Littérature

HENRI LOPES ET WILLIAMS SASSINE : METIS ET ROMANCIERS NEGRO-AFRICAINS

Ethiopiques numéro 62

revue négro-africaine

de littérature et de philosophie

1er semestre 1999

Le choix de ce thème se fonde sur le constat qu’Henri Lopès et Williams Sassine sont deux romanciers, ni tout à fait les mêmes ni tout à fait différents l’un de l’autre, là où l’on s’attendrait à des rapprochements entre eux surgissent des différences et vice versa. Cette situation paradoxale est renforcée par leur statut de métis, dans une population sud saharienne presqu’entièrement noire. Partant alors de l’évidence que les Métis constituent une minorité au sein de cette population (avec tout ce que cela comporte d’implications sociologiques), la question était de savoir si de par leur appartenance, ceux d’entre eux qui prendraient la plume ne se feraient pas les porte-parole de cette minorité ? Dans ces conditions, pouvaient-ils et devaient-ils être considérés comme des écrivains négro-africains à part entière ?

Un examen de la personnalité de chacun des deux auteurs cités (à travers quelques détails saillants de leur vie) ainsi que celui de leur technique romanesque (notamment la récurrence dans le traitement de certains thèmes et personnages) permettront sans doute d’apporter des éléments de réponse à cette double interrogation.

En toute logique, pour prétendre au titre d’écrivain négro-africain, il faut satisfaire à au moins deux exigences essentielles :

1) ETRE DE SOUCHE NEGRO-AFRICAINE

Malgré la tentation d’y inclure les écrivains noirs, nés américains ou antillais, la prise en compte s’est limitée aux auteurs originaires de l’Afrique au Sud du Sahara. Il a fallu ensuite intégrer au nombre ceux qui étaient nés dans l’émigration mais de parents négro-africains. C’est ainsi que Senghor [2] nous a cité en 1947 le poète David Diop, né à Bordeaux, de parents noirs d’origine sénégalaise.

2) TRAITER DANS SES ŒUVRES DE PROBLEMES NEGRO-AFRICAINS

Généralement, les oeuvres retenues par ce critère prenaient leur ancrage sur le sol africain : personnages et actions. Dans le cas du roman francophone, l’élargissement est devenu obligatoire avec le traitement de thèmes africains mais dans des œuvres dites de l’aventure européenne comme Kocoumbo [3] d’Aké Loba (décrivant la vie des étudiants noirs en France) ou américaine comme Chalys d’Harlem [4]de Lamine Diakhaté (campant un émigré dont le coeur balance entre son Afrique natale et New York, sa ville d’adoption).

Faudra-t-il désormais, tout en maintenant ces deux critères, prendre en compte les oeuvres d’auteurs nés métis négro-africains ? Autrement dit, la dynamique de notre sujet consistera ici à nous interroger sur les rapports du métis à la littérature négro-africaine. Il nous fallait des exemples concrets d’illustration. Nous en avons choisi chez les deux écrivains métis les plus connus en Afrique noire francophone et nous nous sommes demandé donc si Lopès et Sassine en tant que métis, pouvaient prétendre au titre de romanciers négro-africains ?

Signalons que le problème des couples mixtes et de leurs enfants métis se pose toujours en Afrique, continent où ont vécu et cohabitent encore deux voire trois races différentes. Nous avons abordé ce sujet épineux dans deux articles : en 1990 dans « Mariama Bâ et le douloureux cheminement des couples mixtes africains » [5] puis en 1996 dans « Le statut, social du métis en Afrique noire » [6]. En écrivant cet article en 1997, nous ne faisons que réouvrir le débat.

I – ETRE DE SOUCHE NEGRO-AFRICAINE

On sait qu’en Afrique les Métis, nés avec l’esclavage et la colonisation, étaient tous issus de Blancs quasi divinisés et de Nègres totalement déshumanisés, (chosifiés, dirait Aimé Césaire). A cause de leur double appartenance raciale et surtout de leur ascendance nègre, on pouvait penser que ces Mulâtres, soit seraient adulés soit subiraient collectivement des brimades ou toutes autres formes d’injustice sociale. Aujourd’hui encore, les Métis qui ne constituent ni une race ni une communauté linguistique à part (une ethnie si vous préférez), ne sont ni collectivement intégrés dans la société ni massivement rejetés de son sein par les Blancs ou par les Noirs. C’est cette ambiguïté qui ressortait de nos deux articles précités et qui donne tout son relief à notre propos actuel.

1) L’APPARTENANCE METISSE

Henri Joseph Lopès est né en 1937 à Léopoldville ex-Congo belge, de père européen et de mère africaine. Sa mère est originaire de l’autre côté du fleuve, appelé Congo Brazza. En parlant de ces deux Congo, nous sommes toujours dans le même pays qui fut, dès la seconde moitié du 15ème siècle, une terre de prédilection (esclavage et colonisation) et de prédication (évangélisation) pour les Portugais puis les Belges et les Français. Le jeune Lopès n’a fait que les études primaires dans son pays. Grâce à une bourse, il put suivre l’enseignement secondaire puis supérieur en France, en lettres et en histoire.

