Culture et civilisations

LA TRANSMISSION DE L’HERITAGE ORAL AU NIGERIA

Ethiopiques n°17

revue socialiste

de culture négro-africaine

janvier 1979

Au Nigéria, la tradition orale ancienne est encore vivante. Après une ère de rejet à l’époque coloniale, l’éveil du nationalisme, issu de la Seconde Guerre mondiale, a favorisé, avec le développement d’un clergé autochtone et la prise de conscience des richesses de la culture du pays, un retour aux coutumes : témoin le FESTAC, deuxième festival des arts panafricains, qui s’est déroulé à Lagos du 15 janvier au 12 février 1977. De plus en plus nombreux sont les lettrés qui se penchent sur les différentes formes de la littérature orale pour les étudier et les faire connaître.

Grâce aux travaux de Mlle Green, une des premières, dès 1947, à proposer une classification des genres littéraires oraux igbos, et de ceux qui l’ont suivie, il est aujourd’hui possible de distinguer, en gros, trois catégories, selon leur mode de présentation :

ce qui est parlé : proverbe (ilu ), devinettes (gwan-gwan), contes akuko-iro), mythe et légendes ( akuko- ita ) ;

ce qui est chanté ou psalmodié (abu) : chants de naissance, de travail, de guerre, de prise de titre, etc…, complaintes funéraires et contes chantés ;

ce qui est plus spécialement mis en scène, e groupe de chant, de danse et de musique : représentations durant les fêtes traditionnelles, et mascarades (mmau) . [1]

Nous nous intéresserons surtout, dans cette étude, à la première catégorie, et aux contes populaires.

Dès 1958, G.T. Basden, qui passa chez eux trente-cinq ans de sa vie, notait le fait que

« les Ibos ont, en commun avec d’autres ethnies de l’Afrique de l’Ouest, un grand amour des contes. Ils ont un riche trésor de légendes et de folklore [2]

Et F.C Ogbalu l’expliquait récemment, « L’art de conter est un des passe-temps favoris des Igbos, jeunes et vieux [3]

Mais les contes y sont bien davantage qu’un délassement. Des quatre fonctions de la littérature orale mentionnées par W. R. Bascon ( [4], la fonction pédagogique des contes est sans nul doute la plus importante. Chez les Igbos comme dans bien d’autres ethnies africaines, ils ont pour but principal de transmettre des principes moraux et toute une éducation traditionnelle aux enfants.

Ils leur enseignent l’obéissance aux parents en leur démontrant, comme dans Obiadi et Obaraedo [5]

Ce qu’il peut en coûter de n’en vouloir faire qu’à sa tête sans respecter ceux qui ont l’expérience de la vie : le petit Obiadi, parti malgré les avertissements de ses parents à la recherche de sa flûte oubliée en brousse, rencontre successivement sept mauvais esprits dont le dernier le dévore ; et Obaraedo, la fillette qui n’a pas suivi les conseils culinaires de sa mère et dont le feu s’est éteint, sort l’après-midi, rencontre elle aussi un mauvais esprit et y perd son nez. Le conte de L’oiseau de Nwoye dit qu’il faut donner avec joie et sans regret, et rendre heureux les vieillards, pour être béni. La chèvre de Dieu, qui nous conte l’histoire d’un enfant ramenant chez Dieu le cadavre de la chèvre que celui-ci lui avait confiée à élever, rappelle aux enfants, à travers les épreuves surmontées par le jeune héros et sa récompense finale, que le bonheur accompagne celui qui respecte et salue l’étranger et le vieillard. Enendu Igbcanugo, l’adolescent parti chercher la barbe du léopard et le xylophone des Ogres, pour succéder à son père, encourage les jeunes gens dans leurs découvertes de l’existence et leur apprend à ne jamais désespérer dans les difficultés.

Les contes rappellent également leurs devoirs aux adultes : ainsi Omalinze et Okpu le rhinocéros sont-ils un avertissement aux maris qui haïssent et maltraitent leurs épouses. Ils stigmatisent les défauts et font la satire des mœurs.

