Léopold Sédar Senghor, Poète et Chef d’Etat
Développement et sociétés

LES HUMANITES GRECO-LATINES ET LA CIVILISATION DE L’UNIVERSEL

Ethiopiques n°52

revue trimestrielle

de culture négro-africaine

1e semestre 1989

– vol. 6 n° 1

Les Humanités gréco-latines et la Civilisation de l’Universel [1]

Je voudrais, tout d’abord et ab imo pectore remercier le Président Mario Soarès d’honorer de sa présence l’inauguration solennelle de notre Congrès dans l’enceinte d’une des universités les plus prestigieuses d’Europe, qui, depuis 700 ans, a recueilli et fécondé l’héritage des humanités gréco-latines. C’est grâce à son sens de l’Histoire et à sa fidèle amitié que nous avons pu résoudre les problèmes complexes posés par l’organisation de ce Congrès, alors que d’autres pays latins n’ont pas su percevoir, pour l’avenir de notre Civilisation, l’enjeu des thèmes proposés.

C’est aussi le moment de rendre un hommage particulier à la vision prospective et à l’action, efficace et persévérante, déployée par l’Ambassadeur du Portugal auprès de l’UNESCO, Monsieur Jose Augusto Seabra. Celui-ci s’est fait notre interprète vigilant, d’abord, auprès de Monsieur Cavaco Silva, Premier Ministre, ensuite, auprès des Ministres des Affaires étrangères et de l’Education. Je n’oublierai pas la compréhension et l’appui concret que de hauts responsables du Gouvernement portugais nous ont donnés à travers notamment l’I.C.A.L.P. et l’IN.I.C.

Evidemment, rien n’aurait été possible sans l’adhésion et la participation de l’Université de Coïmbra ni surtout de Madame da Rocha Pereira, Présidente du Conseil scientifique, que je tiens à remercier personnellement pour son action, discrète et savante, aussi bien dans la définition des thèmes du Congrès qu’en ce qui concerne son organisation matérielle.

Je ne voudrais pas passer sous silence la participation très importante de la Fondation da Almeida de Porto et de la Fondation luso-brésilienne de Lisbonne aux charges de ce Congrès. C’est ainsi que nous avons pu recueillir les analyses de nombreux spécialistes venus du monde entier et appartenant aux disciplines les plus diverses.

Last, but not least, le Président que je suis n’aurait pu réunir ce Congrès si les grandes aides que voilà et d’autres, venues d’Europe, d’Amérique et d’Afrique, n’avaient pas pu être suscitées, organisées par le Professeur Amos Segala, le Secrétaire général de l’Association Archives, et le Professeur Robert Schilling, un des plus grands latinistes de France.

Vous le savez, la bataille n’est pas perdue, encore que nous soyons loin, aujourd’hui, des années d’après la Première Guerre mondiale. Alors, dans les pays développés, à commencer par l’Europe occidentale, pour former d’honnêtes gens, c’est-à-dire des hommes de culture, on enseignait, dans les écoles secondaires, les Studia humanitatis : les humanités gréco-latines. Et cela même en Afrique, il faut le souligner.

Il est vrai que, depuis lors, exactement depuis la Deuxième Guerre mondiale, on avait constaté, même dans les pays latins d’Europe et, naturellement, chez les Latino-Américains, un recul de l’enseignement du latin et du grec. A y réfléchir, ce dédain était dû essentiellement à la plus grande place qu’occupaient, dans la vie des hommes, les sciences et les techniques. Paradoxalement, c’est le développement de celles-ci, mais surtout leurs applications dans les services, d’un mot dans la vie, qui est en train de donner un nouvel élan aux Humanités gréco-latines.

Le cas des Etats-Unis d’Amérique est, à cet égard, révélateur. Quand, dans les années 1970, j’ai été fait docteur honoris causa de Harvard, la doyenne des universités d’U.S.A., son Président m’a expliqué la raison pour laquelle l’enseignement du latin, mais surtout du grec, avait beaucoup progressé depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. « C’est, m’a-t-il précisé, qu’en développant l’imagination, l’enseignement du grec permet de mieux former de bons businessmen ». C’est pour des raisons semblables ou, mieux, complémentaires que les élèves de l’enseignement secondaire choisissent la section classique, qui a, depuis quelques années, augmenté dans un pays comme la France, sans oublier l’Afrique francophone. Je vous renvoie à l’article qui signalait le fait dans le Journal Le Figaro du 14 août 1987. Ce n’est pas hasard si l’on constate, dans les pays francophones d’Afrique, un phénomène semblable. C’est ainsi qu’en son temps, il y a quelques années, l’assemblée des évêques de l’Afrique de l’Ouest francophone a rendu obligatoire, dans les séminaires, l’enseignement du latin et du grec.