Williams Sassine quant à lui, est né en 1944 à Kankan (Guinée-Conakry), d’un père libanais et d’une mère guinéenne, dans ce pays aux potentialités économiques énormes où durant la période coloniale, les Français dirigeaient l’administration et les Libano-syriens le commerce. Après le lycée de Conakry le jeune Sassine eut la chance, peut-être grâce à son père, d’aller faire des études supérieures de mathématiques à Paris. Ainsi, sur le plan familial, nous notons qu’une discrétion semble entourer l’identité exacte du père de Lopès comme de celui de Sassine. Mais il est de notoriété publique que tous les « Blancs » vivant en Afrique à l’époque coloniale, qu’ils fussent portugais, belges, anglais, français, libanais, grecs et autres, étaient relativement aisés. De par cette position sociale, leurs enfants ont dû bénéficier d’une atmosphère propice à leur épanouissement et dans tous les cas, d’un cadre de vie plus confortable que celui de la plupart des enfants négro-africains. Ce fut le cas de nos deux auteurs. Les indépendances africaines ont-elles changé cette donnée et quel destin fut celui des deux romanciers dans cette nouvelle période ?

Précisons que les pays des deux écrivains cités sont géographiquement éloignés l’un de l’autre : le Congo en A.E.F. et la Guinée en A.O.F [7] mais ils se rejoignent sur un autre point, à savoir la similitude des régimes politiques qui y avaient cours, jusqu’à ce que souffle « le Vent d’Est » : après avoir précipité la démocratisation du bloc communiste d’Europe de l’Est il a, à partir de 1991, massivement nettoyé l’Afrique de la gangrène des partis uniques. Auparavant à Brazzaville comme à Conakry, s’étaient édifié un socialisme qualifié fièrement par leurs initiateurs de « pur et dur ». Il avait été instauré par des chefs d’Etat qui se sont ensuite maintenus au pouvoir à coup de dictature, d’étatisation forcenée, de culte de la personnalité et de « médiocrisation » de leurs peuples. Ils ont ainsi poussé des milliers de leurs concitoyens dans les prisons, dans les tombes ou sur la route de l’exil. Ce climat politique et social eut une influence déterminante sur la vie puis l’oeuvre de Lopès et Sassine.

2) L’INFLUENCE DU MILIEU

La Guinée fut le premier des pays francophones au sud du Sahara à accéder à l’indépendance en 1958. Ce fut d’ailleurs la source d’une longue brouille entre le nouvel Etat et l’ex-puissance coloniale. Mais, parce que les rênes du pouvoir sont restées trop longtemps entre les mains d’un seul homme (de 1958 à 1984), le nombre de coups d’Etat dénoncés par le régime de Conakry fut hors de proportion. Cependant, qu’ils fussent réels ou imaginaires (la plupart l’ont sans doute été), ils ont constamment troublé le sommeil de Sékou Touré qui est progressivement devenu paranoïaque, installant son pays dans le chaos. Williams Sassine a porté témoignage contre ce régime de tortionnaire dans Le Zéhéros n’est pas n’importe qui [8].

De l’estimation générale faite par les observateurs de la vie politique africaine il ressort, qu’au firmament du règne de Sékou Touré qui se faisait appeler le Silly (éléphant) national, les morts, prisonniers et les exilés guinéens se chiffraient par centaines de milliers : Nègres et Métis confondus, surtout les Peuls. Pour échapper au goulag, des intellectuels, mais aussi de paisibles illettrés parmi les paysans, les ouvriers et les commerçants sont allés s’entasser dans les pays voisins : certains ont pu s’insérer dans le tissu économique de leurs terres d’accueil, d’autres n’ont réussi qu’à vivoter. Mathématicien de formation et de profession, Sassine a voulu mettre ses compétences au service de sa patrie. Malheureusement, il dût quitter au bout d’un laps de temps : la conjoncture politique le contraignit dès 1961, à se fondre dans l’interminable cortège des réfugiés guinéens. Une fois qu’il put s’échapper de l’enfer créé par « le camarade stratège » régnant à Conakry, Sassine séjourna dans maints pays d’Afrique francophone, en quête d’un poste d’enseignant et du minimum vital.

Au Congo, (dont l’indépendance a été acquise en 1960) deux civils élus Présidents de la République ont été tour à tour écartés du pouvoir sous l’accusation de mauvaise gestion et de népotisme. Henri Lopès semble les dénoncer dans La Nouvelle romance [9]. Mais successivement, trois militaires vont être propulsés au devant de la scène politique par des coups d’Etat sanglants, puis précipités dans leur chute à cause d’une gestion taxée d’autoritarisme. Le romancier congolais s’est fait le pourfendeurs de cette tragédie de « régime à la canonnière », dans Le Pleurer-rire [10].

Cependant Henri Lopès a exercé une bonne partie de sa carrière professionnelle dans son pays natal. Il n’a pas éprouvé d’angoisse existentielle mais au contraire, après une carrière d’enseignant, il s’est retrouvé dans les plus hautes sphères du pouvoir, de 1969 à 1980. Il a été plusieurs fois ministre (1969-71, puis 1971-72 et 1977-80), Premier ministre (1973-75) et enfin, après une brève traversée du désert, il est devenu depuis 1982, sous-directeur général de l’Unesco, chargé de la culture et de la communication. Durant cette même période où il a exercé une partie du pouvoir, des milliers de ses compatriotes (moins brutalement peut être qu’en Guinée) ont dû renoncer au paradis socialiste que leur offraient tous les « camarades stratèges » qui se sont succédé à Brazzaville. Ce qui est troublant dans ce tableau, c’est que l’écrivain congolais qui a largement profité de ces régimes, les dénonce avec une telle véhémence ! Un paradoxe de plus pour notre étude.

3) LES CONFIDENCES DES DEUX ECRIVAINS

Elles détermineront la classe sociale à laquelle rattacher chacun d’eux.