Comme le disent les Igbos, on n’a jamais fini d’apprendre [6]

En un mot, nous trouvons dans les contes

« … la sagesse, l’expérience et les enseignements d’un peuple lui n’avait pas le moyen de préserver sa littérature, sa pensée ou sa philosophie grâce au document écrit [7]

Avant l’arrivée des Européens et le début de la scolarisation, les contes avaient aussi pour rôle, dans une civilisation de l’expression orale, de développer et d’exercer la mémoire – on en voit un exemple dans L’oiseau de Nwoye où, les couplets qui racontent à rebours l’histoire du garçonnet s’allongent à chacune de ses rencontres.

« En Afrique, le crépuscule tombe tôt et, sauf pendant les pluies, les nuits sont sèches et généralement tièdes. C’est le cadre dans lequel le conteur… exerce depuis toujours son art [8] , notait RA.S. Johnston, parlant des conteurs Hausas. Chez, les Igbos également, l’heure des contes, dans la société traditionnelle, se situe toujours après la tombée de la nuit, « … et normalement après le repas du soir, les mères surveillant leurs enfants, du fait que les Pères ne s’intéressent pas, d’ordinaire, à celle activité. » [9]

 

On dit aux enfants, à Nnewi : « Si tu contes l’après-midi, ta mère mourra », et Pierre Smith signale au Rwanda des menaces analogues :

« On risque de raccourcir les jours, de se transformer en lézard (qui paresse au soleil) ou de voir des citrouilles pousser sur sa tête. [10]

Ces interdictions s’expliquent à la lumière de l’emploi du temps des enfants au village : après le repas de midi et la sieste, dès que la chaleur tombe, ils doivent aller ramasser du bois mort pour le feu, puiser l’eau au ruisseau, à la borne-fontaine ou au puits- parfois fort éloignés, et couper l’herbe pour le bétail.

« Il s’agit donc que les contes n’empiètent sur les autres activités, n’incitent à la paresse, ou ne remplissent les têtes au point de les abrutir. [11]

Habituellement, ils sont dits par celui ou celle à qui l’organisateur – le plus âgé – donne la parole ; ce peut être indifféremment un adulte ou un enfant. On distinguait autrefois deux types de contes : les premiers étaient racontés en famille ; à ces veillées assistaient et participaient femmes, enfants et vieillards, auxquels venaient se joindre adolescents et adultes non mariés pendant les nuits sombres et sans lune. D’autres contes, ceux qui clôturaient les jeux de lune -Egwu Onwa- sur la place publique, occupaient adolescents et adultes célibataires une quinzaine de jours par mois, en saison sèche . [12].

 

Des artistes itinérants

Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, on contait beaucoup dans la région d’Onitsha. [13]

Dans les familles dont les parents étaient illettrés et qui restaient fidèles à la religion traditionnelle, un des fils restait à la maison avec son père ou son grand-père et l’accompagnait partout. Les filles, elles, restaient avec leur mère jusqu’à leur mariage. Et le soir, ces enfants participaient aux veillées de contes.

Ainsi, le doyen de la famille Isu, au village d’Akabo-Ukwu, à Imewi, Dala Owulu Ilechukwu, qui vécut plus de cent ans avant de mourir en 1948, avait un petit-fils du nom d’Ikegbunam Ilechukwu qui vivait avec lui et à qui il dit de nombreux contes entre 1940 et 1948. Après sa mort, I. Ilechukwu partit se mettre au service de quelqu’un, puis travailla comme employé de commerce à Funtua, dans l’Etat de Sokoto au nord du Nigéria. Pendant la guerre civile, lui, réfugié du Nord, et Nwokoke Ugochukwu, un conteur revenu de l’Université d’Ibadan où il faisait alors ses études, se retrouvèrent au village et, le soir, en 1968-69, reprirent les veillées de contes.

Eze Agbasi Anyo, de la famille Ndi Obi dans le même village, et qui mourut juste avant le déclenchement de la guerre civile en 1967, contait lui aussi à ses petits-enfants. Ceux-ci sont maintenant dispersés mais l’un d’eux, actuellement commerçant à Lagos, a conté en 1972 à la demande de Nwokoke Ugochukwu.

