Littérature

FORMES NARRATIVES ET ANTI-FORMES ROMANESQUES DANS ALLAH N’EST PAS OBLIGE D’AHMADOU KOUROUMA

Ethiopiques n° 77.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2006

Les soleils des indépendances [2] d’Ahmadou Kourouma a ouvert l’ère des romanciers africains dits de la seconde génération dont les textes sont désormais orientés vers la recherche formelle. Celle-ci constitue, pour eux, un moyen d’acquérir l’authenticité et l’autonomie qui les affranchiraient de la « tutelle » du modèle occidental.

Dans cet élan de rénovation, de réinvention et d’autonomisation, des romanciers comme Jean-Marie Adiaffi, Sony Labou Tansi et Maurice Bandaman vont, à la suite de Kourouma, recourir à l’esthétique de la littérature orale africaine. Les œuvres issues de ce croisement entre l’écrit et l’oral sont des textes hybrides appelés romans par simple commodité. En réalité, tout en affirmant leur originalité, ces « romans » détruisent souvent les fondements les plus sacrés du romanesque et du genre romanesque traditionnel. Allah n’est pas obligé [3] en est une belle illustration. C’est précisément dans et par « la façon de raconter », c’est-à-dire par la narration que ce roman réalise et exprime (quel paradoxe !) ses tendances anti-romanesques.

Cette étude ambitionne donc de montrer comment, par les stratégies narratives qu’il adopte dans Allah n’est pas obligé, Kourouma produit un texte qui, bien qu’original, participe par divers aspects à la dé-construction du romanesque, d’une part, et du genre romanesque, d’autre part. L’objectif est d’analyser, dans une approche essentiellement narratologique, la structure de ce texte, les thèmes qu’il aborde, les différentes catégories narratives et les procédés narratifs qu’il mobilise afin de révéler que ces voies par lesquelles le sens est possible sont également celles par lesquelles le romancier prend le romanesque et le roman à rebours. Mais auparavant, un bref détour terminologique est nécessaire, vu la diversité des usages du terme « romanesque ».

  1. ROMANESQUE ET ROMANESQUE

Il existe différentes définitions du terme « romanesque » qui, bien qu’elles se retrouvent parfois à une certaine intersection, ne coïncident pas toujours. Il en est ainsi parce que ce terme appartient à la fois au vocabulaire commun et au vocabulaire savant, littéraire précisément. Dans le champ littéraire qui nous intéresse, le romanesque est également une catégorie équivoque. Il possède, d’après Jean-Marie Schaeffer, deux sens majeurs : un sens générique et un sens thématique [4].

Entendu dans son acception générique, romanesque fonctionne comme un adjectif. Il se rapporte, dans ce cas, au roman comme genre, c’est-à-dire comme forme de discours et de représentation fictionnelle regroupant des textes unis entre eux par des « liens généalogiques » [5], des liens de tradition historique. Sous cet angle, cet adjectif fédère, dans l’esprit de celui qui l’utilise, tous les liens formels et esthétiques qui rapprochent les textes désignés comme romans.

Dans son sens thématique, romanesque est employé pour caractériser (comme adjectif) ou pour désigner (en tant que substantif) des manières de vivre, de voir les choses. Comme tel, il intéresse non pas l’analyse des « lois » qui président à l’écriture du genre romanesque mais la lecture des comportements romanesques.

Ces deux dimensions du romanesque intéressent cette étude sur l’anti-romanesque.

Allah n’est pas obligé est présenté par le paratexte comme un « roman » [6]. On est manifestement invité à le lire comme tel, en sollicitant les connaissances théoriques et critiques qu’on possède sur ce genre. Pour cela, l’analyse dégagera l’aspect générique de l’anti-romanesque développé par le texte de Kourouma.

Par ailleurs, Allah n’est pas obligé, dans son rapport à « l’éthos de la réalité », met en scène des personnages qui développent des comportements dans un univers donné. Ces personnages, tels qu’ils sont conçus, se conforment-ils, dans leur manière d’être, de faire, de vivre et de voir la vie, aux caractéristiques de cette existence dominée par les sentiments et les passions et habituellement qualifiée de romanesque ? Ou, mènent-ils une existence anti-romanesque (au sens thématique du terme) tout en étant des personnages romanesques (au sens générique du terme) ? Avant d’aborder l’aspect générique, évacuons cette préoccupation en interrogeant successivement l’intrigue, les personnages et le rapport du récit de Kourouma à la réalité.

