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LA MORT DU PATRIARCAT COMME MÉTAPHORE DE LA LIBÉRATION DU CORPS FÉMININ ET D’AFFIRMATION DE L’IDENTITÉ SÉXUELLE DANS LA PROSE « GENRÉE » CAMEROUNAISE

Éthiopiques n° 99.

Littérature, philosophie, sociologie, anthropologie et art.

2nd semestre 2017

LA MORT DU PATRIARCAT COMME MÉTAPHORE DE LA LIBÉRATION DU CORPS FÉMININ ET D’AFFIRMATION DE L’IDENTITÉ SÉXUELLE DANS LA PROSE « GENRÉE » CAMEROUNAISE

INTRODUCTION

Si le patriarcat est politiquement mort, son cadavre, au travers de traditions, bouge encore. Et cela en particulier sous la forme d’un machisme pulsionnel agressif, voire physiquement ou psychologiquement extrêmement violent et de la discrimination à l’accès aux fonctions de pouvoir économique et politique. (Sylvain Reboul)

Awa Thiam dans La Parole aux Négresses, invite les femmes à

[…] prendre la parole pour faire face. Prendre la parole pour dire son refus, sa révolte. Rendre la parole agissante. Parole- action. Parole agissante. Agir-agir-agir en liant la pratique théorique à la pratique –pratique (Awa Thiam, 20).

Cette exhortation qui s’inscrit dans une dynamique de changement des mentalités laisse entrevoir les rapports antagoniques et dissymétriques qui existent entre les genres, sexuation entretenue par la société conventionnelle et traduite dans l’ensemble des structures sociales, d’où l’invisibilité et le mutisme décriés par la sociologue sénégalaise. C’est ce déséquilibre criant qui poussa certaines féministes à créer des mythes du matriarcat originel tandis que d’autres se focalisèrent sur un patriarcat accapareur. En clair, le débat patriarcat-matriarcat devient la résultante d’interprétations diverses et plusieurs courants de pensée et stratégies de libération féminine voient le jour. Ainsi, Kate Millet parle d’une politique du mâle tandis que Christine Delphy stigmatise le patriarcat comme étant la source des malheurs du sexe dit « faible », cette institution qui prône l’autorité masculine ; la loi des pères est alors un obstacle de taille voire l’ennemi, face à l’épanouissement féminin. Valérie Solanas parle de tailler les hommes en pièces dans son Scum manifesto. Cet appel a été entendu, idéologiquement s’entend, par la romancière franco-camerounaise Calixthe Beyala qui pense que l’homme incarne la ruine, le chaos et la destruction. Les envies de meurtre des amants, des enfants déviants et toutes sortes de transgressions sont permises pour anéantir les forces du mal dans sa première trilogie : C’est le soleil qui m’a brûlée (1987), Tu t’appelleras Tanga (1988) et Seul le diable le savait (1990).Tandis que Mongo Beti, dans La Ruine presque cocasse d’un pochinelle (1979), présente Gwane Élingui, une figure féminine hyperboliquement audacieuse, guerrière, rebelle comme une allégorie des forces révolutionnaires montantes.

Mais, comment ces personnages perturbent le statu quo au point de créer un chaos au sein des institutions fortement androcentrées ? Leurs attitudes déviantes donnent certainement à penser, mais leurs agissements quasi outranciers, excessifs, suffisent-ils pour ébranler cette charpente inamovible ? La stratégie scripturaire ultravirile peut-elle éradiquer la loi des pères ? N’y a t-il pas d’autres méthodes plus subtiles, susceptibles d’amorcer un dialogue, une passerelle entre les genres ?

Étant dans des champs exploratoires métaphoriques, L’anthropologie de la mort de Louis Vincent Thomas ne cadre guère, dans ce cas d’espace. L’approche socio-historique de Lilyan Kesteloot doublée de l’approche genre d’Édith Khorn Amissah s’inscrit mieux dans une dynamique du féminisme postcolonial, en ce sens que l’Afrique veut rééquilibrer toutes les forces en présence, constitutives de sa société, en se réappropriant des approches théoriques, jadis teintées de relents ethnocentriques, donc forcement réducteurs.

