Culture et civilisations

SOMBRE RIVIERE

Ethiopiques numéro 2

Revue socialiste

de culture négro-africaine

avril 1975

Du balcon appuyé sur l’abîme le regard attentif souhaite le signe des couleurs, des formes, des visages trop tôt – si vite -emportés par ton flot, sombre rivière.

Ombre sur le gris de murailles fanées, une face anxieuse vers l’abîme tournée suit sur des plages anciennes des jeux d’écharpes à l’envol, de balles qui retombent, d’étraves au retour, à chacun son temps et son rythme, sa chute brusque ou son flottement.

Il y a un jeu pour chaque saison et la saison printanière est celle de saisir avec des doigts muscles. Longtemps après, au balcon gris du témoin, le regard reconnaît depuis les plages étincelantes – et voilées – la chaîne distendue jusqu’à cette main fatiguée. Sombre rivière, un peuple sans voix sinon sans visages, une armée morte roule dans ton torrent.

Voici un matin alourdi de manuels, une grille et la cohorte des compagnons. N’importent les noires robes-éteignoirs, l’odeur de cire et les mots sans bonheur des confessions ; l’aube titubait sur les livres, chaque leçon vaincue phrase après phrase déroulant comme un drame sa trame mystérieuse ; puis venait la guerre du foot et des barres. Sombre rivière, donne une écharpe d’écume – un sourire – au coureur émergé huilé d’aigres sueurs sans autre défaite que les longs sommeils.

Puis… un visage espéré, modelé par l’attente, comme par des mains l’argile, devient un profil soudain aigu, soudain coupant, qui blessé d’une lame froide et un matin – brillant dans l’encens, les tapis de pétales, les tuniques d’angelots, les fanfares de cuivre d’une fête-Dieu – a révélé cette valeur essentielle que le cœur est un renard pris au piège de ses propres affections.

Sombre rivière, ainsi franchie l’étape vers le puits sans justice des chagrins, au balcon un vivant sans sourire ni tristesse, un vivant qui sait d’exacte et sèche science, recrée les jours partis avec ton flot.

Mais donne une écharpe brillante, donne Rivière donne – premier premier amour ! – donne une écharpe comme un arc flottant dans le ciel à cette voix muant sur deux notes à un sourire mal assis à cette grâce mal portée offerte d’une main gauche. Rivière, ne plus croire a l’ombre sous les eaux : aucune eau n’est sombre si sous son flot était cachée – premier premier amour ! – cette pierre rayonnante. Béni soit ton flot ; le balcon s’est irisé, toutes les ombres se sont vêtues de couleurs tendres ou éclatantes comme un cortège de mariée pour prendre par la taille par le bras par la main une silhouette rayonnante vêtue de pureté gauche.

C’était un samedi de polissons transparent paisible et sans promenades, un matin aux leçons sues ou renvoyées, ou des garçons de treize ans se racontaient, niais et importants, dans l’odeur d’urines qui s’élevait d’une mare-aux-ânes, dans l’odeur de plantes qui faisait aux paysannes un long sillage tressé de mélisse, de menthe, de basilic, un samedi de cris de grand-mère et de menues agitations de vendeuses agressives de coups de torchon de meubles déplacés : ELLE entra et ne ressortit plus à travers ni les portes ni l’absence ni la fosse béant au regard incrédule, ni emportée par ton flot, sombre rivière. Au balcon sur l’abîme un visage ride sent couler des larmes légères pour jeux de mouchoirs puis lourdes sans mouchoir, des yeux embués voient passer ces instants de bonheur où il y eut, sombre rivière, si peu de bonheur. Car le bonheur n’est pas d’apprendre et dans le temps des leçons et s’il n’est pas d’avoir appris et dans l’hiver du cœur, où est le bonheur, sombre rivière ?

Voici que dansent sur tes crêtes d’écume comme mille bulles des souvenirs auxquels s’adresse un sombre visage.

Nos mains dans le cri nos mains dans le chant tissaient vers le sommet orchestré un voile d’ondes et de pulsions avec le fil croise de nos jeunes soupirs membres nus membres liés mes yeux ses yeux nos étoiles créées, à deux projetés dans notre suffisance hors l’avenir et hors la veille sur le socle éternel de l’instant.

