L’ESTHÉTIQUE DE LA DÉGÉNÉRESCENCE DANS LA BIBLE ET LE FUSIL DE MAURICE BANDAMAN.
Éthiopiques n° 99.
Littérature, philosophie, sociologie, anthropologie et art.
2nd semestre 2017.
L’ESTHÉTIQUE DE LA DÉGÉNÉRESCENCE DANS LA BIBLE ET LE FUSIL DE MAURICE BANDAMAN.
INTRODUCTION
Le roman africain de la postcolonie a ceci de particulier que la plupart de ses fictions ont pour référent dominant la guerre ou d’autres formes de violence : la haine, le viol, l’injustice, le mensonge ou la « merdocratie » [2], les coups d’État, les assassinats, les complots. En somme, la décadence, la déchéance multidimensionnelle des peuples africains. Des auteurs de renom dont William Sassine (Les indépendan-tristes,1997), Sony Labou Tansi (La vie et demie, 1979), Tchichellé Tchivéla (Les fleurs des Lantanas de François, 1997), Jean-Marie Adiaffi (Les naufragés de l’intelligence, 2000), Ahmadou Kourouma (Allah n’est pas obligé, 2000), Bolya Baenga (Cannibale, 1986), Véronique Tadjo (L’ombre d’Imana, 2000) et bien d’autres ont mis l’accent sur ces tristes réalités. Cela autorise à considérer que, de façon générale, les thèmes de guerre ou de violence apparaissent, aujourd’hui, comme un motif d’écriture et d’inspiration qui enrichit la littérature africaine.
Adama Coulibaly remarque à juste titre :
Le roman de guerre semble s’imposer comme l’un des types génériques importants du roman africain. Non pas que la guerre soit nouvelle dans le roman, mais, à partir de travaux récents, on y retrouve une pluralité de formes qui autorise à accepter la notion de roman de guerre comme interrogation d’un nouvel état du social et une écriture de ses crises. [3]
C’est dire que la guerre ou la violence reste obstinément présente dans notre quotidien, et que les écrivains s’engagent à la dépeindre de sorte à être plus proches de la réalité, même si « la représentation de la guerre, voire aussi son esthétisation, posent en effet des problèmes d’ordre éthique » [4].
La Bible et le fusil aborde la violence tout en problématisant, bien évidemment, la question d’éthique, car parler de la violence dans les romans est un problème en ce sens que cela pourrait choquer le lecteur ou les populations. Ce roman privilégie les moyens violents comme instrument de combat pour la dignité et la libération salutaire du peuple iksain. En effet, le roman de Maurice Bandaman n’est pas un roman de guerre au sens strict du mot comme l’est, par exemple, Allah n’est pas obligé de Kourouma. Il est plutôt une fiction de la violence sous toutes ses formes, une fiction où la cruauté et la bêtise humaine sont à leur comble. Et c’est justement ce comble qui suscite l’intérêt de cette étude axée sur l’analyse des événements et des personnages dans leur évolution, c’est-à-dire de leur état primaire à leur extrême dégradation. Il s’agit, ce faisant, de relire La Bible et le fusil dans la perspective d’un roman dont les événements évoluent de mal en pis. D’où le souci de mener une analyse sous l’angle de l’esthétique de la dégénérescence ; ce qui nous permettra de mettre en relief la dévaluation /dévalorisation / dégradation des situations narrées et l’abâtardissement des personnages victimes de leur couardise. On peut alors se demander comment, à travers la trame narrative, Maurice Bandaman réussit à présenter des situations qui dégénèrent, se dégradent, se décomposent, se corrompent jusqu’à toucher la sensibilité du lecteur. Cette dégénérescence est-elle physique, morale, psychologique et psychiatrique ? À quel niveau se perçoit-elle clairement dans le roman ? Pour tenter de répondre à ces interrogations, la réflexion s’articulera autour de trois axes : la dégradation des événements narrés, celle des principaux protagonistes et la déstructuration de la narration elle-même en tant que choix d’écriture.
- LA DÉGÉNÉRESCENCE DIÉGÉTIQUE
Par souci de clarté, revenons prioritairement à la définition classique de la dégénérescence avant de l’examiner de plus près dans l’œuvre de Bandaman. Selon le dictionnaire Le petit Larousse illustré de 2012, ce mot vient du verbe dégénérer, c’est-à-dire perdre des qualités propres à son espèce en parlant par exemple d’animaux et de végétaux ; c’est s’abâtardir ; se changer en quelque chose de pire ; se dégrader. Par déduction (puisqu’il est le substantif du verbe dégénérer), la dégénérescence est le fait qu’une réalité concrète, matérielle et visible (un corps, une situation ou un événement) perde ses qualités premières pour se changer en une réalité plus mauvaise. En médecine, l’on parlerait de l’altération de cellules ou d’un tissu, qui leur fait perdre leurs caractéristiques spécifiques. Autrement dit, c’est la transformation d’une maladie, d’un trouble, en une forme plus grave. Elle est, également, la diminution des qualités, de la valeur, de la force qui peut arriver à un individu.
Au regard de ce qui précède, la dégénérescence, terme focal de cet article, est caractéristique de l’histoire narrée dans La Bible et le fusil. Le récit, en effet, s’ouvre sur un événement tragique : l’assassinat de Ba’a Assazan qui endeuille une famille dont une veuve (Mamie Awlabo) et ses trois enfants, Afitémanou, l’abbé Noé et Ahika. L’atmosphère familiale est, dès le début, obscurcie par cette tragique mort du chef de la famille et figure de proue du parti qu’il représentait. Accusé de trahison et de haine contre l’État, il est tué. Sa mort vient transformer l’histoire de toute une famille.
Trois étapes permettent de mieux comprendre l’état de dégradation des événements narrés. La première part de la manifestation de la haine de Mamie Awlabo au désir de venger le défunt.
