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LES OCCURRENCES DISCURSIVES COMME INDICES D’UNE REPRÉSENTATION FRAGMENTAIRE D’UN CORPS DE FEMME DANS LA GUERRE DES FEMMES DE BOTTEY ZADI ZAOUROU

Éthiopiques n° 99.

Littérature, philosophie, sociologie, anthropologie et art.

2nd semestre 2017.

LES OCCURRENCES DISCURSIVES COMME INDICES D’UNE REPRÉSENTATION FRAGMENTAIRE D’UN CORPS DE FEMME DANS LA GUERRE DES FEMMES DE BOTTEY ZADI ZAOUROU

INTRODUCTION

Si le dialogue et les didascalies constituent les couches caractéristiques importantes du texte théâtral, il n’en demeure pas moins que, par leur teneur, ils réfèrent des réalités aussi diverses que multiples. En effet, grâce à un jeu d’influences directes ou indirectes, à un principe d’allusions par ancrage au milieu d’engendrement, des indices assortis au dialogue ou aux didascalies renvoient tantôt à un univers, à une communauté à travers son mode d’organisation et ses usages, tantôt à une personnalité ou à un genre par fixation. Dans ces conditions, à partir de la quête des faisceaux de significations, notre analyste s’attellera à identifier et à révéler les horizons sémantiques, sournoisement semés, par l’intermédiaire des répliques ou des indications contenues dans l’œuvre dramatique. Présents dans les non-dits, ils fonctionnent comme des présupposés et des sous-entendus qui, selon Éric Duchatel, « dessinent les enjeux idéologiques et dramaturgiques » [2] du texte.

Ce mode de fonctionnement préside de la lecture du personnage en tant que réalité qui se conçoit et se construit au fil des répliques ou des didascalies. Aussi, sa caractérisation suggère-t-elle la prise en compte de toutes les occurrences ; car, selon l’opinion d’Éric Duchatel, sa « biographie est disséminée, parcellaire, sélective » [3]. La présence du personnage dans les deux couches va au-delà de l’effet référentiel. Pour Christian Surber, sa désignation, sa nomination « le construit et y fait référence (…) il y a à la fois création de l’entité visée et référence à cette même entité. » [4]

Par la convocation d’une pléthore de référents dans une constante dialogique ou auctoriale, Zadi Zaourou permet au lecteur-spectateur de La Guerre des femmes [5] d’identifier la femme sous ses aspects physique et moral. À travers des fragments de discours, de combinaisons didascaliques, par la puissance suggestive de la métaphore, du symbole, l’auteur dramatique fait apparaître progressivement un corps de femme sous deux angles. Quel que soit son statut, elle incarne à la fois cette créature au corps sculpté et cet être à la séduction envoûtante et enivrante pour l’homme, son double autre.

D’ailleurs, N’kashama confirme cette constante : « par une parole masquée grâce à tous ses transferts de sens, ses formes allusives, ses associations de mots » [6], la totalité textuelle dans La Guerre des femmes transpire la femme.

Sur la base d’un inventaire de répliques et de didascalies en référence au corps féminin, intégrées dans une approche kaléidoscopique, la présente étude envisage cerner la double symbolique qui singularise la personne de la femme. Il s’agira de montrer les différents visages révélateurs des attributs de la femme et de leurs rôles dans l’équilibre social.

  1. TRAÇABILITÉ DISCURSIVE D’UN CORPS DE FEMME

Par sa nature discursive dialogique et auctoriale, le texte théâtral réfère à une diversité d’actants tirés soit de la réalité commune, soit de la fertilité imaginative de l’auteur dramatique. À partir de leur présence fragmentaire ou continue, ces actants contribuent à la construction du sens global. Par son évocation ponctuelle ou récurrente, le signe linguistique que constitue le mot convoque des réalités socio-historiques qui donnent accès à une collectivité, une communauté, une espèce, une catégorie ou un genre.

