Culture et civilisations

LA GREVE TRAGIQUE DES CHEMINOTS DE THIES

Ethiopiques numéro 2

Revue socialiste

de culture négro-africaine

avril 1975

En septembre 1938, un an exactement avant le déclenchement de la seconde guerre mondiale, éclatait à Thiès, sur le réseau Dakar-Niger, la première grève ouvrière de masse. Elle devait se solder par une répression féroce que le régime colonial tenta de justifier, à l’époque, par la gravité de la conjoncture internationale et la menace, non moins grave, que cette grève faisait peser sur la mise en œuvre, en cas de conflit, du plan de mobilisation générale en A.O.F.

Signe avant-coureur d’une prise de conscience des masses laborieuses dans la communauté de leur condition sociale, à la fois grève revendicative et grève révolutionnaire, elle prit naissance, non pas parmi les cadres, ceux que l’on appelait à l’époque les « intellectuels », mais dans la catégorie des travailleurs jugée la moins consciente, chez les « gagne-petit ».

Mamadou Seyni Mbengue évoque dans ces pages brûlantes les journées de fièvre de cette grève tragique qui si elle n’eut pas le même retentissement et la même portée que la grève historique des usines Mac Cormick – qui est à l’origine de la fête du travail du 1er mai – se révéla au moins comme la première passe d’arme d’un syndicalisme de combat qui n’en était pourtant qu’à ses premiers « balbutiements ».

C’était un mardi du mois de septembre 1938. L’hivernage battait son plein. On était à l’époque de la floraison des arachides. Emergeant de leur gaine verte, les premières tiges de mil pointaient, vers un ciel délavé, leurs épis chargés de pollen doré. Dans la cité du rail où les feuillages des caïlcédrats, se jouant des rayons du soleil, projetaient sur le sol leur dentelle d’ombre et de lumière, la sirène du dépôt déchira l’air calme du matin. Mais ce jour-là, la presque totalité des travailleurs du Dakar-Niger ne répondit pas à l’appel quotidien de huit heures. Celui-ci marque le début d’une intense activité dans les ateliers, au milieu de l’atmosphère brillante, que dégagent les foyers incandescents du métal en fusion, le bruit des marteaux pilons et le grincement des laminoirs que scande la note aiguë des sifflements des trains.

Au passage à niveau qui marque l’entrée de la cité Ballabey, siège des ateliers et des bureaux des Chemins de Fer Dakar-Niger, un barrage était dressé, gardé par 45 agents appartenant à la police municipale ou à celle du réseau, 5 gardes de cercle et 6 gendarmes, dont 3 européens. Il était 7 h. 30 environ. Sortant des quartiers indigènes tout proches qui bordent la cité et des rues avoisinantes, des groupes compacts d’ouvriers et de bureaucrates viennent s’agglutiner devant l’entrée du dépôt.

La raison de cette agitation insolite et de cette nervosité ? L’éclatement de la première grève ouvrière au Sénégal, le premier sursaut de conscience d’un syndicalisme qui n’en était qu’à ses premiers « balbutiements ».

Dans les milieux officiels, on avait pensé que la grève ne serait que partielle, les renseignements recueillis étant très rassurants. On nageait donc dans un optimisme béat, comme en témoigne ce télégramme que l’administrateur Cau, commandant le cercle de Thiès, envoya au Gouverneur du Sénégal.

« M. Cheikh Diack nommé Gossas a rejoint son poste, aujourd’hui, sans incident, malgré menaces faites Direction Réseau pour faire annuler cette mutation. Journaliers Thiès envisagent grève demain matin. Agents cadres se désolidarisent journaliers : manifestation ne paraît pas devoir entraîner désordre grave. Toutes mesures prises pour assurer maintien ordre. Signé : Cau ».

Le Gouverneur du Sénégal ne reçut pas à temps ce télégramme expédié la veille, le 26 septembre à 21 h 30, puisqu’il quittait Saint-Louis le 27 au matin, à destination de Thiès. Il devait néanmoins apprendre les incidents graves survenus dans cette ville le même jour, vers 8 heures du matin, par une communication téléphonique du Gouverneur général. Mais revenons à la cité Ballabey.

