d’une manière éthique. Les influences sont bibliques, chrétiennes et monastiques.

(1) La langue de l’original : orientale ou grecque ?

Le texte éthiopique est basé sur l’arabe. Par contre le texte arabe n’est certainement pas le texte primitif. D’après Eugène Revillout [13], l’original était oriental, tandis que pour Paulus Johannes Bachmann [14], il était grec. On ne peut donner aucune solution finale au problème de la langue de l’original, quoique les arguments en faveur d’un original grec soient particulièrement significatifs. Par exemple on ne trouve aucun nom oriental. Au contraire, seuls les héros et les noms grecs sont mentionnés : Achille, Ulysse, Agamemnon, Archélaos. Si l’original était grec, il remonterait au IIème siècle A.D. et la version arabe de Secundus aurait été conçue peu de temps avant le Xème siècle.

En l’absence de cet original on est forcément réduit à une comparaison entre le texte éthiopique et le texte arabe.

(2) Relation de l’éthiopique à l’arabe

Une comparaison attentive entre les textes éthiopique et arabe montrent que le traducteur éthiopien s’éloigne souvent de l’arabe. Il soustrait, il ajoute. Plusieurs détails qui se trouvent dans l’arabe ne sont même pas mentionnés dans l’éthiopique : par exemple, les relations familiales du philosophe, son talent remarquable dès sa jeunesse, le baiser que la servante donne à la main de sa maîtresse et le mythe sur les statues des dieux. D’autre part, le traducteur éthiopien prend la liberté de modifier maints détails de l’arabe. Ainsi, d’après lui, Secundus revient seulement après vingt ans. Dans la version éthiopique, Secundus fait à sa servante le don d’une mule ainsi que du bagage qu’elle porte ; d’après le texte arabe il lui donne un anneau.

Particulièrement caractéristiques du Secundus éthiopique sont les nombreuses réflexions et considérations qui sont tissées dans l’histoire et qui sont introduites par la formule : wak­wonä yeheli, « Alors qu’il [Skendes] pensait en lui-même. » J’aimerais illustrer cet aspect très important du traducteur éthiopien par des extraits pris de chapitre en chapitre de la vie de Secundus.

CHAPITRE II

 

4 b 6, « Le cœur de Skendes fut rempli de colère à cause de cette déclaration. » Cette réflexion sur l’ancien auteur de la maxime sinistre : « Toutes les femmes sont des prostituées » manque dans l’arabe,

7 b 2, « Je dirai que les traces de l’homme ne peuvent être retrouvées. » Cette réflexion de Skendes sur la possibilité pour le philosophe de se tromper à propos des femmes manque dans l’arabe.

CHAPITRE V

12 b 8, « Si vous l’aviez vu vous­même avant que je vous parle, votre cœur se serait attaché à lui à cause de sa beauté. » Dans la section suivante l’Ethiopien s’est éloigné considérablement de son original. Il sait adroitement comment faire valoir la beauté de l’étranger. La description donnée par la servante est si intense qu’elle impressionne la maîtresse. En comparaison, les paroles que l’arabe attribue à la servante semblent sobres et prosaïques.

CHAPITRE XII

30 a 1, « Tel est d’onc le monde : ô « endryanwos » c’est l’ornement du ciel et de la terre. » L’arabe n’a pas de définition du monde.

30 b 1 – 31 a 1, la réflexion sur la nature et les animaux ne se trouve pas dans l’arbre. « Tu es un homme comme moi. Tu dépends de toutes sortes de tendances comme les animaux privés de raison : quelques unes sont bonnes, d’autres sont mauvaises. D’autres sont ordonnées et fondées pour que [les animaux] puissent boire de l’eau. Toutes ces tendances ont le caractère que Dieu a donné aux animaux et a établi en eux et s’aident les unes les autres. Mais toi, ô ‘endryanwos’, prends garde et sache-le bien, car de par ton esprit et ton intelligence, tu es plus parfait que ces [animaux], qui en été se retirent de la chaleur du soleil et recherchent une place fraîche et en hiver [recherchent] une place chaude. Car toi-même tu as dans tes demeures des bêtes qui poursuivent la corruption de la passion – un charbon brûlant. »

32 b 8, « Mais tous ces [hommes] sont comme l’herbe des champs qui pousse en son temps et monte en toute exubérance. » Cette comparaison qui s’inspire de la bible [15] manque dans les autres versions. Elle est caractéristique de l’éthiopique.

