Bonnes Feuilles

KUMA

Ethiopiques numéro 16

Revue socialiste

de culture négro-africaine

Octobre 1978

KUMA (LA PAROLE) vient de paraître aux Nouvelles Editions Africaines. Le chapitre intitulé « QUATRE POETES NEGRES DE L’EXIL PASSION » constitue la présentation par l’auteur, de Damas, Césaire, Senghor et David Diop.

Léon-Gontran Damas, né le 28 mars 1912 à CAYENNE

LÉON-GONTRAN DAMAS

ou

Le tam-tam enragé

« Si souvent mon sentiment de race m’effraie autant qu’un chien aboyant la nuit. »

Il est curieux et significatif de constater que ce fût des Guyanais et des Antillais qui, les premiers, éprouvèrent intensément la nécessité de réhabiliter le continent africain saccagé, domestiqué pendant près de trois siècles au nom de la Civilisation et de l’abominable hiérarchie des races. Dès 1934, la revue Esprit publia les premiers écrits de Léon DAMAS. Et en 1937 parut Pigments, violent coup de gong qui inquiéta la conscience des oppresseurs et éveilla celle des opprimés ; ce recueil est incontestablement la première grande œuvre poétique de notre littérature de langue française. Le mérite de ce poète-des-heures-qui-rongent est double : éminent précurseur de la poésie nègre de langue française, ce Guyanais est aussi l’un de nos poètes les plus fidèles aux sources négro-africaines. On comprend pourquoi le recueil de Damas « traduit en baoulé, son style vivant, rythmé, incisif, toucha les indigènes qui récitaient ses poèmes en refusant de se laisser mobiliser en 1939. Le livre fut aussitôt interdit. [1] Si le poète a touché juste, c’est qu’il a su utiliser le langage et les thèmes qui sont ceux des peuples africains. Ce Guyanais est des nôtres que dis-je ? -il est plus que des nôtres puisqu’il est l’un des meilleurs avocats de notre race, une race qui a souffert durant des siècles et qui continue à souffrir : « trois siècles durant au cours desquels, logés entre l’homme et le singe, nous avons été considérés comme des machines à faire du coton, des machines à faire du sucre, des machines à faire des machines, trois siècles durant et à la faveur d’un habile dressage, on a cru pouvoir faire de nous des sous-produits de Portugais, d’Espagnols, d’Anglais de Français ou de Hollandais. [2]

Devenu critique, il n’est pas rare que l’écrivain se trahisse. L’explication la plus pénétrante et la plus précise de la poétique de Damas se trouve ainsi contenue dans son introduction aux Poèmes nègres sur des airs africains qu’il publia en 1948. Sa poésie est si proche de la poésie nègre traditionnelle et Damas semble en être profondément conscient que nous nous demandons si l’auteur de Pigments nous entretient, dans cette page, de la poésie négro-africaine ou de sa propre poésie. C’est en fin connaisseur de la poétique négro-africaine qu’il nous parle des poèmes qu’il a recueillis, poèmes traduits « du rongué, du fanti, du bassouto, du toucouleur ou encore du bambara », « dont la caractéristique essentielle réside dans le fait qu’improvisée elle n’est jamais déclamée ni dite, mais chantée. Toute circonstance de la vie, tout événement qui excite l’attention du public est l’occasion d’un poème qui jamais ne diffèrera du langage familier. C’est que l’Africain, qui est né poète et a vite fait d’improviser un chant, ne compose pas pour des savants. Il compose pour être écouté du peuple. Ce qui explique les moqueries, les jeux de mots, la simplicité dans l’expression (…). Poésie qui attend tout de la répétition qui engendre le rythme. Tout de l’antithèse et du parallélisme des idées et des images » [3]. Peut-on porter sur l’œuvre de Damas jugement plus juste, plus pertinent ? La vérité est que ce Guyanais, qui a suivi des études d’ethnologie dans le but de découvrir les racines négro-africaines que trois siècles d’esclavage n’ont pas pu détruire, a été profondément pénétré de l’art de nos griots ; comme les leurs ses poèmes naissent et se nourrissent des événements quotidiens. Le quotidien est ici considéré comme l’élément fondamental de l’existence bien que les littérateurs le méprisent sous des prétextes fallacieux [4] On retrouve chez lui cette simplicité qui caractérise notre poésie traditionnelle, simplicité dans le choix des thèmes, simplicité dans l’expression, goût pour le familier, mais cette simplicité et ce goût pour le familier n’excluent nullement la gravité du message, un message qui nous atteint en plein cœur « aussi profondément qu’un beau poignard malais » ; car ce message nous parvient, dépouillé de tout intellectualisme, « sur des airs africains ». Les vibrations qui émanent des poèmes de Damas sont des vibrations du tam-tam, des vibrations qui nous sont si familières. Il ne s’agit ni du tam-tam funèbre, ni du tam-tam des grandes réjouissances, mais d’un tam-tam enragé qui clame aux quatre vents la misère d’une race et secoue furieusement les consciences endormies.