Aux premières heures de la matinée, une centaine de grévistes armés de gourdins, barres de fer, marteaux et pilons à mil, stationnaient devant le passage à niveau. Détail pittoresque qui aurait pu faire sourire si le cadre s’y prêtait, l’un d’entre eux était armé d’une queue de billard cassée, aménagée en redoutable casse-tête. Des morceaux de marmite de fonte et de grosses pierres prélevées sur le ballast de la voie ferrée, complétaient cet étrange arsenal. Selon les renseignements recueillis, ces grévistes étaient venus dans l’intention de déloger des ateliers les « briseurs de grève », leurs autres camarades qui n’avaient pas suivi le mot d’ordre. La gendarmerie et la police avancèrent pour dégager les lieux à coups de crosse et de matraque. Ce fut l’étincelle qui mit le feu aux poudres. La bagarre éclata aussitôt. Non sans peine, après avoir reçu quelques horions, les forces de l’ordre parvinrent à repousser les manifestants. Bilan de cette première échauffourée : de nombreux blessés parmi les ouvriers. Du côté de la gendarmerie et de la police, 5 blessés, dont le gendarme Fontanaud.

 

Une demi-heure après ce premier accrochage, deux sections du bataillon de l’A.O.F. furent transportées en camions sur les lieux où elles se trouvèrent en présence de la foule des manifestants dont le nombre s’était accru entre temps, passant de 100 à plus de 300. Aux sommations qui leur furent faites en français et en ouoloff pour les inviter à se disperser, les grévistes répondirent en réclamant le retour de leur dirigeant, Cheikh Diack, muté la veille, par mesure d’éloignement, à Gossas.

L’énervement commençait à se faire sentir parmi les forces de l’ordre qui, pour la seconde fois, tentèrent de dégager les lieux. Les manifestants refoulés assez rudement se dispersèrent le long de la voie ferrée et criblèrent de projectiles les agents de la force publique. Ceux-ci réagirent de plus en plus durement et réussirent à faire place nette. Pas pour longtemps, d’ailleurs, puisqu’un quart d’heure plus tard, les manifestants réapparaissaient, toujours plus nombreux, et lapidèrent de plus belle la troupe.

Les autorités civiles et militaires estimant que les deux sections du bataillon de l’A.O.F. (citoyens des quatre communes) qui se trouvaient sur les lieux « avaient manqué de mordant » (sic) firent appel à une troisième section constituée de tirailleurs sénégalais, qui arriva en camions, avec armes et munitions, sur le théâtre du pugilat. L’intervention de ces derniers éléments, qui traitèrent sans ménagement les grévistes, donna à l’échauffourée le caractère d’une véritable émeute. Les tirailleurs étaient jadis connus pour leur obéissance aveugle et leur férocité dans la répression. Leur entrée en lice ne pouvait qu’aggraver une situation déjà suffisamment explosive.

Ils arrivèrent donc au pas de charge reconnaissables de loin à leurs oripeaux : la large bande d’étoffe rouge ceignant les reins, la chéchia écarlate sur la tête. Ils étaient habitués à ne pas faire quartier. On ne leur en fit point ! Ils ignoraient les demi-mesures. On leur fit voir ce qu’étaient les grands moyens.

Ils fondirent sur les manifestants comme des loups sur une troupe de chèvres. Mais les chèvres étaient de taille. Le choc fut rude. Les grévistes le reçurent sans désemparer et se défendirent âprement. La mêlée atteignit bientôt des proportions d’une violence inouïe. On se battit sauvagement, à coups de crosse, de baïonnettes, de machettes. On se battit à coups de massues et d’instruments contondants. Aux abords du passage à niveau, un des officiers qui commandaient la troupe, le sous-lieutenant Rafeuil, entouré par un groupe de grévistes menaçants, perdit son sang-froid et tira en l’air un coup de feu pour se dégager. Déjà, à plusieurs reprises, les hommes de troupe aux abois, avaient demandé à se servir de leurs armes et munitions. Il n’en fallut donc pas davantage pour que quelques soldats l’imitassent. Dans l’affolement général, la troupe se mit à tirailler dans tous les sens. On se mit à vider les chargeurs de mousqueton. Généreusement !