Ainsi le traducteur éthiopien se distingue clairement comme un penseur profond doué d’une puissance de perception très aiguë. C’est un homme pour qui la réflexion est une habitude. Il se place en quelque sorte à l’intérieur du personnage qu’il présente ; il sent avec lui ; il comprend distinctement et à fond ses peines et ses joies. Grâce à ces portraits délicats des tempéraments, l’histoire est approfondie au point de vue moral ; son contenu plutôt cru et choquant est ennobli et rendu plus acceptable. L’histoire de Secundus telle qu’elle est racontée en éthiopique est le plus achevé, le plus pur de tous les récits de ce genre. De cette divergence de la traduction éthiopique par rapport à la version arabe on peut conclure ou bien que le traducteur éthiopien avait sous les yeux un manuscrit fort différent des manuscrits arabes qui ont été préservés aujourd’hui, ou bien qu’en utilisant exactement les mêmes textes arabes, il a traduit d’une manière fort libre et dégagée. Le fait que le traducteur éthiopien à certains endroits soit très prés de la recension grecque, [16] en particulier dans les maximes, [17] est un argument en faveur de la thèse d’un original grec – à moins qu’on préfère suggérer que le Secundus éthiopique est une fusion des recen­sions arabe et grecque. [18]

III. Un élargissement des perspectives

La double conclusion de cet article s’impose clairement.

  1. L’influence grecque est évidente dans Le livre des philosophes et à un moindre degré dans La vie et les maximes de Skendes : pré-socratique, socratique, aristotélicienne, mais surtout platonicienne et néo-platonicienne (et dans Le Fisalgwos : Aristote, Pline, Plutarque, Elien, Oppien et la zoologie fabuleuse des Alexandrins).
  2. La traduction de ces documents est très loin d’être littérale : comme nous l’avons montré, « il s’agit d’une adaptation qui se déploie à mesure qu’on s’éloigne de l’original grec, l’arabe dilatant le grec et l’éthiopique élargissant un texte arabe distendu. » Cette adaptation est la résultante d’un triple phénomène : omission, addition et modification. Le texte éthiopique est donc un développement à partir d’un noyau qui est étranger à l’Ethiopie ; cependant, dans la forme où il nous est parvenu, c’est une contribution authentiquement éthiopianisée qui doit être considérée comme telle.

J’aimerais maintenant élargir les dimensions de cette double conclusion et montrer que ce processus continue aujourd’hui dans le domaine de la littérature et de la peinture et peut être identifié comme un schéma général de l’histoire de l’Ethiopie.

  1. La traduction – adaptation amharique de La vie de Skendes éthiopique

Le fait que l’histoire de Skendes est encore aujourd’hui une tradition vivante dans les monastères éthiopiens est confirmé par le Mäsäfä mänäkwosat, Le livre des moines, qui est considéré comme la base pour l’éducation religieuse des moines : un chapitre entier est consacré à Skendes qui est proposé comme un modèle, en particulier à cause de sa patience au milieu des épreuves qu’il a endurées pour l’amour de Dieu.

Le Livre des moines appartient à la même période de traduction que La vie et les maximes de Skendes et Le livre des philosophes. Cependant Le livre des moines publié en 1920 (calendrier éthiopien) présente non seulement le texte lui-même, mais aussi son exégèse traditionnelle par les érudits éthiopiens. La section qui concerne Skendes se trouve au Livre I, par Mr Yshaq, Partie 34, Chapitre I. Sur chaque page le ge’ez et l’amharique alternent, sauf pour le résumé de l’histoire de Skendes qui est donné seulement en amharique.

Voici une traduction littérale de ce texte amharique dont l’importance ne peut être assez soulignée : Nous devons prendre comme modèles les philosophes qui furent admirés pour leur sagesse.

Un d’entre eux, eskendes, se voua au silence pour quelques mois. Et Aryanwos, roi de Rome, en entendit parler et il était en admiration.

Il voulut l’éprouver.

Il ordonne qu’il lui soit amené.

