Littérature

« FEMME NOIRE » DE L’AMOUR DANS L’OEUVRE DE LEOPOLD SEDAR SENGHOR

Ethiopiques numéro 62

revue négro-africaine

de littérature et de philosophie

1er semestre 1999

Femme nue, femme noire

Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté !

J’ai grandi à ton ombre ; la douceur de tes mains bandait mes yeux

Et voilà qu’au coeur de l’Eté et de Midi, je te découvre,

Terre promise, du haut d’un haut col calciné

Et ta beauté me foudroie en plein coeur, comme l’éclair d’un aigle.

Femme nue, femme obscure

Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fais lyrique ma bouche

Savane aux horizons purs, savane qui frémis aux caresses ferventes du vent d’Est

Tamtam sculpté, tamtam tendu qui grondes sous les doigts du vainqueur

Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l’Aimée.

 

Femme nue, femme obscure

Huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de

l’athlète, aux flancs des princes du Mali

Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur la nuit de ta peau

Délices des jeux de l’esprit, les reflets de l’or rouge sur ta peau qui se moire

A l’ombre de ta chevelure, s’éclaire mon angoisse aux soleils prochains de tes yeux.

Femme nue, femme noire

Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l’Eternel

Avant que le Destin jaloux ne te réduise en cendres pour

nourrir les racines de la vie.

COMMENTAIRE

« Femme noire » constitue le poème le plus célèbre de Senghor. Sa place située entre « Joal » et « Masque nègre » ne saurait être une coïncidence quand tous les recueils senghoriens obéissent à une structuration précise liée à l’orientation générale de l’oeuvre. Le verset final de « Joal », où « Apparaît un jazz orphelin qui sanglote sanglote sanglote », symbolise la Mort. Mais l’amour de la femme noire permet au poète de « nourrir les racines de la vie ».

Cette victoire de l’Amour face à la Mort débouche alors sur l’apaisement qu’évoque « Masque nègre » où « Elle dort et repose sur la candeur du sable ».

Quant à l’architecture du poème, il est bâti sous forme cyclique avec quatre strophes délimitées par des refrains disposés en rimes embrassées. Tout se passe comme si le poète était obsédé par le désir d’étreindre l’être aimé. Si les trois quintils présentent respectivement la naissance de l’amour, la femme charnelle et la femme spirituelle, le tercet final exprime la fonction de la poésie conçue comme un antidestin, un gage d’éternité.

La première strophe s’ouvre sur une apostrophe rendue par un hexasyllabe. La construction symétrique du vers divisé en deux hémistiches égaux est renforcée par l’anaphore « femme » et les allitérations en « f » et en « n ». Quant au second verset, souligné par l’oxymore que crée le rapprochement de l’adjectif « nu » avec le participe vêtu, il opère un dualisme profondément platonicien entre les deux formes d’Eros définies dans le Banquet de Platon : l’Eros charnel vivant dans le Monde Sensible et l’Eros spirituel qui s’élève dans le Monde Intelligible. Alors que le philosophe grec voulait chasser les poètes de la Cité Idéale, le poète africain introduit les philosophes dans son univers poétique. En effet, pour Platon, l’Amour permet à l’être de procéder à une ascèse vers le beau, vers la beauté. L’élévation vers l’Idée de Beau est suggérée par l’éloignement du terme « beauté », rejeté à la fin du verset.

La femme apparaît chez Senghor comme une amante ou une mère qui élève son enfant en le choyant : « J’ai grandi à ton ombre ; la douceur de tes mains bandait mes yeux ».

Les vertus adoucissantes des mains de la Femme sont évoquées aussi dans « Nuit de Sine » : « Femme, pose sur mon front tes mains balsamiques, tes mains douces plus que fourrure ».

La longue durée de l’insouciance dans laquelle vivait le poète est rendue par l’usage de l’imparfait tandis que la juxtaposition des propositions indépendantes reproduit l’atmosphère de liberté et de récréation du « Royaume d’Enfance ».

Le verset suivant constitue une allusion à la Bible. C’est l’Exode avec Moïse qui, du haut de la montagne, aperçoit la Terre promise vers laquelle il doit conduire le peuple juif. Senghor, devenu prophète, reçoit également la mission de guider le peuple noir. Et la Femme devient alors le symbole de la Négritude, des valeurs noires dont Senghor n’a eu une conscience claire qu’une fois arrivé en Europe, « au cœur de l’Eté et de midi », termes qui désignent des réalités européennes.

L’harmonie imitative, obtenue par l’expression « du haut d’un haut col calciné » caractérisée par la double aspiration et l’allitération, suggère l’ascension difficile du mont qui fait perdre le souffle à cause des efforts répétés. On note également l’usage du présent de l’indicatif « découvre », « foudroie », venant se substituer à l’imparfait de l’indicatif « bandait », pour exprimer la soudaineté de la naissance de l’amour. Cette expression se retrouve dans « Je lis « Miroirs » de lettres d’hivernage : « ta beauté me foudroie ».