Lorsque les premières victimes furent fauchées par les balles et tombèrent, mêlant leur sang généreux à la latérite rouge, il y eut une stupeur générale suivie d’un bref flottement parmi les grévistes qui avaient d’abord cru, aux premières détonations, que l’armée tirait à blanc.

A la stupeur succédèrent la colère puis une fureur aveugle, exacerbée par les gémissements de ceux qui tombaient. Les manifestants attaquèrent de plus belle au milieu des balles qui sifflaient de tous les côtés, des jurons et des râles, décidés à venger leurs camarades qui s’écroulaient. Les blessés qui parvinrent à se traîner jusqu’aux premières concessions du quartier indigène pour demander à boire, donnèrent l’alerte. Bientôt des femmes portant sur la tête des bassines remplies de grosses pierres ou d’eau bouillante sortirent des habitations et vinrent à la rescousse des grévistes. Leur provision de cailloux épuisée, nos « amazones » s’en retournaient remplir à nouveau leurs ustensiles.

Il y eut au cours de cette fusillade des actes héroïques dont, hélas, bon nombre passèrent inaperçus. Quelques-uns ont pu, néanmoins, être connus, grâce aux rares témoins oculaires qui les rapportèrent. C’est le cas de Bissenty Mendy, ouvrier peintre, 37 ans. Il habitait à l’époque Diakhao, un quartier à l’ouest de la ville. Comme beaucoup de travailleurs du réseau, il avait suivi le mot d’ordre de cessation du travail et était resté chez lui. On vint lui dire que, là-bas, ses camarades en grève tombaient sous les balles des forces de répression. Son sang ne fit qu’un tour. Il se rendit en courant sur les lieux du drame où des soldats et des ouvriers se battaient encore. Des blessés gisaient sur le sol et gémissaient. Alors, il n’eut plus qu’un désir : venger ses camarades.

Il était si furieux qu’il ne chercha même pas à éviter le tirailleur qui le mettait en joue et vers lequel il se dirigeait. Le soldat tira, peut-être un peu trop bas, car la balle vint tomber à un maître de son pied droit. Il arriva sur lui et l’assomma. Mais, hélas, il ne put voir à temps un autre soldat posté derrière un caïlcédrat qui tira et l’atteignit à l’aine. lI essaya d’avancer, malgré tout, vers lui, mais il sentit brusquement que ses jambes étaient devenues lourdes. Evanoui, il ne devait reprendre ses sens que dans l’infirmerie du Dakar-Niger dont le parquet était jonché de blessés, couchés pêle-mêle. Evacué ensuite sur l’hopital indigène de Dakar, aujourd’hui appelé Le Dantec, il devait y passer 6 mois.

Un autre ouvrier, Moctar Fall, habitait, lui, à proximité de la cité Ballabey, à quelques centaines de mètres du lieu de la fusillade. Quelques instants après les premiers coups de feu, il vit son frère, cheminot et gréviste comme lui, partir précipitamment vers le dépôt de chemin de fer. Il se jeta à sa poursuite, conscient du danger qu’il courait. Bientôt il le vit franchir la ligne de chemin de fer et tomber quelques mètres plus loin. Lorsqu’il arriva près de lui, il le crut victime d’un malaise, car il ne voyait aucune trace de blessure. Mais lorsqu’il le releva, il poussa un gémissement rauque. Le sang coulait à flots d’une blessure qu’il portait près de l’épaule gauche. Il expira quelques instants après dans ses bras. Ivre de rage, Moctar Fall fonça sur l’un des hommes de troupe qui se trouvait en face de lui. Le soldat tira, mais le cheminot avançait toujours sans savoir qu’il était blessé. La colère qui grondait en lui, lui donna la force d’atteindre son adversaire avant que le second coup ne partît.

II lui arracha son fusil avec lequel il l’assomma. Puis, comme s’il cherchait à aller jusqu’au bout de son acte vengeur, il prit à sa victime – peut-être en guise de trophée – son ceinturon et son calot. C’est alors seulement qu’il tomba évanoui.