Dans le récit, en effet, la veuve Mamie Awlabo ressort comme un modèle de l’incarnation de la haine, puisqu’elle n’a pas accepté que son mari ait été tué sans motif dans une prison et que le pouvoir l’ait empêchée de voir son corps selon les propos du narrateur :
D’après les rumeurs qui me parviennent, il fut impossible à Mamie Awlabo de faire ouvrir le cercueil de son mari. On disait que c’était un cercueil en zinc, un cercueil métallisé, blindé et conduit par des soldats dont le chef aurait crié : -On ne peut pas ouvrir ce cercueil ! (p. 9).
Ce refus qui motive la haine de cette veuve a, de toute évidence, des incidences sur la suite de la diégèse. Animée d’une haine terrible à nulle autre pareille, elle réunit ses trois fils pour réclamer vengeance. Les trois premiers chapitres du roman s’attellent à mettre en relief les réactions émotives de Mamie Awlabo incitant sa progéniture à la vengeance :
Votre père est mort, assassiné. Son sang s’est répandu sur toutes les familles, dans le lit de toutes les rivières et de tous les fleuves souillés par le sang innocent. […] le sang de votre père crie vengeance. (pp12-13).
Malheureusement pour elle, les enfants ne cèdent point à cette incitation. Ce qu’elle voit comme une lâcheté, une faiblesse, un déshonneur dans la mesure où elle pensait que la vengeance de Ba’a Assazan devait s’imposer d’office à eux. Elle est ahurie de constater le refus de père Noé et l’indifférence totale de son fils aîné Afitémanou : « Alors, Mamie Awlabo entra dans une colère épouvantable, gifla son fils, le poussa dans le dos en criant : sors d’ici, lâche ! » (p.15).
La deuxième étape met en relief la mort de Mamie Awlabo et la naissance d’une rébellion armée. Les mécanismes narratifs mis en place dans La Bible et le fusil indiquent que le romancier confère à son récit une trajectoire évolutive en termes d’intensité des événements narrés qui tendent vers leur paroxysme émotionnel. L’incipit de l’œuvre comme nous venons de le montrer plante déjà le décor avec le fort désir de Mamie Awlabo de susciter la vengeance chez ses enfants. À cela s’ajoutent deux tableaux assez sombres. Le premier est la mort de Mamie Awlabo quelques temps après le décès de son mari. Pour subvenir aux besoins de sa famille, la veuve abandonne son petit commerce pour « s’acharner à cultiver un champ de manioc à deux kilomètres de la ville » (p.39). Mais, contre toute attente, Mamie Awlabo trouve la mort dans cette nouvelle activité, mordue par un serpent.
Pour toucher la sensibilité du lecteur avec cette tragédie, le narrateur est investi ici d’un statut narratif approprié : narrateur extra-diégétique ou omniscient, il indique que si Mamie Awlabo savait qu’elle trouverait la mort dans sa nouvelle activité, elle ne s’y hasarderait pas :
Le malheur ne s’annonce jamais aux personnes, sinon Mamie Awlabo n’aurait pas abandonné le petit étal sur lequel elle vend des habits d’enfants pour s’acharner à cultiver un champ de manioc à deux kilomètres de la ville […]. Oui, j’affirme que, si le malheur pouvait s’annoncer comme un orage ou la naissance d’un enfant, Mamie Awlabo aurait continué à avaler l’odeur pestilentielle du marché, à supporter la taxe quotidienne de la municipalité […] (p. 39).
Cet extrait est un exemple assez évocateur. Il révèle que Bandaman manifeste le souci permanent de faire évoluer son récit vers de plus vives tensions. Même l’épisode où, pour se repentir du meurtre de Ba’a Assazan, le pouvoir promet de nommer son fils ainé Afitémanou ambassadeur, est en réalité un prétexte pour le détruire plus tard. C’est pourquoi le narrateur, le sachant bien par son statut narratif, prévient de façon redondante : « Méfiez-vous du bonheur qui germe sur les racines du malheur ! » (p. 27).
À cet avertissement alarmant s’ajoutent les songes/rêves que le narrateur prend soin d’étaler dans les moindres détails, car tels qu’ils fonctionnent dans le récit, ils participent nécessairement à l’obscurcissement des histoires qui se succèdent. Avant la mort de son mari, par exemple, Mamie Awlabo avait fait un rêve lugubre [5] qui l’avait tourmentée au point qu’elle s’attendait à un malheur imminent. La veuve morte, le jeune Ahika décide de s’aventurer dans la nature, estimant que ses frères ont été incapables de défendre l’honneur de la famille. Il se retrouve alors, contre son gré, dans un camp où se prépare activement une rébellion armée. Ahika est d’office enrôlé comme soldat et forgé à l’esprit des guérilleros, donc à l’idéologie révolutionnaire. C’est à ce stade de la narration que le pays d’Ikse tombe dans un chaos total. Les troupes rebelles prennent d’assaut l’est du pays, tuent et égorgent d’innocents citoyens. Les atrocités sont telles qu’elles témoignent du degré de violence de la révolution en cours comme l’indique si bien cet extrait :
Lorsque le soleil pointa sous l’horizon, le groupe de guérilleros dans lequel se trouvait Ahika rigolait autour d’une dizaine de filles qu’ils avaient contraintes à se déshabiller. Ils les obligeaient à danser sous la menace des armes, en soulevant leurs jambes et en écartant leurs cuisses. […]. Et lorsqu’il vit ses compagnons se jeter sur les filles pour les violer, il disparut dans une ruelle et se trouva nez à nez avec une femme enceinte qui trainait un bébé et brandissait un couteau de l’autre. -je vais te tuer ! Hurlant, la femme et gesticulant avec son couteau devant la poitrine d’Ahika (p.52).
On le constate ici, en période de guerre civilo-militaire, l’horreur, la cruauté et l’animosité apparaissent comme des motifs de courage et de bravoure qui caractérisent souvent les combattants très fiers d’incarner ces contre-valeurs sociales et morales. Ainsi, La Bible et le fusil foisonnent de modalités événementielles tragiques et de scènes de barbarie et de brutalité qui traduisent la déchirure sanglante du peuple iksain.
