L’EGYPTE PHARAONIQUE TUTRICE DE LA GRECE DE THALES A ARISTOTE
Ethiopiques n°52
revue trimestrielle
de culture négro-africaine
1e semestre 1989- vol. 6 n° 1
- Nubiens et Egyptiens opposés aux Thraces des Balkans
Depuis le déchiffrement de l’écriture hiéroglyphique par Jean-François CHAMPOLLION (1790-1832), en septembre 1822, la littérature de l’ancienne Egypte qui a eu l’heur de venir jusqu’à nous, à travers fouilles archéologiques et hasards antiquaires, est abondante, riche, variée, susceptible de constituer une solide base d’enseignement classique pour l’Afrique noire contemporaine, héritière, par la race et la langue, du patrimoine pharaonique dans son ensemble. Ce même patrimoine qui procéda à l’éducation de plusieurs savants grecs, dans l’Antiquité. C’est ce rôle de l’Egypte pharaonique tutrice de la Grèce que nous voulons préciser dans cette étude, à la lumière des textes laissés par les anciens Grecs eux-mêmes.
L’intérêt ou la justification d’une telle question n’est pas tant, à nos yeux, de minimiser « le miracle grec » en insistant sur le « plagiat » des Grecs par rapport à l’Egypte, mais plutôt, et bien plus, de rechercher sincèrement la vérité historique, l’établir comme il se doit, pour le bénéfice même de la conscience de l’humanité. Or, fort malheureusement, de façon dogmatique, instinctive, nos manuels scolaires d’histoire et de philosophie croient servir la vérité scientifique en traitant de « légende », contre toute la documentation grecque existante, le rôle civilisateur de l’Egypte pharaonique dans ces temps anciens. Le travail doit par conséquent se poursuivre dans le sillage même de Cheikh Anta DIOP et il n’y a pas, au demeurant, d’autres voies pour l’affirmation de l’érudition négro-africaine contemporaine.
Et d’abord cette question, toujours sous-entendue, de la « race » des anciens Egyptiens, responsables de la civilisation pharaonique.
XENOPHANE, philosophe grec, né à Colophon, une cité ionienne d’Asie Mineure, entre 620 et 600 avant notre ère, fondateur de l’école d’Elée, auteur d’un poème sur La Nature, a laissé ce texte précieux : « Les Ethiopiens soutiennent que leurs dieux sont noirs et ont le nez camus, les Thraces que les leurs ont les yeux bleus et la chevelure rousse » [1].
Ethiopiens désigne ici les Nubiens, voisins méridionaux des Egyptiens : leur habitat, la Nubie, est resté le même de l’Antiquité à nos jours, à savoir la contrée d’Afrique qui correspond à la partie septentrionale de l’Etat du Soudan et à l’extrémité sud de l’Egypte. D’Assouan à Khartoum et au-delà. Napata et Méroé furent les deux capitales successives du royaume nubien de Kouch.
Ces Nubiens (Ethiopiens dans la littérature grecque ancienne) étaient eux-mêmes noirs et camus, à l’image de leurs dieux : les Nubiens, « et particulièrement ceux qui vivent sur les bords du fleuve (c’est-à-dire du Nil) ont la peau de couleur noire, le nez épaté et les cheveux crépus » [2].
DIODORE de Sicile, historien grec (1er siècle avant notre ère), auteur de ce texte savoureux tant il est limpide, a eu, durant son séjour en Egypte, des entretiens avec des informateurs venus tout exprès de Nubie [3]. Sa déposition rejoint, tout naturellement, celle de XENOPHANE de Colophon.
Ainsi donc, la Thrace qui comprenait, dans l’Antiquité, tout le Nord-Est de la péninsule des Balkans, à l’exception de la Macédoine, était peuplée de Blancs, précisément les Thraces, hommes glauques (grec glaukos), c’est-à-dire avec des yeux d’un vert bleuâtre rappelant celui de la mer, et roux, c’est-à-dire avec des cheveux couleur de feu (grec pûr, « feu ») tirant sur le marron ou sur le rouge. En revanche, les Nubiens, eux, sont de peau noire (grec melanos, « noir »), avec un nez camus, c’est-à-dire court et plat, et des cheveux crépus (grec oulotrichès).
D’autre part, sur la côte orientale du Pont-Euxin ou mer Noire, entre le sud du Caucase et le pont Polémoniaque, arrosée par le Phase, au pays de Colchide ou Colches, une région de l’Asie Mineure ancienne, vivaient les Colches ou Colchidiens ou encore Colques, ayant « la peu noire et les cheveux crépus » comme les Egyptiens de la Vallée du Nil : c’est HERODOTE (vers 484 – vers 42.0 av. notre ère), natif d’Halicarnasse, une cité grecque d’Asie Mineure (Carie), sur la mer Egée, qui relate le fait dans ses enquêtes historiques [4].
Colches, Egyptiens et Nubiens étaient noirs de peau, épatés de nez et crépus de cheveux. Etant Africains de la Vallée du Nil, Egyptiens et Nubiens étaient par conséquent des Noirs africains, comme tous les autres Noirs originaires du continent africain. Thraces, aux Balkans, étaient de race blanche, glauques et roux, comme leurs propres dieux.
Tout était par conséquent noir dans cette Vallée du Nil égypto-nubienne : le sol nourricier grâce au limon fertilisant du fleuve, les hommes (souverains, prêtres et masses paysannes), les dieux (locaux et nationaux). Voilà pourquoi, sans doute, les anciens Egyptiens désignaient leur propre pays, dans leur propre langue maternelle, par Kemit, c’est-à-dire, littéralement, « La Noire », « Le Pays Noir », dans le sens où l’on dit aujourd’hui « L’Afrique noire », c’est-à-dire les régions du continent africain habitées, depuis toujours, par des hommes et des femmes de race noire. Pour cela et à cause de cela, les civilisations élaborées dans le temps et dans l’espace par ces Noirs d’Afrique sont justement appelées « Les civilisations négro-africaines ».
Il s’agit, de bout en bout de l’argumentation, rien que d’Anthropologie physique, d’Ethnologie et d’Histoire, voire de Géographie humaine, et nullement de racisme, encore moins d’une quelconque « idéologie » engendrée par des « complexes » de « colonisé ». Simplement, tout simplement, à la lumière des dépositions de XENOPHANE de Colophon, d’HERODOTE d’Halicarnasse et de DIODORE de Sicile, tous Grecs et savants, il est conforme à la vérité historique de reconnaître les faits tels qu’ils sont, humblement, sans biaiser inutilement avec eux, par des arguties falsificatrices, et une « critique » qui ne cache pas dès lors ses états d’âme ni son interprétation de l’histoire d’après le dogme hégélien usé d’une Afrique au seuil, en marge et dans l’enfance de l’Humanité.
Par la langue, – ce point est d’une pertinence épistémologique exceptionnelle, – l’Egypte pharaonique appartient également à l’univers culturel négro-africain.
Traitant de cette question ardue de linguistique historique qui compare et reconstruit en établissant des séries, les participants au colloque international d’égyptologie organisé par l’UNESCO, au Caire, en 1974, avaient abouti aux grandes conclusions suivantes :
1) l’égyptien, pharaonique et copte, n’est pas une langue sémitique comme par exemple le babylonien, l’accadien, l’ugaritique, le syriaque, l’hébreu ou l’arabe ;
2) le sémitique commun, donc reconstruit, n’explique ni la genèse ni le développement de la langue égyptienne, analysable dès l’époque des pyramides ;
3) il est par conséquent requis, au plan strict de la science, de replacer la langue égyptienne dans son contexte natif, négro-africain, en dégageant toutes les corrélations morphologiques, phonétiques et lexicologiques pertinentes, singulières, entre l’égyptien et le reste du négro-africain linguistique ;
4) il est clair, pour les linguistes et les égyptologues peu liés par des habitudes et des routines de travail, que la famille « chamito-sémitique » rebaptisée « afro-asiatique » n’existe pas dans la matérialité des faits : l’égyptien, pharaonique et copte, le berbère (de Siwa au Rio et le sémitique ne sont pas des continuités historiques d’une langue commune prédialectale [5].
C’est après le « débat » scientifique du Caire que Cheikh Anta DIOP, notre maître et notre ami, a écrit Parenté génétique de l’égyptien pharaonique et des langues négro-africaines (Dakar, 1977), reprenant ainsi les lumineuses intuitions et avancées de Nations Nègres et Culture (Paris, 1954), dans le sens indiqué par le colloque égyptologique du Caire (1974) qui n’était autre que la direction dans laquelle le savant sénégalais avait toujours travaillé, lui et les siens. Le Président Léopold Sédar SENGHOR qui suit de très près les recherches de ce genre, étant lui-même un excellent philologue, sait que nous avons nous-même un fort gros manuscrit sur cette question linguistique qui, par-delà les techniques requises par la discipline, est vraiment, à mon avis, la seule à pouvoir autoriser de faire état d’une communauté culturelle entre le monde pharaonique et le reste de l’Afrique noire, en tous ses faciès culturels régionaux.
Ainsi, par la géographie (le continent africain), par la race (la variété biologique humaine noire) et par la culture (l’égyptien et le négro-africain dans son ensemble sont des continuités historiques d’une seule et même langue commune prédialectale, le négro-égyptien), l’Egypte pharaonique appartient en totalité, des balbutiements néolithiques à la fin des dynasties indigènes, à l’univers culturel négro-africain.
Quelles voies les anciens Grecs, désireux de se rendre en Egypte, donc au pays des Noirs Africains des temps pharaoniques, empruntaient-ils ? Cette question de géographie, une de plus, situe bien les contacts entre l’Egypte et la Grèce à ras de terre, au niveau du concret, et non de la légende.
- Itinéraires de Grèce en Egypte
Le territoire national des anciens Egyptiens allait de la Méditerranée à la Nubie. Pour s’y rendre, les Grecs et autres « Méditerranéens », commerçants, touristes ou étudiants, empruntaient les routes que voici :
1) la route orientale : rade de Phalères au VIe siècle – puis de Pirée (port d’Athènes) aux Ve et IVe siècles – les Cyclades (îles grecques de la mer Egée, parmi lesquelles Santorin) – l’île principale du Dodécanèse, archipel grec de la mer Egée, escale commerciale importante entre l’Egypte, la Phénicie et la Grèce) – côte de Lycie (ancienne région du Sud-Ouest de l’Asie Mineure) et de Pamphylie (contrée méridionale de l’Asie Mineure, entre la Lycie et la Cilicie) – Chypre dans la Méditerranée orientale côte syro-palestinienne – Egypte. Cette route était déjà fréquentée à l’époque mycénienne ;
2) la route occidentale : c’est la route directe entre la Crète, escale marchande, et l’Egypte [6].
Il faut se rappeler que vases de Crète, argent de Chypre étaient demandés en Egypte. Sésostris III (1878-1843 av. notre ère), pharaon de la XIIIe dynastie, développa l’emprise de l’Egypte sur la Palestine et la Syrie, et Byblos, aujourd’hui Djebail, au Liban, fut à cette époque la base centrale des Egyptiens en Asie antérieure. Les Grecs de Milet, les Miléssiens, avaient fondé Naucratis, près de Saïs dans le Delta, sous le pharaon Psammétique 1er (VIIe siècle av. notre ère). Cette cité grecque fut un comptoir commercial actif sous Amasis (570-526 av. notre ère). Vers 450 av. notre ère, HERODOTE entreprit ses enquêtes en Egypte, parcourant tout le pays, du Delta à Thèbes, en Haute-Egypte. Vers 400 avant notre ère, ce fut le tour de PLATON et de son condisciple EUDOXE, le mathématicien, de se rendre dans la Vallée du Nil, notamment à Héliopolis, la Cité du Soleil, vieux centre spirituel de l’Egypte dont les Grecs, beaucoup plus tard, vanteront le clergé pour sa science et sa sagesse. Auparavant, vers 550 avant notre ère, SOLON, THALES et PYTHAGORE s’étaient rendus en Egypte, pour s’instruire.
Que pouvaient bien venir chercher dans la Vallée du Nil les THALES, SOLON, PYTHAGORE, DEMOCRITE, EUDOXE, THEOPHRASTE, PLATON ? Quelles sciences ? Quels savoirs ?
III. Fonds scientifique et culturel pharaonique
Les textes d’Egypte parvenus jusqu’à nous témoignent d’une extraordinaire ouverture culturelle de l’élite de la société égyptienne : les Grecs pouvaient valablement bénéficier d’une telle tradition intellectuelle et scientifique, voire artistique. Citons, juste pour fixer les idées, quelques-unes de ces œuvres pharaoniques les plus caractéristiques.
A l’Ancien Empire (2815-2400 av. notre ère), nous avons les Textes des Pyramides, – corpus de formules religieuses divisées en 2217 paragraphes dans les éditions contemporaines. Ces formules visent à procurer au souverain défunt, par la vertu du verbe, une vie posthume immortelle avec les dieux parmi les étoiles. Des bribes de ces textes se retrouveront sur des monuments funéraires de l’époque saïte (664-525 av. notre ère). L’idée d’immortalité, née d’une théologie solaire, est bien une invention pharaonique.