HENRI LOPES

Selon des propos recueillis par Marie-Clotilde Jacquey, Henri Lopès se considère comme un « écrivain congolais » [11], en même temps qu’il se définit lui-même comme « enfant de l’ébène et de l’ivoire », c’est-à-dire ayant une ascendance nègre et blanche. A la question de savoir si l’on peut être à la fois métis et congolais, c’est-à-dire se réclamer d’une double appartenance raciale, Lopès a répondu à Marie-Clotilde Jacquey : « Je suis d’abord congolais, ensuite seulement métis ». Autrement dit, il se sent parfaitement à l’aise dans sa peau. Pour reprendre la célèbre phrase de l’écrivain africain-américain William Du Bois, Lopès est « fier du sang noir qui coule dans ses veines ». Une telle fibre nationaliste lui valut de figurer parmi l’élite intellectuelle du continent.

WILLIAMS SASSINE

Williams Sassine, dès sa prime enfance, a été mortifié par les allusions fréquentes à la coloration de sa peau. Son entourage lui faisait sentir sa différence, en toutes circonstances : « je suis un métis, (confie-t-il dans un entretien avec Jacques Chévrier) et on me l’a fait sentir très tôt. J’ai donc toujours vécu une certaine forme de solitude et comme j’avais des problèmes de langage, je bégayais, cela m’isolait encore davantage… » [12]

Il ressort des propos recueillis lors d’un autre entretien avec Jacques Chévrier que Williams Sassine, licencié en mathématiques, ne s’est tourné vers cette discipline que parce qu’il pensait que cette science pouvait lui permettre de résoudre l’équation de sa vie : « c’est par une espèce de malentendu que j’ai fait des études de mathématiques. Je croyais qu’avec les mathématiques on pouvait tout mettre en équation… mais la vie, un cri, un silence, on ne peut pas les mettre en équation ». [13]

Le point focal des confidences de l’auteur est que, pour lui et contrairement à Lopès, le métissage biologique devient une sorte de malédiction, un crime de lèse-humanité et l’auteur tel un Sisyphe, doit expier son forfait. De l’aveu de Sassine, son entourage l’a puni d’être né métis. Jacques Chévrier ajoute qu’il a été contraint de vivre une bonne partie de sa vie en exil : ce qui a achevé sa marginalisation sociale, mais lui a forgé une image valorisante d’opposant guinéen.

De ces différentes confidences il ressort que tous les deux écrivains s’acceptent comme des métis biologiques. Mais, surprise : si Lopès qui assume bien ce métissage et le porte comme un habit taillé sur mesure est devenu l’homme public que l’on sait, Sassine au contraire en est accablé et le roule comme Sisyphe son rocher, devenant ainsi un marginal. Intégration d’un côté, marginalisation de l’autre, le statut des Métis demeure ambigu. Economiquement, ils ne sont ni plus heureux ni plus malheureux que les autres composantes de la société négro-africaine ; sur le plan des relations humaines aussi, ils ne font pas l’objet d’un traitement uniforme, spécialement en relation avec la pigmentation de leur peau.

4) LEUR ENTREE SUR LA SCENE LITTERAIRE

Comme l’écrit la critique sociologique, tout homme est nécessairement le produit d’une culture de même que celui du milieu social dans lequel il baigne. Il serait donc intéressant de chercher à savoir la part d’influence secrétée par la société sur les deux écrivains métis et ayant suscité en eux la vocation littéraire.

Lopès a exercé le métier d’enseignant avant d’occuper plusieurs fauteuils ministériels et de se retrouver à l’Unesco. A la question de Marie-Clotilde Jacquey de savoir comment être à la fois écrivain et homme public, Lopès a répondu qu’il tient bien à ce double rôle, qu’il ne consacre à « la vie mondaine » que le strict nécessaire de son temps. Par formation et par vocation donc, il se sent écrivain : « dès que j’ai du temps libre, je m’enferme seul avec moi-même pour écrire. Quelquefois, je ne réussis pas à faire plus de quatre à cinq pages par semaine, mais je suis malheureux si je n’ai pas écrit ces quatre ou cinq pages ». (page 51).

Ainsi, nous pouvons assimiler l’écrivain congolais au griot africain (au sens noble du terme) qui jouait dans la société traditionnelle le rôle d’informateur-instructeur du peuple.

En effet, Henri Lopès dit être entré en littérature comme par un processus naturel et par amour pour son pays. Pour lui l’acte d’écriture, en plus d’être un devoir d’information et de formation, devient « un don » qu’il voudrait léguer (selon l’expression qu’il a employée dans l’article cité plus haut) à son pays : afin de mieux faire connaître et aimer le Congo par ses lecteurs.

Sassine, selon Jacques Chévrier, ne considère le métier de professeur de mathématiques que comme un simple « gagne-pain », la littérature demeurant son violon d’Ingres. S’il a beaucoup lu les romanciers européens et négro-africains célèbres, il se considère seulement comme un simple « conteur africain ». A travers la littérature, il « recherche l’amitié » de ses semblables. Il n’est pas de ceux qui prennent « la littérature pour piédestal à leurs ambitions ». A la question posée par Jacques Chévrier de savoir si l’écrivain peut être utile au développement de l’Afrique, Sassine a répondu : « par une boutade en faisant observer que dans le mot « écrivain » il y a à la fois écrire et vain. On écrit en vain et on n’est pas lu ». Notre Librairie N° 88/89 page 111).