Dans cet univers romanesque, l’on se trouve alors, constamment, au cœur d’une ambiance conflictuelle dont les effets s’amplifient au fur et à mesure que l’histoire avance. Des tentatives de négociation du gouvernement avec la rébellion échouent malgré la volonté du Grand-frère-Président-de-la-République. Une politique d’épuration du parti démocratique iksain est mise en place pour procéder à l’arrestation arbitraire et malsaine de tous les présumés ennemis de la nation. On assiste dès lors à une série d’horreurs suscitée par des coups d’État où le Grand-frère-Président-de-la-République assassiné à plusieurs reprises, se métamorphose autant que possible pour reprendre son pouvoir. Le roman finit, inexorablement, par deux actes majeurs qui constituent le paroxysme émotionnel de l’histoire : les meurtres de l’abbé Noé et d’Ahika considérés ici comme la troisième étape de la dégénérescence du récit.
On note, à cet égard, que les rébellions répétées à Ikse, les complots multiformes orchestrés par le pouvoir, les assassinats, l’injustice, le mensonge, la démagogie, les viols, la descente aux enfers de la nation iksaine ou sa déchéance totale ont ébranlé la foi du prêtre Assazan Noé qui n’a pu s’accommoder de cet environnement dégradé, corrompu à un degré supérieur. Témoin oculaire d’une scène horrible dans sa paroisse, le serviteur de Dieu découvre lui-même la barbarie que l’armée du Grand-frère-Président-de-la-République exerce sur les innocents et s’engage pour la libération du pays :
Ce jour-là, l’abbé Noé célébrait une messe. Il vit un char venir vers son église. Il sortit, Bible en main, et se dressa sur le chemin de l’engin qui s’arrêta. Les soldats se dressèrent dans leur cabine et hurlèrent :-les rebelles ont trouvé refuge dans votre église : – Il n’y a pas de rebelles dans mon église ! […] Le char s’arrêta et les deux soldats se dressèrent de nouveau. Deux coups de feu partirent, qui les firent tomber […]. Des fidèles qui n’avaient pas été atteints par balles tentaient de sauver les blessés. Le père Noé les regarda, impuissant, agoniser et mourir. Une femme réclama l’extrême onction et rendit l’âme, la main tendue vers le prêtre. Une forte émotion secoua l’abbé Noé. Tremblant, il sentit son corps s’enflammer ; la haine assombrit son cœur et pendant que des râles d’enfants secouaient toute l’église, il poussait, lui, son cri de guerre (p. 132).
Cet extrait montre bien les raisons pour lesquelles le prêtre s’engage résolument dans une révolution qui le conduira à un homicide. Sa dernière prière en tant que prêtre (au sens strict du terme) rend compte de l’intensité de la haine pour la République iksaine et sa détermination à vouloir mettre fin à ce chaos. Lisons ceci : « Jésus, regarde-moi ! J’ai dans ma poitrine la croix, la Bible dans ma main gauche, du côté où mon cœur bat, et un pistolet dans ma main droite ! Et sonregard resta fixé au ciel » (p.132).
L’abbé Noé part donc rencontrer son supérieur hiérarchique, l’archevêque, afin de le convaincre que l’Église catholique, dans l’ignorance, ne soutienne plus le régime du Grand-frère-Président-de-la-République d’Ikse : « Vous ne commettrez pas une telle bêtise, Monseigneur ! » parce que, justement, le clergé avait recommandé dans toutes les églises que des messes d’action de grâce soient faites en vue de célébrer la merde-de-paix et cette imposture de résurrection du dictateur. À son corps défendant, l’abbé Noé persiste dans sa position et tente d’amener l’archevêque à la raison : « Mais vous pouvez refuser ! Souvenez-vous de ce qui s’est passé dans ma paroisse : des fidèles catholiques ont été lâchement fusillés alors qu’ils rendaient grâce à Dieu » (p. 135).
Finalement, le prêtre se rend à l’évidence que ses supérieurs hiérarchiques et toute l’Église catholique sont corrompus par le régime en place. La discussion au bureau du Monseigneur se termine par de sérieuses menaces de part et d’autre comme l’on peut le lire :
– Sortez d’ici !
– Je ne sortirai pas du bureau !
– Attention, insolent curé ! N’oubliez pas que vous êtes recherché par la police et que je pourrais vous faire arrêter […].
– Monseigneur, cria le curé, je vous rends ma soutane ! […].
– Rendez-moi aussi votre Bible, alors lui ordonne l’archevêque d’une voix sourde.
– Non, je ne vous la donnerai pas, je la tiendrai toujours dans la main gauche pour pouvoir, chaque fois, la poser dans ma poitrine, du côté où mon cœur bat (pp.135- 136).
Noé, qui n’a pu se contenir, fait sortir un pistolet qu’il brandit et tire sur l’archevêque : le meurtre est dûment constaté et il est condamné à la peine capitale par la cour d’assises. Cependant, le récit ne s’arrête pas à cette énième tragédie qui donne l’impression que le roman de Maurice Bandaman fait l’apologie de la terreur, de la mort, de la tragédie, de la violence incontrôlée, sanguinaire et inhumaine. Bref, cette scène horrible vient montrer comment La Bible et le fusil met en évidence l’horreur selon la définition que lui donne Chantal Lapeyre-Desmaison, c’est-à-dire « […] l’art de penser le pire et de l’écrire qui génère l’impression violente causée par la vie, la pensée ou la [lecture] d’une chose affreuse ou repoussante » [6].
Et cet art de penser le pire est constamment entretenu et savamment orchestré dans le roman de Bandaman ; ce qui met évidemment en relief le caractère dégradant ou dégénéré de l’histoire dont la trajectoire descend aux confins des réalités inimaginables d’un pays où règne le mal. Le clou de la tragédie est intentionnel et conforte notre analyse ; le suicide spectaculaire de père Noé dans des circonstances floues est bien pensé, de sorte à heurter la sensibilité du lecteur, mais aussi à suggérer l’obscurcissement de la diégèse.