  1. UNIVERS ROMANESQUE ET « EXISTENCE » ANTI-ROMANESQUE

L’analyse qui est faite ici part de ces deux présupposés :

– d’abord, les personnages, délégués fictifs des personnes réelles, mènent dans l’univers romanesque une existence sinon semblable, mais symétrique (au sens mathématique du terme) à celle des hommes ;

– ensuite, le romanesque, en tant que conception particulière de la vie, a des caractéristiques qui, du fait justement de la symétrie qui existe entre la vie fictive et vie réelle, peuvent être exemplifiées dans un récit dit romanesque (sens thématique).

La démarche va donc consister à rappeler les principaux traits du romanesque et du récit qui en fait son thème en les mettant à l’épreuve de Allah n’est pas obligé afin de vérifier s’ils sont reproduits ou non par Kourouma. La seconde alternative donnera, dans chacun des cas, une illustration de l’anti-romanesque. Le premier trait à éprouver est relatif à l’intrigue.

2.1. Dans le « bordel au carré », les sentiments sont domptés

Toute fiction narrative et, plus fondamentalement le roman, repose sur une intrigue qui, tel un fil conducteur, combine et synthétise les différents événements et incidents du récit.

Dans le récit à connotation romanesque, les sentiments, les passions, bref le domaine des affects sont au centre de l’intrigue et « l’action est pour l’essentiel motivée par les traductions comportementales de la vie affective des personnages, et notamment par la composante passionnelle de leur vie intérieure » [7].

Allah n’est pas obligé respecte-t-il cette conception de l’intrigue ? La chaîne causale de sa diégèse tient-elle de la vie affective des enfants-soldats et autres chefs de guerre ?

L’univers que Birahima décrit dans son « blablabla » est si chaotique qu’il n’y a pas de place pour les sentiments qui sont contenus ou refoulés par les personnages. Toutes les actions sont motivées par un seul principe : la survie. Il consiste à dépouiller, violer et tuer pour ne pas l’être soi-même. Car, ne cesse de le répéter Birahima, le narrateur homodiégétique, « Allah n’est pas obligé d’être juste dans toutes ses choses » c’est-à-dire, par exemple, de protéger et de nourrir tout le monde dans un Libéria et une Sierra Leone déchirés par la guerre tribale. Les idylles et autres manifestations d’amour sont donc rares. Celles qui se nouent entre les enfants-soldats Tête brûlée et Sarah [8], entre Birahima et le commandant Rita Baclay [9] ne sont que brièvement évoquées. Ces « histoires d’amour » ne sauraient alors constituer les moments forts du récit et « commander » l’intrigue comme c’est le cas dans le romanesque. Mieux, elles sont très vite sacrifiées sur l’autel de la survie. Tête brûlée abandonne sa petite amie pourtant grièvement blessée par balle : « Il l’avait laissée seule à côté du tronc, seule dans son sang, avec ses blessures » [10]. Il fallait continuer la route vers Ulimo parce que « chez Ulimo, c’était vraiment chouette, on était peinard là-bas. On mangeait comme cinq (…). On dormait toute la journée et à la fin du mois il y avait un salaire » [11].

Cependant, Xavier Garnier fait remarquer qu’« il faut faire la différence entre ce que Birahima écrit et ce qu’il raconte : ce qu’il écrit c’est un vécu abominable, ce qu’il raconte c’est la quête de sa tante, à travers le Liberia et la Sierra Leone en guerre » [12]. Et ce que le personnage de Kourouma « raconte » est empreint de sentiment. Il recherche obstinément sa tante bien aimée, allant d’une faction rivale à une autre, d’un « bordel » à un autre. Ce lien affectif qui lie l’enfant-soldat à sa tante confère-t-il pour autant une allure romanesque à son récit ? Non ! Birahima aime sa tante, certes, mais dans la posture du narrateur, il est psychologiquement distant de ce qu’il ressent. Il n’a pas le temps nécessaire de partager son amour pour sa tante avec son auditoire, du moins, le flux et le reflux des atrocités vécues l’en empêchent. Il se résigne alors à livrer, pêle-mêle, les horreurs de la guerre. Or, pour illustrer le romanesque dans une narration, « il ne suffit pas que (…) les motivations mentales pertinentes pour la diégèse soient d’ordre affectif plutôt qu’intellectuel (…), il faut encore que la posture du narrateur soit (…) « consonante » avec le point de vue des personnages » [13].