Pour mieux ordonnancer notre recherche, nous la divisons en trois parties. D’abord, nous commencerons par montrer les causes de cet ostracisme gynocentrique. Ensuite, nous essayerons d’illustrer, à travers des œuvres de référence, les méthodes utilisées, souvent subversives pour déstructurer le patriarcat et, enfin, nous interpréterons cette rupture brutale comme une volonté de restituer une équité entre les genres dans une société ancrée dans le diktat du mâle.

  1. LES CAUSES DES RAPPORTS ANTAGONIQUES ENTRE GENRES ET LES TÉNORS DU CONSERVATISME PATRIARCAL

1.1. Les causes mythiques et religieuses

Le mythe de l’éternel féminin qui divise la société en strates binaires et bipolaires où l’homme est détenteur de la force physique parce qu’il pratique la chasse et la guerre et la femme comme maternant de manière doucereuse, bref, pose des actes de bravoure a pu convaincre les conventions sociales que l’homme est supérieur à la femme. La sédentarité féminine, justifiée par la reproduction, est le maillon qui renforce la supériorité du patriarcat, mais aussi le début du déclin féminin. Les mythes ont donc largement contribué à construire des préjugés sur le sexe dit faible. Les travaux de l’historien suisse Yohann Bachofen, du socio-anthropologue français Maurice Godelier et ceux de l’anthropologue américaine Evelyn Reed laissent penser que l’autorité masculine a effacé complètement les initiatives féminines au point que ce genre se confond avec la passivité, tandis que l’homme s’identifie à l’action. Les nouvelles valeurs judéo-chrétiennes confortent ces écarts.

1.2. Les pesanteurs socio-culturelles et socio-psychologiques et la rigidité du système traditionnel

Les interdits sociaux, les tabous et le maintien dans l’obscurantisme par le refus d’accès au savoir ont entraîné la femme dans des rôles subalternes, avec pour conséquence une paupérisation, un contrôle de sa sexualité et de son corps au point de la transformer en une simple reproductrice. Ces répercussions dans les sphères du pouvoir ont également créé des frustrations envers la gent féminine dont on relève encore des stigmates aujourd’hui. En l’occurrence, la difficulté de prise de parole en public et le manque d’estime de soi couronnés de doutes et de tergiversations. C`est dire que certaines femmes sont encore à la recherche des béquilles protectrices masculines, puisque « sans le mariage une femme n’est rien » affirme la mère de Perpétue dans l’ouvrage éponyme. Les coutumes traduites dans les institutions publiques ont scellé le destin de la femme dans le confinement, d`où sa marginalisation et l’invisibilité de celle-ci dans toutes les structures sociales, le corps féminin devenant, dans ce cas précis, un enjeu idéologique et politique. C`est dans le même ordre d`idées que Betty, la mère traditionnelle, entre dans une colère inouïe lorsqu’elle soupçonne sa fille de s’offrir une galante compagnie. Elle déverse alors sur celle-ci un flux verbal d’une dureté insoupçonnée :

Pute ! Espèce de pute ! Tu me déshonores ! que diront les voisins ? (…) et plus loin, elle amplifie et dramatise cette situation par les envies de meurtres « je veux la tuer…je veux la tuer, tu as vu ses vêtements. On dirait une pute…je veux la jeter dans la rue » (CSB, 65).

Enfin de compte, l’autoritarisme excessif ponctué d`un communautarisme asphyxiant qui laisse peu de place à l`individu en privant la femme de ses libertés, est exercé par la mère traditionnelle garante et permanence de la culture conventionnelle : le père, les institutions aussi bien modernes que traditionnelles, en passant par la religion qui prêche la chasteté alors que ses défenseurs ne sont pas des modèles en la matière.