Rappelés, pour commencer, ces faits significatifs, il nous reste à en chercher les raisons profondes. Nous les trouverons, par delà les faits grammaticaux et stylistiques, dans le génie profond des peuples latin et grec. Pour cela, il nous faut remonter l’Histoire jusqu’aux siècles d’avant notre ère, où l’Empire romain s’étendait, du Nord au Sud, depuis le milieu de la Germanie jusqu’au sud de l’Egypte et, de l’Ouest à l’Est, depuis l’Océan Atlantique jusqu’à l’Arabie Pétrée.

Que l’on se garde surtout d’exclure de cet Empire romain, avec toutes ses conséquences, l’Afrique. C’est le moment de vous rappeler les deux écoles culturelles qui ont joué un rôle si important dans les Humanités gréco-latines : l’école grecque d’Alexandrie avec Plotin, au IIIe siècle après J.c., et l’école latine d’Hippone avec Saint Augustin, au IVe siècle après J.c. Déjà, ces deux écoles, avec leurs apports mystiques africains, apportaient, une fois de plus, la contribution du continent noir à la Civilisation de l’Universel.

Or donc, dans cet Empire romain, immense pour l’époque, où se côtoyaient des Européens, des Africains et des Asiatiques, le latin était la langue de l’Administration. Mais, et cela mérite d’être souligné, les hommes de culture, s’écrivaient en grec. Rien n’est plus significatif à cet égard que la traduction de la Bible. En effet, c’est au IIIe-IIe siècles avant J.c. que la Bible a été traduite de l’hébreu en grec, d’une langue sémitique en une langue albo-européenne. Je vois, dans cette traduction et pour l’histoire de la civilisation humaine, un fait majeur. C’est qu’à travers le grec, l’âme, la spiritualité des civilisations sémitiques est passé aux peuples grec et latin, puis, à travers eux, aux peuples albo-européens, puis, siècle après siècle, à tous les continents de notre planète Terre. Ce n’est pas tout, le style sémitique de la Bible, fait de répétitions qui ne se répètent pas, comme j’aime à le dire, allait modifier le style et, partant, la syntaxe du grec puis du latin. En effet, c’est au IVe siècle après J.C. que la Bible fut traduite du grec en latin par Saint-Jérôme et devint la Vulgate.

C’est ainsi que les deux langues classiques que voilà sont devenues capables de tout traduire : depuis les mathématiques et la pensée la plus abstraite jusqu’aux sensations les plus subtiles et les pures effusions de l’âme.

Pour revenir aux peuples latin et grec, je voudrais montrer comment, à travers leurs langues, perfectionnées de siècle en siècle, ils ont développé cet esprit de méthode et d’organisation qui, en cette fin du XXe siècle, constitue l’apport majeur de l’Europe, plus précisément de l’Euramérique ; à la Civilisation de l’Universel. Rappelez-vous la phrase du président de l’Université de Harvard que je vous ai citée plus haut. Je voudrais y ajouter la fameuse phrase d’Aristote, tirée de l’Ethique à Nicomaque : « Il y a donc trois facultés qui nous permettent de connaître et d’agir : la sensibilité (aïsthésis), la raison (noûs) et le désir (orèxis) ». Je sais qu’en général, les professeurs traduisent le mot grec orèxis par « volonté ». En vérité, c’est une interprétation à l’européenne, et c’est là son intérêt, qui fait du désir une volonté. Une autre interprétation, fameuse, mais dans le même sens, est celle de René Descartes. Dans une de ses Méditations métaphysiques, la sensibilité, la raison et le désir sont devenus, sous sa plume française, « le penser, le vouloir et le sentir ». C’est dire que Descartes, le père du rationalisme, a mis la raison à la première place et la sensibilité à la dernière tout en réifiant le « désir » en « vouloir ». Pour revenir aux grecs, leur mérite a été, entre le VIIe et le Ve siècle avant J.C., d’aller prendre, des mains des Egyptiens, le flambeau de la civilisation humaine. Je songe à d’illustres voyageurs comme Platon, le philosophe, Thalès, le mathématicien, Eudoxe, l’astronome, sans oublier Hérodote, le père de l’Histoire. C’est ainsi qu’ils ont ajouté la sensibilité africaine à la raison albo-européenne. Comme le prouvent les vertus de leur langue, que nous allons maintenant essayer de définir avec les qualités de la langue latine.