« Mais pourquoi ma famille est-elle tombée dans une tragédie pareille ? » (p.245). Cette interrogation de l’abbé Noé visiblement devenu une loque humaine, à la limite fou, suite à sa détention et peu avant sa mort, est à juste titre justificative de la descente aux enfers de la famille Assazan. Ahika qui reste le seul espoir des Assazan, comme pour rendre éloquente l’esthétique de la dégénérescence dans ce roman, reprend plus tard le chemin de l’école pour devenir un étudiant. Au cours d’une marche populaire de soutien au régime du Président-plus-que-Patriarche, Ahika prend la résolution de tuer le dictateur puisqu’il prend lui-même part à cette marche historique. Le récit de cet assassinat est saisissant :
[…] Ahika se mit à hurler :’’ c’est la fin du cycle aujourd’hui ! Mais sa voix était couverte par les vivats adressés au président. Il était à un pas du patriarche, il bouscula un ministre et parvint au même niveau que le président qui lui prit amicalement la main gauche. De sa main droite il tira l’arme et « troooooooooh » ce fut le bruit que le coutelas produisit en entrant dans la gorge du président qui jappa, sauta, bondit, se transforma en vent, en poussière, en sirocco, tourbillonnant, emportant dans sa violente course tout son gouvernement, tout son poste, tous ses militants (p.180).
C’est ainsi qu’Ahika met fin au cycle de la cruauté longtemps entretenu dans le roman et qui lui donne une tonalité tragique et sombre.
Retenons de ce chapitre que dans La Bible et le fusil, la dégénérescence de l’histoire narrée est explicite si bien que nous venons de montrer comment par des mécanismes narrationnels, l’écrivain peint, tout en ayant à l’esprit de se rapprocher de la réalité, la tragédie qu’ont vécue une famille, un peuple, une nation et son chef suprême aux noms multiples, équivoques, péjoratifs, excessifs et hyperboliques. Cette tragédie semble être construite dans une dynamique narrationnelle qui donne à percevoir en filigrane une trajectoire évolutive vers le pire, l’intenable, l’insupportable, bref vers le chaos. Une telle esthétisation de la dégénérescence est encore plus réelle et perceptible dans la mise en narration de certains principaux personnages du roman.
- LA DÉGÉNÉRESCENCE DES PROTAGONISTES
Dans La Bible et le fusil, les personnages traduisent, par leur parcours narratif, la dégradation, l’altération, l’effritement de leur personnalité et de leur être intérieur. Ils sont, au départ, réfractaires à la violence et à la haine, quelquefois bons, ayant des pensées soumises à la foi chrétienne ; mais au fil du temps, ils apparaissent tout transformés par des situations macabres qui s’imposent à eux. Prenons d’abord l’abbé Noé. Celui-ci, à la mort tragique, de son père, refuse d’abord de céder à l’intimidation de sa mère qui réclame vengeance. Noé tente de la convaincre, au moyen de la parole biblique pour qu’elle renonce à son projet funeste. Dans cette posture, le prêtre passe pour un personnage qui incarne la morale religieuse avec toutes les valeurs qu’on peut mettre au compte d’un serviteur de Dieu. Noé demeure serein face aux agissements haineux et coléreux de Mamie Awlabo. Sa détermination à faire prévaloir le pardon et l’amour reste inchangée jusqu’à ce qu’il réapparaisse plus loin dans le récit comme un personnage totalement transformé, c’est-à-dire le contraire de ce qu’il était au départ. Retenons du père Noé quatre (4) phases de dégénérescence de son état. La première est sa rencontre avec Monika, sa paroissienne tombée follement amoureuse de lui. Sa déclaration d’amour est sans équivoque : « oui, et je jure au nom du Seigneur que je vous aime, mon père […] je vous aime, mon père. Vous êtes si beau, si séduisant » (p.55). L’abbé Noé se plie alors au harcèlement de la paroissienne, malgré sa vaine tentative de lui faire valoir l’interdit sexuel qui caractérise le sacerdoce des prêtres. Finalement, il chute par la violation de l’interdit. Et c’est avec beaucoup de prudence et de réserve que le narrateur conte la nuit d’amour de l’abbé Noé et de Monika :
Ce qui se passa dans la chambre du prêtre ne mérite vraiment pas d’être conté, mais sachez seulement, hein ! que la jeune femme se lova contre les flancs de Noé, fiévreuse ; et que les murs et le toit poussèrent des soupirs, des râles, des gémissements à la place des occupants de la chambre (p. 60).
La deuxième phase de dégénérescence de père Noé est le meurtre qu’il a commis. Pour avoir été témoin d’une scène horrible commanditée par des soldats cherchant partout des rebelles à tuer, Noé se revêt du manteau de révolutionnaire, défenseur de la minorité sans défense. La prêtrise avec toutes ses valeurs morales, religieuses et humaines est désormais reléguée au second plan dans les habitudes de Noé. Et de toute évidence, cela se concrétise par l’assassinat de l’archevêque en pleine discussion avec Noé. Armé d’un pistolet sous sa soutane, le père tire une balle dans le cœur de son supérieur hiérarchique qui meurt sur le coup.
Dans ce cas de figure, il est nécessaire de mettre l’accent sur quelques aspects de la décadence de Noé : juste avant l’acte, il cachait un pistolet sous sa soutane et tenait une Bible dans sa main gauche. On voit clairement ici une incompatibilité dans l’être physique du prêtre puisque la Bible, la soutane et le pistolet ne vont pas de pair. La soutane et la Bible augurent, en réalité, une attitude saine, bienveillante, pieuse et ne sauraient faire penser à un assassin.