Dans Allah n’est pas obligé, le point de vue de Birahima-narrateur, à propos de sa tante, ne coïncide pas avec celui de Birahima-personnage. On ne peut alors, prétextant de l’affection que le personnage a pour sa tante, dire de l’intrigue de son récit qu’elle illustre le romanesque en tant que manière de vivre.

2.2. Des personnages ni bons ni mauvais

Nous étions parti précédemment de ce que les personnages de roman sont conçus à l’image des hommes. Mais dans le maniement de ce principe mimétique, la représentation romanesque et/ou du romanesque se distingue particulièrement. Dans ce type de fiction, les vecteurs axiologiques tels le beau, le laid, le bien et le mal sont polarisés à l’extrême. Les romans de la tradition du romanesque, dans la représentation qu’ils font des typologies actantielles (physiques et morales) rejettent toute ambiguïté de la conduite en imaginant des comportements hautement typiques.

Comment situer Allah n’est pas obligé par rapport à ce second trait caractéristique du romanesque ? Quelle représentation Kourouma fait-il des personnages et comment, in fine, le lecteur les perçoit-ils ?

Birahima, le héros (d’un point de vue quantitatif et tactique) est le premier personnage qui se présente :

« Et un…M’appelle Birahima. Suis p’tit nègre (…) parce que je parle mal le français (…)…Et deux…Mon école n’est pas arrivée très loin ; j’ai coupé cours élémentaire deux (…)…Et trois…suis insolent, incorrect comme barbe d’un bouc et parle comme un salopard (…)…Et quatre…Je veux bien m’excuser de vous parler vis-à-vis comme ça. Parce que je ne suis qu’un enfant. Suis dix ou douze ans (…) et je parle beaucoup. Un enfant poli écoute, ne garde pas la palabre (…) C’est ça les coutumes au village. Mais moi depuis longtemps je m’en fous des coutumes du village, entendu que j’ai été au Libéria, que j’ai tué beaucoup de gens avec kalachnikov (ou kalach) et me suis camé avec kanif et les autres drogues dures… » [14].

Cette présentation, aux termes peu élogieux, a force de portrait physique et surtout moral. Birahima avoue qu’il est enfant, incorrect, insolent, impoli, irrespectueux de la coutume, qu’il parle mal le français, s’est drogué et a beaucoup tué. Un tel tableau est en contradiction avec l’exemplarité qui caractérise le héros dans les représentations dites romanesques. En effet, au lieu de se donner comme un modèle, sinon à imiter, du moins à admirer, Birahima, avec la naïveté de l’enfant qu’il est, se livre au lecteur dans toute sa « laide vérité » et incarne de ce fait, un anti-modèle, un héros anti-romanesque. Toutefois, cela ne fait pas de Birahima un personnage foncièrement mauvais. Il faut se rappeler qu’il a un cœur qui aime sa tante. Il a été enrôlé, malgré lui, dans une guerre tribale dont il ignorait les lois et enjeux et dans laquelle « on n’est pas obligé d’être juste ». A sa décharge, ses faits et méfaits sont à mettre au compte de la nécessité de survivre, seule condition pour retrouver sa tante.

Les autres personnages actifs du récit de Birahima qui sont, entre autres, Yacouba, le colonel Papa le bon, le général Onika Baclay Doé, Prince Jonhson et la sœur Hadja Gabrielle Aminata sont moralement hybrides. Alors qu’ils sont présentés en général comme des bandits et des chefs de guerre sanguinaires à la justice expéditive, le narrateur tient, quand il en a l’occasion, à mentionner la part d’humanité qui respire encore en eux. Par exemple, Yacouba, « le bandit boiteux, le grigriman autoproclamé » sait être pieux quand il le faut et se fait un devoir de prendre soin de Birahima dans l’univers chaotique de la guerre tribale. Le colonel Papa le bon, qui a fait de hautes études théologiques, célèbre des messes et veille obstinément à la survie de ses administrés. Le général Onika Baclay Doé, quant à elle, a horreur du vol.

« Elle fusillait de la même manière femme et homme, tous les voleurs, que ça ait volé une aiguille ou un bœuf » [15]. Prince Jonhson est « un homme de l’Eglise qui est entré dans la guerre tribale sous le commandement de Dieu (…) pour tuer les hommes du démon » [16].

Enfin, le commandant Hadja Gabrielle Aminata, à la fois musulmane, chrétienne, fétichiste et exciseuse « s’était mis dans la tête pendant cette période trouble de la guerre tribale de protéger, quoi qu’il arrive, la virginité des jeunes filles en attendant le retour de la paix dans sa patrie bien-aimée de Sierra Leone » [17].