Dans La Guerre des femmes, la totalité discursive, continue ou morcelée, s’articule sur la femme à travers un corps physique d’exception, à la fois charmeur et envoûtant, et par l’intermédiaire d’une psychologie qui lui confère des attributs aussi fascinants qu’utiles. Grâce à une lecture à la trace, pointilliste et élaborée en mode de pistage lexical ou verbal, le corps de la femme apparaît, dès le départ, à travers le titre : La Guerre des femmes.

1.1. Le corps dans le titre

L’évocation de la femme dans cet environnement de belligérance suggère des interrogations dans l’esprit du lecteur-spectateur soucieux de la nature de la guerre, de ses raisons, de ses acteurs ainsi que des causes à l’origine de l’implication des femmes. Il est également fondé à connaître son issue, la nature du vainqueur et le sort réservé au vaincu.

Autant d’axes d’investigations, autant de réponses à rechercher au fil du texte, au fil des répliques. Le complément nominal « des femmes », contenu dans le titre, non seulement situe la nature du conflit, mais aussi et surtout réfère à un genre, un sexe, un corps, une entité humaine, pensante, réfléchie. En effet, selon Michael Issacharoff, « le titre d’une pièce de théâtre constitue le lieu privilégié de l’intertextualité théâtrale, un premier panneau indicateur » [7]. Le titre fonctionne comme une étiquette publicitaire. Chez Zadi Zaourou, il fait de la femme la problématique fondamentale et la constante thématique de l’œuvre. La totalité lexicale contenue dans le titre convoque des horizons sémantiques dont l’avènement invite à une exploration, à une lecture continue porteuse d’exigences de structure, d’intrigue, de fable et d’actants. Les contraintes structurales font référence à l’architecture, à la construction de l’œuvre dramatique vue de l’extérieur à travers ses tableaux, indices d’un morcellement, d’une séquencialisation et d’une organisation interne relative au déroulement, c’est-à-dire de la situation initiale à la situation finale, celle de l’intrigue avec le jeu relationnel mis en œuvre par les personnages. Dans le titre, La Guerre des femmes convoque une pléthore d’axes d’approche parmi lesquels les répliques.

1.2. Les représentations corporelles dans les répliques

En second lieu, le corps de la femme s’appréhende au fil des répliques. Il est perceptible d’abord au tableau zéro (pp 11-12) avec sept allusions-références. En effet, la femme est évoquée comme simple entité démographique d’un pays : « ce que ce pays compte de femmes », puis suit une succession nominale qui concerne les yeux à travers « le regard », « les rapports avec l’homme », la nature : « fruit du péché divin » et les allusions physiques comme des « fauves, corps de félin, étreinte scélérate et griffes ». Les indices contenus dans le tableau zéro en font un prologue à fonction proleptique dans l’esprit du lecteur-spectateur indirectement instruit de la teneur de l’intrigue à venir. Dans une perspective dramatique, le tableau zéro fonctionne comme une bande annonce, une mise en bouche en vue du déroulement et du dénouement.

Le corps est ensuite saisi sous le prisme de deux hommes : le chasseur (tableau VII, pp 31-32) et Babelé (tableau XV, pp 56-57). Pour le premier, le corps est perçu dans la « poitrine enflée, les fesses plus abondantes », dans les membres inférieurs : « marchent avec grâce » et dans la voix : « Quelle voix ! ». Dans l’environnement de ce tableau, les allusions indirectes à la femme sont présentes du tableau 2 au tableau 6. Ces mêmes indices corporels de la féminité sont visibles aux tableaux 9, 11, 14, 16, 17, 18 et 19. Il s’agit d’évocations de la femme à travers des aspects qui ne se rapportent pas à son corps, mais qui interpellent sa vie dans la banalité quotidienne. Ces tableaux tiennent lieu de pièces intérieures, d’enchâssements fragmentaires à fonction parenthétique qui participent de la dynamique et de l’intensité dramatique.

