Littérature

FABULATION DU POUVOIR ET ÉNONCIATION LUDIQUE DANS BRANLE-BAS EN NOIR ET BLANC DE MONGO BÉTI

Ethiopiques n° 77

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2006

Très tôt porté vers la réflexion sur le discours littéraire africain, l’entrée d’Alexandre Biyidi dans le champ intellectuel africain, au milieu des années 50, est marquée par un ton de rupture peu commun auparavant. L’on connaît la virulente querelle qu’il fit à Camara Laye à la sortie de son roman L’Enfant noir, en 1954. C’est que, pour celui qui se fera aussi appeler Eza Boto et qui sera plus communément connu par la suite sous le pseudonyme de Mongo Béti, le texte littéraire africain est au centre d’un enjeu linguistique parce que réemployant les mêmes signes définis et façonnés depuis toujours par une culture dominante : celle de l’Occident. C’est dans un tel contexte que l’écrivain africain s’emploie à forger son propre discours. La plupart des critiques de son œuvre n’ont dès lors pas manqué de voir et de privilégier dans son écriture un caractère politique et engagé. Il convient pourtant, aujourd’hui, de noter la position atypique qu’occupe son dernier récit par rapport à cette conception : Branle-bas en noir et blanc [2], publié en 2000 chez Julliard, un an avant sa mort au Cameroun en octobre 2001 [3].

L’analyse de cette œuvre nous permettra de montrer comment l’énonciation ludique subvertit la question du pouvoir donnée comme lieu dominant d’une écriture, et comment, dans le même élan, elle voile un « testament » idéologique et esthétique d’un auteur au soir de sa vie.

Dans un de ses entretiens, Mongo Béti déclarait : « Il faut dire les choses massivement avec clarté pour que le lecteur ne soit pas abusé, qu’il sache exactement ce que veut dire l’auteur » [4]. La discussion portait alors sur les rapports entre le projet réaliste et le texte littéraire, entre les intentions de l’auteur vis-à-vis de son objet et de son lecteur. En considérant son dernier roman, on peut constater que le principe édicté par Mongo Béti quelques années plus tôt cachait en même temps une contre-indication esthétique. Du moins, il indique jusqu’à quel point la littérature est aussi pour lui le lieu d’un jeu entre auteur et lecteur. L’énonciation ludique dans le roman s’élabore dans une dynamique « dialogique » [5], au sens bakhtinien du terme, dynamique qui, derrière une référence topique (ou réitérée) – c’est-à-dire le retour de la question du pouvoir aussi bien dans ses propres écrits [6] que dans ceux de ses pairs – vise plutôt à instaurer un tout autre type de rapport intime et privilégié avec le lecteur.

Mais quelles sont les images fondatrices de cette référence réitérée ?

L’atmosphère du roman est typique du roman biyidien des indépendances : insécurité ambiante ou entretenue, trafic d’influence et corruption, décomposition sociale et administrative, bref, les métastases du régime dictatorial forment le décor romanesque. Sous ce chapitre, l’on est tenté de dire qu’il n’y a rien de nouveau, que c’est un discours habituel, déjà entendu ou déjà lu tant chez Béti lui-même que chez nombre de ses congénères. Il suffit de revenir sur les textes d’Ibrahima Ly ou d’Alioum Fantouré, de Yambo Ouologuem ou de Valentin Mudimbe, de Henri Lopès ou d’Amadou Kourouma pour se rendre compte que la problématique du pouvoir constitue l’un des « lieux de mémoire » de la littérature africaine contemporaine. Dans Branle-bas en noir et blanc, la marche vers le totalitarisme d’un régime à peine installé agrémente le récit, par réactivation des canaux habituels :