Les premières œuvres sapientales du pourtour de la Méditerranée sont précisément égyptiennes : Enseignement d’Imhotep, conseiller du roi Djoser (IIIe dynastie : vers 2800 av. notre ère), médecin et architecte de la première construction monumentale en pierre de taille qui soit au monde, la pyramide à degrés de Saqqara ; Enseignement d’Hordjedef, second fils de Chéops (Khoufou en égyptien) de la IVe dynastie (vers 2700 av. notre ère) ; Enseignement pour Kagemni, vizir (Premier ministre) de Snefrou (IVe dynastie) ; Enseignement de Ptahhotep, vizir sous le règne d’Isesi (Ve dynastie : vers 2600 av. notre ère).
Ces divers « Enseignements » moraux ont fait de l’Egypte la terre où fleurissait la sagesse, la philosophie, c’est-à-dire où s’exprimait un humanisme authentique qui proposait à l’homme les voies d’une conduite honnête et les recettes de la réussite sociale, administrative, politique, intellectuelle, selon la Maât, la Vérité-Justice. Un papyrus de l’époque ramesside (Xe siècle avant notre ère) citait encore ces « Enseignements » comme inégalés. L’« Enseignement de Ptahhotep » qui nous est parvenu en sa totalité grâce à des copies, est à la fois un modèle remarquable de recherche de perfection morale et de recherche de beau langage, d’éloquence, voire de rhétorique.
A travers ces « Enseignements », on peut déceler également une bonne connaissance de la psychologie humaine, et apprécier les multiples conseils de modération, d’amour du travail, d’heureuse vie familiale, domestique, de savoir-vivre, de sagesse liée à l’exercice d’une responsabilité dans l’Etat. La vertu s’enseignait dans l’Egypte antique. Voilà pourquoi, dès l’Antiquité, le pays des Pharaons a été considéré comme la terre qui a engendré la sagesse, la morale, la philosophie. Le « silencieux », le « méditatif », est le type même de l’humaniste et du philosophe que l’Egypte antique va vénérer dès le départ de son histoire nationale. L’« ésotérisme » égyptien, qui est philosophie, introduit précisément à la béatitude.
Toujours à l’Ancien Empire (2815-2400 environ avant notre ère), le texte dit Théologie memphite, transmis par la stèle de Shabaka de la XXVe dynastie (vers 700 av. notre ère), est un étonnant effort de réflexion philosophique et théologique des philosophes et prêtres de Ptah en son temple de Memphis. C’est un essai de cosmogonie et de théologie, le premier du genre sur tout le pourtour de la Méditerranée, qui rapporte, à la parole (la langue) et à la pensée (le cœur) de Ptah, la création de tout ce qui est et de tout ce qui existe : dieux, hommes, quadrupèdes, reptiles, vermisseaux.
Le Papyrus chirurgical dit Papyrus Edwin Smith est dû, quant au fond, à un auteur de l’Ancien Empire, sinon à Imhotep lui-même. Dans ce document scientifique de tout premier ordre, il y a une présentation rigoureuse et logique des connaissances : le corps humain y est examiné de la tête aux pieds. Ce sont des descriptions, des examens, des diagnostics et des pronostics de plusieurs cas concernant la chirurgie osseuse. Pas une formule magique. Ce traité scientifique révèle l’existence de véritables savants.
Au Moyen Empire (2000-1800 av. notre ère), les Textes des Sarcophages apparaissent, dans la ligne de la démocratisation des privilèges funéraires considérés jadis comme l’apanage des seuls rois. Ce sont en fait des extraits, adaptés, des « Textes des Pyramides », copiés sur les parois des sarcophages de particuliers, à la fin de la XIe dynastie, puis à la XIIe. Il s’agit toujours de procurer au défunt l’immortalité bienheureuse, en demandant pour lui la vie éternelle grâce à la participation aux « mystères » osiriens. Cette idée sera de plus en plus exprimée et on la retrouvera dans le Livre des Morts de l’époque suivante, c’est-à-dire au Nouvel Empire (1590-1085 av. notre ère). Les plus anciens textes sur papyrus du « Livre des Morts » datent de la XVIIIe dynastie, et la forme la plus élaborée est de la XXVIe dynastie, transmise sur un papyrus de Turin (vers 600 av. notre ère). Ces formules devaient permettre au défunt de se joindre au soleil (Râ) qui, durant la nuit, parcourt son séjour souterrain (Douat) et de s’unir encore à lui en « sortant au jour » aux heures diurnes. Par d’autres formules, le défunt devait participer aussi à la glorification d’Osiris, et devenir, accomplis le jugement et la pesée du cœur, Osiris-untel, à jamais, éternellement. Tous ces termes, « à jamais », « éternellement », etc., existent dans les textes égyptiens eux-mêmes. Toutes les liturgies funèbres postérieures n’ont fait que reprendre ces expressions pharaoniques jusqu’à nos jours.
Les principales sources des mathématiques égyptiennes sont : le Papyrus Rhind, actuellement conservé au British Museum, écrit par le mathématicien Ahmès, vers 1650 av. notre ère, à partir d’un texte original beaucoup plus ancien (2000-1800 av. notre ère) : arithmétique, algèbre, géométrie et trigonométrie sont traitées dans ce manuel d’Ahmès ; le Papyrus de Moscou, écrit vers 1850 av. notre ère, célèbre, à juste titre, pour son problème n° 14 qui traite du volume d’un tronc de pyramide à base carrée ; le Rouleau de cuir, conservé au British Museum depuis 1864, donne une collection de 26 sommes écrites sous la forme de fractions unitaires.
Cette riche production littéraire, religieuse, cosmogonique, philosophique, médicale, mathématique, astronomique, magique, etc., qui s’étend sur presque 30 siècles, est moins connue que les œuvres d’art, architecture ou peinture, de cette même vieille Egypte pharaonique. Cependant, des traductions commencent à exister en langue française, notamment dans la savante collection des « Editions du Cerf » : Littératures Anciennes du Proche-Orient [7].
Comment les égytologues ont-ils apprécié, dans le domaine de la philosophie, l’apport de l’Egypte antique ?
James Henry BREASTED, égyptologue américain, qui reconnut le premier la direction dans laquelle il fallait lire le texte de l’inscription de Shabaka, a estimé que ce texte renferme la plus ancienne vision du monde connue, sur le pourtour de la Méditerranée : « The oldest known formulation of a philosophical Weltanschauung » [8].
Un autre savant égyptologue américain, John A. WILSON, est également d’avis que la stèle de Shabaka « marque l’un des plus hauts sommets de la pensé préhellénique » [9].
Considérant l’ensemble de la production littéraire égyptienne relative à la sagesse et à la philosophie, l’égyptologue français François DAUMAS, qui s’y connaissait fort bien, a écrit que l’on devait voir dans l’Egypte pharaonique « la naissance de l’humanisme » [10].
Le Pr Erik HORNUNG, égyptologue de l’Université de Bâle, conclut ainsi une récente étude sur la philosophie égyptienne : « Au commencement de leur histoire, les Egyptiens firent l’expérience déterminante que l’homme n’est pas livré au monde, mais qu’il peut, en pensant, le façonner et l’interpréter. Nous voyons qu’ils sont préoccupés, déjà au lIle millénaire avant J.-c., par des questions qui depuis ne furent jamais tués – questions sur l’Etre et le Néant, sur la signification de la mort pour notre vie, sur la structure du cosmos et sur les fondements de la vie sociale des hommes » [11].
Ces questions décisives, radicales, peuvent encore être nommées : philosophie première, métaphysique, ontologie (l’Etre et le Néant) ; immortalité de l’âme de l’homme (signification de la mort pour la vie humaine) ; physique, cosmologie, astronomie (structure du cosmos) ; droit, politique, sociologie (fondements de la vie sociale des hommes). A quoi il faut ajouter la magie, la médecine, les mathématiques. Des hommes ont entretenu toutes ces connaissances durant plus de 25 siècles, dans les sanctuaires et écoles de Memphis, de Thèbes et de Saïs. Ces hommes, scribes, professeurs, chercheurs, savants, ont constitué de véritables collèges d’érudits. Et la vie intellectuelle, au sens exact du terme, fut le métier le plus prisé, le plus recommandé dans l’Egypte pharaonique.
Des savants grecs ont-ils pu bénéficier de ce considérable fonds scientifique et culturel pharaonique ? Des textes classiques nous renseignent-ils sur ce Problème ?
- Traditions grecques et l’Egypte pharaonique
Actifs et curieux, des savants grecs n’ont pas hésité à se rendre dans la Vallée du Nil pour se rapprocher des prêtres et philosophes égyptiens. Des témoignages laissés par les Grecs eux-mêmes abondent.
Dans l’Odyssée d’HOMERE (vers 850 av. notre ère), il est relaté que l’Egypte est le pays « où les médecins sont les plus savants du monde ». (Odyssée, chant IV, vers 231).
HERODOTE (vers 484 – vers 420 av. notre ère), le « Père de l’Histoire », affirme avec force conviction que la géométrie est née en Egypte de l’arpentage et, de ce pays, elle a passé en Grèce (Histoires, 1, 109).
ISOCRATE (436-336 av. notre ère), orateur grec attique, fondateur à Athènes d’une célèbre école d’éloquence, a reconnu l’origine de la philosophie en Egypte (Busiris, 28 : ouvrage achevé vers 385 av. notre ère).
PLATON (428 ou 427-348 ou 347 av. notre ère), fondateur d’une école philosophique, l’Académie, mentionne expressément quelques divinités égyptiennes : la déesse Neith, adorée à la Basse Epoque égyptienne à Saïs dans le Delta (Timée, 21 e) ; le dieu Thot (Theuth), « le découvreur des arts sans rival », l’inventeur du nombre, du calcul, de la géométrie, de l’astronomie, des jeux mathématiques, de l’écriture (Phèdre, 274 c-d) ; la déesse Isis, gardienne des mélodies depuis des millénaires dans la Vallée du Nil (Les lois, II, 657 a-b). Aucune mention, dans aucun Dialogue de PLATON, des divinités assyriennes, babyloniennes, phéniciennes, hittites, etc., dans le sens d’un hommage, voire d’une sorte de dévotion respectueuse.
Les Grecs identifièrent Neith à Athéna, déesse grecque de la Pensée, des Arts, des Sciences et de l’Industrie. Cela non sans raison, car Neith fut, dans l’Egypte ancienne, la créatrice de tout ce qui existe, la mère du soleil, la protectrice du sommeil, la créatrice du tissage, la patronne des huiles d’onction. Quant à Thot, le dieu-lunaire à forme d’Ibis, il régnait sur tout ce qui comportait une opération intellectuelle : l’écriture, le verbe, les annales historiques, les lois. Il fut assimilé par les Grecs à Hermès Trismégiste, « Hermès- Trois-Fois-Grand », par rapport au vieux dieu grec Hermès, le messager des dieux, assimilé, lui, par les Latins à Mercure. Pour Isis, aux magies puissantes, type de l’épouse et de la mère idéales, nous savons que son culte se répandit, hors d’Egypte et de Nubie, dans l’ensemble du monde gréco-romain.
ARISTOTE (384-322 av. notre ère),- né à Stagire en Macédoine, fondateur de l’école péripatéticienne, a écrit que les mathématiques avaient pour berceau l’Egypte (Métaphysique, A, 1,981 b, 23).
HOMERE, HERODOTE, ISOCRATE, PLATON, ARISTOTE, tous des menteurs, des falsificateurs de l’histoire ? Que légendes sans fondements tous ces témoignages, d’HOMERE à ARISTOTE ? Une telle tradition antique peut-elle naître de rien du tout ? Pourquoi donc les savants grecs se croyaient-ils tenus de considérer l’Egypte comme le berceau de la médecine, de la sagesse de la philosophie, des mathématiques, de l’écriture, des arts ? S’agit-il de simple mirage ? Alors, pourquoi pas le mirage sumérien, chaldéen, babylonien, phénicien ?
Que pense l’érudition contemporaine de cette influence civilisatrice de l’Egypte ancienne sur la Grèce, précisément au moment où celle-ci s’éveille, en sa partie asiatique, à la science, à la philosophie ?
- L’Egypte, la Grèce et l’érudition moderne
En ces temps scientifiques où la critique philosophique et historique n’est plus balbutiante, voici ce que des savants, égyptologues, historiens, hellénistes, philosophes, tous des Européens déclarent à la lumière de leurs propres recherches :
– Emile AMELINEAU : « L’on a eu raison d’admirer le génie spéculateur des philosophes grecs en général et de Platon en particulier ; mais cette admiration, que les Grecs méritent sans doute, les prêtres égyptiens la méritent encore mieux et, si nous leur rendons la paternité de ce qu’ils ont inventé, nous ne ferons qu’un acte de justice » [12].
La vérité a été camouflée, et justice n’a pu être rendue à l’Egypte pharaonique, ravalée au contraire au rang de simple « civilisation pratique, pragmatique, empirique, sans aucune aspiration théorique ni cosmologique, bref sans philosophie », – la philosophie étant estimée comme la condition de la vraie science. Donc, pas de vraie science en Egypte. La philosophie et la science sont grecques. Toute l’histoire ancienne dite « classique » a été falsifiée dans ce sens. Il faut par conséquent reconnaître le courage intellectuel de l’égyptologue AMELINEAU, qui se dresse ainsi contre un courant mensonger fort puissant et organisé. Mais la vérité finit toujours par triompher.