Maurice Bandaman semble privilégier cette décadence morale à travers le choix de son titre : La Bible et le fusil. Par ce titre, il est certainement conscient que dans son roman tout est en décomposition, tout se dévalorise et se dénature. En fait, la conjonction de coordination ״et״ qui unit ces deux termes opposés « Bible / fusil » fonctionne, du point de vue grammatical, normalement parce que bien employée. Mais, au-delà de cet emploi classique, la coordination dans le groupe nominal « La Bible et le fusil » montre plutôt l’extrême dégradation de l’état du prêtre. Ainsi, en associant deux termes opposés, le romancier semble dissimuler le véritable titre de l’œuvre soupçonné d’être ceci : « De la Bible au fusil », ce qui rendrait plus explicite le parcours négatif du prêtre. Le romancier recourt, sans doute, à la gradation descendante, figure de style consistant à mettre en relief la progression par degrés successifs de valeurs décroissantes.
La raison en est toute simple. Bandaman n’a pas associé les deux termes de façon fortuite, sinon il aurait titré ״Le fusil et la Bible״. En effet, l’ordre est bien pensé, bien implicite. La Bible et le fusil évoque non seulement l’ordre chronologique des événements qui se succèdent, mais surtout, selon l’idéologie implicite du roman, il caricature la dégénérescence physique, morale, religieuse et psychologique d’un personnage épris au départ d’amour et de bonnes pensées. Un tel titre met en point de mire le passage de l’état normal à l’état anormal.
La troisième phase d’abâtardissement de Noé est son apparition dans un état totalement méconnaissable qui, à la limite, avoisine la démence. Sorti frauduleusement de la prison, Noé se laisse découvrir comme un fugitif errant dans la nature au mépris des regards curieux :
Il allait comme un nomade en quête d’herbe fraiche pour son bétail, il allait, comme un navire perdu dans une tempête, enivré par l’air frais qui lui soufflait dans les narines, par l’odeur tiède des rues (p.144).
C’est donc dans un état crasseux que Noé arrive chez son amante (Monika) qui l’attend. Une fois chez elle, le prêtre simule une parodie de mariage légal, au grand étonnement de Monika. Celle-ci pense que son amant est déboussolé par ses déboires. Néanmoins, la parodie finit par une nuit chaude où la chair explose sous les délices, nuit de râles et de gémissements, de morsures et de transes ! Noé s’évanouit plusieurs fois dans l’ivresse de la chair [7]. L’homme venait une fois encore de se souiller le corps par la transgression de l’interdit sexuel. N’est-ce pas là une preuve tangible de l’état de dégradation d’un prêtre naguère austère ?
La quatrième et dernière phase est le suicide spectaculaire de Noé à l’occasion de l’inauguration d’un temple : « Pendant qu’on attendait, on vit un homme, habillé comme un saint, une longue croix en main, monter sur l’esplanade puis crier » (p.161). C’est à cet instant qu’ayant attiré sur lui l’attention de la foule, il enfonce un couteau dans sa poitrine et meurt lâchement, le visage tourné vers le ciel. Ce suicide est le comble des déboires du prêtre. Il veut bien mettre fin au cycle de mort qui hante sa famille. Cependant, à cause de son statut de prêtre, le suicide est considéré comme un aveu d’impuissance face aux contingences de la vie : c’est déshonorant, dévalorisant et ignoble.
Par ailleurs, le sort de l’aîné des Assazan, Afitémanou connaît également presque la même trajectoire. En effet, Afitémanou est le premier à s’opposer à l’idée de vengeance de son père. Mais il est nommé plus tard ambassadeur et devient un collaborateur direct de l’assassin de son géniteur, c’est-à-dire le Grand-frère-Président-de-la-République. Suite à l’épuration du Parti démocratique iksain, un nouveau gouvernement est formé et Afitémanou rappelé de son poste d’ambassadeur devient ministre chargé des affaires occultes et secrètes :
[…] qui consistait à organiser l’espionnage intellectuel, à faire emprisonner les traîtres à la mère-patrie, à recruter les hommes et des femmes qui se faufileraient dans les foules, les lieux publics, les bars, les autobus […] (p.101).
C’est justement à partir de cette triste mission, selon le narrateur, que le personnage va vivre des situations assez dévalorisantes parce qu’en réalité, ce poste n’est pas son souhait. Afitémanou vise la présidence de l’Assemblée nationale ou d’autres postes plus valorisants. Pour réaliser son rêve, il rencontre un célèbre féticheur qui lui recommande d’incroyables sacrifices dont celui d’un albinos ou d’une fillette de sept ans. Le ministre enlève alors Raïssa qu’il assassine sauvagement dans un campement reculé où vit le célèbre féticheur. Le sang de Raïssa sert de rosée aux fétiches destinés à rendre Afitémanou un riche et puissant homme politique jamais égalé. Ce personnage qui refuse de venger son père, est ici conditionné par la politique pour devenir un assassin, un tueur. Et c’est ce fait qui révèle son état de personnage en décadence. L’effet de dévalorisation du personnage est encore rendu plus percutant quand Afitémanou découvre plus tard qu’il s’est rendu coupable de la mort de sa propre fille. Son aveu est sans équivoque : « J’ai tué Raïssa, ma file, pour arroser mon fétiche ! » (p.129). Afitémanou devient littéralement fou. Cette folie inattendue apparaît comme le point culminant de la dégradation du personnage. Le narrateur le souligne explicitement dans cet extrait : « Pouo ! ajouta son supérieur, un ancien ambassadeur qui devient fou et s’acharne à dénoncer des crimes et des vols, c’est dangereux pour la sûreté du pays » (p.130).
Ordre est finalement donné de tuer Afitémanou pour sauver l’honneur de la classe politique iksaine dont il dénonçait les pratiques mafieuses. Ce dernier meurt après avoir reçu plusieurs balles dans le corps. Que retenir de ce chapitre ?
Notons que, de façon générale, les personnages de Maurice Bandaman sont négatifs ou fonctionnent comme des anti-héros. Noé et Afitémanou ont incarné l’esthétique de la dégénérescence que nous avons voulu analyser ici. Ils ont été construits avec grand soin pour caractériser le désespoir, la dénaturation, la dévalorisation, la corruption et la décomposition de l’homme moderne. Même Mamie Awlabo est un personnage négatif. Elle meurt aussi tragiquement. Si donc l’esthétique de la dégénérescence se justifie par rapport à la diégèse et des personnages, qu’observe-t-on quant au tissu narratif ?