Il vit que le philosophe ne répondait pas aux questions qu’il posait. Dans sa colère le roi donna l’ordre : « Tuez-le ! »

Parce qu’il [eskendes] ne respectait pas le trône.

Il ne respectait pas sa couronne.

Même quand le roi ordonna qu’il fut tué, il ne fut pas effrayé.

Il était décidé de garder sa discipline.

Il devait garder silence jusqu’à la mort.

Le roi dit à ceux à qui il avait ordonné de le tuer : « Si la peur le fait parler, tuez-le. »

Mais s’il ne craint pas l’épée et persiste dans son silence, ramenez-le moi vivant » .

Ils l’amenèrent à l’endroit où le roi avait ordonné qu’il soit tué ; ils étaient tristes.

Ils l’avertirent d’abandonner son silence, afin qu’il ne meure pas.

Mais il estimait qu’il valait mieux mourir que de changer d’avis.

« J’ai gardé le silence pendant plusieurs mois et je préfère souffrir beaucoup plutôt que d’être vaincu par la peur.

Je dois mourir si je veux que ma philosophie soit connue et acceptée des autres. »

A la fin les hommes dirent au roi ce qui était arrivé.

Le roi les écouta et il étAit dans l’admiration.

Le roi respecta eskendes et le renvoya chez lui. (L’histoire est comme suit). Le père et la mère d’eskendes l’envoyèrent à Athènes étudier la philosophie. Il devint un érudit éminent. Avant la mort de son père, celui-ci dit qu’elle ne devait pas épouser un autre mari avant le retour de son fils eskendes. En conséquence de quoi, elle demeura sans époux pendant trois ans. Le professeur d’eskendes lui avait dit que les femmes ne pouvaient rester sans un homme pour plus de trois jours. Le professeur avait ajouté qu’il fallait expérimenter cet énoncé avant de l’accepter ou de le rejeter. Donc eskendes revint en son pays et se reposa sur les bords d’une rivière. Il arriva que la servante de son père vint à la rivière pour puiser de l’eau. Il lui demanda si son maître vivait encore. Elle lui dit qu’il était mort. Il lui demanda de l’introduire chez la maîtresse, l’épouse de son maître. La servante lui dit que cela était impossible, puisque sa maîtresse n’aimait pas de telles pratiques mauvaises. Mais il promit de lui donner beaucoup d’or et d’argent, et elle rapporta toute l’affaire à sa maîtresse et la maîtresse la frappa sur la tête. La servante dit à eskendes qu’il ne pouvait pas réussir dans son entreprise. Il décida de rester près de la maison de sa mère, ainsi donc il se déplaça et s’installa à cet endroit.

Pendant qu’il était là il commença à jouer le bügäna et il chantait aussi. La maîtresse, sa mère, écouta la musique et le chant, et elle était profondément émue. Elle demanda à sa servante si l’homme était beau, et la servante répondit qu’il était en effet très beau et elle [la servante] suggéra qu’il serait bon qu’il entrât. La maîtresse lui donna permission d’entrer et il fut admis dans la maison. Quand elle le vit, elle l’aima. Quand ils eurent joui de manger et de boire, ils allèrent se coucher. Dans le lit il dormit dans la direction opposée, sa tête à ses pieds et ses pieds à sa tête, signifiant par là : « C’est ainsi que je suis sorti du sein de ma mère. » Il embrassa son ventre disant : « Je suis demeuré ici pendant neuf mois et cinq jours, » « embrassa ses seins disant : « Je les ai succédés pendant trois ans et demi. »

Elle avait un désir charnel [pour lui] et lui un amour spirituel pour elle. Sa mère lui demanda pourquoi il ne voulait pas satisfaire son appétit. Mais eskendes lui répondit qu’elle était sa mère et qu’il était son fils eskendes. Elle eut honte et elle se pendit et elle mourut. Quand eskendes vit cela, il dit : « 0 bouche, tu as tué ta mère, par conséquent tu dois te taire. » Alors il devint silencieux. [19]

La version amharique montre des différences profondes avec l’histoire éthiopique donnée plus tard dans La vie et les maximes de Skendes.