Pour d’autres formes de l’héritage oral en pays Igbo, on a souvent affaire à des artistes itinérants, professionnels ou semi-professionnels. Cependant, ces artistes eux-mêmes, bien que conscients de leur talent et accomplissant de fréquents déplacements pour aller animer telle ou telle fête, ne considèrent pas leur art comme leur unique moyen de subsistance – l’un d’eux, par exemple, exerce le métier de taxi-bicyclette tout en cultivant la terre de surcroît. Les conteurs eux, sont très rarement professionnels, bien que certains aient un don ; à Inewi, ce sont d’ordinaire les vieilles, les jeunes femmes et les enfants issus de milieu rural qui content- ce qui recoupe ici encore les observations de Pierre Smith au Rwanda [14].

Ce sont eux qui transmettent l’héritage reçu, et par qui se perpétuent les traditions. Mais de nombreux facteurs viennent menacer la fidélité de leur retransmission. Les influences qui s’exercent sur les conteurs au moment du conte sont innombrables : le conteur peut être âgé, sa mémoire peut se brouiller ; ou il peut désirer allonger le conte et le rendre plus attrayant, ce qui l’amène alors à mêler plusieurs récits pour en faire l’addition ou la synthèse. Il peut, sous l’influence d’événements récents,locaux ou politiques auxquels il a assisté, altérer l’ambiance du conte, le ton général , ou tel ou tel détail à un moment particulier. Les connaissances livresques des conteurs peuvent également aboutir à un mélange des tons, à des additions, fait déjà noté à propos des « lettrés musulmans qui parlent, lisent et écrivent arabe et qui, dans leur langue maternelle, se révèlent aussi être des transmetteurs de textes oraux qui se trouvent contaminés, enrichis par l’apport rhétorique de la langue qui a servi à l’alphabétisation. » [15]

Une des influences, liées à l’âge et à l’éducation des conteurs, et dont nous reparlerons, est celle due aux transformations rapides imposées à la société. Igbo traditionnelle : habitat, moyens de transport, signes et notions de richesse, possibilités nouvelles de loisirs, tous changements que de jeunes conteurs introduisent souvent inconsciemment dans le cours de leur récit.

Le conte étant dit devant un auditoire, le ton du conteur varie également en fonction de celui-ci, de l’âge de ceux qui écoutent, de leurs préoccupations ou encore de leurs réactions pendant le déroulement du conte.

En notant ceux publiés dans Niger Ibos, G. T. Basden ajoutait qu’en fait, il aurait fallu les entendre dire, et continuait :

« Sur le papier, l’expression et le geste sont perdus, et ce sont pourtant ces éléments qui font vivre les récits. L’ibo a un don de conteur, il a le don de transmettre le réel en imaginaire (…). Il peut évoquer une ambiance et entraîner son audience à sa suite (..). Certains sont de bons mimes… [16]

Ces remarques correspondent à celles de H.A.S. Johnston à propos des contes hausas : les uns comme les autres « peuvent à première vue sembler plats et plutôt dépourvus d’originalité » du fait que « les conteurs, par la mime, le geste, l’accent ou le ton, créaient leur atmosphère au fur et à mesure. [17]

Il faut signaler ici que, dans la littérature orale Igbo comme dans beaucoup d’autres avant et avec elle, les genres sont mêlés. La plupart des contes, comme c’est le cas au Rwanda [18] , sont entrecoupés de refrains plus ou moins longs et de parties chantées.

La partie chantée par le conteur est distincte du refrain, chanté, lui, par l’auditoire. Le chant est partie intégrante du conte. Le plus souvent, chant du conteur et refrain du public alternent et recréent le dialogue de deux personnages ou d’un personnage et d’un groupe. Parfois, la partie chantée est la réponse du héros à une question qui lui est posée, ou un chant de victoire, ou encore l’appel lancé à un interlocuteur : explications d’Obaraedo à ses parents sur la perte de son nez, chant de triomphe d’Enendu de retour du pays des Ogres, invitation à manger lancée par le petit garçon à son ami Oko. Le chant du conteur, repris d’ordinaire à des moments réguliers dans le cours du récit, a toujours une signification.

Au contraire, le refrain repris en chœur par l’auditoire est très court ; il ne varie pas, et c’est :

– soit le nom du héros du conte :

O Obaraedo !