- LA DÉGÉNÉRESCENCE DU TISSU NARRATIF
Ici, la dégénérescence est appréhendée dans une perspective purement formelle qui privilégiera la transgression du tissu narratif dans La Bible et le fusil où les canons classiques du récit sont subvertis à souhait. Sous cet angle, nous apercevons cette transgression comme caractéristique de la décadence, de la dégradation/dévalorisation de la narration. Pour cette étude, nous nous focaliserons sur l’intergénéricité ou le décloisonnement générique. Benson Cobri Oyourou, dans son étude sur l’œuvre de Bandaman [8], approfondi la subversion du narratif en réservant une place de choix à la transgression des normes narratives. L’étude lui a permis de montrer le bouleversement des instances perceptibles à divers niveaux dans le roman. Il écrit à ce propos : « Il s’agit notamment du désordre inscrit au cœur de la narration, de la fonction narrative et du statut de certains personnages » [9].
Cette technique narrative du désordre et du statut de certains personnages intéresse, mais, dans cet article, nous nous limiterons particulièrement à l’intergénéricité comme facteur de porosité du tissu narratif.
Il faut maintenant apprécier les différents genres convoqués dans La Bible et le fusil. Il s’agit en clair de montrer l’intergénéricité comme facteur de dégénérescence du récit. Ce roman frappe, en effet, par une forte floraison de différents genres, de formes littéraires qui intègrent le tissu narratif. Ainsi, des mythes, des chants, des proverbes, des citations bibliques, des récits oniriques, des réflexions philosophiques font du roman de Bandaman un véritable réseau de genres. Analysons en quelques-uns.
D’abord le chant. Il est assez présent dans l’œuvre. Le romancier y a recours quand il veut faire extérioriser de vives émotions de ses personnages. Et, comme précédemment analysée, l’histoire des Assazan et du pays d’Ikse est entachée de violence à telle enseigne que, du début jusqu’à la fin du récit (excepté la rencontre amoureusement sublime de Moya et Ahika) ; l’ombre de la mort hante tous les protagonistes. C’est pourquoi l’on note que les émotions exprimées sont toutes traduites soit à travers un chant soit à travers des pleurs qui, dans leur fonctionnement, sont presque identiques. Chez Bandaman, en effet, chants et pleurs servent à traduire des lamentations, des mécontentements et même la souffrance physique et morale. Aux obsèques de Ba’a Assazan, par exemple, des femmes pouvaient pleurer ainsi : « Assazan hé ! Assazan, enfant de ma mère ! Je t’appelle, lève-toi et réponds- moi ! » (p. 21).
On le voit ici, le texte exprime certes des pleurs, mais, en cette circonstance, ces pleurs sont un chant de douleur, un chant funèbre. Et il est difficile d’établir la frontière. Le narrateur, le sachant bien, les emploie l’un après l’autre comme pour montrer leur impossible incompatibilité. Ces extraits sont éloquents :
Des femmes entrent dans des chambres, en ressortant les biens couverts d’or qu’elles déposent sur le lit en chantant et, en pleurant. (p.21) Des pleurs et des chansons à faire fondre nos cœurs qui s’émeuvent devant rien (p.22).
En fait, leur insertion (pleurs et chants) dans le narratif est matériellement perceptible, car ils sont transcrits sous forme de vers libres au sens senghorien [10] du terme. Cette incursion de l’écriture poétique dans le roman de Bandaman participe bien évidemment de la dénaturation de la narration classique.
Tout comme le chant, le mythe est aussi maintes fois convoqué dans La Bible et le fusil. En effet, l’univers romanesque de Bandaman est marqué par l’évocation d’un temps très reculé et indéterminé qui plonge le lecteur dans un monde mythique. Dès le début, le temps de l’histoire narrée transporte dans le mythe génésiaque :
Tout cela se passait en l’an trois mil moins x, au pays des soleils et des abysses, des étoiles et des ténèbres, des fleuves et des purgatoires ; au pays des hommages et louanges infinis, un jour où le ciel et la terre s’accouplaient. (pp. 5-6)
Le récit se déroule, de toute évidence, dans un univers où le temps objectif échappe parce qu’il diffère de celui auquel le lecteur est habitué, un temps qu’il peut chronométrer ou définir exactement. À cela s’ajoute la longévité légendaire du Président de la République d’Ikse à travers un règne dont la durée va au-delà de toute réalité : deux cent cinquante ans (250 ans) de pouvoir sans partage. Cette étonnante longévité est le fait de sa capacité de se métamorphoser pour ainsi défier la mort.
Tel qu’il est représenté dans l’œuvre, ce personnage s’identifie trait pour trait aux personnages des contes et des mythes où le surnaturel et le merveilleux font bon ménage. Le récit de la mort de Raïssa, la fillette sacrifiée par Afitémanou, est aussi fabuleux et donne à croire qu’on se trouverait dans un univers mythique puisque la fillette revient à la vie pour interroger son bourreau : « Pourquoi m’as-tu tranché le cou, tonton ? – Oh ! cria Mousso, tue-la encore ! » (p. 115).
Pour ancrer davantage la présence du mythe, le romancier fait ressurgir des morts, menottes aux poignets, accusés de comploter contre le régime. Médusés par cette accusation, les morts « se mirent à rugir, à protester » [11].
Au regard de ce qui précède, il est clair que La Bible et le fusil exploite judicieusement les ressources du mythe pour rendre le récit plus fabuleux, susciter un sentiment pathétique comme exactement dans les récits mythiques, et aussi pour cacher les frontières du réel.