Pour le deuxième homme, le corps de la femme est montré à l’épreuve de celui de l’homme. Il s’agit du corps éprouvé par l’homme, corps qui procure un bonheur indescriptible pendant l’union entre les deux êtres. Ici, Babelé rend témoignage de son expérience nocturne avec la femme. Il évoque sa poitrine (foyer ardent) et son sexe (bas chemin). Comme par anticipation, la relation intime entre les deux corps et les deux sexes aura antérieurement fait l’objet du discours initiatique entre la mère (Mahié) et la fille (Gôbo) (tableau VIII, pp.33-36).

Mahié – Descends en toi-même et pense ton corps. A quelle partie de ton corps pourrait bien correspondre le cauris ?

La jeune fille (après avoir longuement réfléchi)- A la petite prairie au creux des trois vallons du crime…Un sentier la divise contre elle-même, la prairie ; exactement comme cette raie qui divise le cauri contre lui-même.

Mahié – Oui, justement ; on l’appelle le cauri du crime… La jeune fille (souriant timidement) – Il se ferme quand les vallons de l’est et de l’ouest se rapprochent et se recouvrent…. Mahié – Cette nuit, avant de t’endormir, emprunte-le consciemment, lentement. Caresse aussi la petite termitière qui se dresse timidement à l’entrée. (Tableau VIII, pp 33-34).

Ici, le lecteur-spectateur fait connaissance avec l’intimité corporelle de la femme par l’intermédiaire de son sexe, de ses seins et de son ventre, par un effet de « travelling » lexical, c’est-à-dire par une succession progressive d’un lexique qui la révèle comme par balayage du regard. La totalité de l’organe sexuel est évoquée en assimilation à la nature (le cauri, la petite prairie, les vallons de l’est et de l’ouest, la petite termitière à l’entrée du sentier). Le discours de Mahié mène tour à tour au sexe, à la poitrine et au ventre, trois entités intimement liées et impliquées dans un processus qui part de l’éveil sensuel corporel à l’acte sexuel qui débouche sur la procréation. La totalité de l’organe sexuel de la femme comme corps fragmenté essentiel est décrit à travers l’image du cauri.

Le discours de Mahié fait de l’acte sexuel un pouvoir pour la femme vis-à-vis de l’homme. Elle jouit d’un privilège qui fait d’elle la seule à pouvoir mettre l’homme, son double, dans un état de virilité et de vulnérabilité. La virilité masculine pendant l’union intime devient faiblesse. L’union de l’homme et de la femme rendue possible par une double volonté, un double désir, une double soif éloigne toute velléité de nuisance physique et morale. Cette union prend l’aspect d’une fusion de corps, de chair porteuse d’harmonie, de bonheur intérieur. D’où le corps de la femme comme acteur de bien-être, d’équilibre et de quiétude.

Puis viennent ses seins et son ventre. La totalité discursive sélectionnée des trois hommes (tableaux zéro, VII et XV) et des deux femmes (tableau VIII) réfère la corpologie littéraire présentée comme « l’étude de la corpographie littéraire, c’est-à-dire l’étude des inscriptions du corps dans la création littéraire… » [8]. Sous cette perspective, les allusions directes ou indirectes au corps participent d’un jeu et d’un enjeu littéraire. Autant elles répondent de la figuration des réalités physiques, autant elles fonctionnent comme des ressorts qui participent de l’avènement de la vision de l’auteur.

1.3. Le corps dans les didascalies

Considérées à la fois comme indices de la présence auctoriale dans l’œuvre dramatique et comme « instruments d’adaptation du texte à la représentation » [9], les didascalies adhèrent à sa constante thématique par un mécanisme de récurrence verbale ou lexicale. Dans la pièce, les tableaux VI, XIII et XV attestent la présence de l’auteur qui représente un corps mobile.

Tableau VI : Chantant et dansant, un groupe de femmes progresse vers l’antre du gorille. C’est une procession (p. 29). Tableau XIII : Les femmes entrent en chantant et en se balançant comme rameaux de palmier au vent (p.49). Tableau XV  : Les femmes sont sorties en se déhanchant. ( p .55).