Aimé Césaire, né le 25 juin 1913 à Basse-Pointe-MARTINIQUE

AIMÉ CESAIRE

ou

Prométhée délivré !

L’art de Césaire est un art nègre. Comme chez ses « ancêtres Bambara », il y a chez lui un véritable culte du mot. Sa poésie peut être lassante pour une certaine catégorie de lecteurs, non pas seulement à cause du foisonnement et de la rareté des mots, mais aussi et surtout à cause de l’effort immense que le poète exige du lecteur ; car chaque mot lui ouvre la porte d’un univers qu’il n’avait certainement jamais connu. Mais qu’importe ! « Accommodez-vous de moi. Je ne m’accommode pas de vous ! » prévient le poète dans les Cahiers. Les mots sont des « mots images » (de là leur puissance extraordinaire) qui ne se contentent pas de symboliser les êtres mais qui ouvrent nos yeux ahuris sur un monde singulier, un monde tout nouveau. Une multitude d’images jaillissant des mots défilent devant nous : elles se suivent, se chevauchent, se meurent en se diluant dans d’autres images, renaissent plus vivaces, plus éclatantes que jamais. Le lecteur, haletant devant cette chevauchée de mots-images, n’a pas toujours le temps de méditer, de juger : il est emporté par un torrent tumultueux. Il a raison, Césaire, il a raison, le grand Martiniquais qui, se souvenant de la Forêt natale, osa écrire ces mots :

« Qui ne me comprendrait pas ne comprendrait pas davantage le rugissement du tigre. »

Il ne s’agit pas, dans cette poésie qui se caractérise par sa virilité, d’une traînée de poudre -comme l’on en voit dans les poèmes français les plus agressifs- mais d’un grondement de tonnerre, du « rugissement du tigre », suivi d’une agitation extraordinairement fiévreuse, qui intimide la raison et torture le cœur. A vrai dire il s’agit du rythme, de l’authentique rythme nègre, qui exprime merveilleusement les amours et les haines du poète. Quelle « arme miraculeuse » que la poésie césairienne !

Ce Martiniquais, qui doit la naissance aux cruautés des dieux modernes, a apporté aux peuples opprimés le goût enivrant de la Liberté [5]

 

Léopold Sédar Senghor, né le 9 octobre 1906 à Joal-SENEGAL

LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR

ou

La braise sous la cendre !

Il paraît que les images féminines et érotiques abondent dans ses poèmes. Il paraît que son ton est profondément élégiaque. Il paraît que c’est le poète des « pardons » et des impossibles réconciliations. Réconciliations des opprimés et des oppresseurs ! Mais ce poète ne serait-il pas plus viril, plus violent qu’on ne le croit ? Ne serait-il pas plus nègre qu’on ne l’imagine, lui qui, admirablement, a su attirer l’attention distraite du monde occidental sur les valeurs réelles de sa race ?

Sa politique et sa poétique ont fait couler beaucoup d’encre. Mais ici, à tort ou à raison, c’est le poète qui nous intéresse. Sédar Senghor est l’un des rares poètes négro-africains à s’être longuement penché, en critique, sur notre poésie traditionnelle et moderne. Nous renvoyons le lecteur aux études critiques contenues dans Liberté I et dans la Postface à Ethiopiques.

Certes dans ses poèmes les images des saisons européennes s’étalent mollement à côté des images incandescentes des saisons africaines : certes il a prié pour que le « Seigneur, parmi les nations blanches, place la France à la droite du Père » ; il a avoué avoir « une grande faiblesse pour la France » ; mais ce ne sont là que des mots qui ne revêtent leur véritable valeur que dans le corps même du poème. Il est de ces penseurs qu’on ne cite pas sans risque ; à cause de son penchant pour les expressions et images antithétiques, Senghor est rebelle aux citations courtes.