Bandaman recourt également aux proverbes de son espace socio-culturel. Genre par excellence de l’oralité, le proverbe dans le tissu narratif apparait transgressif et novateur. Mais l’angle sous lequel il est analysé fait dire qu’il participe à la dégénérescence de la narration. En effet, le proverbe intervient à des moments où le narrateur soutient un point de vue, capte l’attention du lecteur, crée de vives émotions et surtout lorsqu’il veut étaler son aisance à manipuler la parole comme le justifient ces passages : « Je t’avais dit que l’oiseau qui vole loin de son nid offre ses plumes à l’épervier » (p. 25). « Méfiez-vous du bonheur qui germe sur les racines du malheur ! Afitémanou le comprend-il ? » (p. 27) ; « le malheur ne s’annonce jamais aux personnes, sinon Mamie Awlabo n’aurait pas abandonné le petit étal sur lequel elle vend […] » (p. 39).
Les exemples de ce genre sont légion dans La Bible et le fusil tout comme les récits oniriques et des réflexions philosophiques. Concernant les récits oniriques, ils interviennent pour annoncer un malheur, avertir d’un danger imminent ou expliquer en détail ce que le narrateur n’a pas voulu conter. Il apparaît, dans ce cas précis, comme un flash-back. La détention et le traitement inhumain de Ba’aAssazan en prison est révélé par un rêve : « Mais comment Assazan est-il mort ? (…). De toute façon, vous choisirez entre ces deux rêves et vous-même, suivant votre esprit, le maillon manquant à notre histoire. » (p.10).
Le rêve devient ici une échappatoire par laquelle le narrateur se permet de révéler la vérité. Il raconte alors avec aisance (puisqu’il s’agit d’un rêve dont les faits ne l’engagent pas comme témoin oculaire) comment Assazan est horriblement assassiné en prison. Deux rêves juxtaposés dans le récit évoquent l’extrême cruauté des geôliers :
Rêve1 : En effet, dans mon sommeil, j’ai vu Assazan déshabillé ; on l’obligeait à grimper une barre de fer dans laquelle circulait une forte charge électrique. Chaque fois qu’il posait la main contre le fer, Assazan était projeté dix mètres plus loin. Et ses tortionnaires, en ricanant, le battaient […] (p. 10).
Rêve2 : On amena le prisonnier sur une place, on y creusa une fosse, on l’y fit descendre, puis on l’enterra presque entièrement ne laissant que sa tête. La mer montait, montait, écumait. […] (p. 11).
De même, le rêve de Mamie Awlabo fonctionne comme une alerte, un avertissement. Avant la mort de son mari, elle fait un rêve macabre :
Ce matin-là, Mamie Awlabo se leva, le visage sombre. Dans son esprit, le rêve macabre de la nuit dernière : un hibou blanc qui était venu avec, entre ses griffes, ses yeux globuleux, s’était posé sur sa tête, et, au moyen de son bec d’acier, avait commencé à la raser. Se servant ensuite de ses ailes, le hibou avait pris de la cendre brûlante pour la blanchir (p.7).
Ce rêve, en effet, est prémonitoire par ses symboles qui évoquent le deuil : le hibou qui l’a rasée renvoie au veuvage parce qu’en Afrique, le deuil se symbolise dans certaines cultures par le rasage des cheveux ; la cendre brûlante sur son corps entre dans le même contexte d’explication, mais elle met beaucoup plus l’accent sur la douleur, la souffrance que Mamie Awlabo va endurer. Il est donc bien indiqué ici que Maurice Bandaman se sert quelquefois de récits oniriques pour mettre en relief la tragédie des Assazan, d’un peuple et d’une République.
Notons, également, que des réflexions à caractère philosophique et historique sont à relever dans le roman. Lisons en quelques exemples :
Dès ce soir, j’entreprendrai de te parler d’un homme, l’un des plus grands que le monde ait enfanté, un homme qui sans feu ni flèche, fit marcher des montagnes : Martin Luther King. C’est de son esprit qu’a surgi cette pensée qui doit éclairer l’humanité, une pensée bien profonde : « Rendre haine pour haine multiplie la haine, la violence. (p.75).
Ici, c’est Balozo, père de Moya, qui rappelle à Ahika le courage historique de Martin Luther King tout en l’exhortant à lui ressembler pour affronter les épreuves du futur et avancer dans la vie. Voyons cet autre exemple :
Quand voler et tuer s’imposent comme les seules voies pour l’acquisition de la liberté et de la justice, alors, voler et tuer perdent leur caractère informant pour devenir des actes historiques héroïques. C’est ainsi qu’en volant le feu au bénéfice des hommes, Prométhée a sauvé l’humanité de l’arbitraire et de l’obscurantisme ; en décapitant Holopherne d’une main ferme et sans regret, Judith a offert la liberté à son peuple ; en embrassant la poitrine tyrannique de Soumangourou Kanté avec une flèche garnie d’ergot de coq, Sundjata a offert, comme un cadeau royal, la liberté, la dignité et la gloire au Mandingue […] (p.150).
Cet extrait traduit bien évidemment des idées à la fois philosophiques et historiques. Par ces réflexions, Monika attise la flamme de la protestation et de la détermination chez l’abbé Noé qui, par moments, semble regretter son acte assassin.
Terminons ce chapitre avec l’insertion de versets bibliques suivis de commentaires dans le roman. En effet, l’œuvre est marquée par une évocation régulière de versets et de connaissances bibliques. Quoi de plus normal puisque les événements qui s’y déroulent sont tels que le recours à Dieu et à sa parole (la Bible) sont nécessaires. L’abbé Noé se sert de ses connaissances bibliques pour convaincre sa mère de son refus de venger son père. De même, il lutte vainement contre l’amour de sa paroissienne en ayant recours à ses connaissances bibliques quelquefois soutenue par des commentaires. Pour consoler son jeune frère et lui redonner goût à la vie suite au décès de leurs parents, Noé s’appuie sur la Bible. Et à la question de savoir pourquoi les sectes et les associations mystiques ont tant de succès et prolifèrent en Afrique au détriment de la foi chrétienne, le prêtre répond sans détours par un commentaire inspiré de Matthieu 24-5à14 :
Le Christ l’avait prédit, a répondu le prêtre. Il a dit qu’annonceront son retour : Séismes, inondations, guerres fratricides, famine et foisonnement de sectes qui fourvoient ses agneaux ; naîtront alors des vautours, des vampires et des sangsues qui voleront, pilleront, tueront (p.57).