– Abel REY : « Encore une fois, l’histoire de la pensée scientifique doit le retenir (le Papyrus Edwin Smith) comme capital. Il éclaire le miracle de la Collection Hippocratique, comme le papyrus de Rhind le miracle de la mathématique grecque » [13].
Il n’y a pas l’équivalent du papyrus chirurgical égyptien dans l’ensemble des civilisations mésopotamiennes où dominent la magie, l’exorcisme, l’hépatoscopie (le foie, même en argile, pris comme une carte du destin !). CTESIAS, médecin et historien grec, né à Cnide (Ve s. avant notre ère), fut médecin d’ARTAXERXES II MNEMON, roi perse achéménide (404-358 av. notre ère). HIPPOCRATE, médecin grec, né dans l’île de Cos (vers 460 – vers 377 av. notre ère), refusa d’aller au secours de l’armée d’ARTAXERXES, alors atteinte d’une grave épidémie, malgré les présents fabuleux reçus du roi perse. Les médecins babyloniens n’avaient pas vraiment une grande renommée.
– Serge SAUNERON : « Les plus célèbres parmi les savants ou les philosophes hellènes ont franchi la mer pour chercher, auprès des prêtres (égyptiens), l’initiation à de nouvelles sciences » [14].
Ces « nouvelles sciences » qui n’existaient pas encore en Grèce sont : la philosophie, les mathématiques, l’enseignement de la vertu, la psychologie, la médecine, l’astronomie, la liturgie codifiée, ritualisée à travers de grands « Rituels » tenus secrets aux non-initiés.
– John CHADWICK : « On tient généralement l’écriture alphabétique pour une invention sémitique (c’est-à-dire phénicienne), mais i’écriture égyptienne ouvrait la voie à ce système, et il n’a été pleinement développé que par les Grecs » [15].
Autrement dit, les Grecs n’ont pas inventé l’écriture, pas même l’alphabet grec qui dérive, vers 800 av. notre ère, de l’écriture phénicienne, issue, elle, de l’écriture égyptienne, ainsi que tout le monde le sait, et DIODORE de Sicile ne s’est donc pas trompé en affirmant que l’écriture grecque est d’origine phénicienne.
– René TATON : « Ils (les Egyptiens) ont ouvert largement la voie à la médecine grecque, qui fut, en somme, celle de l’Occident jusqu’au XVIIe siècle » [16].
On peut arrêter là cette énumération pour ne pas paraître fastidieux. L’important est de noter la convergence des appréciations, des jugements critiques, des conclusions : l’antériorité et la paternité culturelles de l’Egypte pharaonique sont évidentes sur le monde grec, ainsi que le fait avait été reconnu et admis, tout au long de l’histoire hellène, par les Grecs eux-mêmes, depuis HOMERE, l’immortel poète épique. La vérité historique doit être connue, enseignée, écrite. C’est tout.
Ainsi, l’érudition contemporaine (Abel REY, Serge SAUNERON, John CHADWICK, etc.) rejoint sans faille, la tradition grecque antique qui n’était pas elle-même moins érudite. Ainsi, cette Egypte pharaonique, riche en productions littéraires, scientifiques, artistiques, etc., considérée, à juste titre, dans l’Antiquité, et de nos jours également, comme l’un des hauts lieux de la naissance de l’humanisme, de la sagesse et de la philosophie, a dû jouer manifestement un immense rôle civilisateur en Phénicie, Palestine, Israël et en Grèce.
Telle est cette vieille Egypte africaine, tutrice de la Grèce en effet, de THALES à ARISTOTE. Voilà ce qu’il convient maintenant d’étayer par l’examen et l’analyse de documents authentiques, laissés par les Grecs eux-mêmes.
- THALES de Milet et l’Egypte
Milet, cité ionienne de l’Asie Mineure, fut, à partir du VIIIe siècle avant notre ère, un grand foyer de culture grecque et le siège de la première école philosophique hellénique, précisément l’école de Milet, fondée par THALES. Celui-ci, après sa mort, fut remplacé à la tête de l’école par son disciple ANAXIMANDRE. De ce dernier philosophe procéderont HERACLITE, EMPEDOCLE et ANAXAGORE, c’est-à-dire quelques-uns des plus vigoureux penseurs de l’époque présocratique. Disciple et ami d’ANAXIMANDRE, ANAXIMENE succéda à son maître dans la direction de l’école fondée par THALES.
Avec THALES, ANAXIMANDRE et ANAXIMENE, ces antiques « physiciens » (au sens grec du terme), l’école de Milet a donné à la Grèce son tout premier éveil scientifique et philosophique : les mathématiques sont considérées avec raison comme la norme d’une vérité rigoureuse ; la spéculation physique, cosmologique, fondée sur des hypothèses rationnelles (l’eau, l’indéterminé et l’air comme principes premiers et éléments fondamentaux de la matière universelle primitive), prend essor, brillamment ; une ferme croyance à la régularité des phénomènes, à l’existence d’un certain ordre dans le flux constant et perpétuel du devenir, est aussi une idée centrale de l’école de Milet. Tels sont, en gros, les acquis décisifs de la pensée milésienne.
Or la tradition grecque constituée attribue à THALES (dernier tiers du VIIe s. av. notre ère – première moitié du VIe s. av. notre ère), de façon unanime, beaucoup de découvertes déterminantes au plan cosmologique et métaphysique :
– « Il (THALES) plaçait l’eau à l’origine de tout » [17] ;
– « Thalès montra le premier l’âme comme nature toujours mobile ou auto-mobile (autokinèton) » [18] ;
– « Il (THALES) fut le premier à affirmer que les âmes sont immortelles » [19].
Ces idées étaient tout à fait nouvelles en Grèce. Il ne s’agit pas ici de l’eau illimitée, océanique, qui entoure la terre et même le ciel de toutes parts, mais bien de quelque chose d’autre qui n’a rien à avoir avec la tradition homérique. Il s’agit ici de l’archè, de la question même des origines. Dire : « L’origine de tout est eau », c’est transcender le « bon sens », l’opinion commune, la doxa, y compris le divers empirique, pour poser l’unité de ce tout, et croire ainsi à la réalité une de l’Univers. Quant à l’immortalité de l’âme humaine, elle implique une véritable découverte dans l’entourage de THALES où son discours devait paraître paradoxal, car seuls les dieux sont immortels, selon la constance des plus vieilles mythologies grecques.
D’autre part, de façon non moins sûre, la tradition grecque constituée attribue à THALES l’invention de quelques théorèmes de géométrie :
- Le cercle est partagé en deux parties égales par son diamètre. Il s’agit d’une pièce d’axiome où l’intuition a sûrement joué.
- Les angles à la base d’un triangle isocèle sont égaux. La démonstration de ce théorème se trouve dans la 1re partie de la proposition V du Livre I des Eléments d’EUCLIDE (Ille s. av. notre ère) : THALES a-t-il fait une démonstration semblable ? Rien de moins certain.
III. Si deux lignes droites se coupent entre elles, les angles opposés qu’elles forment sont égaux. Pour démontrer cette préposition on retranche une quantité commune de deux quantités égales, – ce qui donne des restes égaux (EUCLIDE, Livre 1, proposition 15).
- L’angle inscrit dans une demi-circonférence est un angle droit. La démonstration s’appuie sur un procédé de composition des quantités, analogue, quant au fond, à celui employé dans les propositions II et III (EUCLIDE, Livre III, première partie de la proposition 31). Il est assez hardi de supposer que THALES a tiré de ce théorème une première notion du lieu géométrique, en remarquant que tous les triangles rectangles construits sur une ligne déterminée comme hypothénuse ont le sommet de l’angle droit sur une circonférence !
- Un triangle se trouve déterminé si sa base et les angles relatifs à cette base sont donnés. THALES devait dé montrer cette proposition par le procédé des fausses suppositions (EUCLIDE, Livre l, proposition 26).
C’est PROCLUS, philosophe néoplatonicien, né à Constantinople (412-485), qui attribue de façon expresse à THALES les théorèmes I , II, III et V, dans son commentaire sur le premier livre d’EUCLIDE : il utilise pour cela une source excellente et relativement ancienne, les Recherches géométriques (Historiai geômetrikai) d’EUDEME de Rhodes dont il ne reste que des fragments peu nombreux.
En géométrie, THALES est surtout célèbre à cause du théorème qui a immortalisé son nom : le fameux théorème des propositions qu’il ne devait d’ailleurs pas connaître sous sa forme générale de nos traités actuels de géométrie élémentaire, car nous n’avons que deux indications, l’une de DIOGENE Laërce, l’autre de PLUTARQUE.
Dans sa vie de THALES, au chapitre VI, DIOGENE Laërce (IIIe s. de notre ère) écrit : « Hiéronyme rapporte qu’il (Thalès) avait mesuré les pyramides, en observant leur ombre au moment où elle est égale à la nôtre (ek tès skiâs paratèrèsanta ote èmîn isomegethès esti) ».
Le passage est assez obscur. Mais si l’observateur est placé au pied de la pyramide au moment où son ombre est égale de celle-ci (ote èmîn isomegethès esti), et connaissant la mesure des ombres et la taille de l’observateur, on peut calculer immédiatement la hauteur de la pyramide.
PLUTARQUE, né à Chéronée (vers 50 – vers 125), membre du collège sacerdotal de Delphes qui voyagea en Egypte, dans le Banquet des Sept Sages, au paragraphe 147 A, rapporte ainsi les paroles d’un étranger du pays du Nil (Neiloksenos) qui est censé parler à THALES : « Il (le roi d’Egypte Amasis de la XXVe dynastie saïte, 570-526 av. notre ère) t’admira pour d’autres raisons, mais il fut surtout ravi de te voir mesurer (la hauteur) de la pyramide sans aucune difficulté, sans l’aide d’aucun instrument, en plantant ton bâton à l’extrémité de l’ombre portée par la pyramide ; car deux triangles ayant été ainsi formés par les rayons tangents (du soleil) tu démontras que le rapport d’une ombre à l’autre était celui de la hauteur de la pyramide à celle du bâton ».
Si donc THALES avait réellement mesuré la hauteur des pyramides d’après leur ombre, – ce qui est fort probable -, c’est néanmoins un Egyptien, un Neiloksenos, un originaire du pays du Nil, certainement mathématicien, qui explique à THALES sa propre découverte, en lui signifiant en même temps l’étonnement du roi d’Egypte Amasis. Cet étonnement de la part d’un non-mathématicien s’explique par le fait que THALES n’employa aucun instrument de mesure, donc aucun calcul mathématique précis. Autrement dit, le théorème qui porte son nom était connu des mathématiciens égyptiens, et c’est précisément un Egyptien qui explique à THALES le calcul impliqué par son procédé (« car deux triangles… »).
En bonne et simple logique, le procédé du Milésien n’était pas entièrement nouveau, et il avait pu l’apprendre des prêtres et géomètres du pays des Pharaons. Comme, au demeurant, tout l’essentiel de la tradition égyptienne : l’eau originelle, l’immortalité de l’âme, la mobilité de l’âme humaine (le ba égyptien est volatile : c’est en quelque sorte l’âme itinérante d’un être vivant), les mathématiques, etc.
De fait, les traditions grecques constituées affirment, sans exception aucune, que THALES, qui « ne suivit les leçons d’aucun maître, sauf en Egypte » (DIOGENE Laërce), fréquenta les prêtres et savants de la Vallée du Nil. Ce passage qui ne dit que la vérité simple et nue : « Il s’instruisit en Egypte sous la direction des prêtres » [20].
Pour HERODOTE, la géométrie, née de l’arpentage, est d’origine égyptienne ; de ce pays d’Egypte cette science mathématique de l’espace et des formes (figures et corps) a passé en Grèce [21]. Bien évidemment par l’intermédiaire de THALES, le premier des géomètres grecs.
Se fiant à une tradition entendue dans son adolescence, SOCRATE apprend à PHEDRE que c’est le dieu égyptien Theuth (Thot), « me disait-on, qui le premier inventa le nombre et le calcul, la géométrie et l’astronomie, sans parler du trictrac et des dés, enfin précisément les lettres de l’écriture » [22].
ARISTOTE, si savant, affirme que les Egyptiens étaient considérés comme les hommes les plus anciens [23], et que l’Egypte était le lieu de naissance et d’éclosion des sciences mathématiques, grâce aux nombreux loi sirs de la classe des prêtres qui pouvaient ainsi se consacrer à la recherche scientifique : « Aussi l’Egypte a-t-elle été le berceau des arts mathématiques » [24].
L’étudiant THALES a dû par conséquent s’initier sérieusement aux sciences mathématiques pharaoniques.