Parmi les femmes qui, au cours des incidents, se battirent courageusement auprès des grévistes et se conduisirent en véritables amazones, l’histoire syndicale a retenu les noms de Maïmouna Diop, de Néné Soukha et de Tata Soukha. Elles sont mortes depuis des années, emportant avec leurs souvenirs de cette journée sanglante, le respect et la reconnaissance de la grande famille des cheminots.

Après la fusillade, on dressa le bilan de la sanglante échauffourée. Selon les aveux officiels, il y eut 6 morts, tous des grévistes, 12 blessés graves, dont 5 parmi les forces de l’ordre, 80 blessés légers, dont 45 parmi la troupe, surtout des tirailleurs dont 20 sur 48 furent sérieusement atteints. Le 30 septembre, à la reprise du travail, 27 manifestants, blessés légèrement et qui avaient dissimulé leur état dans la crainte de poursuites judiciaires, se présentèrent à l’infirmerie du Dakar-Niger.

Comment en était-on arrivé à cette tragédie ? Quelles sont les raisons qui furent à la base de la grève ?

En septembre 1938, la situation des travailleurs du réseau était presque tragique. Les auxiliaires se trouvaient confinés au bas de la hiérarchie avec des salaires de misère et ne bénéficiaient d’aucune garantie dans leur travail. Ils s’acquittaient de leur tâche avec la hantise d’un licenciement qui pouvait intervenir à tout moment et dans l’appréhension d’une retraite qui les enfoncerait davantage dans la misère. A eux qui formaient la majorité, étaient dévolues les tâches ingrates dans les ateliers et sur les locomotives comme ajusteurs, soudeurs, peintres, mécaniciens et chauffeurs. Leur condition était dure. Un mécontentement commençait à se faire jour parmi eux, notamment chez les ouvriers qui prenaient de plus en plus conscience de leur situation inférieure. Ils constituaient, en effet, parmi la masse des déshérités, une sorte de « lumpen » prolétariat. Le mécontentement grandit et se généralisa rapidement avec l’afflux des travailleurs dahoméens recrutés par Girand, directeur du réseau et l’embauchage massif de diplômés de Blanchot et de l’école professionnelle Pinet-Laprade, dont l’arrivée allait leur fermer tout débouché vers les hiérarchies supérieures.

Les revendications posées à l’époque par les travailleurs peuvent paraître insignifiantes aujourd’hui, mais leur aboutissement pouvait constituer pour eux, une acquisition importante, une étape non négligeable vers la transformation de leur inhumaine condition. Ils demandaient une augmentation de 1,50 franc de 5 à 10 ans d’ancienneté et 3,50 francs au-dessus de 10 ans, ainsi qu’une indemnité de déplacement en faveur des chefs de train, convoyeurs, mécaniciens, etc… A cela s’ajoutaient d’autres revendications particulières, telles que prime sur l’économie de carburant et de combustible pour les mécaniciens et chauffeurs, ristourne sur la perception en cours de route sur les voyageurs non munis de billets, mise en circulation d’un train de banlieue, de Dakar à Rufisque, pour les travailleurs habitant cette dernière ville et servant à Dakar, etc…

Si invraisemblable que cela puisse paraître, ces revendications, accueillies favorablement par la direction du réseau, furent, au contraire, battues en brèche par le Syndicat des Travailleurs indigènes du Dakar-Niger qui groupait les agents des cadres. En effet, celui-ci ne pouvait se résigner à voir les travailleurs auxiliaires remporter cette première manche. Ses dirigeants tentaient de monopoliser le droit exclusif à la revendication auprès des autorités du réseau. La conjoncture syndicale de l’époque, faite de rivalités, de luttes obscures intestines et de surenchère sur la fidélité à l’égard du patronat, explique largement une telle prise de position. Le résultat est que Cheikh Diack, le secrétaire général de l’association amicale et professionnelle du Dakar-Niger qui dirigea la grève, fut muté à Dakar. On eut, en haut lieu, la candeur de croire que cette mutation pouvait étouffer le mouvement revendicatif qui avait pris naissance chez les « gagne-petit ».