Cette humanité en sursis dans le « faire » de ces personnages fait plus qu’atténuer le mal qu’ils incarnent. Elle brouille l’image morale que le lecteur peut retenir d’eux. Sont-ils bons ou mauvais ? Ce qu’ils font de mal ne leur est-il pas imposé par la guerre et son implacable loi de la survie ? Cette hésitation apporte la preuve que, contrairement aux personnages du monde romanesque, ceux de Allah n’est pas obligé ne sont ni des modèles de vertu ni des incarnations du mal absolu. Cette contradiction du romanesque est autrement réaffirmée dans le rapport que l’univers du roman de Kourouma entretient avec la réalité.

2 .3. Du « bordel réel » au « bordel fictif »

Dans son rapport à la réalité, le romanesque se présente en général comme un contre-modèle. Dans son inventaire des traits caractéristiques du romanesque, Jean-Marie Schaeffer note justement que

« Contrairement à la fiction réaliste, le programme romanesque ne fonctionne donc pas selon une logique de consonance entre le monde fictionnel et le monde réel, mais plutôt comme une volonté sans cesse réaffirmée de maximalisation de l’écart entre l’éthos fictionnel et sa surface de projection qu’est (…) l’éthos de la réalité dans laquelle nous vivons » [18].

L’histoire racontée par Birahima, si on ne peut pas dire qu’elle est superposable à la réalité, entretient à tout le moins un rapport étroit avec celle-ci. La situation chaotique qu’il décrit est bien celle vécue dans l’histoire récente du Libéria et de la Sierra Leone. Dans Allah n’est pas obligé, les enfants-soldats et les chefs de guerre ne se comportent pas autrement que les acteurs réels comme Samuel Doe, Charles Taylor, Prince Johnson et Foday Sankoh. Le « bordel fictif » décrit par le narrateur est à l’image du « bordel réel » créé par les factions rivales qui se partageaient le Liberia et la Sierra Leone. On a encore en mémoire les images des combats meurtriers avec leur cortège de réfugiés, d’une part, et le choc provoqué par la boucherie des mains et bras coupés, d’autre part. En reprenant tout cela avec « fidélité », Kourouma ambitionne sans doute de faire de son roman un modèle de la réalité. Peut être, pense-t-il, qu’en voyant leur horrible image projetée dans cette fiction dédiée aux enfants [19], les animateurs des guerres civiles africaines se raviseront.

S’il est vrai que le récit de Kourouma n’est pas un roman romanesque, le romanesque, dans son acception thématique y étant constamment nié, il faut cependant souligner que c’est en tant que texte se réclamant du genre romanesque qu’Allah n’est pas obligé manifeste ses tendances anti-romanesques les plus subversives.

  1. TECHNIQUES NARRATIVES ET DE-CONSTRUCTION DU GENRE ROMANESQUE

Depuis la « crise » qu’il a connue à la fin du XIXe siècle [20], le roman est de plus en plus perçu comme un genre aux « lois » souples et les textes contemporains qui s’en réclament se caractérisent par une « impureté » générique et une instabilité esthétique déroutantes. Les fondements traditionnels du genre sont mis à mal et ne semblent plus pertinents pour rendre compte des œuvres modernes. Allah n’est pas obligé participe à et de cette crise. La structure du roman, l’intrigue, le héros, le mode de représentation et les jeux du narrateur, ces « piliers » du roman, constituent paradoxalement les voies par lesquelles Kourouma s’affranchit de la tradition romanesque et s’interroge sur le statut générique de son texte.

3.1. Le roman absorbé par l’Histoire

Ici se pose le problème du rapport entre le roman et les autres types de discours que sa flexibilité autorise à intégrer en son sein. Les premiers romans de Kourouma [21] se sont illustrés par un recours à l’esthétique des genres traditionnels oraux qui, dans une relation intertextuelle et intergénérique mesurée et originale, renouvelait le genre romanesque sans lui dénier son essentiel côté fictif. Dans Allah n’est pas obligé, ce dialogue se fait désormais avec le texte historique dont la surabondance porte atteinte à « l’intégrité générique » du « roman ». Le processus d’historicisation de la fiction affecte différents niveaux de l’écriture (romanesque) dont les plus importants sont le choix du sujet de la fiction, la conception des personnages et la présentation des cadres géographiques.