Ainsi l’écrivain guinéen, tout en déplorant le manque d’engouement des Africains pour les choses de l’esprit, se veut le conteur chargé de moraliser la vie de son peuple en ayant l’air de l’amuser. Il recherche donc à travers récriture l’oreille attentive que l’on ne lui a jamais prêtée dans ses rapports quotidiens avec ses semblables. L’épanchement sur la feuille de papier lui permet de susciter cette confidentialité de même que cet amour qu’il nourrit pour les autres et qui n’a jamais été payé de retour.

Il avoue être entré en littérature par effraction et comme pour « se distraire » des soucis qui l’assaillaient ou encore pour oublier les rancœurs, les frustrations permanentes qui étaient son lot quotidien. Il a écrit donc comme pour se soumettre à une thérapeutique, une sorte de catharsis. Ne dit-il pas aussi qu’il se considère comme un conteur africain ? Un conteur qui tente de moraliser ses semblables et de les mettre en garde contre les dangers qui les guettent.

Cette différence d’approche dans les rapports sociaux a eu des impacts différents sur les deux écrivains. Il ne serait pas exagéré de dire que Lopès et Sassine ressemblent aux deux visages du dieu Janus : ils représentent les deux catégories de métis africains et si Lopès a bénéficié de cette chaude fraternité africaine, Sassine par contre, l’éternel incompris, s’est senti rejeté par son entourage.

En guise de réponse à notre première interrogation, disons que du point de vue dialectique, l’appartenance métisse des deux hommes influe sur eux, mais pas au point de donner une dimension singulière voire tragique à leur statut social. Lopès et Sassine pensent et agissent non pas en tant que métis mais en tant que congolais et guinéen, revendiquant pleinement leur africanité.

II- TRAITER DES PROBLEMES NEGRO-AFRICAINS

Essayistes, biographes et anthologistes notent avec justesse que la plupart des romanciers noirs procèdent dans leurs oeuvres soit à une critique positive ou négative des moeurs politiques (de la colonisation du continent jusqu’aux indépendances africaines), soit à une peinture idéalisée ou féroce des moeurs sociales (tradition et modernisme, conflits de cultures ou de générations, faiblesse du taux de la scolarisation et des soins de santé primaire, statut de la femme noire, etc).

Il serait intéressant de savoir si les oeuvres de Lopès et de Sassine s’inscrivent dans cette mouvance ou si elles puisent leurs inspirations à d’autres sources (telles la communauté métisse). Dans le second cas elles seraient à verser dans une littérature métisse qui aurait ainsi sa spécificité et que nous désignerions alors par « métissité » en référence à l’africanité. La « métissité » pourrait se définir comme le fait de naître métis, de faire l’éloge ou de défendre les droits de cette minorité.

1) LES THEMES ROMANESQUES

Henri Lopès s’est signalé à l’attention de la critique littéraire africaine en 1971 avec un recueil de nouvelles intitulé Tribaliques [14]. Les huit nouvelles s’attaquaient aux maux qui rongeaient la société africaine post-coloniale, à savoir : tribalisme et corruption, gabegie et abus de pouvoir, exploitation de la femme noire et des couches défavorisées etc.. L’auteur n’y parle pas des métis. Tribaliques sera suivi d’autres oeuvres parmi lesquelles :

La Nouvelle romance met à nu les plaies de la Fonction publique des jeunes Républiques africaines : le népotisme et l’ethnicisme pratiqués par les classes dirigeantes. L’inféodation de ces dernières à l’ex-puissance coloniale ne pouvait que déboucher sur la rancoeur chez les masses laborieuses. Dans le roman, des intellectuels noirs donnent de la voix et certaines de leurs prises de position avant-gardistes résonnent résolument d’accents féministes ;

Sans tam-tam [15] est un récit par lettres et dans cette relation épistolaire, le destinateur raconte son expérience de la vie politique (il a été directeur de cabinet d’un ministre, dans un gouvernement qui a été dissous). Il juge la nouvelle politique extravertie, entièrement à la remorque de l’Occident. Pour lui, le salut du continent noir et l’amorce de son développement passeront par une prise de conscience et une désaliénation des mentalités ;

Le pleurer-rire témoigne contre l’irruption des hommes à casquette et fusil mitrailleur sur la scène politique du continent africain, continent à qui rien de pire ne pouvait arriver que l’émergence de tels régimes ubuesques. Il faudrait que les peuples noirs s’en débarrassent pour retrouver l’équilibre sur le plan intérieur et la crédibilité sur le plan extérieur ; Le Chercheur d’Afriques [16] est, à travers le récit de la vie du personnage principal, une sorte de Mémoires d’Outre-tombe à l’africaine comme Amkoullel [17]. En effet, tel un Chateaubriand ou un Amadou Hampathé Bâ, l’auteur évoque ici les souvenirs de jeunesse d’un Africain parvenu à l’âge de la maturité. Le récit fait revivre les temps forts de la colonisation française et de la décolonisation, puis l’accession des pays africains à l’autonomie et à l’indépendance. Ainsi le protagoniste sert-il de trait d’union entre deux époques historiques, celle de la dépendance française puis de l’indépendance congolaise. On a l’impression d’assister à une sorte de quête de l’identité et du substrat culturel non seulement de l’enfant métis mais des Afriques : l’Afrique d’hier, celle d’aujourd’hui, celle de demain.