– premièrement, les appareils répressifs se remettent rapidement en place : l’incipit du roman en constitue même, à ce titre, une mise en abyme métaphorique. Une bande de « pingouins », des oiseaux appartenant à la famille des palmipèdes, est assimilée à « des milices d’une dictature tropicale montant à l’assaut de barricades de chômeurs émeutiers ou d’insurgés ethniques à l’autre bout de la ville. » (BNB : 7). Le début du puzzle montre donc les forces en présence : les nouveaux maîtres, dans toute leur puissance, mais aussi les éternels opposants potentiels dans la scène politique africaine : le peuple miséreux ou l’équation tribale. Pour inspirer la crainte, le régime déroule rapidement une stratégie d’intimidation. Les agents de sécurité sont des « spécimens » (BNB : 10) aux mines dissuasives. Ils sont, en effet, bien visibles par leur « vareuse d’un bleu criard sanglée elle-même par un large ceinturon d’un blanc éblouissant, le tout agrémenté d’une casquette dont la visière ferait penser aux bien connus marines » (BNB : 10).

Quand le président de la République se déplace, « les foules de citoyens sont sortis de leurs boutiques ou de leurs ateliers et contraints à se masser sur les trottoirs le long de l’axe parti de l’aéroport » (BNB : 24). Le régime organise bien entendu des disparitions mystérieuses, comme celles de Bébète et de Zam, si ce n’est des arrestations arbitraires, des séances de bastonnades publiques et, bien sûr, des exécutions sommaires. Un passant s’écrie : « Un flic qui exécute un citoyen en plein jour (…), il faut venir ici pour voir ça ! » (BNB : 57) ;

– deuxièmement, derrière ces actions musclées, il y a tout un appareil idéologique qui vise à ancrer la réalité de la nouvelle autorité dans les mentalités. Des orateurs attitrés, intellectuels et écrivains entre autres, s’allient au nouveau régime et travaillent à parfaire l’image du président de la République [7]. L’homme est présenté comme un être providentiel à qui on doit un culte forcé. Il adore voyager en avion, et à chacun de ses déplacements, la ville est coupée en deux zones, infranchissables « durant des heures, sinon pour la journée » (BNB : 12). Une légende savamment distillée soutient qu’il est particulièrement bien protégé et bien informé des moindres événements dans le pays : « L’oreille et l’œil du Président sont présents partout dans la foule », dit la rumeur (BNB : 23). Ce pouvoir d’immanence est démultiplié par le spectacle de faste et de puissance qu’offre chacune de ses sorties publiques. Les cortèges présidentiels, par exemple, chaque fois suivis d’au moins « une vingtaine de Mercedes dernier cri aux vitres teintées » (BNB : 25), sont le symbole de cet étalage de puissance : « Au milieu d’un vacarme de sifflets à roulette et d’avertisseurs bloqués, une vingtaine de motards gantés chevauchant de magnifiques japonaises alignées en quinconce, fulgurèrent comme des météores au milieu des deux murailles de spectateurs » (ibid.) ;

– troisièmement enfin, on assiste aux excroissances de tout système autoritaire : les structures d’Etat, phagocytées par une nouvelle caste de privilégiés, entrent en déliquescence. La corruption, le népotisme et l’ostracisme sont érigés en système de gouvernement. Un haut fonctionnaire s’étonne : « Je suis tout à coup le propriétaire d’une maison, un bijou, un vrai palais, mais je ne l’ai pas payée… je suis un homme honnête moi… » (BNB : 50). Dans ce pays, la plupart des transports publics appartiennent à des officiels de la République (ministres, officiers, députés, etc.), ce qui justifie peut-être que les taximen peuvent « rouler 24H/24 sans permis de conduire » (BNB : 19). Les compagnies d’assurance ? Elles existent mais « n’indemnisent jamais » et « il n’y a pas de recours » (BNB : 17). Les agents de l’Etat ? Tout le monde s’en réclame mais chacun travaille pour son compte, d’où un désordre administratif incroyable [8]. Quant à l’opposition politique, elle est « virulente en discours mais a l’oreille penchée vers les sirènes du ralliement » (BNB : 36). Il suffit d’appliquer ce tableau à n’importe quel pays africain actuel, qu’il soit dit « démocratique » ou « dictatorial », pour être saisi de l’exactitude de la vraisemblance. La déliquescence du service public en Afrique est à ce point avancée que les différents protagonistes, administrés et administrateurs confondus, semblent lancés dans une sorte de cap au pire. La scène paraît alors tragique et figure le chaos d’une inconscience collective. C’est à qui va s’arroger le maximum de parts du bien commun, et, par des alliances de toutes sortes, au gré des appartenances confessionnelles ou tribales et des circonstances politiques ou économiques, on assiste à une accélération de la mise à mort de l’Etat lui-même. Dans une apparente indifférence générale.