Enendu Igboanugo, Igboanugo,

[Igboanugo, Enendu Igboanugo !

Udelighoma !

O Onalinze !

soit le thème principal du conte : l’amitié : nwa mmiri na-eru walala petite rivière qui coule doucement, la pitié : meere m ebore !

aie pitié de moi ! le marché des oranges, qui est ce vers quoi sont tendus les rêves de l’héroïne et le lieu où se déroulera une partie importante du conte :

olo ngbirigba olonn

doux grelot orange,

soit une phrase dépourvue de sens, le sens en ayant été perdu [19] , ou la phrase n’ayant de valeur que par le sens qu’elle produit :

ze ze ze li Ze Nwoye 0 ze ze ze li ze ! [20]

nya nya ko !

kpam bene !

Kpalanuma ! [21]

« Généralement sonores, imitant les bruits, dépourvus de signification et divertissants », les refrains, selon F.C. Ogbalu, ont pour but de faire participer tous les auditeurs au conte, et de les tenir éveillés quand on dit des contes autour du feu [22]

C’est dans ces parties chantées, utilisées à volonté par le conteur, que l’on peut déceler la relation étroite unissant celui-ci à son auditoire : l’attention ne doit pas se relâcher.

A écouter conter, il devient vite évident que, la plupart du temps, le public connaît déjà l’histoire et le refrain ; cette connaissance préalable peut être due dans certains cas à la répétition du refrain par l’auditoire avant le début du conte, le conteur disant, avant de se mettre à chanter lui-même : « ce que vous allez répéter pour moi, c’est…  [23] »

L’auditoire ne s’exprime pas seulement dans les refrains, mais aussi dans les commentaires qui suivent le conte . Dans les contes chantés comme [Mgbeleke, [24] l’auditoire devient partie prenante d’un dialogue incessant, au rythme rapide.

Urbanisation et scolarisation

G.T. Basdon remarquait en 1938 :

« La génération qui représentait les croyances igbos primitives, avec leurs lois et leurs coutumes héritées de l’antiquité, a presque entièrement disparu. Les chefs conservateurs sont rapidement remplacés par leurs fils instruits (..). La nouvelle génération apprend à lire et à écrire, et à adopter les idées et les modes d’Europe dans les plus petits détails de la vie : vêtements, maisons et loisirs (..). Environ 11 200 km de routes ont été construits (..) et 3040 km de chemins de fer sont ouverts au trafic. On bâtit de meilleures maisons, de solides bâtiments en briques et en béton remplaçant les vieilles huttes de boue au toit de chaume. De nombreux indigènes possèdent des voitures, et on compte les bicyclettes par centaines [25]

Ces changements se sont accélérés, et la société a été rapidement transformée par une urbanisation rapide et la percée de routes de plus en plus nombreuses et commodes à travers forêts et champs. Le commerce en magasins se développe et, avec une vie sociale différente, se généralise un mode de vie, un rythme de vie nouveaux.

Mais le facteur essentiel de transformation a sans nul doute été la croissante scolarisation des jeunes. En 1934 déjà, selon le rapport annuel du Ministère colonial d’Education, cité par Basden [26], il y avait 115000 élèves dans les écoles des provinces de l’Est du Nigéria [27]. Le taux de scolarisation a continué depuis à augmenter : en 1950, selon John Alutu [28], il y avait à Newi seule 2 283 écoliers dans le primaire, répartis dans quatorze établissements, et, en 1955, ce nombre était passé à 4613. En 1976, ce fut le bond en avant, avec l’inauguration de l’école primaire gratuite dans tout le pays [29].

Par le biais de l’école, et jusqu’en 1970, date de la laïcisation des établissements par le Gouvernement de l’Etat du Centre-Est . » [30] , les jeunes ont rencontré le christianisme, et l’hostilité de ce dernier vis-à-vis de la religion et de la culture traditionnelles [31] a contribué à leur déclin. A Nnewi, aujourd’hui seules les familles restées fidèles à la religion traditionnelle ont gardé la tradition des contes ; chez Augustin Nomah, employé municipal et pentecôtiste fervent, dont la fille aînée termine actuellement ses études universitaires, on ne conte plus ; de même chez Godfrey Amaizu, orfèvre à Enugu et anglican, et chez Boniface Ikedi, petit commerçant-menuisier à Nnewi et catholique pratiquant.