Puis vint ce matin-là : vides les grandes marches de l’espace par où descendaient des hommes leur bonheur en collier, des hommes dans le chemin du pain en hommes de tous les jours, – j’étais perdu dans leur forêt roule dans le torrent des galets lumineux de leurs mots blessé du rire en fer de lance des hommes en route vers le pain. J’étais au milieu d’eux moins sûr que les collines moins clair que les ruisseaux moins patient que le boeuf moins résigné que l’âne, moins que la feuille moins que l’oiseau moins que le vent – moins que la poussière résidu de leurs pas.

Petit matin plein de soleil qu’est-ce que le soleil pour l’être seul après l’éternité fugace d’être deux ?

Où est sa voix – sa voix – sa voix dans le matin confirmant le matin sa voix de vent toute fraîcheur les notes de sa voix incrustées dans le jour comme marque rythmique ?

Ma fleur si tu ne gardes la maison si tu n’ouvres les portes si tes mains ne repoussent de la nuit les rideaux si ne roulent sur les parquets les grelots de ton rire, si tu n’es en ce jour victoire de l’aube – le petit matin traîne sa grisaille dans la vallée des rues, le petit matin épaissit ses brouillards autour de silhouettes vaines, le petit matin chasse les visages, disperse la foret marchante des hommes sourds, cache l’oeil lumineux et chaud monte là-haut tranquille comme aux matins de joie.

Arbre lisse, stèle première, urne aux tendresses éteintes, frappé de noir en plein soleil, frappé de vide au coeur d’une plénitude, plus aucune perte ne comptera aucun départ aucune trahison – depuis la trahison d’un petit jour tranquille et frais plein des hommes et de leurs colliers de rires.

Sombre rivière, voici : ce qui s’en va mystérieusement demeure. Vois je l’ai gardée jusqu’à ce jour à travers cent saisons gardé sans vieillesse l’absence gardé l’étoile garde la fleur, gardé – berger de mes brebis – son fantôme dans le ciel, irréel au-delà de mes brebis.

Sombre rivière voici un jouet d’enfant une balle roulante et bondissante – de celles qu’on lacère parce que sans fenêtre ni trace de piéçure elles portent tenacement bruyantes en leur coeur une mystérieuse présence. Quelle leçon au bout de l’attente, pour le renard au bout du crime quelle leçon : un caillou. Que ne donnas-tu, balle, une piécette, une graine mystérieuse germe de djinn un métal-inconnu une pierre de Minas-en-Brésil… mais un caillou et ce rien moins que rien défait tout épi toute herbe d’espérance. Jamais plus aruspice liseur de destins, jamais plus rêveur aux portes des légendes mais un bûcheur, au bout du compte un gris tâcheron au devoir sec de vivre.

Elles bondissaient colorées sur des jets d’eau minces de foire – on leur tirait dessus – au milieu des cris de ce qu’on nomme joie hors de la danse elles sautaient éborgnées éventrées et Longue-Carabine riait ayant estropié un soleil bleu. Sombre Rivière quel tueur de quelle foire traîne nos dépouilles d’athlètes, de clowns pailletés, nos scalps sont à queue ceinture et nos talons raclant l’herbe et le roc sont dans quel sentier vers quel abîme ?

Dans la route dernière vers la montagne cachée il me semble être déjà entré, m’être arrêté au coude où tout s’efface dans un horizon sans limites et m’être dans la brume tourné vers la brume des visages et celle des saisons la brume de vingt villes et de leurs mille rues m’être penché sur des demeures balcons sur le brouillard – sur des maisons aveugles dans le brouillard.

[1] Roger Dorsinville, écrivain haïtien, est l’auteur de Kimby, roman « africain », récemment publié à « Présence africaine ». Aux Editions 10/18 paraîtront bientôt deux de ses autres romans, « Un Homme en Trois Morceaux » et « L’Afrique des Rois, « Sombre Rivière » ne peut être qualifié de « poème », « parce que, dit-il, trop de morts y reviennent, et ce n’est pas vraiment vivre… Appelez-le plutôt un testament ».