Lorsque, quelques semaines plus tard, le directeur du réseau vint à Dakar pour inspecter les ateliers, il se forma un attroupement d’ouvriers autour de lui. Cheikh Diack fut naturellement désigné comme le meneur alors que ses camarades avaient agi spontanément pour présenter leurs doléances. La Direction lui demanda, néanmoins, de servir d’intermédiaire. C’est ainsi qu’il conduisit une délégation de 6 travailleurs représentant les services des Voies et Bâtiments, de la Traction et de l’Exploitation. Un accord intervint rapidement sur l’augmentation de salaire. La Direction promit, ensuite, d’examiner favorablement les autres revendications qui nécessitaient une étude plus approfondie.

Cheikh Diack tint un meeting à Thiès, puis à Louga avec les délégués venus de Saint-Louis pour informer les travailleurs des conclusions de l’entretien de la délégation avec Girand, directeur du Réseau. Mais, alors qu’il était en route pour Guinguinéo, Kayes et Bamako où il devait s’entretenir avec les travailleurs, le commissaire Shell et deux agents vinrent le trouver en pleine nuit, au wagon restaurant, en gare de Thiès, pour lui demander de différer son voyage. Pour tenter de justifier cette démarche insolite, on mit en avant le prétexte de la conjoncture internationale dont la gravité recommandait que chaque fonctionnaire fut à son poste. Après de longs pourparlers, il consentit à descendre. L’ « Express » quitta Thiès avec près de 25 minutes de retard.

A son retour à Dakar, Cheikh Diack sollicita et obtint l’audience du Gouverneur général de Coppet et protesta vigoureusement contre les manoeuvres d’intimidation dont il était l’objet pour l’empêcher d’exercer le mandat qu’il avait reçu de ses camarades. Cette interdiction faite au responsable du syndicat de poursuivre son voyage était d’autant plus incompréhensible et plus irritante que celui-ci avait reçu une permission d’absence en bonne et due forme de la Direction.

Alors que l’on avait promis, dans un souci d’apaisement des esprits, de renoncer à tout projet de mutation, Cheikh Diack se vit notifier, quelques jours plus tard, son affectation à Gossas. Comme d’habitude, on invoqua les nécessités de service. La nouvelle de cette mesure d’éloignement créa, malgré tout, chez les travailleurs, une vive effervescence. L’agitation prenait aux yeux des pouvoirs publics des proportions inattendues. Alors la subornation entra en lice. On fit miroiter à Cheikh Diack la perspective d’une entrée dans le cadre commun supérieur des Travaux publics. Pour cela, ajouta-t-on, M. Mahé, inspecteur général des Travaux publics en AOF, avait déjà reçu les ordres nécessaires afin de lui faire subir – pour la forme – un test d’instruction générale. La manoeuvre était cousue de fil blanc. On tentait ainsi de tendre l’appât Cheikh Diack, afin de le discréditer aux yeux de ses camarades. Il protesta avec véhémence contre cette tentative de corruption : « Je n’ai rien revendiqué pour moi, déclara-t-il, et je refuse de subir cet examen que je n’ai pas sollicité ».

Bien entendu, après un tel refus, l’affectation fut maintenue pour Gossas. C’était la coercition après l’échec de la séduction ! Cheikh Diack quitta donc Dakar le 26 septembre pour son nouveau poste d’affectation. Le lendemain, la grève éclata, suivie des incidents douloureux que l’on connaît. A Dakar, le train Dakar-Saint-Louis fut stoppé à Cyrnos par les grévistes et la locomotive refoulée vers la gare. A Louga, des pétards d’alarme furent placés sur les rails afin d’arrêter le train venant de Saint-Louis. Lorsque celui-ci s’immobilisa, les rames furent coupées et l’on gara la locomotive dont le foyer fut ensuite noyé par les grévistes. Presque la même chose se répéta sur toutes les gares de la ligne.

Une démarche pressante fut faite auprès de Cheikh Diack par le commandant de cercle de Kaolack qu’accompagnaient MM. Babacar Ndéné Ndiaye et Mboutou Sow, chefs des cantons de Gandoul et de la banlieue de Kaolack. En désespoir de cause, les autorités administratives lui demandaient d’envoyer des télégrammes sur toutes les lignes du réseau afin de faire cesser rapidement la grève. Peut-être, en ce moment précis, Cheikh Diack savoura-t-il alors la joie combien enivrante d’avoir suspendu, par la seule puissance de son verbe et de son action, lui, pauvre petit employé subalterne, la vie d’un grand réseau. Pourtant, il ne se laissa pas griser, lui que n’habitait aucune volonté de puissance à des fins personnelles.