Le sujet sur lequel Kourouma a choisi de broder sa fiction est un pan notoire de l’histoire mouvementée de l’Ouest-africain : les guerres civiles et tribales du Liberia et de la Sierra Leone. Le tissu textuel tout entier est fait de développements et de notations renvoyant à des faits référenciés de cette histoire encore en train de se faire. Le rappel de l’antagonisme, au Libéria, entre les Natives et les Afro-américains, d’une part, et entre les Yacous / Gyos et les Guérés / Krahns, de l’autre [22], le détail des circonstances réelles de la prise de pouvoir de Samuel Doe [23] et de sa mort [24], la dissidence de Prince Jonhson du NPFL de Charles Taylor [25], les extraordinaires remises en cause des négociations par Foday Sankoh [26] et sa boucherie « pas de bras pas d’élections » [27] illustrent, entre autres, cette sur-représentation de l’Histoire. Allah n’est pas obligé est si profondément fécondé par la matière historique que son intrigue et le faire de son héros sont parfois informés par les véritables intrigues militaires et diplomatiques qui ont alimenté les deux guerres.

L’historicité de la matière discursive de Allah n’est pas obligé est encore plus flagrante dans la présentation des membres du personnel fictif. Les « personnages » de ce roman, du moins ceux de l’histoire que Birahima écrit, ont une existence historiquement avérée. Le procédé onomastique adopté par Kourouma est sans ambiguïté. Pour dire cette société qui a perdu ses repères, il semble avoir pris le parti d’« appeler les choses par leurs noms ». Aussi ne s’embarrasse-t-il pas de fausse dissimulation lorsqu’il met tour à tour en scène les « bandits de grand chemin » Doé, Taylor, Jonhson, El Hadji Koroma et Foday Sankoh, acteurs réels des guerres du Libéria et de la Sierra Leone et les Présidents Houphouët, Compaoré, Lassana Conté, Sani Abacha, Kadhafi et Kabadj [28] impliqués, d’une manière ou d’une autre, dans les deux conflits. Le type de présentation est le même pour les personnages et acteurs d’un autre type que sont l’ULIMO, le NPFL, le LPC et le RUF, factions rivales qui se partageaient les territoires des deux pays et les organisations médiatrices comme l’ONU, l’OUA, la CEDEAO, l’ECOMOG et le HCR.

A l’image des noms des personnages, les toponymes comportent une charge historique réelle. Les espaces désignés comme le Libéria, Monrovia, La Sierra Leone, Freetown, la Côte d’Ivoire, Abidjan, le Burkina Faso et la Guinée sont les lieux véritables de l’histoire que le roman essaie de fictionnaliser.

Cette écriture qui exige du lecteur de ramener constamment la fiction romanesque à l’ordre historique et qui tire le roman vers le témoignage et la chronique historique est la traduction scripturale de l’implication de l’auteur dans les faits qu’il rapporte. En effet, lorsque ce qu’il raconte le touche de très près, il est quasiment impossible à l’écrivain d’en faire une fiction.

3.2. L’intrigue fragmentée, le héros disqualifié

L’intrigue, en tant que « fil continu » qui synthétise les circonstances, les accidents et hasards du récit, n’est pas absente de Allah n’est pas obligé. Elle y est cependant bâtie sur de nouveaux principes. Kourouma rompt sa traditionnelle linéarité qui faisait le confort du lecteur en la fragmentant. L’intrigue (I) du roman se morcelle donc en plusieurs sous intrigues et peut se schématiser de la façon suivante : (I) = (i1+i2+ i3+ i4 +i5).

L’histoire que Birahima raconte, la quête de sa tante, dont l’articulation des différents événements constitue l’intrigue principale (I) est, en réalité, un prétexte pour écrire les nombreux « romans » que lui inspirent les « bordels » libérien et sierra léonais. En effet, chacune des étapes des pérégrinations de Birahima, ses séjours successifs chez NPFL (i1), ULIMO (i2), Prince Johnson (i3), RUF (i4) et El Hadji Koroma (i5), peut faire l’objet d’un roman avec une intrigue autonome. La répétition de l’expression « c’est la guerre tribale qui veut ça », des situations (combats, morts des enfants-soldats, présentation des camps retranchés) et Birahima le narrateur homodiégétique font néanmoins office de ciments qui essaient de fédérer les nombreuses déclinaisons de l’intrigue de Allah n’est pas obligé. Dans cette histoire brisée, le héros, moteur de l’intrigue, est également mis à mal.