Dans ces tableaux sevrés de répliques, la femme est présentée en mouvement grâce aux groupes verbaux aux formes participiales (chantant, dansant, balançant, déhanchant) et indicadives (entrent, sont sorties) pendant les obsèques de Zouzou, le rite sacrificiel et au lendemain de la première union. Le volume didascalique la montre en position de balancement en avant et en arrière, expression de l’adhésion totale de son corps aux deux rites (le sacrifice et les funérailles) et au bonheur nocturne vécu avec l’homme.

Au fil de la pièce, le corps de la femme se dévoile à travers ses différentes parties. Par un effet de métaphores filées qui, par analogie, par correspondance, permet sa reconnaissance, mais aussi et surtout, qui révèle les fonctions et attributs des parties auxquelles il est fait référence et allusion.

Comme par pudeur, l’auteur dramatique procède, à l’aide de la métaphore, par des fragments successifs qui, combinés, juxtaposés, donnent accès au corps entier de la femme, un corps en composition sous une perspective kaléidoscopique.

  1. UN CORPS À L’ÉPREUVE DE LA FILATURE MÉTAPHORIQUE

L’ensemble des répliques et des didascalies de la pièce réfère par indices interposés à la femme à travers son corps. Cependant, l’auteur dramatique fragmente son accès en l’associant par analogie à des réalités de la nature dont la succession crée un mécanisme de mise en filature métaphorique par dévoilement progressif. Par images interposées ou juxtaposées, il inscrit la totalité corporelle dans des fragments lexicaux métaphorisés.

2.1. Le corps par zoomorphisme

Dès l’entame de la pièce, l’image du corps de la femme est associée à celle d’un félin à travers un lexique illustrateur « mouvements félins, corps félin, la griffe » (Tableau zéro p.12). L’élément de convergence entre le corps de la femme et celui du félin réside dans leur allure gracieuse, majestueuse et souple lorsque ces deux créatures sont en mouvement. L’auteur crée de l’effet par une syntaxe combinant modalité adjectivale (mouvements félins) et modalité prépositionnelle nominale (corps de félin) qui débouchent sur un effet de caractérisation de la totalité du corps. Ces indices rendent certes compte de la correspondance totale entre les deux corps, mais ils ne créent pas de substitution. Ils traduisent la réalité de leur relation analogique, d’une ressemblance physique. Poursuivant dans la correspondance animalière, le personnage utilise le terme de « griffe » pour décrire le mouvement des membres supérieurs : « […] la griffe est là ». Il est indirectement fait allusion aux mains, aux mouvements manucuraux, à la douceur des paumes indiquant la constance de sa température corporelle.

Par analogie, les ongles sont devenus des griffes à l’image de celles du fauve, du félin, une métamorphose qui suggère une certaine dangerosité, une certaine bestialité et une imprévisibilité. Assimilé au règne animal, le corps de la femme se révèle tantôt comme source de bienfaits, tantôt comme source de périls. La comparaison au fauve est aussi révélatrice d’un dédoublement fonctionnel, celui d’un corps où cohabitent le bien et le mal, le bonheur et le danger, un corps capable du meilleur comme du pire, à la fois aimé et redouté, un corps qui « réagit, vit » [10] dans ses différents compartiments.

2.2. Un corps compartimenté

L’évocation du corps de la femme par les personnages n’est pas globale, elle procède par partie, par organe, permettant au lecteur spectateur de le saisir progressivement. La vue d’ensemble du prologue présente la femme comme un félin, mais également, à travers les yeux, dans son regard.

« Un homme : Elles vous fascinent et vous neutralisent au moindre regard ». (Tableau zéro, p. 12). Le personnage fait référence aux yeux qui ne laissent pas indifférent, aussi séducteurs que foudroyants pour qui ose les affronter de jour comme de nuit, comme le reconnaît Christine Bétis :

Les yeux de la femme voient les soleils et les soleils se mirent en eux : les yeux sont à la fois actifs et passifs et quand ils s’ouvrent, c’est pour retrouver un monde rénové, lavé de ses souillures antérieures… Par le pouvoir de son regard, la femme ouvre donc l’homme à une renaissance, à un autre monde [11].