 

  1. Précisions temporelles
  2. Le père d’eskendes, avant sa mort, dit à son épouse qu’elle ne doit pas marier un autre homme avant le retour de son fils. Elle demeure sans mari pendant trois ans.
  3. Les femmes ne peuvent rester sans homme pour plus de trois jours.
  4. eskendes est resté dans le sein de sa mère pendant neuf mois et cinq jours.
  5. eskendes a sucé les seins de sa mère pendant trois ans et demi.

Dans le texte éthiopique il y a une précision qui est absente du texte amharique, quoique cette précision ne soit pas temporelle. Dans le texte éthiopique, Skendes donne à sa servante cent dinars d’or. Dans le texte amharique il dit seulement qu’il lui donna de l’or et de l’argent.

  1. Différences topographiques
  2. Dans le texte amharique seule Athènes est mentionnée, non Béryte.
  3. De retour en son pays, eskendes se repose sur les bords d’une rivière. Sa servante puise de l’eau de la rivière. Dans le texte éthiopique, elle tire l’eau d’un puits.

III. Différences dans la rencontre entre la mère et le fils

  1. Dans le texte amharique, la servante ne séduit pas la mère. Au contraire, elle dit à Skendes qu’il ne peut pas réussir.
  2. eskendes s’installe près de la maison de sa mère, joue le bägäna et chante. Par conséquent il prend l’initiative en vue de la rencontre.
  3. A son tour la mère, mue par la musique, prend l’initiative de demander si l’homme est beau.
  4. eskendes couche dans la direction opposée, sa tête aux pieds de sa mère et ses pieds à sa tête, signifiant par là : « C’est ainsi que je suis sorti du sein de ma mère. » Il embrasse son ventre en disant : « Je suis demeuré ici pendant neuf mois et cinq jours. » Il embrasse se seins disant : « Je les ai sucés pendant trois ans et demi. »
  5. Différences dans le silence du fils
  6. Dans le texte amharique l’apostrophe est adressée à la bouche du fils ; dans le texte éthiopique, expressément, à sa langue.
  7. Dans le texte amharique, ce silence a pour but la connaissance et le rayonnement de la philosophie d’eskendes. Dans le texte éthiopique, le but est une punition auto-infligée.

Le processus d’adaptation qui dans le passé s’est produit du grec à l’arabe, de l’arabe au ge’ez continue aujourd’hui en Ethiopie du ge’eze à l’amharique. Cette tendance a été esquissée il y a quelques années par Enrico Cerulli alors qu’il donnait une vue d’ensemble de la littérature éthiopienne écrite. A toutes les périodes de leur histoire littéraire, note Cerulli, les Ethiopiens ont été largement influencés par des écrits étrangers – par des sources grecques, syriennes, arabes et européennes. Cette réceptivité extrême, cependant, n’a jamais pris la forme d’un emprunt passif, littéral.

On devrait plutôt dire que c’est une tendance éthiopienne très nette que d’amasser les données de l’expérience culturelle et littéraire étrangère et de les transformer tôt ou tard, à tel point que même les traductions en éthiopique ne sont pas toujours des traductions, dans notre sens du mot ; elles contiennent souvent des additions, du matériel supplémentaire, quelquefois des fausses présentations de l’original, parfois simplement l’insertion de matériel nouveau en telle quantité que le sens littéral de l’original est complètement perdu. [20]

  1. L’iconographie éthiopienne

Ces dernières années les historiens de l’art ont commencé à identifier un certain nombre de peintures byzantines et européennes qui ont servi de modèle pour les miniatures éthiopiennes. Ici aussi une réceptivité prononcée est accompagnée par une tendance à transformer les sources étrangères. Marilyn Heldman a interprété le portrait du Roi David jouant de la harpe représenté dans le Psautier de Belen Sagad comme un exemple de ce phénomène. Ayant identifié le modèle de cette peinture comme une miniature dans un vieux psautier grec, elle souligne un nombre d’aspects où le modèle grec a été transformé : la personnification de la mélodie dans l’original a été changé en serviteur dans l’entourage de la cour, la harpe est devenue l’instrument éthiopique, le bägäna, et les insignes de la royauté ont été transformés en parasol éthiopien, chasse-mouche et pendant d’oreille. [21]

Jules Leroy a identifié la source directe de l’illustration de l’Evangélaire éthiopien du British Museum Oriental 510, qui est un exemple parfait de la peinture gondarienne à la fin du XVIIe siècle et qui contient environ cent cinquante peintures inspirées de l’Evangile. La source directe est l’Evangelium arabicum imprimé à Rome à 1591 et contenant les illustrations d’Al­bert Dürer (1471 – 1528). Jules Leroy, grâce à une comparaison attentive entre le modèle allemand et la reproduction éthiopienne, a été en mesure de décrire le travail d’un peintre éthiopien en face de son modèle occidental.