Qui est le héros du roman de Kourouma ? Peut-être tous les enfants-soldats dont l’éditeur dit, à la quatrième de couverture du livre, qu’ils sont « les tristes héros » d’une époque de massacre. Quant à Birahima, il ne peut être considéré comme tel, à moins de réduire le héros à la simple figure du personnage principal. Dans son autoprésentation déjà évoquée, Birahima prend à rebours certains procédés différentiels dégagés par Philippe Hamon [29] et servant à désigner le héros. Il se distingue et se disqualifie, entre autres, par un non-savoir-dire « suis p’tit nègre (…) parce que je parle mal le français » [30] et un non-savoir-vivre « suis insolent, incorrect comme barbe d’un bouc et parle comme un salopard (…). Un enfant poli écoute, ne garde pas la palabre (…). C’est ça les coutumes au village. Mais moi depuis longtemps je m’en fous des coutumes du village… » [31]. Au niveau de sa sphère d’action, non plus, le personnage de Kourouma ne fonctionne pas comme le héros traditionnel : « héros quêteur » au départ, il participe à un contrat initial (retrouver sa tante), mais ne parvient pas à liquider le manque initial (il ne retrouve pas sa tante vivante). L’adéquation habituelle entre actant-sujet et héros est subvertie et la figure du héros est désormais évanescente, voire inexistante. La fiction romanesque elle-même se nie par une poétique orientée vers la production, la « fabrication » du texte.

3.3. Le discours métafictionnel ou l’envers du roman

Le terme métafiction désigne les romans dont l’objet thématique principal est celui de la production romanesque ou plus précisément celui de la « fabrication de la fiction », aussi bien au niveau de l’énonciation que de l’énoncé. Nous l’étendons ici à la métatextualité (sens genettien). Kourouma ne pratique pas, il est vrai, cette écriture autoreprésentative à la manière des écrivains dits postmodernes [32], mais Allah n’est pas obligé manifeste de réelles tendances qui l’inscrivent dans un « projet de mise à nu » de la fiction romanesque et dont voici quelques illustrations.

La dédicace de la page 7, « Aux enfants de Djibouti : c’est à votre demande que ce livre a été écrit » n’est pas innocente. Elle annonce le projet de dé-voilement de la production romanesque en dénonçant le vieux mythe de « la muse inspiratrice ». Kourouma avoue et confie implicitement au lecteur qu’Allah n’est pas obligé n’a pas surgi de son inspiration. Il a été suscité, commandé par des enfants. Cette dédicace annonce, en filigrane, l’intention moralisatrice du romancier qui, il n’ y a pas de doute, a écrit ce texte « en vue de… ».

Dès les premières lignes, Kourouma dévoile également les différentes étapes de la création de son texte tout en en révélant les caractères fictif, mensonger et insensé : « Je décide le titre définitif et complet de mon blablabla est Allah n’est pas obligé d’être juste dans toutes ses choses ici-bas. Voilà. Je commence à conter mes salades » [33]. Dans le même élan, le romancier expose les moyens et les procédés mobilisés pour raconter son histoire :

« Pour raconter ma vie de merde (…) dans un français approximatif (…) je possède quatre dictionnaires. Primo le dictionnaire Larousse et le Petit Robert, secundo l’Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire et tertio le dictionnaire Harrap’s. Ces dictionnaires me servent à chercher les gros mots, à vérifier les gros mots et surtout à les expliquer (…) parce que mon blablabla est à lire par toute sorte de gens : des toubabs (toubab signifie blanc) colons, des noirs indigènes sauvages d’Afrique et des francophones de tout gabarit (gabarit signifie genre) » [34].

Mais le discours métafictionnel peut aussi devenir provocateur lorsque le narrateur fait savoir, à son narrataire-auditeur, qu’il est le maître du jeu que constitue la fiction romanesque et qu’il est le seul à choisir les portions de l’histoire à raconter et les moments de les partager avec les autres : « Peut-être je vous parlerai plus tard de la mort de ma maman. Mais ce n’est pas obligé ou indispensable d’en parler quand je n’ai pas envie » [35] ou encore « aujourd’hui, ce 25 septembre 199…j’en ai marre. Marre de raconter ma vie, marre de compiler les dictionnaires, marre de tout. Allez vous faire foutre. Je me tais, je dis plus rien aujourd’hui… » [36].