Williams Sassine lui aussi, a compté à son actif quatre romans avant que la parenthèse de sa vie littéraire ne se renferme avec un recueil de nouvelles : L’Afrique en morceaux [18]. Le titre en dit long : l’Afrique, prise entre l’enclume de la colonisation brutale et le marteau des indépendances avortées, est en train d’éclater en morceaux avec des peuples sans attaches ni repères, des hommes au destin ballotté entre une unité africaine introuvable et une coopération avec le Nord plus que mystificatrice. Le recueil ne contient aucune allusion aux métis. Les romans de l’auteur :

Saint Monsieur Baly [19] décrit la faillite d’une oeuvre philanthropique, à la fois sociale et culturelle : la construction par un instituteur à la retraite, d’une école privée pour les petits Africains victimes des échecs scolaires ou abandonnés. L’incompréhension des uns et la jalousie des autres finiront par faire échouer l’entreprise et l’école sera détruite ;

Wirriyamu [20] dresse le bilan des souffrances d’un peuple africain en butte au colonialisme portugais (de paisibles paysans) ou en lutte contre son pouvoir rétrograde (des maquisards) : la détermination des combattants nationalistes ne peut hélas empêcher les exactions et tout un village sera exterminé par la soldatesque de Lisbonne, pour décourager toute velléité de se soustraire à sa domination ;

Le Jeune homme de sable [21] campe dans un pays indépendant d’Afrique noire, les vains efforts d’un fils à papa ainsi que de ceux qui partagent avec lui les mêmes idéaux de liberté et de justice sociale : ils voulaient ébranler les fondements d’un pouvoir corrompu et corrupteur. Leur tentative se soldera par un échec qui entraînera une répression féroce dont le bannissement du « Jeune homme », exilé dans le sable (désert) ;

Le Zéhéros n’est pas n’importe qui s’attache aux pas d’un personnage sans grande envergure mais c’est pour mieux nous peindre les bouleversements survenus dans une communauté de réfugiés. A l’annonce de la mort du dictateur qui leur avait fait fuir leur patrie (où beaucoup de compatriotes, moins chanceux, avaient été torturés à mort, pendus ou fusillés), des cris de rancoeur mais aussi de soulagement jaillirent spontanément de leurs coeurs. Ils résolurent de se mettre à la disposition de leur peuple longtemps bâillonné, humilié, paupérisé. Mystifiés par la propagande gouvernementale, ceux qui étaient restés dans le pays ne se rendaient pas compte, comme les réfugiés qui revenaient, de l’ampleur du désastre : tout était à refaire dans les domaines économiques, scolaire, sanitaire voire moral.

En référence à Lucien Goldman qui a formellement établi le lien entre le social et le littéraire, idée reprise dans sa Sociologie du roman [22], nous avons noté que le climat de vie familial et professionnel ainsi que le contexte sociopolitique dans lequel ont vécu ces deux romanciers ont constitué leurs sources d’inspiration et ainsi largement forgé leurs opinions. Mais le fait notoire dans ce rapport d’interaction dynamique est que (comme nous avons pu le constater) nos deux écrivains n’ont pas accordé d’attention particulière aux métis en tant qu’entité distincte, menacée de disparition ou brimée et exploitée. Par contre, ils ont traité dans leurs oeuvres de problèmes qui interpellent les peuples noirs dans leur globalité et nullement une minorité métisse.

2) LES PERSONNAGES ROMANESQUES

L’analyse des personnages romanesques, c’est dire ici les individus qui composent le groupe social confirmera ou infirmera cette première impression qui s’est dégagée de l’analyse thématique.

Dans une étude sur Albert Camus, Pierre-Louis Rey écrivait : « un écrivain ne s’identifie jamais tout à fait aux personnages qui lui ressemblent le plus, et il met toujours un peu de lui-même dans ceux qui lui ressemblent le moins. » [23]

A travers les récits fictifs que nous content Henri Lopès et Williams Sassine, nous avons souvent la nette sensation de voir agir et d’entendre parler les deux romanciers, même si l’on ne peut pas dire qu’ils se sont mis en scène.

C’est ainsi par exemple que dans toutes les oeuvres d’Henri Lopès, il est question d’exercice du pouvoir ou à tout le moins de l’exercice d’un métier, soit d’études et de formation débouchant sur une carrière, etc. Dans la foulée, certains personnages font leur prise de conscience, défendent leurs droits, combattent la discrimination sexuelle, etc. D’autres attachent beaucoup de prix à la solidarité clanique ou familiale ou bien se sacrifient pour l’intérêt national. Ils sont tous adeptes de l’intégration communautaire.

Dans La Nouvelle romance évoluent trois personnages masculins : le piètre diplomate Delarumba, l’inspecteur corrompu Zikisso et le trafiquant de drogue Ray Candy de Nionze. Même s’ils sont des anti-héros c’est-à-dire volontiers peu scrupuleux et arrivistes, ils ne mènent pas une vie de bannis et ne s’acharnent pas à détruire les structures de la société non plus. Ils participent (à leur manière, certes) à la gestion des affaires publiques et aspirent au bonheur. Trois personnages féminins tentent de faire contrepoids : ce sont Wali l’épouse docile puis révoltée, Awa l’institutrice courageuse et Elise la couturière émancipée. Les trois amies symbolisent la nouvelle génération de femmes africaines et Lopès-narrateur rêve de voir un jour cette majorité brimée, secouer enfin le joug tyrannique que la gent masculine lui a de tout temps imposé.