Les yeux communiquent des situations, ils traduisent des états ou des sentiments. Grandement ouverts, les yeux expriment l’étonnement, l’admiration. Ouverts à moitié, ils témoignent de la tendresse, de la douceur, de l’invite. Fermés, ils symbolisent l’extase, le bonheur ou le mépris. Ouverts en coin, ils peuvent symboliser le dégoût, la désapprobation, l’ignorance, la colère. Par fixation, ils prennent la signification de la remontrance, de l’interpellation.

Au total, la nature du regard de la femme peut évoquer sérénité, désir, joie, mécontentement ou angoisse intérieure. Dans un jeu de rôles, les yeux communiquent, suggèrent des situations et révèlent des états d’âme. Au-delà de la fonction visuelle, le regard permet, grâce à sa signification, une certaine théâtralité. Il n’est jamais neutre, il exprime un état intérieur ou une réaction extérieure. À la suite des yeux, le regard du lecteur-spectateur est dirigé vers les seins et les fesses, signes visibles d’un corps en relief, un corps attrayant.

« Le chasseur – Ils sont [aussi] bossus devant que derrière (Tableau VII p.31) » : Il s’agit d’un corps aux allures accidentées avec des bosses pour désigner les seins.

En effet, selon leur taille, les seins, comparés à des bosses, peuvent être discrètement pointus, arrondis, de taille moyenne, sculptés sur mesure ou généreux, rebondis, plus visibles que le visage et difficiles à circonscrire, sauf par des mains expertes. L’artiste musicien Meiway dans Miss lolo [12] fait de ce type le modèle prisé par l’homme. Pour la femme, ils s’assimilent à deux cabosses de cacao sur un corps de rêve qui peut devenir un corps de commerce et de trafic. Les seins sont à la fois signe de féminité, de genre et d’affirmation à l’image des fesses : plus abondantes et ça leur va incroyablement bien (Tableau VII p.32).

Qu’elles soient arrondies, en triangle inversé, en forme de cœur ou en carré, la paire de fesses se met en mouvement quand les femmes marchent. Le mouvement des membres inférieurs active celui des fesses dont la mise en branle ajoute du charme à leur charme. D’où la démarche avec grâce qui laisse entrevoir des pieds aussi fins que la plume ou le rônier ou aussi robustes et charnus que le tronc du baobab, indices d’origine et d’identité (origine forestière, sahélienne, maritime…). Enfin, le personnage s’exclame sur sa voix : « Quelle voix ! »

Il fait allusion à son timbre, à ses organes phonatoires spécifiques qui lui confèrent un timbre exceptionnel porteur d’émotions qui ont le mérite de bercer plus d’un cœur. À travers la voix, elle est capable « d’accélérer ou ralentir le débit, enfler ou affaiblir la voix, saccader les mots, caresser l’expression, filer la phrase longuement sans reprendre haleine » [13]. Dans sa voix particulière, le corps de la femme exprime la puissance et la qualité de sa cage thoracique, source de sons qui accordent aux oreilles attentives les faveurs de l’oubli et une certaine sublimation. D’où l’exclamation à valeur extatique émise par le chasseur.

Le seuil paroxysmique de cette révélation corporelle se perçoit dans le champ lexical du paysage (Tableau VIII) qui, à travers le cauri, évoque symboliquement son corps sexuel compartimenté (prairie, vallon, termitière), son corps par les seins comparés à des tisons et son corps par le ventre comme sein, lieu de vie. Dans le discours de Mahié, l’organe sexuel est présenté comme une nature vivante dont les composantes laissent entrevoir son importance à la fois pour la femme et pour la communauté tout entière. Le corps de la femme, par son sexe en paysage, sa poitrine chaleureuse et son ventre hospitalier participe d’une théâtralisation de son rôle dans la vie commune.