Cette référence réitérée à la question du pouvoir en Afrique pourrait sans doute rassurer les tenants de la thèse du fondement politique de la littérature de Mongo Béti [9]. Cette thèse assimilerait alors l’auteur camerounais à une sorte d’écrivain politologue, un observateur passionné de la scène politique africaine, elle assujettirait l’œuvre aux données de cette scène politique, bref, elle y verrait un témoignage, un reflet, un reportage presque fidèle, et en déduirait l’intention dénonciatrice, avant de la clouer dans son « caractère engagé ».

C’est oublier que Branle-bas en noir et blanc est aussi une volonté continue d’échapper à ce cloisonnement. L’allusion à la chose politique africaine n’est marquée que pour mieux la déconstruire à l’aide d’autres ordres énonciatifs. C’est un lieu référentiel que le texte tend constamment à dissoudre dans la confidence et le jeu. Si, jusqu’à sa mort, l’auteur aura indexé son œuvre sur une constante de l’actualité africaine, la nouveauté, cependant, est dans le détachement et l’amusement qui président à l’acte d’écriture d’un dernier récit-fleuve (le texte compte 351 pages !).

Autrement dit, en même temps qu’il réactualise un « problème africain » nommée dictature, le texte s’emploie hardiment à s’en libérer, à en subvertir le signe. Les stratagèmes discursifs employés sont nombreux et variés. Ils résident autant dans la notation superlative du lecteur que dans ce « paradoxe paradigmatique » dont parle Dominique Maingueneau, autant dans les jeux d’anticipation que dans une création verbale effrénée qui amplifie le délire ironique.

La référence explicite au lecteur est si insistante tout le long du texte qu’elle ne manque pas de susciter des interrogations. Mongo Béti a-t-il vraiment peur d’être lu de travers ? Pourquoi ce harcèlement interpellatif du lecteur de son livre au-delà de la narration ?

Le lecteur, en effet, y est clairement invoqué, il y est invité à recoudre le fil d’une narration discontinue, il y est appelé à déjouer des pièges virtuels ou réels, il y est sommé de lire entre les lignes. A ce lecteur dont « l’indulgence n’a pas de bornes » (BNB : 189), on dit tantôt « merci mille fois » (ibid.), tantôt « désolé » (ibid.) pour avoir été trop « sentencieux de temps en temps » (ibid.). Bref, on lui impose un statut coénonciatif que le texte tisse sous différentes formes. Celles-ci sont inscrites dans la répétition du même énoncé au cours de la narration : « Pour ceux qui n’étaient pas avec nous au début, Eddie était un particulier plutôt balèze, si vous voyez ce que je veux dire [10] » (BNB : 24). Elles peuvent aussi l’être dans les anticipations sur le récit : « Ils n’auront pas la tâche facile, ces deux-là ; c’est justement ce qu’on va voir » (BNB : 10), « qu’on en juge plutôt » (BNB : 167), « la suite des événements n’allait pas vraiment lui donner raison » (BNB : 98). Elles peuvent même apparaître à travers des renvois à d’autres textes extérieurs au récit : « Si vous vous rappelez bien, Eddie, qui ne s’appelle pas réellement Eddie, bien que chacun l’appelle ainsi dans la ville, n’est pas un citoyen qu’on pourrait qualifier en termes congruents de recommandable » (BNB : 8), « c’est le propre d’Eddie de toujours exagérer (…) Eddie est comme ça, si vous vous souvenez bien » (BNB : 19). _ Anticipations, répétitions et renvois peuvent donc avoir une véritable fonction de brouillage de la référence réitérée, comme pour faire oublier l’histoire en présence. Il ne s’agit pas simplement d’une classique recherche de connivence entre un auteur et son lecteur, qui d’ailleurs est inhérente au texte lui-même, considéré comme objet de médiation. Il s’agit plutôt d’une tentative de désamorcer constamment toute fixation du lecteur sur le contenu et le continu narratifs. Anticipations, répétitions et renvois inaugurent et se maintiennent ensemble sur une même isotopie ludique.