Cette hostilité première des chrétiens envers les contes est d’ailleurs vérifiée par l’absence d’éléments chrétiens dans ces derniers ; les êtres surnaturels qui y apparaissent sont ceux de la religion traditionnelle : Chukwu, dieu unique et tout-puissant, et les Mmuo, esprits des défunts.

Les jeunes une fois éloignés de leurs familles par les heures de classe et l’internat, la tradition de conter semblait ne plus se renouveler. A Akabo-Ukwu, à Mnewi, les derniers jeux de lune se sont déroulés en 1958, et, en 1963, John Alutu regrettait :

« Les contes et les devinettes ont perdu leur chaleur et leur grâce traditionnelles, du fait que les familles semblent de plus en plus occupées à d’autres choses [32]

Malgré cela, quelques conteurs perpétuent la tradition, en dépit de leurs propres études ; les contes s’en trouvent contaminés, enrichis, transformés, faisant place à de nouvelles comparaisons, de nouvelles images et idées. N’en citons qu’un exemple : dans un conte entendu récemment à la radio, un garçonnet avait remplacé l’expression ancienne et stéréotypée :

« il est parti, il a traversé sept rivières, sept tribus, sept rivières, sept tribus… », destinée à exprimer la distance parcourue, par :

« il a sauté dans son auto, il a démarré en trombe… ».

D’autre part et surtout, un mouvement est né, une prise de conscience du danger encouru par l’héritage culturel national. Si les études d’igbo sont encore peu développées par comparaison avec celles de yoruba, on doit en tout cas noter un effort général tendu vers un approfondissement du regard porté sur la langue et la culture igbos. Depuis 1965 environ, l’enseignement de cette langue, l’une des trois principales du Nigéria, a été fortement développé dans les écoles des Etats du Sud-Est (Anambra et Imo surtout), dans le cadre du cours de langues nigérianes ; et aujourd’hui, l’Etat continue à encourager les jeunes qui risquent d’être, en raison de la scolarisation et du pensionnat, de plus en plus nombreux à ignorer leurs traditions – à mieux connaître leur langue et la culture qu’elle véhicule. Ce programme débute à l’école primaire : pendant l’heure réservée au travail manuel [33] , les enfants sont invités à dire des contes à leurs camarades. Dans le secondaire, les élèves des deux premières classes [34] ont quatre heures obligatoires d’igbo par semaine, au cours desquelles ils se familiarisent non seulement avec la forme écrite de leur langue maternelle et sa grammaire, mais aussi avec contes et traditions. Le programme du W A.S.C. (West African School Certificate, équivalent du B.E.P.C. français), accorde lui aussi une large place aux traditions orales régionales, toujours dans le cadre du cours de langues nigérianes ; pour ce qui est de l’igbo, trois questions sont posées aux candidats sur « les coutumes et institutions igbos », et ils doivent répondre à deux. Dans le cadre de la première question, concernant les coutumes, entrent les jeux de lune et les chants traditionnels – chants pour les divers moments de la vie [35].

La seconde question, qui a trait aux institutions, prévoit l’étude des sujets suivants :

– convenances et étiquette,

– organisation de la vie familiale et villageoise,

– succession et héritage,

– institution des groupes d’âge,

– propriétés collectives,

– croyances ancestrales des igbos, et leur influence sur leur philosophie,

– méthodes d’éducation.

La troisième question prévue pour cet examen, surtout, fait une grande place aux contes populaires : citons encore le programme officiel de 1977 : « Contes et chants, chansons enfantines et comptines, les contes envisagés comme loisir, leur nature didactique, les fonctions des refrains dans les contes. » [36]

Dans les Ecoles normales et Normales supérieures, et au niveau universitaire, un effort a été entrepris également dans le sens de la promotion des langues et cultures nationales : et les universités d’Ibadan et Nsukka offrent des cours menant à une licence en igbo, celle de Lagos menant à un diplôme d’igbo. L’Université d’Ibadan a consacré sa seconde conférence annuelle de littérature africaine, en juillet 1977, à l’étude de différents aspects de la poésie orale des Igbos, Yorubas et autres [37].Les chaînes de radio font elles aussi des efforts dans le même sens. La chaîne nationale NBC [38] diffuse, tous les jours, dimanches inclus, une heure au moins de programmes en igbo :