Peignant directement sur le fond du parchemin, il garde la composition générale de la gravure qu’il a sous les yeux, mais il souligne les contours des êtres et des objets, il les dote de traits physiques empruntés aux types raciaux ou aux objets matériels pris au milieu ambiant, il simplifie les attitudes, les vêtements, il ignore la nature, supprime les arbres et la végétation, et même les architectures qu’il ramène à quelques lignes droites et courbes. Cette simplification va parfois si loin, qu’il néglige tout « alentour ». Dans la scène du Christ à Gethsémanie, les personnages sont représentés « en l’air », sans aucun support. Sur le tableau ainsi « arrangé » au goût abyssin, il répand la couleur, vive, dont il atténue l’éclat par de petits ornements qui donnent aux vêtements de la variété ; bref il crée une imagerie de style populaire qui ne manque pas de grandeur à cause d’une sorte de hiératisme sans doute emprunté aux vieux modèles byzantins ou orientaux dont la peinture éthiopienne s’est inspirée pendant des siècles. [22]

  1. « La réponse éthiopienne à l’influence étrangère »

Dans son livre Greater Ethiopia. The Evolution of a Multiethnic Society, Donald N. Levine a montré comment une telle réponse est une caractéristique de la structure sociale et politique de l’Ethiopie [23]. En plus de posséder un nombre substantiel de traits culturels communs, les peuples de la Grande Ethiopie montrent une manière caractéristique dans leurs rapports avec une influence étrangère – une manière qu’on peut appeler : « incorporation créative ». Quels que soient les stimulants, les réponses éthiopiennes révèlent un schéma récurrent qui n’est ni rejet instinctif ni adhésion servile aux formes importées, mais une disposition à réagir à la stimulation de modèles exogènes en développant puis en conservant d’une manière rigide les versions distinctives éthiopiennes.

C’est en réponse aux divers courants d’influence sémitique orientale que ce schéma s’est montré clairement et périodiquement.

Quoique des groupes importants d’Ethiopiens fussent réceptifs aux influences judaïque, chrétienne, syrienne et arabe musulmane, ce qui ressort à chaque fois c’est la manière dont la culture sémitique orientale a été adaptée de sorte que l’autonomie et le sens de l’identité ont toujours été conservés. Dans chacune de ces expériences, les Ethiopiens ne se sont pas subordonnés à l’étranger, ils n’ont pas essayé de l’anéantir ; ils ont plutôt montré une disposition hautement réceptive – une inclination à adopter les éléments de la culture étrangère pour lesquels ils avaient de l’attrait et dans la suite à les transformer et les refaire en un idiome typiquement éthiopien.

[1] Voir par exemple Paulin J. Hountondji, « The Myth of Spontaneous Philosophy ». Conséquence, Journal of the Inter-African Council for Philosophy, n° 1 Ganvier-juin 1974) 11-35.

[2] Voir Claude Sumner, Classical Ethiopian Philosophy, p. 9. Sponsored by Alliance Ethio-Française d’Addis-Abéba. Printed by Commercial Printing Press, Addis Ababa, 1985.

[3] Voir Claude Sumner, Ethiopian Philosophy, tome II, The Treatise of Zära Yàeqob and of Walda Heywat. Text and Authorship. Publié pour l’Université d’Addis-Abéba par Commercial Printing Press, 1976.

[4] Voir Claude Sumner, Ethiopian Philosophy, tome V, The Fisalgwos. Publié pour l’Université d’Addis-Abéba par Commercial Printing Press, 1982.

[5] Dans le premier tome d’Ethiopian Philosophy, p. 85 – 91, je donne les textes grec, arabe et éthiopique, de même que l’indication des sources et les références. Dans cet article j’ai supprimé le grec, l’arabe et l’éthiopique et je ne donne que la traduction française des sources mentionnées plus haut avec leurs références.