L’intellectuel Gatsa dans Sans tam-tam, nous rappelle étrangement la carrière professionnelle de l’auteur du roman. S’il s’est retiré de la vie politique de son pays, ce n’est pas parce que le remaniement ministériel lui a fait perdre son poste de directeur de cabinet. Il a plutôt le sentiment que le gouvernement qui a remplacé leur équipe ne sert pas les intérêts du peuple. Le virage amorcé par ceux qui viennent de prendre en charge la gestion des affaires de l’Etat, heurte ses convictions humanistes. S’il retourne volontiers à son métier d’enseignant, c’est pour continuer à servir les siens et toute la communauté nationale, comme l’enseignant que fut Lopès, qui cloue ainsi au pilori les régimes néo-coloniaux d’Afrique.

A l’extrême limite se situerait un Hannibal Idéloy Bwakamabé Na Sakkadé dans Le Pleurer-rire. Comme Delarumba et Zissiko dans La Nouvelle romance, il sert lui aussi de repoussoir à Henri Lopès. Le personnage a usurpé le pouvoir à la faveur d’un coup d’Etat militaire et son règne est ubuesque. Néanmoins il a, comme tous les grands dictateurs de l’histoire, la conviction que sa cause est juste, qu’il agit pour le bien du peuple. A sa manière, il croit actionner cette chaîne d’interactions dont il se considère comme un maillon essentiel, voire indispensable. Lopès souligne ainsi le caractère grotesque des régimes militaro-communistes de son pays.

Enfin, André Leclerc et Joseph, dans Le Chercheur d’Afriques, sont les seuls métis parmi les personnages du romancier congolais. Mais chacun d’eux n’est-il pas un peu Henri Joseph Lopès adolescent puis adulte ? Leur amour filial et patriotique est sans faille. Leurs études supérieures terminées à Nantes (comme Lopès), ils sont rentrés au pays (comme lui) pour mettre leurs compétences au service de leur peuple qui allait bientôt accéder l’indépendance. André le personnage principal a même envisagé d’aller là où l’Afrique qui renaissait à la dignité avait le plus besoin de ses intellectuels : la Guinée. Dressée dans sa fierté cette dernière avait osé dire non au colonisateur français. Elle avait déclaré à l’adresse de la France qu’elle préférait la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l’esclavage. [24]

Ce qu’il est encore intéressant de noter dans ce dernier roman, c’est que l’auteur enfin lève un pan du voile de pudeur qui couvrait sa vie privée : il semble y mettre en scène son alter ego et nous dire ainsi que le Métis, lorsqu’il ne souffre pas d’exclusion dans la société africaine d’aujourd’hui, essuie parfois des remarques désobligeantes sur la couleur de sa peau. Mais ceci ne doit pas le pousser à des actes extrémistes.

Les personnages métis du roman affichent fièrement leur africanité : ils luttent tout au long du récit pour la réhabilitation de la race noire et pour la revalorisation de sa culture.

On retrouve aussi un peu du Williams Sassine dans les personnages que crée ce dernier. L’enseignant et le Juif errant qu’il a été se reconnaissent sous les traits de Saint Monsieur Baly, dans le roman du même nom. Le vieil instituteur noir devient martyr de son idéal humanitaire. Au lieu de se retirer à l’heure de la retraite et de goûter à un repos bien mérité, il a voulu rester dans la chaîne de production et la redynamiser, prêt à accueillir toute la misère du monde. Il en fut rejeté violemment, tout comme l’a été le romancier guinéen, jusqu’à sa mort survenue le 9 février 1997, à la suite d’une crise cardiaque.

Wirriyamu, dans un village africain, met en scène des êtres sans attaches solides, ni sur le plan professionnel ni sur le plan affectif comme Kabalango l’intellectuel noir mais frappé d’une maladie incurable ou Condélo l’albinos, condamné à mort. Ce dernier, cousin du Métis, a pour destin dans les sociétés africaines traditionnelles de servir de sacrifice humain pour les puissances tutélaires. A ceux-là il faudrait ajouter tous les habitants du village. Ce sont autant d’innocents qui vont, comme le romancier lui-même, payer pour des fautes qu’ils n’ont pas commises et pour la seule gloire des tyrans.

Dans Le jeune homme de sable Oumarou et les compagnons qui partageaient le même idéal de liberté que lui, ont tenté de débarrasser leur pays de la politique d’exclusion pratiquée par le gouvernement. Or, ce sont eux qui furent finalement exclus. Leur révolte explicite (au nom de la majorité silencieuse) rappelle la grève sévèrement réprimée des lycéens de Conakry en 1961, révolte à laquelle avait pris part Williams Sassine. Comme Oumarou condamné à vivre dans le désert, il fut condamné à l’exil tant que dura le régime de Sékou Touré.

Même un Camara dans Le Zéhéros n’est pas n’importe qui tient du romancier guinéen. S’il est vrai qu’il est à peine instruit, un peu naïf et volontiers vaniteux, il n’en demeure pas moins que, comme l’auteur, il a subi les contrecoups de la politique totalitaire pratiquée par le Chef d’Etat de son pays : il fut contraint de vivre en exil, d’y assumer les seconds rôles, constamment ballotté par le sort, tel un zéro et non un héros.

Plus qu’une compréhension, il y a une attirance chez Sassine vers les déshérités, les exclus de la société, voire une sorte de complicité avec tous les grands oubliés par la chance et le destin. Que ces personnages soient de peau noire ou des albinos, une sorte de malchance perpétuelle (comme atavique) s’attache à leur pas. Ils subissent toutes sortes de souffrances causées par l’ingratitude, la méchanceté gratuite, l’égoïsme foncier de leur entourage ou de ceux qui ont charge de gouverner leurs semblables.