-pour les hommes : Ibgo kwenu, « bonjour les igbos », les mercredis à 20 h. 30, jeudis à 11h. 30 et vendredis à 12 h. 30 ;

– pour les femmes : nnoko umunwanyi, « le rendez-vous des femmes », les mardis à 20 h. 30, jeudis à 10 h. 30 et vendredis à 17 h. 30 ; et Igbo women half-hour, « la demi-heure des femmes Igbo », les mardis à 8 h. 15, et dimanches à 19 h. 30 ;

– pour les enfants : otu umuaka, « le club des enfants », les lundis à 15 h. 15 et mardis à 10 h. 15, avec des contes parfois, uche umuaka, « l’opinion des enfants », les mardis à 17 h. 15 et samedis à 10 h. 45, et umuaka ekenenu, « bonjour les enfants » les mercredis à 15 h. 03.

La chaîne de radio locale, ABC [39], dans son premier programme, présente chaque semaine [40] un total de 17 h. 58 minutes d’écoute en igbo, dont 1 h. 38 par contes sur fond sonore, total réparti comme suit : 2 h. 34 minutes quotidiennes, 1 h. 04 le matin de 8 h. 55 à 9 h. 59 et 1 h. 30 le soir, de 18 h. 29 à 19 h. 59, dont quatorze minutes de conte de 19 h. 45 à 19 h. 59. Il est intéressant de noter, au passage, que l’heure réservée au conte respecte les traditions telles que nous les avons décrites plus haut.

La chaîne 8 de télévision, retransmettant d’Enugu – capitale de l’Etat l’Anambra les programmes nationaux diffusés à Lagos, propose également, dans le cadre des heures « régionales », et chaque semaine du 1er janvier au 31 mars de cette année, 4 h. 35 d’écoute en igbo dont : quarante minutes environ consacrées aux contes, réparties comme suit :

-les dimanches, trente minutes de programme en igbo, dont vingt minutes de conte, là aussi le soir, de 19 h. 25 à 19 h. 45 ;

-les lundis et mercredis, trente-cinq minutes de programme igbo :

-les mardis, 1 h. 25 ;

-les jeudis et samedis, 10 minutes ;

-les vendredis, une heure dix, dont trente minutes de « club des enfants » pouvant inclure des contes. Un journal igbo, Ogene, (le gong) a vu le jour en 1976 et paraît une fois par semaine ; il se consacre plus spécialement aux débats concernant les coutumes.

Les éditeurs, quant à eux, parmi lesquels Oxford University Press – qui a actuellement sous presse un recueil de contes populaires igbos, « Omalinze » Longmans, Macmillan, et University Publishing Company, cherchent à publier des recueils de contes dans les différentes langues du pays, dans le but principal d’en faire des anthologies à l’usage des lycées.

Rien que dans les Etats d’Anambra et d’Imo, nombreux sont ceux qui ont fait et font effort pour recueillir des contes ; parmi les plus connus, citons :

-F.C. Ogbalu, auteur de Mmuo nmuo, Nza na Obu, Mbe diogu, qui fut directeur de l’Ecole normale d’Awka, puis chef de la section d’Igbo à l’Ecole normale supérieure d’Owerri, et qui est, en plus de ses occupations actuelles, secrétaire de la Société pour la promotion de la langue et de la culture igbos ;

-A. Igwe, auteur de Akuko Ifondi Igbo ;

Le Dr O. Onwuamaegbu et Mlle Green, auteurs de Akuko ifo ufosu.

La politique officielle du gouvernement fédéral elle-même prévoit de donner dans les années qui viennent une place grandissante aux trois langues du pays Hausa, Igbo et Yoruba dans l’enseignement primaire et secondaire. Et une telle valorisation des langues du pays aidera sanas nul doute à la préservation de la culture.