Quelles sont les stratégies adoptées par les femmes pour se débarrasser de ce pouvoir de prédation phallique ?

  1. LA VIOLENCE ET L’ANÉANTISSEMENT DU POUVOIR MÂLE : SYMBOLIQUE DE LA CASTRATION ET « DÉVIRILISATION » DES FORCES PHALLIQUES

2.1. Le meurtre des amants ou la soif de vengeance du genre féminin

Les méthodes de riposte féminine furent diverses selon les courants de pensée, ces derniers étant tributaires des expériences, de l’histoire de chaque femme et de son éducation. Mais la stratégie qui nous concerne au plus haut point est celle qui décrète la mort du patriarcat exhibée par nos écrivains tandis que les théoriciennes, tiers-mondistes pour une large part, exigent le dialogue et le consensus.

Dans l’ensemble de la prose romanesque de Calixthe Beyala et plus précisément dans la première trilogie qui fait l’objet de notre étude, les héroïnes-narratrices et plusieurs personnages, en grande majorité des prostituées, tuent leurs amants pour casser la hiérarchie masculine. La narratrice choisit d`humilier les hommes par le biais du châtiment suprême après une relation mercantile avilissante où elle sait pertinemment qu’elle est chosifiée. Impitoyablement, elle tue son amant occasionnel en arrachant son sexe par un coup de dents : « Après un rapport sexuel, ses mains d’experte, douées de sensibilité et de savoir, se resserraient autour de l’homme » (CSB, 68). Dans la même optique, on accuse Betty d’avoir tué trois amants et d’être prête à en découdre avec un quatrième. Donc, la méthode beyalaienne face à une oppression violence est, par ricochet, la violence aveugle pour se débarrasser du mâle qui est également identifié au mal et au vice. Ainsi, pour anéantir totalement ses pulsions libidinales,« la violence n’est qu’une réponse précise et nette, sans digression, pour lui donner toute sa définition » (TTT, 71). Entre objurgations et sarcasmes, ces femmes fougueuses prennent un plaisir sadique à tuer. Elles ont une fascination morbide et évoquent le meurtre en toute liberté. La violence et la folie revenant dans la narration comme un leitmotiv, la cruauté y prend toute son ampleur. Les injures sexuelles et lascives frôlent l’indécence. Ekassi juge le sexe des hommes « imbécile » et leur sève « inutile ». Pour atteindre le paroxysme de la répulsion, de l’animosité, elle décrit froidement avec une saveur inextinguible, comment elle a supprimé un client aux appétits sexuels voraces, gloutons et insatiables. Tanga surnomme la matrone qui l’auscultait « l’arracheuse de clitoris ». C’est dire qu’elles savourent, se délectent de l’élimination de leurs clients avec une rare jubilation.

2.2. La soif de vengeance ou la polarité des genres : un féminisme radical et outrancier

Bien mieux, cet ostracisme ou duel homme/ femme laisse deviner qu’une distance nette, voire, une ligne de démarcation doit se créer entre le masculin et le féminin, car les bases de cette relation sont faussées par les conflits mythiques d`autorité, l’homme étant un être intéressé ayant une propension à exploiter la femme en la considérant comme un objet, pis encore, une bête sexuelle. Partant de là, il n’ya rien à attendre d’une telle cohabitation pernicieuse. Autrement dit, l’homme, dans l’imaginaire de la narratrice, représente la ruine et le chaos ; il est destruction alors que la femme est création et préservation de la vie. Obnubilé par son sexe et sa virilité, d’où il tire sa puissance, il est imbu de lui-même et envahi par un complexe de supériorité. Ce qui fait dire à Awa Thiam que « c’est une violence phallocratique qui vous fait croire que vous n’êtes rien sans l’autre qui a la culotte bien garnie, celui qui détient le phallus » (Awa Thiam, 168). Cela explique le fait que ces femmes sont d’ailleurs ignorées à la fin des séances érotiques. L’homme se présente alors comme une force perturbatrice puisqu’il empêche de s’épanouir. La philosophie de Beyala se précise dans une violence ségrégationniste en vue d’une séparation des genres.