Dans les indications en lien avec les membres, le corps est saisi en mouvement à travers la danse, le déplacement (Tableau VI, p. 29), le balancement (Tableau XIII p. 49) et le déhanchement (Tableau XV p. 55). Sa mobilité pendant la danse est assimilée au mouvement de rameaux de palmier au vent, mouvement d’ensemble, signe d’entente et d’unité.

Mise en contexte avec la mort de Zouzou, le seul homme parmi les femmes, la danse exprime le deuil, elle fonctionne comme un art anesthésiant de la douleur de la séparation de l’être cher. Mais, surtout, la danse qui, selon Pius N’gandu Nkashama, fonctionne comme « une expérience du corps illimité par laquelle se prouve et s’éprouve l’expérience gestuelle. » [14]. Quant au mouvement de déhanchement, il est l’expression visible d’un corps qui veut communiquer avec un autre, celui de l’homme, d’un corps qui veut fusionner avec un autre ou d’un corps qui exprime son confort ou son bonheur intérieur, conséquence de l’union entre deux êtres.

Par le mouvement de la démarche, par l’allure dans la marche ou la danse, quel que soit le moment de la vie, le corps en général et celui de la femme en particulier communique son état d’âme comme le reconnaît Michel Pruner : « Le corps accomplit une série de gestes qui sont des signes extérieurs et visibles par lesquels on connaît les manifestations intérieures de notre âme » [15].

Au total, les images associées au corps de la femme contribuent à offrir au lecteur-spectateur un portrait réaliste, mais, aussi et surtout, répondent à une volonté de dramatisation de ses attributs.

  1. AUTOUR D’UNE DRAMATISATION ATTRIBUTIVE DU CORPS DE LA FEMME

Par l’intermédiaire des indices contenus dans les répliques et dans les didascalies en référence ou faisant allusion à la femme, à son corps par effet d’identification (métaphore filée) ou de contigüité (synecdoques), on envisage aisément une forme de dramatisation par l’auteur des attributs du corps de la femme, à la fois sensuel, élégant, géniteur et nourricier.

3.1. Un corps de sensualité et d’élégance

Il se dégage des différentes parties du corps de l’Homme en général et de la femme en particulier une diversité de fonctions. Qu’il s’agisse des yeux (regard), de la voix, des mains (griffes), de la poitrine (les seins), des fesses, du sexe ou du ventre, chaque partie est un atout de séduction, d’élégance, de charme ou de reproduction.

Par le regard, la femme se découvre et découvre l’autre. Par jeu de clignotements latéraux ou en coin, elle exprime un désir ou un état d’âme. Si, à ses yeux, le lecteur-spectateur associe sa capacité de séduction par le regard, il y a aussi celle de scruter, par fixation, l’homme pour l’amadouer et réveiller sa virilité, ou de s’inquiéter ou encore de le jauger.

À ses mains assimilées à des griffes, correspondent sa tendresse irrésistible, sa capacité d’enlacement et d’union, mais aussi de captivité. Le contact avec ses mains vient à bout de toutes velléités de nuisance et de résistance. Par la constance de leur température, les mains de la femme constituent des instruments pour la sédentarisation et la fidélisation de l’amant ou de l’époux.

Par sa voix tendre ou perçante, le corps de la femme met la vie en musique. Elle a le don de créer les sonorités qui rythment la vie et font sortir l’autre de sa léthargie ou le motivent à l’action pour le bien- être de tous.

Quant à sa poitrine, avec ses seins assimilés à des bosses et à des tisons elle fait allusion à un handicap bénéfique, aux bienfaits procurés à l’adulte au contact avec les seins qui fonctionnent comme le thermostat de son corps et qui a le don de réveiller l’ardeur et la voracité sexuelle chez l’homme. La poitrine a également une fonction nourricière. C’est en elle que se blottit le nourrisson pour bénéficier du lait de sa croissance.