Ces procédés métafictionnels fragilisent l’illusion réaliste si cher au roman traditionnel. Désormais, à l’instar du consommateur à qui on adresse l’avertissement « à consommer avec modération, abus dangereux pour la santé », le lecteur entretient un rapport d’identification-distanciation avec le produit « roman » dont il connaît les secrets de la fabrication. Par ailleurs, la tendance à expliquer le mécanisme de l’écriture est pour Kourouma l’occasion de révéler la dimension doublement ludique du roman et, partant, d’inviter le lecteur à se délecter à la fois de l’histoire racontée (le chaos des guerres tribales) et de ce que Alexandre Prstojevic appelle « l’intrigue de la forme » [37], c’est-à-dire le développement de la recherche formelle qui sous-tend l’énonciation de l’histoire racontée.

La volonté de saper les bases du roman traditionnel se poursuit par les intrusions du narrateur qui inscrivent, par leur importance, la narration dans la conversation.

3.4. La narration-conversation de Birahima

Le style adopté par Kourouma est celui de la narration orale. Le roman, en se refermant sur le début du récit de Birahima, indique que ce que le lecteur vient de lire est, en réalité, l’exécution orale à cette requête du docteur Mamadou : « Petit Birahima, dis-moi tout, dis-moi tout ce que tu as vu et fait ; dis-moi comment tout ça s’est passé » [38]. A l’instar du conteur traditionnel, Birahima raconte donc son histoire à un auditoire et surtout au docteur Mamadou. Cette situation de communication l’autorise, contrairement au narrateur du roman traditionnel et réaliste, à de fréquentes intrusions dans le récit qui prend parfois l’allure d’une véritable conversation dans laquelle tout se passe « en direct ». Une telle conversation impliquant activement tous les participants, Allah n’est pas obligé comporte ces « signaux d’écoute » nécessaires au fonctionnement du texte oral et révélateurs des contextes euphoriques ou conflictuels des échanges. Dans le roman, ces signaux, bien qu’invisibles, peuvent être reconstitués à partir des interventions du narrateur-locuteur.

Après s’être présenté et bien avant de commencer son récit, Birahima sollicite l’attention de l’auditoire : « Asseyez-vous et écoutez-moi » [39]. Les fonctions phatique et conative que dégage cette adresse au ton impératif sont indispensables à la bonne marche de la narration-conversation ainsi qu’à l’intelligence du récit.

Mais les relations entre le narrateur-locuteur et le narrataire-interlocuteur deviennent plus visibles et conflictuelles à travers les réactions de débit et les nombreuses interjections de Birahima.

Ainsi, lorsque dans son discours métalinguistique le narrateur dit : « Oui pied la route. (Je vous l’ai déjà dit : pied la route signifie marcher) » [40], on imagine aisément que c’est en réaction à une question de l’auditoire qui voulait savoir ce qu’il est censé savoir déjà. Quant aux interjections, elles sont les variantes d’une seule et même expression malinké : « Walahé ! » qui signifie « au nom d’Allah, au nom de Dieu » et qui constitue un procédé de crédibilisation du récit. L’omniprésence textuelle de cette interjection renforcée parfois par « c’est vrai » (Walahé, au nom d’Allah ! c’est vrai) pose le problème de la fiabilité du narrateur et de sa fiction. Birahima a beau jurer que son récit est vrai, il donne, par ses intrusions, la latitude au lecteur-auditeur d’envisager la possibilité de sa non-fiabilité. Ici encore, Kourouma s’affranchit de la narration traditionnelle dans laquelle tout est mis en œuvre pour bâtir et préserver le réalisme de l’histoire.

Les techniques narratives investies dans Allah n’est pas obligé ne re-produisent donc pas « ce qui a été déjà fait », elles prennent plutôt appui sur le « déjà fait » pour mieux s’opposer à lui, l’inverser, le dévier et le subvertir dans l’optique de le renouveler.

Après avoir illustré, au cours de cette analyse, les diverses tendances anti-romanesques de Allah n’est pas obligé, est-il encore possible de le qualifier de texte romanesque dans les deux acceptions majeures du terme ? Le constat est clair, cette œuvre de Kourouma par son écriture. Toutefois, en transgressant les codes romanesques, Kourouma rappelle, malgré lui et in absentia, la tradition. L’« anti- » du roman doit être donc appréhendé dans une perspective diachronique, car il peut, à son tour, devenir norme et se voir dépasser. Pour parler comme Jean-Marie Schaeffer, disons que Allah n’est pas obligé est une « modulation générique » [41] du roman, genre dont la souplesse et la liberté rendent d’ailleurs éphémères toute opposition et toute transgression. Tout comme « c’est au bout de la vieille corde qu’on tisse la nouvelle », Kourouma exemplifie le roman africain, le roman tout court et le modifie, le renouvelle dans le même mouvement d’écriture.