Un autre danger est de l’opposer à Césaire. Autant on a eu tort d’opposer Corneille à Racine, autant on a tort d’opposer Césaire à Senghor. Au nom de quoi veut-on que le Sénégalais Senghor soit Césaire ou que le Martiniquais Césaire soit Senghor ? Au nom de quoi nier la différence de tempérament ? On pourrait tout juste se contenter de les comparer, car la comparaison est légitime dans le vaste domaine de la littérature. Césaire et Senghor ont eu l’un et l’autre la volonté bien nette de rompre avec les formes littéraires traditionnelles rebattues par l’enseignement officiel. Tous deux ont révélé au monde occidental un style nouveau qui n’a rien à envier aux styles traditionnels. Cependant ils sont très différents de tempérament. Chez Césaire, la violence du signe égale celle du sens ; l’expression, isolée, peut, à elle seule, contrarier profondément le conformisme du lecteur ; il y a ainsi une harmonie saisissante entre le signe et le sens ; le lecteur « glisse » de l’un à l’autre sans heurt. Chez Senghor, l’élégance et, souvent, la douceur du signe contrastent étrangement avec la violence du sens. La coexistence dans le même poème de la tendresse et de la violence trouble le lecteur :

« Seigneur Dieu, pardonne à l’Europe blanche !

Et il est vrai, Seigneur, que pendant quatre siècles de lumières elle a jeté la bave et les abois de ses molosses sur mes terres

Et les chrétiens, abjurant Ta lumière et la mansuétude de ton cœur.

Ont Éclairé leurs bivouacs avec mes parchemins, torturé mes talibés déporté mes docteurs et mes maîtres-de-sciences

Leur poudre a croulé dans l’éclair la fierté des tatas et des collines

Et leurs boulets ont traversé les reins d’empires vastes comme le jour clair, de la Corne de l’Occident jusqu’à l’Horizon oriental ».

C’est la lucidité et la maîtrise du poète qui rendent le poème profondément dramatique ; et plus cette lucidité éclate, plus amer est le « pardon » :

Peut-on trouver une condamnation plus nette, plus radicale, plus sévère du régime colonial ? N’est-ce pas de la braise sous la cendre ?

« Seigneur, pardonne à ceux qui ont fait des Askia des maquisards, de mes princes des adjudants

De mes domestiques des boys et de mes paysans des salariés, de mon peuple un peuple de prolétaires. »

Le rôle que ce poète sénégalais a joué dans la réhabilitation de sa race est un rôle incontestablement important. Profondément conscient de la place privilégiée des valeurs de la civilisation négro-africaine dans un monde étourdi par ses contradictions et en quête de renouveau, il a su célébrer ces valeurs à la manière de nos griots d’antan. Le martiniquais Césaire, soucieux de s’enraciner dans les valeurs négro-africaines, en acceptant sa race telle que l’Autre la voit :

« ma race qu’aucune ablution d’hysope et de lys mêlés ne pourrait purifier ».

doit beaucoup à cet enfant du pays sérère, qui écrit fièrement :

« Les griots du roi m’ont chanté la légende véridique de ma race au soir des hautes kôras. »

David Mendessa Diop, né le 9 juillet 1927 à BORDEAUX disparu le 25 août 1960 dans une catastrophe aérienne.

DAVID MENDESSA DIOP

ou

Le chantre de l’Innocence et de l’Espoir !

On connaît des êtres aux yeux étincelants de colère et d’injures et au cœur débordant d’amour. Lorsque nous lisons David Diop après une lecture attentive de Césaire, il se passe quelque chose d’étrange en nous. Césaire semble se suffire ; il nous donne le sentiment de nous avoir permis de franchir, de par l’existence même de son œuvre, une étape importante dans notre marche à la conquête de la vraie liberté. Après l’avoir lu, il semble qu’il ne nous reste plus rien à dire : il nous reste à agir. Le premier contact de Breton avec les écrits du poète martiniquais est révélateur : « Je n’en crus pas mes yeux : mais ce qui était dit là, c’était ce qu’il fallait dire, non seulement du mieux mais du plus haut : qu’on pût le dire ! ». David Diop, lui, a besoin du concours de son lecteur ; la lecture de son œuvre nous donne envie de crier, de crier à tue-tête, de crier toujours plus fort. Oui, il a besoin de l’autre comme tous les êtres sensibles. Qu’ils sont fragiles, lui et son peuple, bien que l’Espoir luise de-ci de-là comme une luciole ! Coups de pilon nous présente en effet un peuple tragiquement muet supportant héroïquement les supplices, les humiliations. Ce qui, dans cette œuvre, oppose violemment le lecteur à l’oppresseur, c’est précisément d’une part l’innocence et l’immense silence du peuple opprimé, d’autre part la cruauté, le sadisme des bourreaux et les contradictions agaçantes de l’humanisme occidental.