En effet, la haine de ces hommes égoïstes dotés d’une copulation excessive provient, à n`en pas douter, de leur réaction misogyne affichée. Elle est la résultante des rapports très tendus et antagoniques au point que Marie Claude et Tanga décident de supprimer le prisonnier qui voulait profiter de ce milieu carcéral clos pour abuser d’elles. Elles s’engagent à lier ses parties sexuelles. Il ya là un défi féminin de castration du pouvoir mâle. Finalement, cette animosité qui va du rejet total aux envies de meurtre se lit en filigrane dans Femme nue, femme noire par cet humour macabre et sans concession. Une foule de femmes rencontre Ève-Marie, tout affolée après une altercation avec son mari. Ayant aperçu son fichu mal noué, l’une d’entre elles lui demanda si son mari était mort ; mais, sans attendre la réponse, une autre, très déterminée, lance farouchement « Eh bien, c’est tant mieux » (FN, FN, p.17).C`est également au nom de cette abjection qu`elle tente de comprendre les agissements et l`aigreur de Betty dont les amants disparaissent mystérieusement.

2.3. Les forces gérontocratiques castrées ou le pouvoir phallocratique en souffrance

Les forces conservatrices, ennemies de la femme, en général et de toutes les marginalisées en particulier, se notent de manière criante dans La ruine presque cocasse d’un polichinelle sous-titré « Remember Ruben II ». En effet, l’héroïne, Ngwane Eligui, la femme rebelle, subversive et transgressive, lance une offensive contre le vieux chef d’Ekoumdoum surnommé « le vieux chimpanzé grabataire » qui confisque toutes les jeunes filles du village. Il organise un rapt avec la complicité de son fils Zoabékwé. Elle est capturée et, de l’intérieur du harem, décide, non seulement de se libérer mais aussi de libérer, toutes les femmes en procédant à la ligature de son sexe. En s’enfuyant de la loge du vieillard sanguinaire, elle encourage les autres épouses à défier le R.P.S. Van Den Rietter et le frère Nicolas. La présence de ses parents dépêchés exceptionnellement pour l’amadouer ne suffit pas à infléchir ses positions. Malgré les sévices corporels, la jeune fille demeure intraitable. Elle est résolue à déserter le palais. Elle s’engage inexorablement dans des jeux de guerre, de sang et même de mort, puisqu’on la compare à une bête féroce : la panthère (La ruine, p.122).

Les combattants essaient de neutraliser toutes les forces nuisibles à l’avancement de la société. Il trouve des similitudes entre les agissements de révérend père Van Den Rietter et la cupidité du vieux. C’est dire que les traditions africaines dévoyées au profit des intérêts personnels trouvent un écho favorable auprès du capitalisme prédateur occidental, le dénominateur commun étant alors l’exploitation et l’assujettissement des catégories les plus vulnérables. Le refus de Ngwane Eligui d’entrer dans le palais du vieux chef et de son fils Zoabékwé devient un acte audacieux, prend une grande envergure et devient un incident populaire dans le village.

Pour nos deux auteurs, il ya une relation forte entre le sexe, le pouvoir et l’argent, d’où le rayonnement du patriarcat qui règne par la force et la mystification. De ce fait, l’éradication du pouvoir mâle passe par la marginalisation de l’homme. Aussi, les personnages dissidents sont-ils imperturbables dans leurs décisions. C`est dire que l’on a besoin d’une fougue, d’une rare détermination, et cette révolution sexuelle prendra alors des proportions plus larges pour une révolution sociopolitique. Cette inversion des rôles ne saurait alors s’effectuer sans un minimum de prise de risques, et donc sans l’esprit de sacrifice. Finalement, ce bâillonnement de la femme appelle aux méthodes osées, insolentes et audacieuses. Ce qui s’illustre à travers ce souffle poétique au langage décapant. Le choix de l’humiliation de l’homme, mieux, sa suppression, laisse une porte ouverte à l’affirmation de son identité sexuelle et à la recherche d’une équité entre les genres.