Il posa, comme préalable à toute négociation en vue de l’arrêt de la grève, la nécessaire consultation des différents délégués du réseau et choisit la capitale du rail comme lieu de la rencontre. Comme le trafic était gravement paralysé, ces délégués furent acheminés toute la nuit vers Thiès, par draisines spéciales. Lui-même quitta Gossas dans la journée du 28 pour s’entretenir avec ses mandants. Mais en gare de Khombole, le commissaire de police de cette ville le pria tout bonnement de descendre du train. Il avait reçu des instructions pour demander à Cheikh Diack d’attendre la nuit pour poursuivre son voyage sur Thiès où l’on craignait que son arrivée en plein jour ne déclenchât de nouvelles manifestations. Cheikh Diack opposa un refus catégorique. On n’insista pas outre mesure. Il put donc continuer son voyage sans encombres.

L’accueil qu’il reçut à Thiès fut certainement pour lui un puissant réconfort moral. La gare était, en effet, bondée de travailleurs et l’émotion était intense parmi les grévistes et la population, en raison des incidents graves de la veille. On sentait malaisément que le feu couvait encore sous la cendre et que la moindre étincelle pouvait rallumer la bagarre. A la descente du train, un véhicule fut mis à la disposition de Cheikh Diack par les autorités administratives qui voyaient d’un mauvais œil un défilé à travers la ville. Il déclina cette offre, mais s’employa, néanmoins, à calmer les esprits. On lui fit ensuite escorte. Les travailleurs se tenaient par la main et formaient une double haie à ses côtés.

Sur tout le long du parcours, les magasins avaient été fermés dans la crainte de nouveaux troubles. La procession se dirigea avec calme vers le lieu de réunion avec les délégués des autres villes. A l’issue de cette entrevue et sur mandat des représentants des travailleurs, Cheikh Diack se rendit à la résidence du cercle pour y rencontrer le Gouverneur général de Coppet et le commandant Cau. Ce n’est qu’après un accord total sur l’augmentation de salaire et la levée, le jour même, de toutes les sanctions administratives pour faits de grève, qu’il accepta d’expédier à toutes les sections syndicales l’ordre de reprendre le travail. Par contre, le Gouverneur général déclara ne pouvoir prendre aucun engagement en ce qui concernait les poursuites judiciaires pour entraves à la liberté du travail.

La grève de Thiès eut un profond retentissement en France où elle suscita une vive émotion et prit de nouvelles dimensions en raison de la situation Internationale. Il serait bon de la replacer dans le contexte politique de l’époque. En effet, de lourds nuages s’amoncelaient dans le ciel de la paix, amenant avec eux les signes précurseurs de la grande tempête qui, un an plus tard, allait s’abattre sur l’Europe et le monde. La veille de la grève, le 26 septembre, Hitler avait prononcé, au Palais des Sports de Berlin, un discours pathétique d’une heure et demie à l’issue duquel il lançait, à propos du problème des sudètes, un violent ultimatum au président de la République tchécoslovaque : « Ou bien M. Benès donne la paix aux sudètes, ou bien nous irons la chercher nous-mêmes ». La Tchécoslovaquie avait alors décrété la mobilisation générale, tandis qu’à Godesberg, en Prusse rhénane, Neville Chamberlain déployait des trésors de patience et de diplomatie pour sauver la paix. L’Europe entière haletait sous les menaces et les rodomontades d’un nazisme épileptique et chauvin. La France, une fois de plus, sentait ses frontières menacées au Nord et à l’Est. La mobilisation générale pouvait intervenir à tout moment, malgré les espoirs placés dans l’ultime conférence de Munich qui devait s’ouvrir le 29 septembre 1939 dans la capitale de la Bavière.