La juxtaposition de discours contraires est à ce titre très révélateur. Le texte foisonne d’exemples de ce type : « Que de mystères tout à coup dans son existence plutôt tranquille jusqu’ici, ponctuées quand même d’impostures inoffensives, à supposer qu’il existe des impostures inoffensives » (BNB : 9). Plus qu’un effet de rhétorique recherché dans l’oxymore, il s’agit d’une véritable tactique narrative de la terre brûlée. Le texte raye systématiquement ce qu’il vient à peine d’énoncer. Il revient sur ses « informations », au sens sémiologique que Philippe Hamon [11] donne à ce mot, pour les réajuster, les redéfinir ou les nier. Eddie est annoncé comme avocat, pourtant son parcours narratif est celui d’un « soi-disant détective privé » (BNB : 193), voire d’un espion, trois fonctions tout de même difficilement conciliables. D’ailleurs à qui renvoie ce « nous » qui surgit occasionnellement dans la narration ? Est-ce qu’il souligne une intrusion d’auteur impliquant donc Béti lui-même ou s’agit-il simplement d’un narrateur fictif ? Il faut différencier l’intrusion d’auteur explicite, quand par exemple l’auteur se ressaisit : « Bon, c’est pas le moment de se disperser » (BNB : 37), « nous ne sommes pas là pour discuter d’éthique ou de sociologie, au risque d’oublier notre vrai sujet » (BNB : 113), ou quand elle est exprimée par « je » dans des énoncés métadiscursifs [12] : « C’est bien beau de dénoncer avec force trémolos la purification ethnique dans les Balkans. Et le nettoyage social alors, pourtant plus répandu dans ces sociétés qu’on dit émergentes, j’aimerais savoir pourquoi ? » (BNB : 21). On le retrouve dans des occurrences telles que « comme je viens de dire » ou « j’exagère à peine ». Mais ce même « je » trahit parfois la volonté de transmutabilité du sujet narratif. On peut lire par exemple : « Les Nigérians, très nombreux dans notre pays qui partage plusieurs milliers de km de frontières avec son gigantesque voisin. » (BNB : 70). Faut-il voir derrière le référent géographique non nommé le Cameroun ou la RDC ? Dans le premier cas, le narrateur serait Béti lui-même, dans le second cas, il est proprement fictif, car le Nigeria n’a pas de frontières avec la RDC ; de même, le personnage principal, Eddie, n’est évoqué qu’à la troisième personne. Mais qui est alors derrière ce « nous » ?

Le jeu de cache-cache et d’auto-négation du texte prend souvent la forme d’un « paradoxe pragmatique », modalité d’écriture qui, selon Dominique Maingueneau, investit la narration de sorte que « le dire contredise le dit, que ce que nous « montre » l’énonciation contredise son contenu » [13].

Dans les énoncés paratextuels, par exemple, l’auteur s’autorise l’étonnante liberté d’infirmer ce qui est affirmé dans la narration. Si les notes en bas de page apportent habituellement des précisions référentielles ou des informations complémentaires au contenu du corps du texte, il ne semble pas en être de même dans le roman. C’est le cas lorsqu’une section narrative se termine ainsi : « A en croire Eddie, Zam disait que ça se passait ainsi à Rome quand le Général en chef, atteint de demi folie le plus souvent, revenait d’une campagne victorieuse et paraissait sur la voie Flaminienne trônant sur un char, et devancé par ses dépouilles opimes » (BNB : 25). Mais une note soutient aussitôt : « Eddie a tout faux ici. Peu probable que Zam ait jamais pu pondre une énormité pareille » (ibid). Ailleurs, un monologue intérieur d’Eddie est sectionné de la narration pour être rejeté en note, avec une étrange explication : « Ceci est une réflexion qu’Eddie se fait à part soi, mais la tyrannie des conventions typographiques nous contraint à la mettre en note en bas de page pour plus de clarté » (BNB : 49).