Concrètement, nous résumons ici des faits vérifiables au sujet des mathématiques pharaoniques. Dès l’époque des pyramides, les Egyptiens calculaient correctement l’aire du triangle. L’hekat, avec ses divers sous-multiples, était l’unité fondamentale de mesure des aires. L’aire du rectangle, du triangle et du trapèze était calculée. Les Egyptiens ont comparé avec succès l’aire du cercle et celle du carré : le problème 50 du Papyrus Rhind fait état d’un cercle inscrit dans un carré, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité. Les Egyptiens ont résolu le problème de la capacité des cylindres et des prismes rectangulaires ou parallélépipèdes. Les problèmes 56, 57, 58, 59 et 60 du même Papyrus Rhind ont à faire à la seqed, c’est-à-dire au calcul, ardu, de l’angle d’inclinaison (angle de pente) d’une pyramide déterminé par le rapport de la base horizontale de la pyramide à sa hauteur : les mathématiciens égyptiens savaient calculer la cotangente de cet angle aigu. Ils savaient aussi calculer la surface d’un cercle en fonction de la longueur de son diamètre : l’opération revenait à élever au carré les 8/9 du nombre mesurant la longueur de ce diamètre. Ce qui équivaut à employer une valeur de Π égale à 3,1605 : c’est une bonne approximation. Quant aux Babyloniens, ils calculaient l’aire d’un cercle en fonction de sa circonférence, ce qui donne Π = 3. Le problème du Papyrus de Moscou calcule de façon exacte la surface d’une demi-sphère, et le problème 14 de ce même papyrus le volume d’un tronc de pyramide à base carrée. Bref, les papyrus Rhind et de Moscou contiennent près de 110 problèmes : fractions, algèbre, géométrie, progressions géométriques et arithmétiques, trigonométrie. Il y a matière pour instruire un ignorant en mathématiques. Le titre même du Papyrus Rhind est une aspiration à la Science pure et théorique, en mettant en exergue la toute-puissance du nombre, des mathématiciens. Le mot « preuve » au sens proprement mathématique existe dans le Papyrus Rhind où l’on trouve également, en fin de certains problèmes, l’expression mitt pw (mitt pou, qui signifie : « C’est pareil », « C’est bien cela » (qu’il fallait démontrer, trouver). C’est déjà notre C.Q.F.D, marque évidente d’une prise de conscience de l’autonomie d’un raisonnement.
THALES apprit en Egypte non seulement la géométrie, mais encore la philosophie première : « On pense qu’Homère, de même Thalès, apprit chez les Egyptiens à considérer l’eau comme le principe et la source de toutes choses » [25].
L’important, comme toujours, c’est la mention expresse, à la façon d’une certitude indiscutée, de l’Egypte. D’autres civilisations, en Mésopotamie par exemple, ont certainement pensé aussi que l’eau était à l’origine de toutes choses. Ainsi, la tradition babylonienne présente le monde, avant l’œuvre du démiurge, comme submergé dans un immense abîme : l’eau douce, représentée par Apsu, principe mâle, et la mer, représentée par Tiamat, principe femelle, étaient confondues ensemble. Au demeurant, DAMASCIUS, philosophe grec du VIe siècle de notre ère, cite les « eaux babyloniennes » sous les formes Apason et Tauthe, dans la description qu’il nous donne de la cosmogonie babylonienne [26].
Sans doute aussi, la cosmogonie du Rg-Veda (l’un des monuments littéraires dont se compose le Véda, composé entre les XIVe et Xe siècles avant notre ère), mentionne l’onde comme séjour du germe originel, milieu fécondant : « A l’origine les ténèbres étaient cachées par les ténèbres. Cet univers n’était qu’onde indistincte » [27].
Mais THALES, d’après les textes grecs eux-mêmes, n’eut connaissance que de la cosmogonie pharaonique.
Et de fait, la philosophie de l’école d’Héliopolis (en ancien égyptien Iounou, dans la BibleOn), au Nord-Est du Caire actuel, imagina l’origine du monde dans le Noun, les eaux primordiales, abyssales, d’où tout sort. Antérieur à tout texte le Noun. L’intelligence créatrice, la raison ou le démiurge, Râ, émergera de lui-même du Noun primordial et, par sa propre énergie, il va procéder à la création de l’univers, à la naissance des dieux et du monde. Le principe originel est l’eau, source unique de l’ensemble du monde dans sa diversité empirique. Il s’agit, bien sûr, et d’après les textes, d’organisation, d’évolution, de développement, de devenir : le kheper pharaonique n’est rien d’autre que la philosophie du devenir, le passage du presque rien à l’être plénier.
En quoi ce discours qui pose en essence commune à toute chose et de toute chose ne serait-il pas philosophique ? Il est même assez insolite d’écrire : « La pensée préphilosophique en Egypte » (28), si par « pensée » on entend, comme cela se comprend en philosophie, l’ensemble des phénomènes cognitifs : que l’on songe à la même absurdité conceptuelle avec « la mentalité prélogique » de Lucien LEVY-BRUHL (1857-1939).
VII. SOLON d’Athènes et l’Egypte
Un des Sept Sages de la Grèce, SOLON (vers 640 – vers 558 av. notre ère) était noble d’origine, mais pauvre : il refit sa fortune dans le commerce maritime. Il connaissait par conséquent la nouvelle couche sociale qui demandait la fin du régime aristocratique. Archonte (magistrat chargé des plus hautes fonctions) en 592, SOLON fit d’importantes réformes : abolition de l’esclavage pour dettes, augmentation du nombre des petits propriétaires ruraux, etc.. Sa réforme sociale et politique devait provoquer l’essor d’Athènes. SOLON contribua également au développement économique de l’Attique. Ses réformes et ses œuvres écrites (dont il ne reste aujourd’hui que des fragments) ont joué un rôle important dans la formation de l’idéal qui fut, à partir de CLISTHENE (fin du VIe s. av. notre ère), celui de la démocratie athénienne.
Cet homme d’Etat et écrivain athénien dit lui-même s’être rendu à Saïs, dans le Delta égyptien : « Il avait acquis parmi les gens du pays une grande considération ; et notamment, comme il interrogeait un jour sur les antiquités les prêtres les plus versés en ces matières, il avait découvert que ni lui ni aucun autre Grec ne savait pour ainsi dire à peu près rien sur de tels sujets » [28].
Il est clair, d’après ce texte, que SOLON a fait le voyage d’Egypte pour aller s’instruire auprès des sages égyptiens, sur « les anciens âges » de l’histoire.
SOLON, continue PLATON, « supplia les prêtres de lui exposer pas à pas et en détail tout ce qu’ils savaient de ses concitoyens d’autrefois » [29].
Voici la réponse du prêtre égyptien à SOLON : « C’est donc de tes concitoyens d’il y a neuf mille ans que je vais te révéler brièvement les lois, et de leurs hauts faits, le plus beau qu’ils aient accompli ; pour le détail de tout cela, pas à pas, une autre fois, à loisir, nous le parcourrons, textes en mains » [30].
Texte capital, s’il en fut. Des ouvrages égyptiens sur l’histoire méditerranéenne devaient exister dans les bibliothèques des temples. Lorsque SOLON visite l’Egypte vers 550 av. notre ère, HERODOTE, le Père de l’Histoire, et THUCYDIDE ne sont pas encore nés. La connaissance historique qui suppose des « enquêtes », des « recherches », c’est-à-dire des informations à organiser selon une certaine logique, n’existe donc pas encore en Grèce. C’est ainsi que SOLON n’a pas hésité à s’enquérir auprès des savants égyptiens de Saïs de sa propre histoire ancienne, « d’il y a neuf mille ans ».
Le savant prêtre égyptien instruisit par conséquent SOLON sur l’organisation et l’état social des Grecs d’autrefois. Cependant, l’essentiel se retrouve dans la société pharaonique elle-même, qui comprend l’institution pharaonique (pharaon = roi-dieu), la classe des cadres supérieurs (chefs de l’administration royale et provinciale), chefs de l’armée d’Etat (pharaon ; deux armes : infanteries et charrerie ; police du désert), chefs du clergé (officiants, haut clergé, bas clergé, astronomes, prêtres, musiciennes), la classe des cadres subalternes (fonctionnaires : scribes, ouvriers, artistes), enfin la classe des paysans et cultivateurs.
Chaque « corporation » exerçait son métier séparément, mais Pharaon était l’autorité suprême de tout le territoire national.
Ce même SOLON s’était également informé au sujet de l’Atlandide auprès de ses maîtres égyptiens. SOLON avait traduit en grec, sa langue maternelle, des textes égyptiens se rapportant précisément à l’Atlandide. Ces textes, CRITIAS les avait étudiés, enfant, ainsi qu’il ressort justement du Critias ou l’Atlandide, dialogue de PLATON dans lequel est racontée l’histoire de l’Atlandide : « Ces écrits de Solon (c’est-à-dire ses notes d’étudiant, à Saïs) se trouvaient chez mon grand-père, ils se trouvent encore chez moi à cette heure, et j’en ai fait, étant enfant, une étude minutieuse » [31].
Des découvertes archéologiques faites à Akrotiri, site de l’île Santorin (Cyclades), ont été rapprochées de l’Atlandide, Cité-Etat idéale de PLATON, détruite par les dieux : « Certains aspects des découverte » faites à Santorin concordent parfaitement avec la description donnée par Platon de certaines parties de son Atlandide » [32].
S’il en était vraiment ainsi, la légende de l’Atlandide correspondrait à une réalité historique, à situer à l’Age du Bronze récent : en effet, vers la fin du XVIe siècle avant notre ère, la ville d’Akrotiri fut détruite et l’île entière de Santorin ensevelie sous un épais manteau de cendres volcaniques.
En Egypte, c’est le Nouvel Empire, plus précisément la XVIIIe dynastie (1580-1350 av. notre ère), avec les Thoutmosis et les Aménophis : l’éruption de Santorin qui avait gravement déstabilisé le monde égéen aurait eu sans doute quelque écho en Egypte, et le souvenir de cet événement méditerranéen extraordinaire se perpétua, jusqu’au temps du séjour de SOLON au pays du Nil.
Si jamais SOLON ne s’était pas rendu en Egypte pour s’instruire auprès des prêtres égyptiens, pourquoi PLATON aurait-il cru nécessaire et utile de l’écrire, de l’affirmer, à plusieurs reprises, dans le Timée et le Critias ? Légendes infondées quand PLATON mentionne Saïs, dans le Delta égyptien, et non point Babylone, au bord de l’Euphrate (à 160 Km au Sud-Ouest de la ville actuelle de Bagdad) ? La réponse correcte, parce qu’objective, à ces questions est celle-ci : PLATON ne fait que dire la vérité historique, convaincu de ce qu’il relate. Peu importe aujourd’hui que cela nous plaise ou non. L’essentiel est dans ce que dit PLA TON, de façon si explicite.
VIII. PYTHAGORE de Samos
Samos, île grecque de la mer Egée, située à proximité de l’Asie Mineure, est la patrie de PYTHAGORE (vers 572 – 497 av. notre ère). Le temple d’Héra, déesse du Mariage, épouse de Zeus, à Samos, fut l’un des plus grands de la Grèce.
PYTHAGORE se rendit en Egypte vers 550 ou 540 avant notre ère et y séjourna jusqu’en 525,c’est-à-dire avant la mort de Polycrate, tyran de Samos de 533 à 522, qui le recommanda à Amasis, roi d’Egypte qui régna de 570 à 526 avant notre ère.
Ce philosophe et mathématicien grec doit à l’Egypte : (a) plusieurs détails relatifs à l’organisation de sa secte, le pythagorisme ; (b) la notion de l’immortalité de l’âme humaine ; (c) l’idée de la toute-puissance du nombre, des mathématiques.
(a) cérémonies pythagoriques et égyptiennes
Voici un passage d’HERODOTE qui laisse deviner une certaine influence de l’Egypte sur l’ensemble des conceptions attribuées à la société secrète pythagoricienne : les cérémonies égyptiennes et les pythagoriques sont les mêmes [33].
En réalité, HERODOTE rapproche étroitement les cérémonies orphiques et les pythagoriques des cérémonies égyptiennes. Il met sur le même plan ces trois sortes de cérémonies et va jusqu’à les identifier les unes aux autres. Il y a en effet une identité de rites, de pratiques, de prescriptions ou d’interdits qui, d’après l’historien grec, trahirait une origine commune.
Chronologiquement, l’Egypte est la mère. Cependant, à dire vrai, plusieurs sources diverses ont dû concourir à la formation des mystères et des doctrines de l’orphisme qui est bien né en Grèce : en partie des influences originaires de Thrace, en partie originaires de Crète, où l’orphisme a subi l’apport des doctrines égyptiennes [34].
Il est certain que la société pythagoricienne présente les plus grandes analogies avec les corporations sacerdotales d’Héliopolis, de Memphis, de Thèbes, de Saïs, etc., qui étaient de véritables instituts philosophiques, religieux et scientifiques, voués à la recherche de la Connaissance générale, la Maât. PYTHAGORE devait être frappé par le comportement spirituel des prêtres égyptiens : la tempérance, la discipline austère, la pureté rituelle, le port d’habitats de lin, l’abstinence de certains aliments, la défense de porter dans les temples les vêtements de laine et de se faire ensevelir avec ces vêtements, la circoncision rituelle, etc.