L’ordre des quatre textes parallèles : 1 – 2

­3 – 4, suit l’ordre qu’ils occupent dans Le livre des philosophes éthiopique.

[6] N 99 bl.

[7] Voir Plutarque, Les vies des hommes illustres, livre II, chapitre XXII, n° 5.

[8] Voir Ethiopian Philosophy, tome I, chapitre VI, « ABA thought pattern » , p. 151 – 162 ; tome III, à la p. 349, une liste des chapitres analysés d’après le schéma ABA ; tome IV, « The ABA triad » , p. 411 – 414 ; et dans le tome V, le chapitre VI, ou ABA est représenté comme le schéma général de la structure thématique, p. 230 – 276.

[9] Donatien Mollat, Lectures de saint Jean, tome 1, p. 39. Paris, Equipes Notre-Dame, 1966.

[10] N 99 a 11 – 12

[11] N 100 à 5-8

[12] N 29 a 2 – 3.

[13] Eugène Revillout, « Première étude. Sur le mouvement des esprits dans les premiers siècles de notre ère. Vie et sentences de Secundus, d’après divers manuscrits orientaux, les analogies de ce livre avec les ouvrages gnostiques. » Extrait des Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et belles-lettres pendant l’année 1872. Paris, Imprimerie nationale, 1873.

[14] Paulus Johannes Bachmann, Das Leben und Die Sentenzen des Philosophen Secundus des Schweigsamen nach dem Aethiopischen und Arabischen. Inaugural Disserta­tion.

 

[15] Voir Psaumes 36 : 2 (LXX), 37 (Hebr.) ; 89 : 5-6 (LXX), 90 (Hebr.) ; 102 : 15-16 (LXX), 103 (Hebr.) ; Jérémie 40 : 6-7 ; Job 14 : 1-2 ; 24 : 24. Voir aussi Homère, Iliade, Livre VI : 145-9.

[16] Voir la vie de Skendes, chapitre XII, 29 a 13-31 a 10 ; cp. Johann Caspar von Orelli, Opuscula Graecorum Veterum Sententiosa et Moralia. Graece et Latine Collegit, Disposuit, Emendavit et Illustravit J.c. Orellius, p. 212, note a. Lipsiae, 1819-21.

[17] Voir section 4, « The philosophical maxims », et en particulier les références des maximes 1,5,6, 18 dans Claude Sumner, Ethiopian Philosophy, tome IV, The life and Maxims of Skendes, p. 132-147. Publié pour le Ministère de la Culture et des Sports par Commercial Printing Press, 1981.

[18] Voir la dernière phrase du chapitre VI, où horirvestes sericae, « habits de soie » (16 a 10) vient de l’arabe (Voir Hiob Ludolf, Jobi Ludolfi, alias Leutholf Dicti, ad suam Historiam Aethiopicam antehac Editam Commentarius, cum Tabula Capitum Figuris et Variis Indicibus Locupletissimis, p. 496, n° 9 Francofurti ad Moenum, sumptibus J.D. Zunneri, 1691) et w’okbert « la respectée » du chapitre suivant (VII), 19 b 1, est influencée par le grec kupia urntnp (Codex Latins B et C : domina mater ; Codex A : (domina mea). Voir J.P. Bachmann, Op. cit.

[19] Mäsafä mänäkwosat, p. 268-70 indication de place ni de maison d’édition, Imprimé en 1920 (C.E.).

[20] Enrico Cerulli, Storia della letteratura etiopica, p. 12-13 Milan, Nuova accademia editrice, (1956).

[21] Marilyn Heldman, « Miniatures of the Gospels of Princess Zir Ganela, an Ethiopic Manuscript Dated A.D. 1400/01 », p. 82, n° 48. Ph. D. Dissertation, Washington University, Department of Art and Archaeology, August 1972. Voir Donald N. Levine, Greater Ethiopia. The Evolution of a Multiethnic Society, p. 65. Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1974.

[22] Jules Leroy, « L’évangéliaire éthiopien illustré du Bristish Museum (Or. 510) et ses sources iconographiques », p. 167. Annales d’Ethiopie, vol. IV, 1961.

[23] Donald N. Levine, Op. cit., p. 64 – 68.