La première qualité de la langue grecque est la richesse nuancée de son vocabulaire. Paradoxalement, on le doit, en grande partie, aux sophistes comme Protagoras et Prodicos, qui ont beaucoup enrichi la langue, mais surtout en ont fait la langue la plus précise du monde. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer les deux dictionnaires « Grec-Français » par Anatole Bailly et « Latin-Français » par Félix Jaffiot. Le premier a 2.300 pages quand le second, malgré ses illustrations, n’en comporte que 1.702. Il s’y ajoute, et ce n’est pas le moins important, que nombre de mots latins, simples, mais surtout composés, sont empruntés du grec. Et c’est, le plus souvent, l’emprunt, non d’un mot, voire d’une racine mais d’un affixe, c’est-à-dire d’un préfixe, infixe ou suffixe. Depuis qu’avec le développement des sciences et techniques, l’Europe, puis l’Amérique sont, au XIXe siècle, entrées dans l’ère industrielle, ces emprunts sont de plus en plus courants. Je n’en veux pour preuve que la liste des néologismes techniques que le Ministre français des Postes et Télécommunications m’a adressée l’an dernier. Le document est d’autant plus intéressant qu’à côté des mots français, il y a les mots anglo-américains. Il reste que le plus significatif me semble être, non pas un de ces mots trop techniques et pour minitel, mais un mot plus courant – j’allais dire : plus maniable , comme Mirapolis ou orthokinetics.

Quand, l’autre soir, j’ai vu et entendu ces deux mots à la Télévision française, j’ai tout de suite identifié, d’une part, les racines mir-. « merveilleux », et poli-, « ville », d’autre part, les racines ortho-, « droit)) et kinè, « mouvement ». J’ai donc traduit, « ville des merveilles » et « qui permet de se tenir droit ». C’est qu’il s’agissait d’un « parc d’attractions » et d’un « fauteuil mobile ».

La deuxième qualité des langues à flexion que sont le grec et le latin est qu’elles ont essentiellement une syntaxe de subordination quand nos langues agglutinantes d’Afrique et d’Asie du Sud, comme l’égyptien ancien, le sumérien et le dravidien, ont, par nature, une syntaxe de juxtaposition et de coordination. Ce qui mérite explication. Dans les langues à flexion, la fonction du mot dans la proposition est indiquée par sa désinence. L’écrivain est donc plus libre, qui place le mot à la place où il fera l’effet voulu. Je songe, ici, à certains effets de construction comme l’anacoluthe.

Cependant, la caractéristique majeure du grec et du latin est surtout dans leur syntaxe de subordination quand les langues agglutinantes d’Afrique et d’Asie pratiquent, de préférence, la syntaxe de juxtaposition et de coordination. L’exemple que voici nous permettra de mieux comprendre. Voici un texte wolof du Sénégal, traduit mot à mot ! « Je suis un guérisseur et j’habite le village de Djilor avec mon ami Waly. Un malade voulait me voir. Il s’adressa à lui ». Un Français aurait dit, plus exactement, il aurait écrit : « Comme je suis un guérisseur et que j’habite le village de Djilor, où j’ai un ami, Waly, un malade, voulant me voir, s’adressa à celui-ci ». Dans le premier cas, celui du style africain, nous avons deux propositions indépendantes coordonnées, puis deux propositions indépendantes juxtaposées. Dans le deuxième cas, par contre, celui du style albo-européen, nous avons un texte solidement, logiquement articulé comme suit : deux propositions subordonnées de cause, coordonnées, une proposition subordonnée de lieu, une proposition subordonnée de cause, enfin, une proposition principale.

Curieusement, ce style africain ressemble à celui de la Bible, dont la traduction de l’hébreu en grec, par les Septante, les 70 rabins, qui étaient 72 en réalité, a exercé un influence durable sur la civilisation gréco-latine, et d’abord sur la langue. C’était au IIIe -IIe siècles avant J.c. Je dis : sur les deux langues, car c’est à partir du texte grec qu’a été faite la traduction latine. Et ce latin va devenir ainsi, et pendant tout le Moyen-Age, la langue liturgique de l’Europe chrétienne, mais aussi la langue culturelle de l’Empire d’Occident, héritier de l’Empire romain. Comme vous le savez, c’est de ce latin de la vulgate que naîtront les langues néo-latines d’Europe, qui deviendront, entre autres et par ordre alphabétique, l’espagnol, le français, l’italien et le portugais.

Le fait mérite qu’on s’y arrête. C’est ainsi, pour prendre un exemple significatif, qu’au XIIIe siècle, sur 3.000 mots du français élémentaire, le quart, c’est-à-dire quelque 25 % étaient des mots savants, tirés du latin ou, mieux, du grec. Fait plus caractéristique encore, les deux tiers des mots anglais ou, plus exactement, anglo-américains d’aujourd’hui, proviennent, par ordre historique, du français, du latin ou du grec.