(b) immortalité de l’âme humaine
D’après HERODOTE, qui est nettement affirmatif, les Egyptiens ont été les créateurs de l’idée de survie, matérielle et spirituelle, de ce qu’il d’essentiel et de divin en l’homme. Cette pensée métaphysique et morale pharaonique est au centre même de la recherche égyptologique : les Egyptiens, les premiers, élaborèrent des doctrines relatives à l’au-delà et à la destinée des défunts. Sur ce plan, ils ont réellement fait preuve de réflexion et d’ingéniosité : momification, rituels funéraires imposants, pyramides (tombeaux royaux), temples funéraires, textes sacrés liés à la mort.
Voici le passage même d’HERODOTE : « Les Egyptiens sont aussi les premiers qui aient affirmé que l’âme de l’homme est immortelle (…). Je sais que quelques Grecs ont adopté cette opinion, les uns, plus tôt, les autres plus tard, et qu’ils en font usage, comme si elle leur appartenait. Leurs noms ne me sont point inconnus, mais je les passe sous silence » [35].
Parmi les Grecs qui ont utilisé ces vues égyptiennes sur l’immortalité de l’âme humaine, il y a évidemment PYTHAGORE et ses disciples. Ils donnaient ces vues pour des inventions originales, dues à leur propre réflexion. HERODOTE prononce presque le mot : plagiat grec.
En effet, HERODOTE connaît les noms des Grecs, soit autrefois (proteron), soit récemment (husteron), qui donnent les vues égyptiennes sur l’immortalité de l’âme humaine pour des vues personnelles, originales (ôs idiô eôutôn eonti tôn). Mais HERODOTE ne veut pas noter de façon expresse leurs noms. Il s’agit bien de « plagiat » lorsqu’on ne mentionne pas les sources que l’on copie en revanche telles quelles : le plagiaire est un auteur qui donne comme sien ce qu’il a pris à autrui.
ISOCRATE complète ainsi HERODOTE : « Ayant été en Egypte, et s’étant fait le disciple des Egyptiens, il (Pythagore) apporta le premier chez les Grecs cette philosophie étrangère, et acquit une grande célébrité par l’étude de ce qui concerne les sacrifices et les cérémonies observées dans les temples » [36].
« Philosophie étrangère », pour les Grecs, cette philosophie contenue dans les Textes des Pyramides, le Livre des Morts, le Livre des Sarcophages, et tant d’autres grands Rituels funéraires égyptiens. La mentalité indo-européenne trouve toujours « mystérieux » l’effort pharaonique de compréhension du destin de l’homme après le trépas.
(c) toute-puissance du nombre et des mathématiques
L’idée centrale du système philosophique, mathématique et cosmologique de PYTHAGORE et des premiers pythagoriciens est que tout est nombre, que tout s’explique par le nombre : « Tout est arrangé d’après le nombre » [37].
Connaître revient par conséquent à connaître le nombre, par le calcul, bref par les mathématiques : « Pythagore mesure le monde » [38].
Pour PYTHAGORE, en effet, les vrais principes ne sont pas les éléments matériels, mais ces espèces d’entités mathématiques qui président à leur assemblage et sont, pour ainsi dire, les ordonnatrices souveraines du cosmos : c’est cela l’harmonie universelle [39]. Le philosophe, le moraliste, le savant s’appliquera donc à rechercher les « vertus », les « puissances » des nombres à partir de leur élément générateur, la monade (monas), qui a un caractère divin. La symbolique pythagoricienne, qui est à la fois métaphysique, morale et arithmétique, est née de là, c’est-à-dire de cette conception de la toute-puissance des mathématiques.
Tout se produit dès lors dans le monde selon une espèce de nécessité mathématique : les nombres président aux mutations de la matière qui est essentiellement muable, l’arithmétique nous fait découvrir les lois de l’harmonie dans la musique, dans le mouvement ; la géométrie nous fait découvrir, pareillement, les lois de la composition harmonique dans les divers aspects du monde matériel. Tout est soumis à la mesure, tout s’explique par la mesure. C’est-à-dire, en fin de compte, tout s’explique mathématiquement : le cosmos, la matière cosmique. Ainsi, la science par excellence est la science de la mesure (theos aei geômetrei).
Cet idéal du mathématisme pythagoricien est déjà formulé, tel quel, dans l’Egypte pharaonique, plus de dix siècles avant la naissance de PYTHAGORE.
En effet, vers 1650 avant notre ère, et de façon explicite, un traité scolaire des mathématiques égyptiennes porte ce titre exceptionnel : « Méthode correcte d’investigation de la nature, pour connaître tout ce qui existe, chaque mystère, tous les secrets » (Titre du Papyrus Rhind.
Ainsi, dans l’Egypte ancienne, les mathématiques étaient considérées comme la seule méthode correcte (tep-heseb), parce que rigoureuse, exacte, pour connaître (rekh) au sens plénier du verbe, la nature (khet), la réalité, la matière dans sa constitution intime (netet nebet, « tout ce qui existe »), pour connaître pareillement tous les secrets (seneket nebet).
Cette façon de concevoir les mathématiques et leur rôle dans l’acquisition des connaissances, dans la compréhension de la réalité, dans l’investigation de la nature, est tout à fait extraordinaire. Et ce sera toujours l’idéal mathématique. D’où les nombreuses applications des mathématiques dans l’effort humain de connaître le monde, la matière, la société, la nature humaine elle-même.
Il y a là, palpable, un esprit de rationalisme mathématique. Et la conviction des mathématiciens égyptiens est bien celle-ci : les mathématiques peuvent fournir la clé de l’explication cosmologique (la nature, le monde, tout ce qui existe, tout l’univers et ses mystères, ses énigmes). Pour les Egyptiens, donc, le rôle des mathématiques est de permettre à l’homme de mieux connaître la nature (sa texture intime, ses éléments, leur agencement, les lois de la nature, les mystères) pour mieux se servir d’une telle compréhension, globale et rigoureuse, de la totalité cosmique.
Pratiquement, les Egyptiens ont mesuré le temps (possession de trois calendriers, lunaire, civil et astronomique), divisé la journée en vingt-quatre heures (douze heures pour le jour et douze heures pour la nuit), inventé des horloges à eau ou clepsydres dès le Moyen Empire (environ 1300 av. notre ère), et des horloges à ombre (qui seront améliorées la nuit, la date et l’orientation des temples à bâtir), exploité largement les lois de la mécanique (utilisation de la rotation pour le tour de potier, la forêt et la roue ; utilisation du principe du levier pour le transport des pierres, le soulèvement de lourdes charges, la mise en place de grands blocs de pierre sur un chantier ; la balance à fléau à deux plateaux et le shadouf dérivent aussi du principe du levier). Au IIe millénaire avant notre ère, les Egyptiens avaient relié le bras oriental du delta du Nil aux lacs Amers à travers le Ouadi Toumilat, pour rendre possible la circulation des bateaux entre la mer Rouge et la mer Méditerranée : cet ouvrage hydraulique exigeait, bien évidemment, des connaissances mathématiques, et ce canal (Nil-mer Rouge) avait 45 m de large et 5 m de profondeur, ses berges étant recouvertes de pierres. Vers le milieu du IIIe millénaire avant notre ère, les Egyptiens avaient édifié au Ouadi Geraoui, à quelque 11 km au Sud-Est d’Hélouan (au sud du Caire), un grand barrage, jamais achevé du reste, pour fermer la vallée.
Dans la construction d’édifices (temples, palais, tombeaux, pyramides), les Egyptiens utilisaient le triangle de Pythagore pour la construction de l’angle droit (il est dès lors possible que le savant grec ait appris en Egypte la découverte du théorème des trois carrés qu’on lui attribue). La section d’or ainsi que les nombres de Fibonnaci ont servi à donner une structure harmonieuse aux édifices.
Concrètement, pour faciliter les calculs, les Egyptiens utilisaient des tables dans lesquelles étaient notées la division de 2 par les nombres impairs de 3 jusqu’à 101, de même que la division des mesures de capacité par des nombres impairs : sortes de règles à calculer avant la lettre.
Les Egyptiens distinguaient cinq planètes dont Mars et ils connaissaient la Grande Ourse, le Cygne, Orion, Cassiopée, quelques autres groupements stellaires, enfin des phénomènes célestes comme les éclipses.
Toutes les mesures existaient : unités de longueur, unité de volumes, unités de surface, unités pour les liquides, unités pondérales, toujours avec des subdivisions.
Avant le parchemin (peau d’animal préparée pour l’écriture) et le papier (substances végétales réduites en pâte, pour écrire, imprimer, etc.), la transmission du patrimoine littéraire et scientifique de l’Antiquité se faisait grâce au produit égyptien qu’est le papyrus, inventé au pays des Pharaons dès la plus haute époque, et employé jusqu’au XIe siècle de nôtre ère.
Et l’ordre harmonique de l’univers ? Et la musique, alchimie des vibrations sonores et des intervalles de silence, comme pilier (support vertical) dans l’aspiration et la quête spirituelle de l’homme ? PYTHAGORE doit-il tout cela à l’Egypte pharaonique ? La réponse est affirmative : PYTHAGORE, initié dans les temples égyptiens, a dû être frappé par la musique et les chœurs d’Amon, et, surtout, par le fait que les musiciens et les musiciennes, en Egypte, avaient un statut socio-religieux qui les intégrait dans le monde fermé et secret du clergé pharaonique.
Depuis les temps très anciens, il y avait, en Egypte, toute une panoplie d’instruments de musique : flûtes, harpes, sistres, doubles-flûtes, hochets, crécelles, luths, lyres, tambours, baguettes entrechoquées, cymbales, crotales (grelots), etc.
Pendant toute l’histoire égyptienne, de l’Ancien Empire à la Basse Epoque, on compte d’innombrables musiciens et musiciennes : inspecteurs du chant, inspecteurs des flûtistes, directeurs des choristes, chironomes (musiciens qui indiquaient avec leurs mains la hauteur des sons à chanter), harpistes (souvent aveugles), percussionnistes, professeurs de musique, chanteurs et chanteuses à la Cour, dans les temples lors des cultes (on jouait le sistre surtout au moment du culte d’Hathor). Des documents archéologiques (bas-reliefs, stèles, instruments de musique, statuettes, scènes musicales, papyrus) relatifs au phénomène musical pharaonique abondent dans les musées égyptologiques.
Les chanteurs et chanteuses, les musiciens et musiciennes, les chœurs avec des chefs d’orchestre (responsables de la musique sacrée), tous participaient à certaines cérémonies, à certains cultes religieux, à certains rituels sacrés, de façon effective, par la musique qui avait une fonction rituélique précise. En donnant une impulsion au corps, à la partie matérielle de l’être humain, la musique sacrée égyptienne, grâce aux notes harmoniques des instruments (xylophones, gongs, tambours, etc.), élevait la conscience et l’esprit des assistants qui participaient ainsi à la vie vibratoire cosmique. Les chants, les hymnes, les prières et les litanies produisaient des énergies tout particulières, de même que la grâce des danseuses : le corps aussi bien que l’esprit étaient pour ainsi dire pris en charge, conjointement, pour faire entrer l’homme en lui-même, face à la Totalité du Cosmos.
Le symbolisme pharaonique est partout omniprésent, avec un rituel particulièrement puissant qui implique ordre et géométrie : le nombre précis des musiciennes effectuant également des gestes précis, l’atmosphère même de mystère créée par les visages, les corps, les sons, les mouvements et les couleurs, la symbolique des hiéroglyphes, les divers emblèmes (plafonds astronomiques, étoiles, scènes mythiques, en relation avec l’homme et l’univers), tout cela célébrait les forces créatrices, les énergies cosmiques.
PYTHAGORE pouvait-il, dès lors, ignoré la puissance du rite pharaonique, lui qui passa près de 22 ans en Egypte, auprès des prêtres-maîtres des rituels et des liturgies ?
L’opinion de PLUTARQUE (vers 50 – vers 125), qui voyagea en Egypte, est positive à propos de cette influence des cérémonies égyptiennes sur le rituel pythagoricien : « Je crois, pour ma part, que les pythagoriciens, en appelant Apollon l’Unité, Diane le nombre 2, Minerve le nombre 7, Neptune le premier Cube, ont voulu imiter ce qui se pratique dans les Temples d’Egypte… ».
Certes, PYTHAGORE reste un précurseur génial dans le domaine des théories numériques de la musique, mais le philosophe et mathématicien grec a dû prendre appui sur tout ce qu’il a pu voir au pays des pharaons.
- ANAXAGORE de Clazomènes
ANAXAGORE naquit à Clazomènes, florissante cité de Lydie (Asie Mineure), entre 500 et 497 avant notre ère et mourut à Lampsaque (Asie Mineure) vers 428 avant notre ère, après avoir longtemps séjourné et enseigné à Athènes.
D’après la tradition grecque admise, ce philosophe s’était mis, lui aussi, à l’école de l’Egypte : « Et en effet, à ce que racontent les Grecs, Phérécyde de Syros, Pythagore de Samos, Anaxagore de Clazomènes et Platon d’Athènes se rendirent chez (les Egyptiens) dans l’espoir d’apprendre auprès d’eux la théologie et une science de la nature plus exacte » [40].