En A.O.F., le plan de mobilisation était prêt et n’attendait que les ordres de Paris pour entrer en application. Il va sans dire que le chemin de fer Dakar-Niger devait en constituer l’épine dorsale, la pièce maîtresse. On comprend, alors, aisément, l’émotion qu’une grève survenant dans d’aussi graves conjonctures internationales, peut légitimement faire naître. De plus, on était encore, en France, aux beaux jours du Front populaire, au plus fort de la querelle entre la droite et les forces de gauche, querelle qui, naturellement, trouva ses prolongements en A.O.F.

Lorsque la nouvelle de la grève parvint en France, la presse de droite, unanime, imputa la responsabilité des incidents au Gouverneur général de Coppet qui, selon elle, avait été mis en place par Léon Blum, porte-drapeau du Front populaire. Les journaux contrôlés par les forces réactionnaires traditionnelles rivalisèrent de violence dans leurs attaques. Ils réclamèrent, avec insistance, le rappel du Gouverneur général de l’A.O.F. qu’ils accusaient de collusion avec les communistes.

« Le Petit-Marseillais » du 27 octobre 1938, après avoir annoncé l’arrivée en congé, en France, du Gouverneur de Coppet, écrit : « Il est permis d’espérer que ce singulier représentant du pouvoir qui a essayé d’implanter en A.O.F. les doctrines communistes, et s’est placé sous l’égide de la faucille et du marteau, rentre définitivement en France. On ne peut que souhaiter que son congé se prolonge indéfiniment, notre colonie africaine ne perdra rien à son absence et seuls, peut-être, s’en plaindront quelques petits ou grands amis. Mais c’est une autre histoire ».

« Le Courrier colonial » du 7 octobre 1938 s’élève contre la grève : « Dans la Métropole, on a eu trop longtemps à déplorer les désastreuses conséquences des grèves se produisant un peu partout sur des mots d’ordre d’agitateurs le plus souvent étrangers ou à la solde de l’étranger, pour que les gouvernements coloniaux se hâtent de refréner énergiquement toute velléité de transformer nos colonies en champs d’action de gréviculture ».

Le journal conclut, ensuite : « On voit généralement dans ces désordres les résultats de la politique instaurée en A.O.F. par le Gouverneur général actuel que nomma le Gouvernement du Front populaire dès son arrivée au pouvoir et qui est maintenu à ce poste bien que M. Léan Blum ne soit plus à la tête du Gouvernement ».

Le journal « Le Jour » du 4 octobre 1938 écrit : « Ces incidents engagent gravement la responsabilité de M. de Coppet, que le Ministre actuel des Colonies avait d’ailleurs envisagé de déplacer, mais qui avait été maintenu à son poste sur une pressante intervention de M. Blum.

« A ce scandale s’ajoute celui d’une censure, instituée par M. Mandel, et qui a empêché jusqu’ici le public français d’être mis au courant de ces déplorables événements ».

« L’action française » du 8 octobre 1938, après avoir titré : « A la porte Mandel », voit, lui aussi, dans cette grève, la main du communisme : « Ainsi, alors que les responsabilités marxistes de l’émeute sont clairement établies, le Ministre des Colonies envisagé de prendre des sanctions contre des tirailleurs sénégalais ».

« Et tout cela pour plaire aux socialistes et sauver leur créature, le Gouverneur général de Coppet, dont on verra d’autre part la scandaleuse carrière ».

Le même journal écrit, par ailleurs : « Le crime de Mandel est d’avoir laissé M. de Coppet discréditer la France en A.O.F. pour des raisons d’ordre personnel : pour garder des amis à gauche ; pour éviter de voir dénoncer, dans la presse à la dévotion de Blum, les faiblesses et les scandales de sa propre gestion ».

« La Liberté » du 7 octobre 1938 constate : « La responsabilité du Gouverneur de Coppet est engagée dans ces troubles. M. de Coppet, créature du Front populaire, avait été nommés à ce poste par MM. Blum et Moutet. Il se signala particulièrement par une attitude peu propice à affermir le respect de la population indigène pour les colons.

« Il y a longtemps que nous avons dénoncé les agissements de ce haut fonctionnaire qui, l’an dernier, présidait des meetings indigènes à Dakar, en levant le poing, juché sur une tribune marquée de l’étoile russe, de la faucille et du marteau soviétiques ».