BIBLIOGRAPHIE

  1. corpus

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  1. Articles et ouvrages de référence

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– « Le romanesque », date de publication : 14/09/2002, in : Site de Vox Poetica [en ligne],http://www.vox-poetica.org/t/leroma…. Page consultée le 16 février 2006.

[1] Université de Bouaké, Côte d’Ivoire

[2] KOUROUMA, Ahmadou, Les soleils des indépendances, Paris, Seuil, 1970.

[3] KOUROUMA, Ahmadou, Allah n’est pas obligé, Paris, Seuil, 2000.

[4] SCHAEFFER, Jean-Marie, « Le romanesque », date de publication : 14/09/2002, in : Site de Vox Poetica [en ligne], http://www.vox-poetica.org/t/leroma…. Page consultée le 16 février 2006.

[5] SCHAEFFER, Jean-Marie, « Le romanesque », date de publication : 14/09/2002, in : Site de Vox Poetica [en ligne], http://www.vox-poetica.org/t/leroma…. Page consultée le 16 février 2006.

[6] KOUROUMA, Ahmadou, Allah n’est pas obligé, op. cit., p. 5.

[7] SCHAEFFER, Jean-Marie, « Le romanesque », op. cit.

[8] Allah n’est pas obligé, p. 92-93.

[9] Ibid., p. 114-115.

[10] Idem., p. 93.

[11] Allah n’est pas obligé, op.cit., p. 82.

[12] GARNIER, Xavier, « Allah, fétiches et dictionnaires : une équation politique au second degré », in Notre Librairie n° 155-156, juillet-décembre 2004, p. 30.

[13] SCHAEFFER, Jean-Marie, « Le romanesque », op. cit.

[14] Allah n’est pas obligé, op. cit., p. 9-11.

[15] Allah n’est pas obligé, p.111.

[16] Ibid., p. 143.

[17] Ibid., p. 196.

[18] SCHAEFFER, Jean-Marie, « Le romanesque », op. cit.

[19] En effet, à la page 7 du roman on peut lire ceci : « Aux enfants de Djibouti : c’est à votre demande que ce livre a été écrit ».

[20] Se référer à ce propos à La Crise du roman des lendemains du Naturalisme aux années vingt de Michel RAIMOND, Paris, José Corti, 1966.

[21] Il s’agit, en l’occurrence, de : Les soleils des indépendances (1968), Monnè, outrages et défis (1990) et En attendant le vote des bêtes sauvages (1998).

[22] Allah n’est pas obligé, p. 76 et 103.

[23] Ibid., p. 103-109.

[24] Ibid., p.142-146.

[25] Ibid., p. 142.

[26] Ibid., p. 180-185.

[27] Ibid., p. 178.

[28] Ce sont, respectivement, les Président de la Côte d’Ivoire, du Burkina Faso, de la Guinée Conakry, du Nigeria, de la Libye et de la Sierre Leone au moment des guerres qui constituent la trame de fond de Allah n’est pas obligé.

[29] HAMON, Philippe, « Pour un statut sémiologique du personnage », in Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977, p.115-180, p. 159.

[30] Allah n’est pas obligé,op. cit., p. 9.

[31] Allah n’est pas obligé,op. cit., p. 11.

[32] Nous pensons, entre autres, à Jacques GODBOUT (Salut Galarneau !), Hubert AQUIN (Trou de mémoire, Prochain épisode) et Nicole BROSSARD (Le désert mauve).

[33] Allah n’est pas obligé, op. cit., p. 9

[34] Allah n’est pas obligé, op. cit., p. 11

[35] Allah n’est pas obligé, op. cit., p. 29

[36] Allah n’est pas obligé, op. cit., p. 135. Ce procédé métafictionnel se retrouve également en de nombreux endroits du texte.

[37] PRSTOJEVIC, Alexandre, « Un roman de formation narrative », in Vox Poetica, 10/12/2005, http://www.vox-poetica.org/t/formnar.htm. Page consultée le 16 février 2006.

[38] Allah n’est pas obligé, op. cit., p. 233

[39] Allah n’est pas obligé, op. cit., p. 13.

[40] Allah n’est pas obligé, op. cit., p. 63.

[41] SCHAEFFER, Jean-Marie, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? Col. Poétique, Paris, Seuil, 1989, Chapitre IV.