L’analyse des personnages romanesques chez Lopès et chez Sassine, après celle des thèmes, montre que les deux auteurs métis n’ont pas voulu se cantonner à une défense et illustration de l’identité métisse (la « métissité »). Au contraire, les personnages qu’ils ont mis en scène sont assez représentatifs : ils constituent un bon échantillonnage de la diversité des groupes sociaux (clans, ethnies, etc) qui composent la grande famille négro-africaine.

3) L’IDEOLOGIE CHEZ LES DEUX ROMANCIERS

Jacques Dubois faisait observer que « tout texte fonctionnel est figuration de la manière dont son auteur se situe, prend position, idéalement ou pratiquement, dans l’espace institutionnel » [25].

Comme pour corroborer ses dires, nous avons constaté qu’Henri Lopès et Williams Sassine nous peignent la société négro-africaine dans son intégralité et avec la virtuosité des romanciers qu’ils sont devenus, mais avec chacun sa sensibilité personnelle. C’est ainsi que chez Henri Lopès, les principaux personnages se sentent et agissent comme des citoyens à part entière dans la société, alors que les principaux personnages chez Williams Sassine sont acculés à agir comme des citoyens entièrement à part dans la société. Ces personnages sont la « figuration » de la prise de position des deux romanciers.

Du point de vue de la stratification sociale, les principaux personnages d’Henri Lopès se recrutent dans les classes aisées ou même au sommet de la pyramide sociale. Ceux qui semblent véhiculer l’idéologie de l’auteur sont des citoyens respectueux du bien public et de la légalité. Même les personnages qui jouent en contraste avec le romancier, s’ils sont des individus concussionnaires et concupiscents, voire des êtres grotesques, aucun d’eux ne coupe le cordon ombilical qui le lie à la société.

Par leur biais, l’écrivain congolais, tout en faisant l’éloge de l’africanité en prônant un retour à nos sources profondes (Le Chercheur d’Afriques) n’a pas manqué de tancer le népotisme et de chapitrer le machisme des Africains (La Nouvelle romance), de stigmatiser le néo-colonialisme (Sans tam-tam) et de décrédibiliser les régimes militaro-communistes qui ont fleuri sur le continent (Le Pleurer-rire).

Malgré tout, un vent d’optimisme circule dans toutes les oeuvres de Lopès, et le mot d’ordre semble y être de lutter pour des idéaux de justice et de progrès social, autant de souhaits qu’il formule, afin que le Congo et le reste de l’Afrique prennent en main leur destin.

A l’opposé, les principaux personnages dans l’oeuvre romanesque de Williams Sassine appartiennent à des catégories sociales défavorisées par la naissance, par l’éducation ou par le sort. Bien qu’ils soient volontiers généreux, profondément épris d’amour, acquis aux idéaux de justice et de bien-être social, ils ne rencontrent autour d’eux qu’incompréhension, obscurantisme et égoïsme. Ils ne reçoivent pour récompense de leurs bonnes intentions ou actions qu’ingratitude ne rencontrent qu’acharnement à les perdre, à les voir souffrir et mourir.

C’est ainsi que telles les oeuvres d’un William Faulkner, celles de Williams Sassine ne résonnent que de Bruit et de Fureur. Un vent de pessimisme souffle dans ses récits. Ce catastrophisme détruit sur son passage tout projet de société viable, toute réalisation concrète. Il provoque partout la désolation, la ruine, Tandis que / certains personnages / agonisent. Or, ce sont eux qui semblent véhiculer l’idéologie de l’auteur. Manifestement, Sassine récrimine contre l’obscurantisme (Saint Monsieur Baly), dresse un sévère réquisitoire contre le colonialisme tout en pourfendant les préjugés raciaux (Wirriyamu), fustige les atteintes à la liberté des peuples (Le Jeune homme de sable), flétrit la dictature et la dérive totalitaire des chefs d’Etat africains (Le Zéhéros n’est pas n’importe qui). Les propos de ses personnages sont autant de griefs et de mises en garde que le romancier guinéen adresse à son pays et au reste du continent : si les Africains sont agressés de l’extérieur (économies extraverties, cultures et religions importées), ils sont aussi minés de l’intérieur par leurs propres démons politiques et sociaux. Mais le romancier nourrit l’espoir d’un futur meilleur pour son continent.

Dernier paradoxe et non des moindres chez les deux auteurs : on s’attendrait à ce que Sassine, qui a de tout temps souffert de la discrimination à son égard, parle de son sort ou plaide celui d’une certaine catégorie de métis, victimes innocentes. Or nulle part dans son oeuvre, il n’est fait allusion à un personnage métis. A l’opposé Lopès, qui n’a eu à déplorer aucune discrimination à son endroit ou du moins ne le laisse pas transparaître dans ses déclarations publiques, consacre tout un roman au problème des métis. Mais seule cette oeuvre est à verser dans la littérature de la « métissité » que nous considérons comme une composante de l’africanité.

La réponse à notre deuxième interrogation se fera en référence à la sociocritique pour qui le groupe social est le véritable sujet de la création littéraire. C’est ainsi que les deux écrivains métis en ne prêtant pas leurs voix à une minorité mais à l’ensemble des peuples africains au sud du Sahara rejoignent par leurs préoccupations les rangs des autres auteurs négro-africains. Le faisant, Lopès et Sassine, non seulement méritent le titre d’intellectuels, mais prouvent ainsi qu’ils sont des romanciers négro-africains à part entière.