C’est lorsque Moya et Ahika se rendent dans un temple pour prier qu’à travers l’intervention d’un pasteur, l’on découvre l’insertion inattendue d’un long verset biblique extrait de Mathieu 13.36 à 50 suivi d’un commentaire : la parabole de la mauvaise herbe dans le champ. L’extrait dévoile les conséquences désastreuses d’une vie terrestre entachée de péchés de toutes sortes (guerre, crime, viol, vol, mensonge etc.) à l’image du peuple iksain et de ses gouvernants. Le pasteur insiste dans son prêche sur la séparation du bon grain et de l’ivraie pour ainsi inviter son auditoire à renoncer à la violence, car les violents seront jugés et punis par le Seigneur. On constate, de façon générale, que le recours à la Bible permet à l’écrivain de sensibiliser ou de conscientiser la société iksaine dont les protagonistes sont tous en situation de belligérance, de révolte et d’extrême violence.
Retenons de cette analyse que chez Maurice Bandaman, la dégénérescence du tissu narratif est explicitement caractérisée par un décloisonnement générique qui, d’une manière ou d’une autre, dénature la narration classique du roman, même si cette technique est considérée comme un renouvellement de l’écriture romanesque.
CONCLUSION
Au terme de notre réflexion, il ressort que dans La Bible et le fusil, le lecteur est frappé par la diégèse et par la forme narrative qui entretiennent constamment la décadence ou la déchéance dans les événements narrés. Dans ce roman, tout va de mal en pis, et le romancier veille à ce que ses protagonistes s’y prêtent le mieux. À travers la thématique de la violence et de l’horreur, matrice de cette fiction, Maurice Bandaman exploite judicieusement l’écriture de la décadence pour montrer les dangers et leurs conséquences pour une société en proie aux pratiques mafieuses et dictatoriales. La particularité de son écriture résulte, à cet effet, de sa capacité de retenir l’attention du lecteur sur les événements d’une extrême violence qui donnent à penser à un univers invivable caractérisé par la désolation et le désespoir. En vérité, le roman de Bandaman est sombre, lugubre et pathétique. Mais il invite à une prise de conscience profonde pour reconstruire, sur les décombres d’une société déchirée, une vie plus agréable que celle des luttes sans lendemains positifs.
BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE
BANDAMAN, Maurice, La Bible et le fusil, Abidjan, CEDA, 1996.
BRUCE, Donald, De l’intertextualité à l’interdiscursivité, histoire d’une double émergence, Toronto, Les Éditions Paratexte, 1995.
COBRI, Oyourou Benson, « Transgression et renouvellement dans l’esthétique romanesque de La Bible et le fusil de Maurice Bandaman », in Revue de l’ILENA, n°14 vol 2004.
Collectif, La guerre : des questions et des réponses, Enquête, Abidjan, EDUCI, n°15,2006.
Collectif, Penser la violence, Notre Librairie, Paris, n°148, juillet-septembre, 2012.
COULIBALY, Adama, « Nouvelles tribus dans trois romans de guerre d’Afrique noire postcoloniale » in Revue de l’ILENA, n°14, vol 2, 2004.
EYENGA, Onana, Pierre Suzanne, « Scénographie du sang des martyres et figuration synecdochique de l’horreur dans l’imaginaire africain » in Les écritures de l’horreur en littératures africaines, sous la direction de Bidy Bodo Cyprien et alii, Paris, L’Harmattan, 2016.
NARDOUT-LAFARGE, Élisabeth, « Présentation » in « Guerres, Textes, Mémoires », Études françaises, n°34, Les Presses de l’Université de Montréal, 1998.
[1] Université Félix Houphouët Boigny, Abidjan-Cocody, Côte-d’Ivoire
[2] Selon le terme du narrateur dans La Bible et le fusil.
[3] COULIBALY, Adama, « Nouvelles tribus dans trois romans de guerre d’Afrique noire postcoloniale », in Revue de L’ILENA, 2004, N°14, vol. 2, p. 28.
[4] NARDOUT-LAFARGE, Élisabeth, « Présentation » in « Guerres, Textes, Mémoires », in Études françaises n°34-1, Les Presses de l’Université de Montréal, 1998, p. 5.
[5] Un hibou vint la raser avec son bec d’acier et la fit couvrir de cendre brûlante, signe de deuil.
[6] LAPEYRE-DESMAISON, Chantal, citée par Pierre Suzanne Eyenga Onana, « Scénographie du sang des martyrs et figuration synecdochique de l’horreur dans l’imaginaire africain », Les écritures de l’horreur en littératures africaines, sous la direction de Bidy Cyprien Bodo et alii, Paris, L’Harmattan, 2016, p.75.
[7] BANDAMAN, Maurice, La Bible et le fusil, op. cit., p. 147.
[8] OYOUROU, Benson Cobri, « Transgression et renouvellement dans l’esthétique romanesque de La Bible et le fusil de Maurice Bandaman », in Revue de L’ILENA n°14 vol 2.
[9] Id., ibid., p. 168.
[10] Senghor est l’un des premiers poètes africains à transgresser la forme classique de l’écriture poétique française caractérisée par une versification austère au profit d’une versification plus libre et plus dynamique : pour lui, la poésie africaine est faite de rythme. À la question de savoir comment il percevait les poésies africaines et européennes, il répond : « Nous ne donnons pas la même valeur à l’image, à la mélodie et au rythme. Ainsi, la poésie négro-africaine privilégie-t-elle le rythme- le rythme vivant, fait de répétitions qui ne se répètent pas, avec des contretemps et des syncopes » Diagonales, n°28, oct. 1993, p. 3.
[11] BANDAMAN, Maurice, op.cit., p. 86.