Si Calixthe Beyala exige la libération du corps féminin stricto sensu afin que celle-ci puisse s’affirmer dans la réalité et qu’elle exhibe sa sexospécifité, qu’en est-il pour Mongo Béti qui se sert de la guerrière pour mettre en exergue les forces révolutionnaires au point de transformer la femme en une allégorie, une métaphore de la révolution socio-politique englobant l’ensemble de la société ?

2.4. Ngwane Eligui ou l’allégorie des forces révolutionnaires montantes

L’insurrection provoquée par la petite Ngwane Eligui démontre sa témérité et son intransigeance. Véritable combattante, elle est la figure de proue de la libération de son peuple. Intrépide, elle refuse le mariage forcé, ce qui suppose qu’elle conteste le fondement de la société et veut renverser le régime autocratique et dictatorial. C’est la raison pour laquelle son entreprise, périlleuse, n’obtient pas de prime abord l’adhésion populaire, car les hommes sont impuissants, les vieilles femmes moins audacieuses, les jeunes tétanisés. Elle vit alors seule son supplice. Elle est molestée, battue, mais ne fléchit point ; elle se raffermit plutôt en affirmant qu’elle adore les coups et qu’elle a vaincu la peur. Elle est soutenue par deux personnages masculins, Mor Zamba et Mor Kinda, venus exprès pour la libérer. La ville d’Ekoumdoum, petite bourgade paisible est devenue, à l’aube des indépendances, le théâtre de violences de toutes sortes, viols, bastonnades des femmes et des jeunes, le tout couronné par la dictature des vieillards. Autrement dit, dans Remember Ruben I, les aventures des Koléens avaient pour mission naturelle de protéger les femmes, tandis que dans La ruine… les peuples d’Ekoumdoum ont pour libératrice Ngwane Eligui la jeune.

C’est dire que pour éviter la contrainte, la femme d’aujourd’hui doit s’élever efficacement contre les assauts aliénants. Elle doit faire montre de grandes potentialités. La conquête ne saurait être éternellement une affaire d’hommes ; et, pour prendre le contre pied de cette loi inique, la jeune fille adopte la force virile. Elle est réfractaire à l’autorité masculine obsolète et esclavagiste. Son action s’apparente au rite initiatique, car elle brave les épreuves. Elle devient alors un personnage fabuleux, puisqu’elle se surpasse et mène une vie ascétique. De là, elle retrouve l’honneur d’être et d’exister. Son extraordinaire témérité fait dire ceci aux adultes visiblement ahuris : « Te voilà enfin libre, Ngwane Eligui, encore deux ou trois épouses telles que toi, et il ne restera plus rien debout dans cette cité, ni homme, ni maison » (Ruine, p.131).

De toute évidence, elle s’en prend aux hommes, elle devient un réel danger pour le pouvoir masculin en décrépitude. Aussi, au-delà de sa propre libération, entreprend elle des actions violentes pour sauver tout son peuple. Bien plus que le refus personnel, Ngwane Eligui provoque le soulèvement des femmes caractérisé par de violentes manifestations des mères d’enfants malades ayant pris une tournure politique. Celles du palais ont fait savoir leur désagrément auprès de Van Den Rietter, sous la houlette de la première insurgée, mais le prêtre refusa de leur accorder la liberté. Partant de là, la jeune fille lance des assauts, elle exige des armes pour combattre, car pour elle, la justice n’est que vengeance. Elle éprouve donc le désir de lutter contre la méchanceté masculine. Avec ces conflits inter-générationnels, les jeunes ravisseurs rebelles vont les voler des armes à la mission catholique. Pour communiquer, ils lui font passer des messages discrets qu’elle vient récupérer à une heure avancée de la nuit, pour plus de discrétion.