Nous possédons 22 fragments, souvent assez brefs, de l’ouvrage cosmologique du philosophe-physicien de Clazomènes.
Pour lui, à l’origine, tous les éléments étaient confondus dans un mélange (migma) universel. Le monde était alors dans un état de complète immobilité. Survint l’intelligence (noos, noûs) qui donna à la matière cosmique l’impulsion première (êrksato o noûs kineîn). Le noûs anaxogorien agit donc comme une force centrifuge qui se propage à travers la masse inerte du chaos primitif. Et, en animant les choses au sein de l’infini, il y créa, et ne cesse de créer encore, l’ordre vivant du cosmos (panta diekosmêse).
Cette idée, fort importante dans l’explication de la naissance du monde, d’une matière initiale immobile et d’une force créatrice, deviendra le centre de la spéculation des philosophes à partir de SOCRATE : c’est la découverte de l’intelligence elle-même, c’est-à-dire d’un principe supérieur sans lequel la nature n’existerait pas.
En effet, le noûs divise les éléments, introduit le mouvement dans le monde, y met la beauté et l’harmonie : « L’esprit mit de l’ordre en toutes choses » [41].
Il joue par conséquent le rôle d’un démiurge. Il organise le monde, la totalité cosmique.
ANAXAGORE, en se rapprochant des prêtres égyptiens pour apprendre « une science de la nature plus exacte », n’est pas le premier à avoir distingué l’esprit et la matière. En Egypte précisément, la matière est spirituelle et l’esprit matériel. C’est le tout est dans tout d’ANAXAGORE : « Il y a en tout une partie de tout » [42].
En Egypte, on le sait déjà, le Noun, l’abîme originel, évoluera par l’action de Râ, le soleil en acte, le soleil réalisé, le soleil visible. Râ, c’est, en toute rigueur exégétique, l’intelligence motrice et organisatrice. Il y a aussi le devenir, Kheper, Khepra, Khepri, un aspect de l’être, comme le Noun, Atoum (Toum), Râ.
Ces concepts pharaoniques de la métaphysique égyptienne ont été traduits par les élèves grecs des Egyptiens sous les noms d’être et de non-être, d’acte et de puissance, de devenir.
Il faut donc prendre au sérieux le passage cité plus haut et qui dit, en suivant une tradition bien établie, indiscutable dans l’Antiquité grecque elle-même, qu’ANAXAGORE s’était rendu en Egypte pour apprendre. Plusieurs siècles avant la naissance d’ANAXAGORE, les Egyptiens avaient déjà affirmé et enseigné qu’il existait un principe supérieur de la nature : Ptah est aussi le symbole de l’œuvre créatrice qui s’effectue, continuellement, à tous les niveaux. Ce qui signifie, en langage moins imagé, qu’il y a un principe premier dans l’univers dont tout provient, que les lois cosmiques et naturelles sont présentes en toutes choses : le divin, le spirituel, le sacré, etc., est partout et dans tout.
- DEMOCRITE d’Abdère
DEMOCRITE naquit à Abdère (aujourd’hui Polistilo), ville de l’ancienne Thrace sur la mer Egée, vers 460 avant notre ère. Il mourut vers l’an 370 avant notre ère, presque centenaire.
Héritier d’une bonne fortune, ce philosophe entreprit de grands voyages d’étude, en Egypte, en Chaldée, en Perse, et peut-être même dans l’Inde, où il fréquenta les gymnosophistes (les ascètes de l’Inde). De retour à Abdère, il s’y fixa, et y passa le reste de sa vie à la recherche désintéressée et au culte de la philosophie (la sagesse).
Combien de temps est-il resté en Egypte ? Quelles sciences l’ont particulièrement intéressé ?
DIODORE de Sicile rapporte que DEMOCRITE séjourna cinq ans en Egypte, s’initiant à l’astrologie [43].
D’autres auteurs, Démétrius et Antisthène par exemple, affirment que DEMOCRITE apprit la géométrie auprès des prêtres égyptiens : « Démétrius et Antisthène disent, le premier dans les « Homonymies », le second dans les « Successions », que celui-ci (Démocrite) quitta son pays et qu’il se rendit en Egypte auprès des prêtres pour apprendre la géométrie, en Perse auprès des Chaldéens et qu’il se rendit vers la mer Rouge » [44].
Ce philosophe grec alla même jusqu’aux Indes : « Démocrite d’Abdère, fils de Damasippe, s’étant entretenu avec de nombreux gymnosophistes aux Indes et avec les prêtres en Egypte, ainsi qu’avec les astrologues et les mages à Babylone » [45].
En ce qui concerne l’Egypte, DEMOCRITE y passa donc cinq ans, étudiant « l’astrologie », c’est-à-dire, ici, les doctrines et mystères égyptiens, et la géométrie.
Ce que DEMOCRITE lui-même semble confirmer dans un fragment, souvent tenu pour apocryphe : « J’ai entendu les discours de beaucoup d’hommes instruits, personne encore ne m’a surpassé dans la construction de figures au moyen de lignes, accompagnées de preuves, pas même les harpedonaptes égyptiens, comme on les appelle » [46].
Authentique ou non, ce fragment suppose des rapports de DEMOCRITE avec l’Egypte. Le philosophe grec parcourut par conséquent « la plus grande partie de la terre », étudiant les plus hautes questions auprès des prêtres égyptiens (pendant cinq ans), auprès des ascètes de l’Inde, et des astrologues et mages de Babylone en Chaldée.
Voilà pourquoi DEMOCRITE, esprit véritablement encyclopédique, fut appelé, dès l’Antiquité, « l’Aristote du Ve siècle ». Ses ouvrages forment en effet une sorte d’encyclopédie des sciences de son temps : 61 traités ou recueils de notes, 52 ouvrages répartis en 13 tétralogies, et 9 ouvrages non classés (d’après le grammairien THRASYLLE, qui vivait à la cour de Tibère, au 1er siècle de notre ère). Il y a des ouvrages sur la Morale, sur la Physique, des ouvrages de Psychologie et de Logique, des ouvrages mathématiques, astronomiques, médicaux, techniques (sur l’agriculture, la peinture, la tactique, les combats à armes lourdes, oplomachikon), des ouvrages relatifs à la musique (sur les rythmes et l’harmonie, sur le langage correct et les dialectes, etc.).
D’après DIOGENE Laërce, DEMOCRITE aurait même laissé un écrit sur les hiéroglyphes de Méroé.
De cette impressionnante œuvre démocritéenne, il ne nous est parvenu que 300 fragments environ, dont plus de 260 sont de simples réflexions morales. Tout le reste a péri. La reconstitution du système de DEMOCRITE se fait par conséquent à partir de rares citations et des renseignements fournis par les doxographes.
L’explication du monde et de la vie dans le système de DEMOCRITE est purement matérialiste : tout se ramène en effet à un processus exclusivement mécanique de composition entre éléments essentiellement homogènes, quoique de formes radicalement différentes et irréductibles précisément les atomes (atomoi), corpuscules matériels en nombre infini, éternels, immuables, étendus mais insécables, indivisibles.
Il n’y a rien de tel dans la cosmologie égyptienne. Le système de l’atomisme semble propre à DEMOCRITE et à son maître grec LEUCIPPE, le fondateur de l’école atomistique d’Abdère. A moins de penser à quelque influence des savants de l’Inde antique.
Toutefois, un fait mérite d’être souligné. Habituellement, les rayons solaires, dans l’Egypte pharaonique, sont représentés sous forme de lignes droites, divergeant à partir du soleil pour offrir la vie. On peut dire que cette représentation conçoit la lumière comme un phénomène continu, linéaire (Cf. les reliefs de l’époque d’el-Amarna, par exemple). Or, au temple de Dendéra, les caissons du plafond qui sont ornés de figurations astronomiques, montrent la déesse Nout (l’océan céleste), avalant le soleil nocturne (disque solaire sans rayons), et mettant au monde le soleil diurne qui illumine Dendéra. Ce soleil diurne est curieusement représenté : de petits morceaux d’éléments emboîtés les uns dans les autres forment chaque rayon solaire. On aurait là une représentation corpusculaire de la lumière du soleil. Ces figurations astronomiques relèvent de la tradition égyptienne, et non point du monde gréco-romain.
- PLATON d’Athènes
PLATON, né à Athènes (428/427 348/347 av. notre ère), s’était rendu en Egypte, pour s’instruire auprès des prêtres de ce pays africain [47].
Il étudia en Egypte vers 400 av. notre ère, c’est-à-dire, chronologiquement, plusieurs années avant la fondation, en 387 av. notre ère, par le disciple de SOCRATE, d’une école philosophique : l’Académie. D’après STRABON (vers 58 av. notre ère entre 21 et 25 de notre ère), le philosophe grec fréquenta les prêtres égyptiens pendant treize ans [48].
Un grand connaisseur moderne de PLATON, membre de l’Institut, a écrit : « En Egypte, ce fut Héliopolis surtout qui l’attira. Là existait un collège de prêtres renommés pour leur pratique traditionnelle de l’astronomie » [49].
Et cette constatation d’un égyptologue : « Platon lui-même a pris en Egypte certains points de son système fameux, sans compter d’autres philosophes grecs tout aussi célèbre » [50].
De fait, dans le Phèdre, le Timée, le Critias, les Lois, la République, etc., PLATON mentionne l’Egypte pharaonique, souvent sur des questions décisives.
Prenons un seul cas pour faire court : l’éducation des jeunes, problème important, de tout temps.
Le modèle éducationnel égyptien avait une excellente législation, pour enseigner la vertu, la perfection : « Clinias : De quelle façon dis-tu que la question a été en Egypte réglée législativement ? – L’Athénien : Rien que de l’apprendre, on est émerveillé ! » [51].
Au sujet de l’enseignement de la gymnastique, de la danse, de la musique, du chant, des jeux enfantins dont l’importance sociale est évidente, quels principes convenables trouver et appliquer pour « les enfants de chez nous », Athénien ? La réponse de l’Athénien, c’est-à-dire de PLATON lui-même à Clinias : « Or, y a-t-il parmi nous quelqu’un qui ait, pour atteindre pareil résultat, meilleur procédé que celui des Egyptiens ? » [52].
La réponse est que non. Le modèle égyptien est le meilleur. C’est lui qu’il faut adopter pour l’éducation physique, morale et intellectuelle de la jeunesse athénienne.
Ces matières étaient enseignées en Egypte : la musique, le chant, la gymnastique, le jeu collectif, la danse. Il est difficile d’exercer ces métiers sans apprentissage. De fait, à l’Ancien Empire, plus de 20 siècles avant la naissance de PLATON, KHOUFOUANKH était chanteur-chef des chanteurs du Pharaon et inspecteur des flûtistes. HEMRE, elle, était inspectrice générale de la musique, favorite du roi et responsable des activités musicales du harem royal. ITI, chanteuse, enseignait son métier. La tradition se poursuivra jusqu’à la fin de l’histoire nationale pharaonique.
Au demeurant, PLATON tente d’expliquer pourquoi la tradition esthétique pharaonique fut si forte, si pérenne pourrait-on dire : « Les mélodies qui se sont conservées pendant ce long laps de temps ont été l’œuvre de la déesse Isis » [53].
XII. ARISTOTE de Stagire
Né à Stagire (Macédoine), ARISTOTE (384-322 av. notre ère), précepteur d’Alexandre le Grand (356-323 av. notre ère), fondateur de l’école péripatéticienne, semble avoir voyagé au pays des Egyptiens, que l’on considère comme les hommes les plus anciens : leur terre est manifestement une création, et l’œuvre du fleuve : « C’est évident quand on regarde autour de soi dans ce pays » [54].
Il ne s’agit pas ici d’un rappel de la célèbre formule d’HERODOTE, « L’Egypte don du fleuve » (Hist., II, 5), – ce qu’ARISTOTE sait évoquer d’ailleurs lorsqu’il le faut (Météor,I 14,351 b, 29-30). Il est ici question d’un constat direct, oculaire, par ARISTOTE lui-même, en Egypte même : signifie en effet : « percevoir par l’organe de la vue », « regarder avec attention », « inspecter », « être témoin de », « regarder autour de soi ».
Mais le plus important, c’est que le Stagirite, au savoir encyclopédique, étant l’autel de Niouserrê (Ve dynastie) était au courant des connaissances égyptiennes relatives à l’astronomie. Il se réfère à l’astronomie égyptienne dans les Météorologiques, seul traité d’ARISTOTE qui aborde à la fois des domaines aussi variés que l’astronomie, la géographie, la physique, la géométrie, l’optique, la géologie, la sismologie, la volcanologie, la chimie, la prévision du temps. Ce traité aristotélicien est par conséquent un document exceptionnel. Et c’est précisément dans un tel document qu’il se confie à l’autorité scientifique égyptienne.
En effet, à propos des comètes, ANAXAGORE et DEMOCRITE affirmaient que les comètes sont une conjonction de planètes. Quant aux Pythagoriciens de la Grande Grèce, ils disaient qu’une comète est une planète qui n’est visible qu’à de longs intervalles. L’explication d’HIPPOCRATE de Chios, géomètre du Ve siècle, et de son disciple ESCHYLE, le mathématicien, était voisine de celle des Pythagoriciens, avec la seule différence que, pour eux, la queue (la chevelure) n’est pas une partie de la comète [55].