De plus, l’idée se trouve renforcée par la double comparaison avec l’éclair et l’aigle, symboles de rapidité.

Ainsi, le coup de foudre que subit le poète devant la femme noire apparaît comme une allégorie évoquant la brusque prise de conscience de la Négritude en terre occidentale.

L’hexasyllabe qui ouvre la deuxième strophe est le modèle de ce que Senghor appelle une répétition qui ne se répète pas. Le dernier adjectif du premier refrain, « noire », est transformé en « obscure ». Ce qui rompt la monotonie et contribue à la musicalité du poème. Puis la femme, selon un rythme ternaire, est assimilée d’abord à l’arbre, ensuite au vin et enfin à la bouche. C’est l’expression d’un panthéisme qui intègre les trois règnes de l’univers dans le vers : règne végétal, règne animal, règne minéral.

Le poète peint ensuite les réalités africaines que sont la savane et le tam-tam.

Ce qui frappe dans ces versets, c’est le jeu des répétitions sous forme d’anaphore qui modulent et modèlent la phrase. A cela s’ajoutent la présence de l’allitération de la sifflante et l’abondance des « e » muets qui donnent au verset toute sa rythmique : « Savane aux horizons purs, savane qui frémis aux caresses ferventes du Vent d’Est ».

Ainsi, avec l’emploi de l’expression « frémir aux caresses », la savane se trouve rehaussée par la personnification. Quant aux versets suivants, ils se distinguent par l’harmonie imitative que le poète utilise en exprimant les sonorités du tam-tam et de la voix féminine par le choc saccadé des consonnes dentales, « d » et « t » : « Tamtam sculpté, tamtam tendu qui grondes sous les doigts du vainqueur

Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l’Aimée ».

L’effet est accentué par l’hiatus « contralto est » qui suggère les intonations de la voix de la Femme.

La particularité de ces versets réside dans leur sensualité qui transmue la Femme noire en un être charnel, un être satanique.

Le terme « spirituel » nous introduit dans la troisième strophe qui élève la femme charnelle à l’Etre spirituel. Les comparaisons s’accumulent pour peindre celle-ci à travers sa grâce et sa noblesse, son inconstance et sa joliesse. La terre africaine est magnifiée par l’évocation du Mali et de la faune. Ce qu’il convient de noter, c’est l’élévation de la Femme par le biais des mots « célestes », « étoiles ».

On est en présence de la doctrine de l’Académie qui soutient que l’amour de la beauté terrestre guide l’esprit vers l’Amour du Beau en soi. Autrement dit, la femme possède le pouvoir de hisser l’homme du Sensible vers l’Intelligible, du désir du corps vers les « Délices des jeux de l’esprit ».

La femme devient un être astral que met en valeur la symbolique de l’ombre et de la lumière : « Les perles sont étoiles sur la nuit de ta peau ».

Une telle symbolique éclaire tout le sens du poème qui est l’expression d’une prise de conscience des valeurs de la Négritude, d’une libération des ténèbres en vue de la Connaissance. Clignotent également les jeux de lumières qui font de la Femme noire une fête pour les sens : blanc, noir, jaune, rouge. C’est aussi une sorte de métissage des races qui contribue à façonner la Civilisation de l’Universel. Quant à la peinture de la chevelure, elle constitue une réminiscence baudelairienne par laquelle la femme, tiraillée entre le Spleen et l’Idéal, est tour à tour un être satanique et un être angélique qui « éclaire au soleil ». Le rejet du substantif « yeux » en fin de verset met en relief sa beauté.

En effet, l’oeil est un critère de beauté dans la poésie senghorienne.

A travers le caractère céleste des images, à travers la modulation lancinante des rythmes, l’évocation de la femme se hisse à une invocation à la Femme qui se trouve divinisée.

Le tercet final s’ouvre sur une idée héraclitéenne. Héraclite d’Ephèse, philosophe présocratique du VIe siècle, soutenait que « Le mouvement régit l’univers ».

Pour lui, rien ne reste immuable. « Tout coule ». L’art a donc pour fonction d’éterniser les êtres et les choses. Telle est la pensée d’André Malraux qui affirmait que l’art est un anti-destin.

Par ailleurs, le mythe eschyléen de la jalousie des dieux se retrouve dans le dernier verset. Pour les Grecs, les dieux sont jaloux de leur bonheur et n’acceptent pas que l’homme puisse se hisser à leur niveau. Cette attitude qu’ils nomment la démesure est sévèrement punie. L’art apparaît ainsi comme un remède contre l’anéantissement et le verset se clôt sur le thème de la fécondité de la Femme, source de vie.La poésie se dote du pouvoir divin de conférer l’immortalité.

En définitive, la beauté de « Femme noire » réside essentiellement dans l’exaltation idéalisée de la femme noire. Par delà le bercement mélodieux des versets, par delà le reflet chatoyant des couleurs, le corps de la Femme devient l’espace d’un spectacle en sons et lumières. Telle est en substance pour Senghor la définition de la poésie qui s’exprime par l’image et le rythme.

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