  1. AU-DELÀ DE LA MORT, DE L’ÉMERGENCE ET DE L’ÉPANOUISSEMENT FÉMININS : LA RECHERCHE D’UNE CERTAINE ÉQUITE ENTRE LES GENRES ?

3.1. Le rejet du diktat de l’hétérosexualité et la remise en question du discours normatif

L’on remarque dans le rapprochement entre Marie- Claude et Tanga un penchant homosexuel. La narratrice outrepasse les règles de la société afin de montrer que la femme doit disposer de son corps comme elle veut. Elle opte pour une révolution radicale sans aucun compromis. Elle doit vivre et assumer pleinement son identité sexuelle. La symbolique de la prostitution, au-delà de la chosification, devient un moyen pour la femme de devenir maîtresse et possesseure de son corps. En d`autres termes, toutes ces valeurs hautement transgressives qui font de Calixthe Beyala une provocatrice visent une réappropriation du corps féminin en radiant l`homme du répertoire vital et en exhortant à une sororité.

Ensuite, la remise en question du discours normatif s`illustre vaillamment par le caractère bien trempé de Ngwane Eligui. Elle se sentait pleinement responsable tout en recherchant une certaine équité. Cet acte fort noble que la femme pose pour libérer Ekoumdoum lui confère une place respectable. C’est dire que l’autodétermination ne va pas sans l’intégration de la femme dans les structures de la défense. L’invincibilité de Ngwane Eligui le prouve. Assimilée à l’immortel Ouragan Viet, elle est imprégnée d’une conscience politique qui la pousse à triompher. C’est ainsi que le narrateur reconnaît la grande participation de la femme à la libération d’Ekoumdoum, s’inscrivant par là même en faux contre les vieux phallocrates réunis et convaincus que la femme apporte la malédiction :

Où serait la malédiction apportée par les femmes puisque sans elles,… je veux dire alors qu’elles ne se mêlaient de rien, nous étions déjà une race d’esclaves ? Au contraire, je fais comme toi le pari que ça irait plutôt mieux [2] (ruine, p. 206).

3.2. Un appel à la solidarité féminine et à la reconnaissance des femmes du passé

La narratrice pense que tout combat passe par l’union. Les femmes du monde entier, cela s’entend, ont intérêt à se rapprocher dans une pluralité de leurs différences, dans la tolérance, au lieu de chercher à imposer les visées hégémoniques. C’est la raison pour laquelle elle écrit cette lettre ouverte d’une afro-française à ses sœurs occidentales. Elle demande aux femmes de se connaître, c’est-à-dire de connaître leur passé, à savoir la civilisation des femmes. Elle fait allusion, sans nul doute, dans ses élans utopistes, au matriarcat originel. Dans ses spéculations et envolées discursives, elle pense que les femmes du passé étaient plus dignes tandis que celles d’aujourd’hui sont plus complaisantes. C’est dire que le comportement féminin est déterminant pour sa libération tout en l’ouvrant à d`autres cultures.

Au demeurant, les deux auteurs prônent visiblement la mort de la patriarchie afin qu’émerge LA FEMME tant dans sa personnalité, lieu par excellence de son épanouissement, que dans son intégrité morale. Gwane Eligui est une allégorie et ne représente aucunement les femmes du quotidien. Elle est signe de révolution et résistance aux forces négatives et oppressives. Elle est dès lors une vaste métaphore et un porte- parole de la minorité atrophiée et asphyxiée. Cette stratégie systémique qui consiste à se servir de la femme à des fins politiques distancie quelque peu l’écriture masculine de la femme de celle de l’écrivaine qui la peint comme une force de changement, certes, mais en même temps en tant qu`entité sexuelle autonome, ayant une identité spécifique et affirmant une sexo-spécificité, sans forcement engloutir ou englober ses revendications dans un ensemble diffus. Avec C. Beyala, cette indépendance se précise de manière exclusive et sans ambages. Ce qui fait dire à Sylvain Reboul que

[…] si le cadavre du patriarcat bouge encore, il convient alors pour l’achever, d’être féministe en ce qui concerne les relations de pouvoir, pour assurer, dans les faits, l’égalité, l’égalité réelle entre les hommes et les femmes, jusqu’au moment où, de théorique et d’idéale, cette égalité légale deviendra pratique.