ARISTOTE réfutait toutes ces explications qui comportaient des impossibilités :
- Tout d’abord, la comète n’est pas l’une des planètes.
- La queue appartient à la comète.
- Enfin, la comète n’est pas non plus une conjonction de planètes.
Quelle autorité scientifique évoquer pour se faire comprendre ? Quelle confirmation rechercher pour trancher le débat dans un sens correct, scientifique, conforme à la vérité astronomique ?
Le Stagirite recourt pour ainsi dire spontanément aux dépositions des astronomes égyptiens comme à une source sûre : la comète n’est pas une planète, encore moins une conjonction de planètes, et la queue appartient bien à la comète elle-même : « Le fait doit être considéré comme acquis, non seulement sur la foi des Egyptiens, qui eux aussi sont affirmatifs, mais encore parce que nous l’avons observé nous-même ; une étoile de la constellation du Chien, l’une de celles sur la hanche, avait une queue, peu distincte à vrai dire » [56].
ARISTOTE sait de quoi il parle : les Egyptiens sont affirmatifs, dans leurs documents astronomiques, connus du philosophe grec, que la comète a une queue, et que cet astre du système solaire d’aspect diffus n’est pas dû à une conjonction de planètes. Le Grand Chien, constellation de l’hémisphère austral, possède l’étoile la plus brillante du ciel, Sirius, bien connu des Egyptiens qui s’en servaient pour leur calendrier astronomique. Lorsque ARISTOTE évoque l’autorité scientifique des Egyptiens sur laquelle il s’appuie contre ses propres concitoyens, il faut le prendre au sérieux. En effet, les astronomes égyptiens avaient noté, sous Thoutmosis III (1504-1450 av. notre ère), l’apparition d’un corps céleste étincelant, venant du ciel du sud, probablement la comète de Halley, qui est l’une des plus célèbres comètes périodiques.
Contre ANAXAGORE et DEMOCRITE, ARISTOTE affirmait que les comètes ne sont pas le résultat d’une conjonction de planètes. Toujours, le Stagirite s’appuie sur l’autorité scientifique égyptienne : « De plus les Egyptiens eux aussi disent qu’il y a des conjonctions de planètes, soit avec d’autres planètes, soit avec des étoiles fixes, et pour notre part nous avons vu deux fois la planète Jupiter entrer en conjonction avec l’une des étoiles des Gémeaux et la cacher, sans qu’il y ait production de comète » [57].
Parlant des astres, de leur nature, leur transport circulaire, leur substance et leur configuration, leur ordre et leur harmonie, ARISTOTE parvient à deux apories essentielles que celui qui, « assoiffé du désir de savoir » (ei tis dià to philosophias dipsên), est heureux d’éclairer, même faiblement. Et ARISTOTE d’expliquer les occultations, non rares il est vrai, de Mars par la Lune.
La même chose est vraie, affirme ARISTOTE, des autres astres, « aux dires de ceux qui, autrefois, et depuis un très grand nombre d’années, se sont livrés à des observations, les Egyptiens et les Babyloniens, de qui nous tenons, sur chacun des astres, beaucoup d’indications dignes de foi » [58].
Il est évident qu’ARISTOTE avait eu connaissance, d’une manière ou d’une autre, de la documentation astronomique accumulée des siècles auparavant par les Egyptiens et les Babyloniens. Pourquoi nierait-on catégoriquement ces déclarations non ambiguës du philosophe grec ? Pourquoi soutiendrait-on fermement qu’il ment, qu’il ne dit pas la vérité ? Et nos récusations modernes sans preuve aucune sont-elles plus véridiques que le témoignage d’ARISTOTE lui-même ? Certes, l’on peut apporter des nuances, avec des « peut-être », des « sans doute », etc., mais il est malhonnête, croyons-nous, de réfuter purement et simplement les dépositions d’ARISTOTE sur des questions scientifiques aussi délicates, aussi précises.
De fait, les anciens Egyptiens, d’après les textes et les scènes astronomiques de la clepsydre de Karnak par exemple (fin de la XVIIIe dynastie : Aménophis III, 1417-1319 av. notre ère), connaissaient les phénomènes et corps célestes : à la partie centrale du registre médian, sont représentées des constellations de l’hémisphère boréal (la Grande Ourse, etc.) ; au troisième registre, Isis-Sothis est précédée par la constellation d’Orion ; derrière Isis-Sothis, apparaissent les planètes Jupiter et Saturne. Un peu plus loin, le nom de la planète Mercure est mentionné, puis, sous l’aspect du phénix, Vénus. Vient ensuite l’énumération des décans, c’est-à-dire des génies préposés aux trente-six régions célestes. Le décor de cette clepsydre royale fut ? recopiée par Ramsès II (1301-1235 av. notre ère) au Ramesseum (temple jubilaire du Pharaon à Thèbes). Il est aussi question d’année sothiatique avec ces documents (coïncidence de l’année fixe et de l’année vague, des calendriers civil et agraire). Les autels solaires sont des monuments attestés dès l’Ancien Empire, le plus célèbre se situe vers 2500 av. notre ère) : les côtés de ces autels correspondent aux quatre points cardinaux. Les Egyptiens avaient trouvé, du moins en partie, l’explication scientifique de la lumière lunaire d’après un texte ptolémaïque : « (dieu-lune) lumière de la nuit, image de l’œil gauche d’Amon, qui se lève à l’Orient pendant qu’Aton (le soleil) est dans l’Occident. Thèbes est inondée de leur éclat car l’œil gauche(la lune) reçoit la lumière de l’œil droit (le soleil)… ». Dans l’Egypte ancienne, toute fondation de temple partait d’observations célestes, nécessairement : étoile sâr, étoile polaire, bras d’Orion, étoile Orion (constellation visible à l’œil nu grâce à ses étoiles brillantes), étoile qui suit Sirius (est-ce Sirius B ?). Des tables astronomiques ont existé : on notait sur elles les durées du jour et de la nuit aux différents moments de l’année. Les rencontres du soleil et de la lune, c’est-à-dire les éclipses, étaient connues des anciens Egyptiens. Ils avaient par ailleurs établi la différence entre les planètes (« les astres qui ignorent le repos ») et les étoiles fixes.
Le ciel si lumineux d’Egypte, la nuit, permettait assurément aux prêtres-astronomes des observations renouvelées au cours des siècles. ARISTOTE en convient : « Certains astres visibles en Egypte ou dans le voisinage de Chypre sont invisibles dans les régions septentrionales » [59].
Ainsi, les Egyptiens, scrutant sans cesse le ciel et sa mécanique, ont accumulé des connaissances pendant plusieurs siècles : l’égyptologie n’a peut-être pas encore tout découvert, sans compter les pillages et les destructions.
XIII. TELECLES et THEODOROS,sculpteurs
DIODORE de Sicile, historien grec, né à Agyrion (1er siècle av. notre ère), auteur d’une histoire universelle des origines (à 58 av. notre ère), la Bibliothèque historique, a écrit : « Les sculpteurs les plus célèbres de l’Antiquité, Téléclès et Théodoros, fils de Rhoecos, auteurs de la statue de l’Apollon Pythien à Samos, ont visité l’Egypte (…). Cette façon de sculpter n’était toutefois pas du tout utilisée chez les Grecs ; les Egyptiens en revanche l’ont portée à un haut degré de perfection. En effet, ils n’évaluent pas à l’œil, comme les Grecs, les proportions des statues, mais, après avoir dégrossi le bloc de pierre, ils déterminent aussitôt les proportions qui s’imposent pour chaque partie de la statue, de la plus petite à la plus grande. On divisait la hauteur totale du corps en 21 parties et 1/4, à partir desquelles on fixait les proportions de chaque membre » [60].
Ce texte est capital : il fait état du canon de proportions des artistes égyptiens.
Pour représenter l’être humain, debout ou assis, l’axe fondamental était une ligne droite perpendiculaire à la ligne du sol. Depuis la 1re dynastie (vers 3000 av. notre ère), cet axe était divisé, dans les cas des figures debout, en 6 sections dont l’unité de base était le mesure du poing. Grâce à d’autres lignes horizontales tracées au travers des 6 repères, au niveau des genoux, des fesses, des coudes, des aisselles ainsi que des épaules et au niveau du départ des cheveux, les Egyptiens avaient ainsi établi, mathématiquement, les proportions d’une figure humaine en hauteur, avec précision, et ce jusqu’à la XXVe dynastie (713-659 av. notre ère). On obtenait ainsi un quadrillage régulier.
A la fin de la XXVe dynastie, la longueur totale de l’être humain fut divisé en 21 carrés et 1/4 au lieu de 18, c’est-à-dire qu’on comptait déjà 21 carrés rien que jusqu’à la racine du nez.
Il est tout de même extraordinaire que DIODORE de Sicile cite la mesure exacte du canon de la Basse Epoque (713-332 av. notre ère), pour la figuration sculpturale de l’être humain debout. Pouvait-il seulement imaginer une telle mesure ? A-t-il simplement rêvé ? Est-ce pur hasard, coïncidence des plus fortuites ? Que non, assurément ! Son texte, exact, précis, montre combien les sculpteurs grecs de l’époque archaïque se sont étroitement inspirés des modèles égyptiens, en Egypte même, comme ce fut le cas des « célèbres sculpteurs » mentionnés par l’historien grec, qui séjourna en Egypte effectivement, et visita tout particulièrement le « tombeau d’Osymandias », – le nom altéré de Ouser-Mût-Rê, « Puissante-est-la-Force-agissante-du-Soleil », nom de couronnement de Ramsès II (1301-1235 av. notre ère).
Au plan chronologique, la « Basse Epoque » de l’histoire égyptienne contient tout entièrement l’« Epoque archaïque » de la Grèce, où, vers 650 av. notre ère, la forme du kouros, « Apollon », fait son apparition, et vers 600 av. notre ère, apparaît la construction en pierre des premiers temples, de même que la philosophie, vers cette même période, en Ionie, particulièrement à Milet, avec THALES (fin VIIe s. – début VIe s. av. notre ère).
L’Egypte pharaonique avait inventé la sculpture, la construction monumentale en pierre taillée, la philosophie, l’écriture, la géométrie, le calendrier, les mathématiques, le papyrus, l’immortalité de l’âme humaine, la théologie, le rituel liturgique, la momification, la circoncision, l’architecture monumentale, l’astronomie, la mythologie agraire, l’organisation socio-politique et économique, l’hygiène, la médecine, la chirurgie, la poésie, la danse et la musique, le cadastre, la loi de l’Etat, la justice, le droit, etc., etc., plus de vingt siècles avant la naissance de la Grèce à une civilisation véritable écrite.
Au pays des Pharaons, l’élaboration de l’écriture a lieu vers 3500 av. notre ère, tandis que les Grecs empruntent l’alphabet phénicien vers 800 av. notre ère.
Les premières inscriptions dites « Textes des Pyramides » apparaissent avec le roi Ounas (2310-2290 av. notre ère), tandis qu’HOMERE qu’HERODOTE considère non sans raison comme un Grec d’Asie Mineure, ne naîtra que vers 850 av. notre ère, c’est-à-dire bien après l’éclat de la littérature égyptienne : Lamentations d’Ipouer, Dialogue d’un désespéré avec son âme, Enseignement de Khéti, Conte de l’Oasien, entre 2134 à environ 2040 av. notre ère ; Sinouhé, Le Naufragé, au temps de Sésostris ler (1971/62 – 1926 av. notre ère), etc.
La politique, l’art et la philosophie ne sont pas choses étrangères au pays des Pharaons où une vaste cosmogonie vivante maintenait l’identité nationale et culturelle. L’éveil intellectuel, scientifique, politique, littéraire et artistique de la Grèce, – ce qu’on a appelé « le miracle grec », – ne s’est produit, il faut en convenir en toute objectivité, que lorsque les Grecs d’Asie Mineure ont établi des contacts permanents, commerciaux et culturels, avec l’Egypte pharaonique, déjà épuisée.
L’admiration même de tous les savants grecs, dans l’Antiquité, pour l’Egypte pharaonique, berceau des sciences (mathématiques, géométrie, astronomie, médecine), de la philosophie, des beaux-arts et des lettres, de l’architecture monumentale en pierre taillée (pyramide à degrés du roi Djoser à Saqqara, vers 2600 av. notre ère), correspond à une réalité, à des faits précis, laissés par les Grecs eux-mêmes. Que les Grecs aient « dépassé », « surpassé » leurs maîtres égyptiens, – ce qui n’est pas non plus certain : il n’y a pas d’équivalent de la pyramide en Grèce -, quoi de plus normal et même de plus heureux : l’humanité progresse ainsi. La Renaissance et les Temps modernes, héritiers de l’humanisme grec, n’ont-ils pas « dépassé », « surpassé » la Grèce antique ?