« Très souvent, devinettes et contes alternent », remarquait en 1963 John Alutu, « et tout porte à croire que ces deux formes de loisirs ne survivront pas au-delà de la décennie qui vient. » [41]

L’enseignement, la sagesse des contes restent enracinés dans les mentalités, et servent de base à romans et nouvelles.

N’en citons pour preuve que la flûte et le tam-tam [42],les deux derniers ouvrages de Chinua Achebe en cours de publication, et dont l’un raconte « comment les animaux s’éparpillèrent à la surface de la terre » [43]

Mais en dépit des efforts conjugués des individus et des institutions, et au contraire d’autres formes de littérature orale qui ont su et pu s’adapter, l’art de conter, du moins sous forme traditionnelle et vivante se perd aujourd’hui peu à peu en pays igbo.

[1] Dr (Mrs) H. Chukwuma, Generic distinctions of oral data, communication présentée à la seconde conférence de littérature africaine d’Ibadan, juillet 1977, Nigéria.

[2]  ». G.T Basden, Niger Ibos, Frank Cass & Co ltd Londres 1966, 2e édition, chap. 33 p.424

[3] F.C. Ogbalu, School Certifiate/CGE Igbo, University Publishing Company & Nelson, Onitsha, Nigéria, 1972, p. 206 : « Story telling is a very important way of spending leisure and pascime among the Ibos both young and old. »

[4] W.R.Bascom, Four fonctions of folklore, dans Alan Dundes, the study of folklore, Prentice Hall inc. Englewoo 98, cliffs, N.J. U.S.A.1965, p.290-298

[5] Contes recueillis à Nnewi fin décembre 1973, de même que ceux de L’oiseau de Nwoye, la chèvre de Dieu Enendu Igboanugo, Omalinze, Okpu le Rhinocéros et les deux amis (Oko) cités plus loin.

[6] a dighi amasi ihe amasi.

 

[7] F.C Ogbalu, op.citp.206 : »…Thewisdom, experience and teachings of a people that had no way of preserving their literature, thought or philosophy of life writing. »

[8] H.A.S. Johnston, A selection of hausa stories, Oxford Clarendon Press, Lon. dres 1966, p. XLIII : « ln Africa, the dusk cornes early and, except during the rains, the nights are dry and usual. ly warm. This is the setting in wich the story-teller has always plied bis craft. »

[9] John O. Alutu, A groundwork of Nnewi history, Easter Nigeria Information Service (ENIS) Press, Enugu, Nigéria, 1963, p. 271 : « … and normally after supper, with mothers presiding over their children as fathers rarely take any interest. »

[10] Pierre Smith, Le récit populaire au Rwanda, coll. « classiques africains » n° 17, A. Colin, Paris 197.5, p. 2.5.

[11] P. Smith, op. cit. p. 2.5. »

[12] Les jeux de lune se déroulaient à Nnewi de 19 heures environ jusque vers minuit. Garçons et filles, séparés, apprenaient les danses traditionnelles ; puis les garçons organisaient des luttes, les jeunes filles, des rondes, avant de former ensemble un grand cercle pour dire et écouter des contes

[13] C’est dans cette région, et plus précisément à Nnewi, que j’ai recueilli les informations à la base de cette étude.

[14] P. Smith, op. cit. p. 79 : « … les contes merveilleux sont certainement ceux qui viennent le plus souvent aux lèvres des conteurs, surtout s’il s’agit de jeunes filles, de femmes et d’enfants. »

[15] N. Tidjani Serpos, Poésie orale et poésie écrite : différences et convergences, communication présentée à la deuxième conférence de littérature africaine d’Ibadan, Nigéria, juillet 1977, p. 8.

[16] G.T. Basden, op. cit p. 424 : « On paper, expression and gesture are lost, and these are just the elements that make the stories live. The Ibo is a good story-teller, with a faculty of putting reality into fables (…). He can conjure up an athmosphere, and carry bis audience with mm (…). Sorne are good mimics… »

[17] H.A.S. Johnston, op. cit. p. XLIII : « … may at first sight seem bald and cather lacking in character… « the raconteurs, by mime, gesture. accent or tone of voice, created their athmosphere as they went along. »

[18] P. Smith, op. cit. p. 179 : « …normalement, ils comportent toujours une ou plusieurs parties chantées intégrées à l’action… »

[19] C’est le cas à Haïti où, selon Mme Comhaire-Sylvain – docteur de l’Université de Paris, auteur de Les Contes haïtiens (1937, Wetteren, Belgique), morte en 1975 – les chants, à l’origine inséparable des contes, en disparaissent peu à peu, oubliés.