« Le Populaire » du 7 octobre 1938 titre : « Sanglants incidents de grève au Sénégal : 6 morts, 90 blessés », « La responsabilité de ces troubles incombe à un parti politique local de droite, violemment hostile à la C.G.T. ».

Accablé ainsi par toutes les feuilles de droite, le Gouverneur général de Coppet tenta de rejeter la responsabilité des incidents sur l’ancien député du Sénégal, Galandou Diouf, à qui l’on reprocha une certaine passivité complice. Mieux, que l’on accusa même d’avoir jeté de l’huile sur le feu en faisant distribuer, la veille de la grève, par l’intermédiaire d’un de ses agents électoraux à Thiès, le sieur Manékhe Seck, des armes aux grévistes, afin de s’assurer la sympathie des travailleurs.

Ces accusations devaient amener l’ancien député du Sénégal à publier une mise au point dans le journal « Le Sénégal », organe du Parti dioufiste, du 3 novembre 1938. Après avoir donné sa version des événements tragiques de Thiès, Galandou Diouf y déclare, en substance :

« …Il me plaît enfin de faire état des félicitations que M. de Coppet m’a adressée, devant ses principaux collaborateurs, au sujet de mon attitude au cours des incidents. Ce sera là l’une de mes principales répliques à ceux qui, inconsciemment ou… bêtement, m’accusent d’avoir fomenté le mouvement de Thiès.

« Je pense que ces quelques lignes suffiront pour calmer les « quelques Sénégalais » qui veulent justifier l’attitude indigne des responsables de cette ignoble tuerie.

« Pour le reste, je laisse la justice suivre son œuvre. Et quoique seul l’élément gréviste subisse ses assauts, nous nous obstinons à lui faire confiance. Nous ne voulons pas penser comme dans la fable de ce bon La Fontaine où il était dit : « Bien souvent, la justice est comme une toile d’araignée. Seules les grosses réussissent à passer à travers ».

« Cependant, Dieu sait s’il y a d’autres responsables moraux. Ce sont d’abord les criminels qui ont bourré le crâne à mes compatriotes, avec leurs théories subversives et qui, le jour du drame sanglant, sont partis précipitamment de Thiès. Car ils y étaient !

« Ce sont ensuite, les agents noirs des cadres communs supérieurs qui ont constamment trompé la bonne foi de quelques chefs du réseau, réussissant ainsi à faire brimer de pauvres travailleurs aux salaires de 200 francs par mois.

« Ce sont enfin les dirigeants de Thiès qui ont prêté trop complaisamment une oreille attentive aux calomnies intéressées de certains.

« Je ne doute pas qu’un jour la main implacable de la justice atteigne ces coquins de grande classe, ces pleutres déguisés en « Césars de carton », en un mot, ces lâches qui, après avoir poussé de pauvres innocents vers le mouvement syndical, se sont prudemment dérobés derrière l’inaction.

« Enfin, et ce sera ma conclusion, je prétends que tous ceux qui ont écrit sur les incidents de Thiès ne se trouvaient pas sur place, tandis que mes affirmations prennent leur source dans les faits vécus. Car mes amis et moi étions sur place le jour tragique du drame de Thiès ! ».

Les attaques véhémentes de la presse de droite qui, manifestement, cherchait à exploiter les incidents de Thiès contre les dirigeants du Front populaire, obligèrent M. Georges Mandel, alors Ministre des Colonies, à sortir de son mutisme et à s’occuper de l’affaire.

Les services de la rue Oudinot envoyèrent à Dakar une mission d’enquête présidée par M. Gaston Joseph, chef de Cabinet de M. Mandel. Après Dakar, où elle se livra à une première enquête, cette commission se rendit à Thiès pour y poursuivre ses investigations.

Il semble que sa tâche ait été menée objectivement, dans une totale indépendance vis-à-vis des autorités administratives. En tout cas, son retour en France fut suivi de près par le rappel de certains hauts fonctionnaires, notamment du Gouverneur général de la Fédération. Même si, à l’époque, la « pudeur » officielle parla de congé régulier, pour justifier le départ de M. de Coppet.