Les fesses et le ventre en opposition se complètent dans leurs attributs. Pendant la maternité qui commence par le bas chemin avec à l’entrée la termitière, symbole de la terre qui donne naissance à la terre, le ventre représente la partie visible d’un corps créé, devenu corps procréateur en métamorphose. Le bas chemin de la femme agit comme un passage de la vie embryonnaire à la vie commune. Il est à la fois un lieu de semence et un espace de fécondation. Tandis que les fesses, rebondies, en forme simple ou en forme stéatopygique, peuvent servir de siège à l’enfant ou de moyen de séduction. Le corps de la femme, sensuel, réveille le sensible de l’homme ; c’est-à-dire qu’à sa vue, les cinq sens de l’homme sont mis en alerte : la vue (le nerf optique), l’ouïe (le nerf auditif), le nez (le nerf olfactif), la peau (le nerf tactile) et le goût (le nerf gustatif). En définitive, ce corps plantureux est source de jouvence pour l’homme, un lieu de régénérescence indispensable.

3.2. Un corps en complémentarité avec l’homme

L’expérience de Babélé (tableau XV, pp. 55-57) fait de l’union du corps de l’homme à celui de la femme le symbole de la fin des hostilités, comme un acte de repentir qui révèle l’importance de la femme dans la vie. Par ses attributs partiels, son corps fonctionne comme un instrument de renoncement au Mal, un appel à la complémentarité dans l’union pour la préservation de l’harmonie sociale.

Il s’agit d’un appel à s’abstenir de toute violence contre la femme, véritable trésor pour la société. L’auteur invite le lecteur-spectateur à purger sa conception de l’image de la femme comme le sexe faible elle qui, en réalité, est le sexe essentiel et capital pour l’homme et pour la vie. Toute hostilité envers elle est futile et superfétatoire. La capacité de séduction affectée au corps de la femme en fait une arme redoutable pour l’homme qui peut être réduit à sa merci. Autant la virilité masculine confère un pouvoir à l’homme, autant le corps de la femme, par sa sensualité, par l’extase créée en l’homme, agit comme une puissance, mais aussi comme une drogue. La simple reconnaissance de ces deux attributs est un gage d’équilibre et de stabilité.

En réalité, la guerre des femmes est une guerre de positionnement, d’affirmation et de reconnaissance de leur rôle social. Par la représentation des attributs de leur corps, les femmes réaffirment indirectement leur complémentarité avec les hommes. Les pouvoirs de séduction, de bonheur et de procréation de la femme se combinent avec les pouvoirs de virilité, de fécondation de l’homme pour perpétuer la société. Dans la pièce, les deux corps sont inscrits dans une relation complémentaire, un jeu d’interdépendance. Tous les deux constituent un pouvoir au service de la société. Georges Zaragoza reconnaît cette relation de genre (homme/femme) ou de couple (mari/femme) récurrente dans le théâtre : « c’est de cette relation faite d’attraction et de répulsion que le théâtre a fait un quasi-topos » [16]. La thématique homme/femme est constante dans la plupart des œuvres dramatiques, de l’Antiquité à nos jours. Elle a toujours traversé les siècles et restera présente et féconde dans les œuvres de l’esprit humain. Les œuvres s’efforcent de représenter la nature des relations entre l’homme et la femme. Tout en révélant les attributs des deux corps, elles instruisent sur leur complémentarité.

CONCLUSION

En définitive, à l’évocation de la femme dans La Guerre des femmes, à travers son corps, coïncide l’aspiration de l’auteur à dévoiler, non seulement ce corps d’exception, mais aussi et surtout à révéler son rôle dans le maintien de l’équilibre social et dans la perpétuation de l’humanité, grâce à sa générosité dans l’acte de procréation et de recréation. Le dramaturge ne la présente pas comme un corps et un sexe faibles, mais comme une créature unique, un corps d’Homme, un corps d’art dont les nombreux attributs concourent à l’harmonie communautaire.