Or donc, nous sommes, actuellement, en train de créer la « Civilisation de l’Universel », pour parler comme le Père Pierre Teilhard de Chardin. C’est pourquoi, je voudrais, avant de conclure, vous apporter le témoignage de l’Afrique noire latinophone. En effet, tout en gardant les vertus de ce que nous appelons la Négritude, les intellectuels de cette partie du continent ont tenu à assimiler et faire assimiler, dès l’école primaire, mais surtout dans l’enseignement secondaire, les vertus de la civilisation gréco-latine. Nos intellectuels y sont d’autant plus encouragés qu’ils savent, maintenant, le fait culturel majeur que voici.

On nous a appris, en son temps, dans les manuels européens de musique, que le plain-chant et la polyphonie avaient été apportés à l’Europe occidentale, chrétienne, par les Arabes et par l’Andalousie, au VIIIe siècle après J.c. Le fait est vrai, mais il est plus vrai encore que les Arabes ont pris, en Afrique et en passant, le plain-chant et la polyphonie, qui y sont nés. C’est, au demeurant, ce que soutiendront de grands africanistes comme le Révérend Père Henri Gravrand, de la Congrégation des Pères du Saint-Esprit et du Saint-Cœur de Marie. Ce que confirme ce fait, incontestable, que les dix millions de Négro-Africains déportés aux Amériques pendant trois siècles – la moitié étaient morts dans les navires négriers – ont gardé, dans leur cœur et leur tête, la polyphonie et le plain-chant africains. Comme on le sait, en effet, les Negro-spirituals sont chantés en plain-chant polyphonique. Cependant, comme en Afrique, les consonances ou accompagnements ne sont pas à l’octave, à la quinte et à la tierce. Je souligne : à la tierce, qui est l’accompagnement sensible – les Européens disent « sensuel », qui sont obsédés par le péché.

Or donc, et pour revenir aux humanités gréco-latines, l’assemblée des évêques de l’Afrique de l’Ouest francophone, sinon latine, a décidé, il y a quelques années, de rendre obligatoire, dans les séminaires, l’enseignement des humanités gréco-latines. Il y a mieux, au lendemain de l’indépendance, nous avons, au Sénégal, créé, dans l’enseignement secondaire, une section classique où les élèves ont à choisir entre l’arabe d’une part, le latin et le grec d’autre part. C’est ainsi que, dans ce pays, musulman à 80 %, si quelque 65 % des élèves de la section classique choisissent l’arabe, environ 35 %, et surtout des Jeunes filles, préfèrent le latin et le grec. La raison majeure de celles-ci est, comme me l’a dit notre première femme professeur de grec à l’Université de Dakar, que nos intellectuelles négro-africaines se sentent moins dépaysées dans le monde de l’humanisme gréco-latin, qu’on leur a fait assimiler.

Je voudrais conclure sur cette concordance entre le recteur de l’Université de Harvard et la première Jeune fille négro-africaine reçue, en France, au concours de l’Agrégation des Lettres classiques. Ce double témoignage est significatif, qui caractérise notre temps, c’est-à-dire ce dernier quart du XXe siècle, qui voit naître, vraiment, la Civilisation de l’Universel.

Bien sûr, celle-ci reposera essentiellement sur le roc solide des Humanités gréco-latines. C’est ce que prouve l’option qu’a faite, dans ce sens, l’Afrique latine. Et elle l’a faite avec d’autant plus d’enthousiasme que ses élites ont été, comme moi, nourries, en grande partie, par la lecture et le chant en latin de la Bible. De cette Bible dont la traduction a gardé, avec le style, le charme des langues sémitiques : de leur musique, singulièrement de leur poésie, faite, comme en Afrique, d’images analogiques et de répétitions qui ne se répètent pas.

Pour finir, je voudrais, de nouveau, remercier le grand homme de culture qu’est le Président Mario Soarès et, avec lui, le peuple portugais. Ce peuple qui, plus que tout autre en Europe, ignore les haines de race ou de culture. Ce peuple qui, depuis les Ibères, a réalisé l’une des symbioses, biologique et culturelle, les plus complètes, présent qu’il a été, au cours des siècles, sur tous les continents de notre planète Terre. Il reste qu’il a toujours éclairé cette riche symbiose à la lumière de l’humanisme gréco-latin.

[1] Communication au Congrès de Coïmbra sur « Les Humanités gréco-latines et la Civilisation de l’Universel ».