[20] Peut-être le sens était-il : « évite cela, Nwoye ! », zelu ifé a, prononcé zel’if’a :

ze ze ze l’if’, Nwoye…

[21] Le sens pourrait être : « tous les animaux », kpandude anumonu, dans le patois d’Akabo – ukwu

[22]  » F.C. Ogbalu, op. cit. p. 207.

 

[23] ihe unu ga-na ckwelu m bu.

[24] Conte recueilli en décembre 1977 à Nsukka, et qui débute ainsi :

conteur : gbe gbe m gbe m gbe gbe :je marchais tout doucement

auditoire : mgbeleke

conteur : gbe gbe m gbe m gbe gbe : je marchais tout doucement

auditoire : mgbeleke

conteur : gbeIu puta ukahu (=ebe ahu) : je suis arrivé à un endroit

auditoire : mgbeleke

conteur : m si ya oku di ya : j’ai demandé s’il y avait du feu

auditoire : mgbeleke

conteur : 0 si na oku adiro ya  : on m’a dit qu’il n’yen avait pas

auditoire : mgbeleke

conteur : gbe gbe m gbe m gbe gbe

auditoire : mgbeleke

conteur : gbe gbe m gbe m gbe gbe

auditoire : mgbeleke

etc…

[25] G.T. Basden, op. cit. p. XII et XVIII. XIX : « The generation that represented primitive ibo belief, with its ancient laws and customs, bas almost died out. Chief of the old type are being rapidly replaced by tbeir educated sons…

The younger generation is learning to read and write and to adopt european ideas aul fasmons in every detail of life, clothes, houses and pastimes…

Some 7,000 miles of roads haves been built…, and there are 1,900 miles of railway open to trafic. Creatly improved houses are being erected sound buildings of brick and concrete replacing the old mud and thatched huts. Many natives possess cars while bicycles can be counted by hundreds. »

[26] G.T. Basden, op. cit. p. XVI.

[27] Etats actuels d’Anambra, Ino, Rivers et Cross-Rivers

[28] J.0. Alutu, op. cit. p. 291-297

[29] UPE (Universal Primary Education).

[30] Cet Etat a été partagé par le Gouvernement Fédéral en février 1976, pour former les Etats actuels d’Anambra et d’Ino, dans le cadre de la création de nouveaux Etats dans la fédération.

[31] cf. FA Ajavi, Christian missions in Nigeria, EFGE.EFPE, the making of a new alite, Ibadan history series, Longmans, Londres 1965 p. 8 : « It abhorred ritual, dancing and finery in religious ceremonies and distrusted them in social life ».

 

[32] J.O. Alutu, op. cit. p. 271 : « Story telling and riddling have lost their ardour and iraditional grace (…) as families appear increasingly more pre-occupied ».

[33] Artisanat : fabrication de layettes, paniers, nattes, etc…

[34] Equivalents des 6e et 5e françaises

[35] « Songs for various occasions in igbonations Couneil, Regulations and syyllabuses for the School Certificate and General Certificate of Education (Ordinary leval), 1977 p. 255

[36] « Folk-tales and songs, nursery rhymes and jingles, folk-tales as pastime, their didactic nature, functions of chorues in folk-tales. »

[37] Second Ibadan Annual African Literature Conference, 11-15 juillet 1977

[38] Nigeran Broadcasting Corporation.

[39] Anambra Broadcasting Corporation

[40] cf. programmes du 1er au 7 janvier 1978.

[41] J.O. Alutu, op. cit. p. 279. « Many a time, riddling serves as an alternative to story-telling, and there are manifest indications that both pastimes may not survive the next decade. »

[42] The flûte et the drum

[43] « How the animals scattered over the face of the earth » ; annonce publiée pour la maison d’édition Fourth Dimension d’Enugu, par le quotidien Daily Times du 17 décembre 1977 à la page 35, avec la mention : « traditional folklore transformed into high art… »