En réalité, dans la guerre physique ou virtuelle entre les femmes et les hommes, les hommes seront toujours vainqueurs ; mais le pouvoir (celui de la séduction, de la possession du sexe) reviendra toujours à la femme grâce à son corps qui, une fois découvert, étouffe toute velléité de nuisance, un corps en paysage, en relief, un corps revigorant, apaisant et persuasif.

Les nombreuses allusions au corps de la femme fonctionnent comme des indices de la représentation de celle qui contribuent à donner, d’une part, l’image d’un être à part entière et non entièrement à part, et, d’autre part, du théâtre comme un art qui promeut « une vie profonde entre les hommes, […] qui ne vit pas d’exclusion, de domination » [17]. Cette représentation permet également de purger l’opinion répandue de corps faible, de sexe faible pour en faire un corps utile à la communauté tout entière. Enfin, elle donne accès à l’essence même du théâtre, c’est-à-dire « dans un simulacre du jeu, sous le couvert du jeu, on atteigne aux plus hautes vérités humaines. » (Louis Jouvet, Le comédien désincarné, Paris, Flammarion, 2013, p. 379). Quant à sa correspondance avec la nature, elle traduit aussi bien son importance que sa nécessité dans la consolidation du tissu social, car de ce corps mystique naît la vie avec ses mystères. Par l’alchimie des procédés spécifiques relatifs à l’art dramatique, Zadi Zaourou sublime le corps féminin dans le souci de souligner son indispensabilité et son essentialité pour la quiétude sociale.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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BETIS, Christine, Aragon, Paris, Ellipses/Marketing, 1995, pp 122-131.

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[1] Université Alassane Ouattara de Bouaké, Côte d’Ivoire

[2] DUCHATEL, Éric, Analyse de l’œuvre dramatique, Paris, Armand Colin, 1998, p. 24.

[3] DUCHATEL, Éric, op. cit., p. 56.

[4] SURBER, Christian, Parole, personnage et référence dans le théâtre de Jean Racine, Genève, Librairie Droz, 1992, p.81.

[5] ZADI ZAOUROU, Bottey, La Guerre des femmes, Abidjan, NEI, 2001.

[6] N’KASHAMA, Pius N’gandou, Théâtres et scènes de spectacle, Paris, L’Harmattan, 1993, p.137.

[7] ISSACHAROFF, Michael, Le spectacle du discours, Paris, Librairie Josey Corti, 1985, p.41.

[8] OKRI TOSSOU, Pascal, Corpographie et corpologie, Cotonou, Plumes soleil, 2016, p. 37.

[9] LOCHERT, Véronique, L’Écriture du spectacle, les didascalies dans le théâtre européen aux XVI et XVIIe siècles, Génève, Librairie Droz, 2009, p. 98.

[10] PROUST, Sophie, La Direction d’acteurs dans la mise en scène théâtrale contemporaine, Barcelone, L’Entretemps, 2006, p. 268.

[11] BÉTIS, Christine, « Les yeux d’Elsa : le voir et le chanter », in Analyses et réflexions sur Aragon, Paris, Ellipses/Marketing, 1995, p. 123.

[12] Titre d’un album dans lequel l’artiste ivoirien célèbre la beauté de la femme à travers sa poitrine généreuse. Cette œuvre musicale du début des années 2000 a eu le mérite de décomplexer toutes les femmes à forte poitrine.

[13] CLÉMENT, René, cité par Michel Pruner, La Fabrique du théâtre, Paris, Nathan, 2000, p.161.

[14] N’KASHAMA, Pius N’gandu, Théâtres et scènes de spectacle, études sur les dramaturgies et les arts gestuels, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 59.

[15] PRUNER, Michel, La Fabrique du théâtre, Paris, Nathan, 2000, p. 168.

[16] ZARAGOZA, Georges, Le Personnage de théâtre, Paris, Armand Colin, 2006, p. 66.

[17] JOUVET, Louis, Témoignages sur le théâtre, Barcelone, Champs arts, 2009, p. 317.