Dès lors qu’ils étaient nés de mères négro-africaines mais de pères non africains, pouvait-on considérer le congolais Henri Lopès et le guinéen Williams Sassine comme des romanciers négro-africains à part entière ? Compte tenu de leur origine sociale, il était tentant dans une démarche classificatoire, de les ranger dans une catégorie dite de la « métissité », qui serait alors une composante de « l’africanité ». En effet, les Métis sont une entité dont le statut social demeure encore ambigu en Afrique noire.

Ainsi Lopès, qui n’a souffert dans sa vie d’aucune discrimination liée à la coloration de sa peau, a au contraire connu une fulgurante ascension sociale. Même si dans son dernier roman il a plaidé pour l’insertion sociale harmonieuse des Métis en Afrique noire, ses autres oeuvres véhiculent un message de liberté et de progrès social pour l’ensemble des peuples africains et non pour une minorité. Quant à Sassine, il a essuyé toutes sortes d’avanies à cause de la coloration de sa peau et il a aussi connu l’exil pendant plus de vingt ans. Paradoxalement, si ses oeuvres dénoncent l’injustice, la misère et l’exclusion sociale, aucune ne traite spécifiquement des problèmes des métis. Au centre de ses préoccupations, encore et toujours l’Afrique noire, un continent à la dérive selon lui et dont il faudrait repenser le devenir.

En plus de ce choix judicieux des thèmes et des personnages romanesques (tous négro-africains) pour exprimer leur idéologie. Lopès qui se veut investi du rôle de griot africain (réformateur) et Sassine qui se sent une vocation de conteur africain (moraliste), ancrent ainsi profondément leurs oeuvres dans la littérature négro-africaine. Pour toutes ces raisons donc…

[1] A Berthé enseigne à l’Institut de Français pour les Etrangers (IFE) – Université Cheikh Anta Diop de Dakar.

[2] SENGHOR. Léopold. S -Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache- Paris ; Seuil, 1948.

[3] LOBA. Aké – Kocoumbo, l’étudiant noir, – Paris ; Flammarion. 1960.

[4] DIAKHATE, Lamine. – Chalys d’Harlem. – Dakar ; N.E.A, 1978.

[5] BERTHÉ, Abdoulaye « Mariama Bâ et le douloureux cheminement des couples mixtes africains ». Texte inédit. 1990.

[6] BERTHÉ, Abdoulaye – « Le statut social du Métis en Afrique noire » in Le Griot Volume IV, N° 3. 1996

[7] Nous persistons à utiliser ces deux sigles car, si politiquement l’Afrique Equatoriale Française et l’Afrique Occidentale Française n’existent plus, économiquement et culturellement ces deux entités se meuvent encore dans l’orbite de la France. Appelons les alors Afrique Equatoriale Francophone et Afrique Occidentale Francophone. Ce ne sont pas les romans de Lopès et Sassine qui nous démentiront.

[8] SASSINE Williams, – Le Zéhéros n’est pas n’importe qui – Paris, Présence Africaine. 1985.

[9] LOPES Henri, – La Nouvelle romance – Yaoundé ; Clé. 1976.

[10] LOPES Henri, – Le Pleurer-rire- Paris ; Présence Africaine, 1982.

[11] JACQUEY Marie-Clotilde, – « Henri Lopès : africain, métis et congolais » in Notre Librairie No 85, avril-juin 1986, pages 47 à 5

[12] CHEVRIER Jacques – « Entretien avec Williams Sassine » in Jeune Afrique N° 1241, 1984, – Page 17.

[13] CHEVRIER Jacques – « Williams Sassine : des mathématiques à la littérature » in Notre Librairie N° 88/89, 1987, littérature guinéenne page 23.

[14] LOPÈS Henri – Tribaliques, – Yaoundé ; Clé. 1971.

[15] LOPES – Sans tam-tam, – Yaoundé ; Clé. 1977.

 

[16] LOPES – Le Chercheur d’Afriques, – Paris, Seuil. 1990.

[17] HAMPATHÉ BA Amadou – Amkoullel, l’enfant peul,- Paris : Karthala-Acte Sud, 1991.

[18] SASSINE Williams – L’Afrique en morceaux – Solignac, Les Bruits des Autres, collection « Le Traversier ». 1994.

[19] SASSINE Williams – Saint Monsieur Baly – Paris, Présence africaine, 1973.

[20] SASSINE Williams – Wirriyamu – Paris, Présence Africaine, 1976.

[21] SASSINE Williams – Le Jeune homme de sable- Paris, Présence Africaine, 1979.

[22] GOLDMAN Lucien – Pour une sociologie du roman, – Paris, Gallimard, 1964.

[23] REY. Pierre-Louis – La Chute, Camus. – Paris, Hatier, 1970, collection Profil d’une œuvre – page 44.

[24] Peut être qu’Henri Lopès, a lui aussi envisagé cette éventualité : il a été secrétaire général de la FEANF cette fédération des étudiants noirs en France qui fut le fer de lance de la lutte anti-colonialiste et anti-impérialiste menée par tous les grands intellectuels noirs francophones. La Guinée, lâchée par la France et privée de tout, avait lancé un appel à tous les intellectuels et cadres nègres, pour qu’ils viennent l’aider à démarrer son économie. Beaucoup d’anciens membres de la FEANF ont répondu à l’appel.

[25] DUBOIS Jacques – Du modèle institutionnel à l’explication de texte – in Méthode des textes, – Paris, Duculot, 1987, – page 311