Cette démarche oppositionnelle très nuancée a également été clarifiée par Mongo Béti lorsqu’il m’a reçue deux fois, en France, respectivement à Rouen (1993) et à Lyon (juillet, 1994), lors du congrès américain des professeurs de français. Il affirma péremptoirement qu’il n’est pas féministe et que, s’il était, il serait un féministe politique. Ce sont les femmes elles-mêmes qui doivent se battre pour se libérer. C’est pour cela qu’il encourage Calixthe Beyala, une fille du pays qui se bat très bien.

En somme, la mort du phallus est représentée par un pouvoir transmutationnel de la magie de l’écriture, la renaissance des pouvoirs mythiques féminins et, partant, l’émergence d’une identité sexuelle pleinement assumée. Autrement dit, la question du genre, de la sexualité et du corps féminin n’est pas en marge des questions du développement. Il s’agit de la vie des hommes et des femmes, de leur intimité et de leurs désirs, de leurs relations avec leur corps et les normes sociales qui régissent ces derniers, d’où l’originalité des épistémologies africaines de la corporéité textuelle, narrative et discursive.

Néanmoins, l’horizontalité des rapports sociaux recommandée qui devrait se matérialiser par l’applicabilité effective des droits, pour nos auteurs révolutionnaires, s’illustre par la pugnacité et la violence des personnages. De la sorte, cette écriture devient une machine de guerre visant à faire disparaître tout ce qui peut empêcher le salut de la femme. Il s’établit alors une turbulence scripturaire où transgression rime avec déconstruction dans le fond et la forme. D’où cette utopie féminine et ce projet de société équitable mais surtout idéale où il n’y aurait plus d’hommes, de femmes, de Noirs, de Blancs, en un mot, où toutes les discriminations seraient abolies. Or, selon eux, la liberté ne se donne pas, elle s’arrache. Il faut donc, pour cette prise de risques, des personnages à poigne. Ce qui explique cette hyperbolisation des traits de caractère des personnages, surtout ceux de Gwane Eligui.

Cependant, cette mort, même si elle est métaphorique, voire symbolique peut, dans un contexte africain où les mentalités évoluent lentement, compliquer les actions de certaines féministes modérées qui procèdent avec tact et minutie, ruse et finesse, en plus clair, qui veulent négocier avec le sexe masculin détenteur de tous les pouvoirs. De la sorte, Beyala, dans son utopie salvatrice, s’éloigne du féminisme de négociation en optant délibérément pour un radicalisme outrancier, moins réaliste, laissant transparaître une gynécocratie suicidaire et omnipolaire, ayant l’homme pour ennemi principal. Quoi qu’il en soit, que la figure féminine soit une allégorie des forces de changement sans se statuer exclusivement comme une militante des droits des femmes, ou alors qu’elle se libère en affirmant une originalité féminine, ces trames narratives dessinent, en filigrane, une poétique révolutionnaire en quête des libertés démocratiques pour l’ensemble des structures socio-économiques et politiques, c’est-à-dire que les prosateurs, en tant qu’éveilleurs de conscience, exhortent les gouvernants à prendre en considération les catégories vulnérables afin d’équilibrer la société. Finalement, l’humanisme des romanciers camerounais loge, en fin de compte, dans cette quête des velléités de justice et des valeurs de l’altérité, chaque genre apportant du sien dans la construction d’une nation prospère, en ce millénaire naissant.

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[1] Université Yaoundé I, Cameroun

[2] Les mères des enfants malades se transformèrent en une bande d’insurgées ; avec une harangue véhémente, elles comprirent que c’est un complot contre elles et surtout contre l’histoire, les enfants étant « le fer de lance de la cité de demain », ibid., p. 215.