Pour nous, le seul vrai problème intéressant réside dans le fait historique, attesté, bien établi, que les Grecs ont puisé franchement et largement dans l’héritage pharaonique, pour agir et se construire eux-mêmes par la suite, en toute indépendance d’esprit, déployant ainsi leur propre génie créateur qui a tant apporté également à l’humanité. Reconnaître l’immense « dette » de la Grèce vis-à-vis de l’Egypte pharaonique, revient aussi à admirer le génie créateur des Grecs, qui ne furent jamais des élèves passifs, inhibés, improductifs. Au demeurant, la meilleure éducation est précisément celle qui libère les esprits, les pousse à plus de créativité : ARISTOTE, élève de PLATON, est l’exemple de l’étudiant qui a su tirer le maximum de l’enseignement du maître pour manifester librement sa propre créativité, enrichissant ainsi le patrimoine commun. La sclérose, l’imitation, sont proches de l’aliénation et de la servitude intellectuelle.
C’est le grand tort de l’« érudition » moderne d’avoir biffé d’un trait le rôle civilisateur de l’Egypte, qui fut réel, permanent, durable et profond, vis-à-vis de la Grèce antique. L’histoire, ainsi escamotée à cause de toutes sortes de comportements intellectuels partiaux et partiels, doit par conséquent être revisée, dans le sens de la vérité relative de cette science humaine. Le commerce intellectuel, culturel, scientifique a toujours existé dans l’histoire des peuples, dans l’Antiquité comme de nos jours : on prend là où c’est meilleur et supérieur pour s’inventer soi-même, et contribuer ainsi, réellement, à l’effort collectif de l’humanité pour son progrès.
Par-delà les querelles académiques, si peu intéressantes, sur le plagiat ou non des Grecs par rapport à l’héritage pharaonique, ce qui préoccupait fondamentalement l’esprit et le cœur de CHEIKH ANTA DIOP, le maître, si généreux, si merveilleux, si puissant, c’était, je crois, le rétablissement du fait historique, le plus correctement et le plus objectivement possible. Les Grecs eux-mêmes disent avoir appris en Egypte, et avoir beaucoup reçu de l’Egypte, en particulier toutes ces nouvelles sciences et toutes ces philosophies étranges : la géométrie, l’astronomie, les mathématiques, la théologie, l’immortalité de l’âme humaine, la philosophie, la morale, la sagesse.
CHEIKH ANTA DIOP, dès lors, ne dit que la stricte vérité historique, contre le faux-savoir et les faux-semblants de tous ceux qui, victimes de préjugés tenaces, considèrent les Grecs de l’Antiquité comme nés du néant, sans apports de l’extérieur, pharaonique, chaldéen, indien, phénicien, etc. Emprunter sagement pour inventer en s’appuyant sur sa propre initiative, voilà qui fait la renaissance ou le miracle culturel des peuples actifs, créateurs, capables d’imaginer des solutions originales et meilleures dans n’importe quel domaine : philosophie, sciences, arts, politique, commerce.
Aujourd’hui, c’est l’Afrique qui reçoit des héritiers occidentaux de la Grèce antique la philosophie critique et les interrogations contemporaines, les sciences physico-chimiques, la médecine et l’hygiène modernes, les technologies, le système étatique de la formation et de l’éducation, l’organisation de la vie politique, du commerce, de la communication, de l’entreprise, de la culture, le droit, la mode, l’idéologie, la distraction (les vacances, les jeux, les loisirs), la cuisine urbaine des élites, le comportement individualistes, etc. C’est, précaire, ni blâmable ni compromettant, à condition que l’Afrique et les Africains fassent lucidement leurs choix propres et qu’ils n’y laissent pas leur âme.
Voilà pourquoi en effet la question de l’identité culturelle des peuples africains est vraiment vitale. Ces sociétés africaines vivantes, aujourd’hui, endettées, mal nourries, mal famées, en quête journalière d’aumône et d’assistance, recèlent pourtant des richesses et des valeurs sociales, morales, intellectuelles, artistiques et culturelles que n’ont plus tout à fait les sociétés industrielles forcenées et marchandes, avec tous leurs droits de l’homme, leur sécurité sociale, leur maîtrise et domination de la planète : « Ainsi les hommes au ventre creux, qui ont livré depuis des siècles les matières premières dont se sont enrichis l’Occident et le Nord, conservent-ils encore, au fond du dénuement, un trésor de symboles propres à expliquer et à commander la vie » [61].
C’est un célèbre sociologue suisse qui écrit, en 1988, – première année de la Décennie Mondiale du Développement Culturel. Cela, cette puissance culturelle et humaine négro-africaine multimillénaire, CHEIKH ANTA DIOP, qui savait frapper ses mots, l’a appelée « l’optimisme foncier africain », et, peut-être, si nous le voulons, cet optimisme africain presque inné, visible dès l’Egypte pharaonique, imprégnera, par le rythme et l’action vivifiante, le monde cicatrisé et désolidarisé dans lequel nous vivons et travaillons en cette fin du XXe siècle.
Indications bibliographiques
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Diop, C.A., Toute l’œuvre, depuis 1948. Se référer aussi au Numéro Spécial de la revue « Ethiopiques. Revue trimestrielle de culture négro-africaine » (Dakar), nouvelle série, 2e trim. 1987, vol. IV, n° 12 : Hommages à Cheikh Anta Diop, préface de L.S. Senghor, études de Th. Obenga, Djibril Samb, Babacar Diop, Mboka Kiese, B. Kotchy, Cheikh Tidiane Ndiaye.
Faure, J.-A., L’Egypte et les Présocratiques, Paris, Stock, 1923 ; bibliographie, p. 5-8.
Finley, M.I., Les premiers temps de la Grèce : l’âge du bronze et l’époque archaïque, trad. de l’anglais par Fr. Hartog, Paris, Flammarion, 1980. Collect. : « Champ Historique ».
Guisse, Y.M., Pensée égyptienne et philosophie grecque : Transfert et plagiat. Critique à Cheikh Anta Diop, in « Ethiopiques. Revue trimestrielle de culture négro-africaine », nouvelle série, 3e trim. 1985, vol. III, n° 3, p. 88-100.
Legrand, G., La pensée des Présocratiques, Paris, Bordas, 1970 ; bibliographie, p. 21-22. Collect. : « Pour connaître la Pensée », dirigée par Georges Pascal.
Mubabinge Bilolo, Les cosmo-théologies philosophiques de l’Egypte antique. Problématique. Prémisses herméneutiques et Problèmes majeurs, Kinshasa, Publications Universitaires Africaines, 1986 ; bibliographie, p. 239-274.
Neugebauer, O., The exact Sciences in Antiquity, New York, Dover Publications, 2e édit., 1969.
Posener, G., Dictionnaire de la civilisation égyptienne, Fernand Hazan, 1959, avec la collaboration de Serge Sauneron et Jean Yoyotte.
Serti ma, I. van, Blacks in Science : Ancient and Modern, New Brunswick (U.S.A.), Transaction Books, 4e édit., 1984
Sow, Mame, Notes sur la notion de plagiat dans l’Antiquité grecque à propos de « Civilisation ou Barbarie », in « Revue Sénégalaise de Philosophie » (Dakar), n° 2, juillet-décembre 1982, p. 131-135.
Towa, M., L’idée d’une philosophie négro-africaine, Yaoundé, Editions CLE, 1979.
Vernant, J.-P., Les origines de la pensée grecque, Paris, P.U.F., 1962 ; bibliographie à la fin de certains chapitres. Collect. : « Mythes et Religions », dirigée par Georges Dumézil
[1] Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker, II , B 16 :
[2] Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, III, 8 :
[3] Diodore de Sicile, III, II.
[4] Hérodote, Histoires. Livre II. Euterpe, II, 104 :
[5] Le peuplement de l’Egypte ancienne et le déchiffrement de l’écriture méroïtique, Actes du colloque tenu au Caire, 28 janvier – 3 février 1974, Paris, Unesco, 1978. En réalité, c’est la langue qui est véhiculée par l’écriture méroïtique qui n’est pas encore déchiffrée.
[6] Pierre Salmon, La politique égyptienne d’Athènes (VI- et V- siècles avant J.c.), Bruxelles, Palais des Académies, 1965.
[7] Le Livre des Morts des anciens Egyptiens par P. Barguet ; Rituel funéraire de l’ancienne Egypte par J.-c. Goyon ; Hymnes et prières de l’Egypte ancienne par A. Barucq et Fr. Daumas ; La Littérature historique sous l’Ancien Empire égyptien par A. Roccati ; Les Textes des Sarcophages égyptiens du Moyen Empire par P. Barguet ; Les Lettres d’El Amarnapar William L. Moran, trad. française de Dominique Collon et Henri Cazelles. Voir aussi : Textes sacrés et textes profanes de l’ancienne Egypte par Claire La louette (Paris, Gallimard, vol. l, 1984 ; vol. II, 1987).
[8] J.H. Breasted, The Philosophy of a Memphite Priest, in « ZAS », t. 39, 1901, p. 39.
[9] J.A. Wilson, L’Egypte, Vie et mort d’une civilisation, Paris, Arthaud, 1961, p. 60.
[10] Fr. Daumas, Naissance de l’humanisme dans l’Egypte ancienne, in « Oriens Antiquus », Rome 1962, pp. 155-184.
[11] E. Hronung, L’Egypte, la philosophie avant les Grecs, in « Les Etudes Philosophiques », Paris, n° 2-3, 1987, pp. 113-125 ; pour la citation, p. 125.
[12] E. Amélineau, Prolégomènes à l’étude de la religion égyptienne, Paris, Leroux, 1916, p.219.
[13] A. Rey, La science dans l’Antiquité. I. – La science orientale avant les Grecs, Paris, Editions Albin Michel, 1942, p. 324.
[14] S. Sauneron, Les prêtres de l’ancienne Egypte, Paris, Edition du Seuil, 1957, p. 111.
[15] J. Chadwick, Le déchiffrement du linéaire B. Aux origines de la langue grecque, Paris, Gallimard, 1972, pp. 70-71 (édition anglaise 1958).
[16] R. Taton, éditeur, La science antique et médiévale, Paris, P.U.F., 1957, p. 71.
[17] Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker, B. 13 :
[18] Diels, A. 22.
[19] D’après le poète Choïritos, cité par Diogène Laërce.
[20] Diels, I, A3 ; I, A II
[21] Hérodote. II 109
[22] Platon, Phèdre, 274 c d
[23] Aristote, Météorologiques, I, 14,352
[24] Aristote, Métaphysique, A, l, 981 b, 23
[25] Diels, I, A II :
[26] E. Dhorme, La littérature babylonienne et assyrienne, Paris, P.U.F., 1937, p. 24-34.
[27] Louis Renou, Hymnes spéculatifs du Véda, Paris, Gallimard, 1956, p. 125.
[28] Platon, Timée, 21 e, 22a.
[29] Platon, Timée, 23d.
[30] Platon, Timée, 23e, 24 « tenant en mains les livres mêmes ».
[31] Platon, Critias, 113b :
[32] Christos Doumas, Santorin et la fin du monde égéen, in « La Recherche » (Paris), n° 143, avril 1983, p. 456-463 ; pour la citation, p, 463,
[33] Hérodote, Livre II, 81
[34] Paul Foucart, Le culte de Dionysos en Attique.
[35] Hérodote, Livre II, 81 :
[36] Isocrate, Busiris, 28 (II), tard, de Clermont- Tonnerre,
[37] Fragment de Pythagore cité par Jamblique :
[38] Hermias, C. c, 17, p, 655, Diels
[39] Aetius, l, 3, p. 281, Dox. Gr.
[40] Diels, 46, A 10 :
[41] Anaxagore
[42] Anaxagore
[43] Diodore de Sicile, I, 98, 3
[44] Djels, 55, A1
[45] Diels, 55, A 40
[46] Diels, 55, B 299
[47] – K. Svoboda, Platon et l’Egypte, in « Archiv Orientalni », 20, 1952, pp. 28-38.
- Godel, Platon à Héliopolis d’Egypte, Paris, Les Belles-Lettres, 1956
[48] Strabon, Géographie, XVII, 29.
[49] Maurice Croiset, La République de Platon. Etude et analyse, Paris, Editions Mellottée, 1946, p. 20.
[50] e. Amélineau, Prolégomènes à l’étude de la religion égyptienne, IIe Partie, Paris, Ernest Leroux, 1916, p. 107.
[51] Platon, Les Lois, Il, 656 d.
[52] Platon, Les Lois, VII, 799 a.
[53] Platon, Les Lois, II, 657 a-b-
[54] Aristote, Météorologiques, 1, 14,352 b, 22-23
[55] Aristote, Météorologiques, I, 6, 342 b, 25-27.
[56] Aristote, Météorologiques, I, 6, 343 b, 10-12.
[57] Aristote, Météorologiques, I, 6, 343 b, 28-32.
[58] Aristote, Du Ciel, Il, 12,292 a, 7-9
[59] Aristote, Du Ciel, II, 14,298 a,-3
[60] Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, I, 98.
[61] Jean Ziegler, La Victoire des vaincus. 0ppression et résistance culturelle, Paris, Editions du Seuil, 1988, p. 1
-LES HUMANITES GRECO-LATINES ET LA CIVILISATION DE L’UNIVERSEL
-LA PHILOSOPHIE ETHIOPIENNE D’ORIGINE GRECQUE.