C’est en exprimant ces contradictions par des images antithétiques que le style de David Diop devient réellement dramatique

« Ô le souvenir acide des baisers arrachés

Les promesses mutilées ail choc des mitrailleuses

Hommes étranges qui n’étiez des hommes

Vous saviez tous les livres vous ne saviez pas l’amour »

(p. 20).

Le poète n’emploie que les mots de tous les jours dans une syntaxe dont la limpidité n’égale que celle de son cœur ; et avec ces mots, il sait forger de merveilleuses images, qui s’imposent au lecteur par leur simplicité :

« Et baladant l’égalité dans une cage de fer » (p, 27).

« Dans le pays où les maisons touchent le ciel

Mais où le cœur n’est pas touché

Dans le pays où l’on pose la main sur la Bible

Mais où la Bible n’est pas ouverte » (p. 34).

C’est également grâce à ces images antithétiques que le poète parvient à célébrer le calme héroïsme de son peuple martyr :

« Ils croyaient aux chaînes qui étranglent l’espoir

Au regard qu’on éteint sous l’éternelle sueur

Pourtant c’est le soleil qui faillit de nos voix » (p. 23).

Dans cette poésie aux accents souvent virils, les sanglots ne sont pas absents :

« Tam-tam de mes nuits, Tam-tam de mes Pères

Les fers de l’esclavage ont déchiré mon cœur ! » (p. 45).

Voyez-vous, c’est un adolescent qui sanglote comme savent sangloter les innocents. C’est un innocent qu’on torture atrocement. [6]

David Diop est un être plein de tendresse, un être d’une sensibilité certainement très délicate. S’il crie, s’il hurle, c’est que son cœur, contrarié, déborde d’amour : vraiment, comme ceux de sa race, il n’est « pas méchant pour un sou » ; mais l’on a infligé tant de maux à son peuple, que ces « maux sont devenus les armes du réel ». David Diop est à la fois le chantre de l’Innocence malheureuse et le chantre de l’Espoir. Son cri, comme celui de Césaire, est un vibrant appel à la Justice, une invite à la Fraternité universelle :

« Ecoutez camarades des siècles d’incendie

l’Ardente clameur nègre d’Afrique aux Amériques

C’est le signe de l’amour

Le signe fraternel qui viendra nourrir le rêve des hommes » (p.31).

 

 

[1] Lilyan Kesteloot, Les écrivains noirs de langue française, op. cit. p. 139. « Le baoulé est un idiome important de la Côte d’Ivoire. »

[2] Léon Damas, Discours de clôture du Colloque sur la négritude, tenu à Dakar du 12 au 18 avril 1971. Cf. le quotidien sénégalais Le Soleil n° 305, du 8 mai 1971

[3] Poèmes nègres sur des airs africains, recueillis par L.- G. Damas, G.L.M., Paris, 1948.

[4] On peut se poser la question de savoir si le mépris du quotidien ne soustrait pas l’intellectuel de ses responsabilités immédiates ; le goût pour le permanent, l’élan vers l’éternel ne constituent-ils pas des échappatoires fort commodes ?

[5] Les textes qui suivent sont extraits de Cahier d’un retour au pays natal, œuvre écrite avant la rencontre de l’auteur avec André Breton.

[6] Cf. Coups de pilon, Présence Africaine, 1973, poème Celui qui a tout perdu, qui a été publié pour la première fois en janvier 1948 ; à noter que le « je » de David Diop, comme celui de la plupart des poètes négro-africains, est un « je » collectif. Comme l’écrit Césaire : « Ma bouche sera la bouche des malheureux qui n’ont point de bouche, ma voix la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir ». (Cahier).