Parfois, l’information narrative est remplacée, en note, par une autre supposée plus appropriée, plus véridique. Alors que le texte parle, par exemple, de « nerf de bœuf » servant de chicotte, la note rectifie : « J’ai lu quelque part, récemment, que c’est en réalité de la peau d’hippopotame. Comme quoi il n’y a pas d’âge pour s’instruire » (BNB : 61). L’intention de désarçonner le lecteur de ses certitudes premières est manifeste, et tenir cette complexité narrative comme quantité négligeable, c’est peut-être courir le risque de réduire sensiblement la signifiance même du récit. Le texte et le paratexte ne s’indexent-ils pas, par ailleurs, sur une même isotopie signifiante ? Comme l’a souligné Maingueneau, « Il n’existe pas de « métadiscours » de l’auteur qui surplomberait l’œuvre, le discours sur le dire s’inscrit dans ce dire » [14].

Tromper la vigilance du lecteur, le dé-focaliser d’une question africaine pérennisée par le discours médiatique et ethnologique semble être une des visées de cette écriture. Faut-il le rappeler, Branle-bas en noir et blanc n’est pas un pamphlet sur le règne à l’africaine, mais retrace plutôt des pérégrinations d’un personnage trouble, avocat marron, clandestin ou détective privé, selon les circonstances. Eddie, accompagné de son ami Georges Lamotte – personnages déjà connus dans des textes précédents [15] – tente de retrouver un journaliste disparu, Zamakwe, dit « Zam », et sa campagne Elisabeth, dite « Bébéte », dans un pays d’Afrique centrale qui vient de connaître une nouvelle révolution. Leur odyssée est en réalité un quiproquo de rencontres inédites et de retournements inattendus.

Le texte s’ordonne donc sur les péripéties de l’enquête, et, ce faisant, s’inscrit définitivement dans le mouvement. Mouvement des petites gens qui croisent le chemin d’Eddie et de Georges, mouvement des attentes déçues, mouvement de lendemains angoissants, mouvement de souvenirs réchauffés, bref, mouvement de paroles romanesques variées. Sans concession, Mongo Béti exerce cette liberté qu’autorise la polyphonie jusqu’à la tentation de dérouter son lecteur. L’écriture, en réalité, fait ici corps avec un principe esthétique édicté par l’auteur quelques années plus tôt, et voulant que dans ses romans, « l’existence précède l’essence, que la vie prime sur tout autre échafaudage dogmatique » [16].

Saisir l’instant qui passe, capter des bribes de vie, des existences qui n’existent que dans le moment de leur profération, tel est l’ultime message scriptural de l’auteur, son signe d’adieu. Ce signe d’adieu est précisément un acte de parole qui répond aux discours ambiants qui, pendant 60 ans, ont fini de lui devenir familiers. Des discours ambiants, bien élaborés, qui ont traversé les époques (coloniale et postcoloniale) et qui sont portés par un medium que l’auteur a « en partage », pour employer une terminologie moderne. Mais medium dont l’auteur se méfie des plus prestigieuses institutions symboliques et politiques [17]. La question est alors de savoir où se situe la frontière entre le réemploi spécifique et le réemploi reproducteur qu’il met sur le compte de ce qu’il nomme « l’ethnologisme ». De « l’ethnologisme », il donne la définition suivante dans un de ses essais :

« J’appelle ainsi non seulement l’attitude consistant à se pencher sur les peuples autres, non pour les connaître en tant qu’ils sont eux-mêmes, mais pour contempler dans ce miroir providentiel son propre négatif utopique ou maudit, une image hors du temps et de l’espace (ceci n’est encore que de l’ethnologie), mais aussi une tartufferie inséparable de l’ethnologie, consistant à mettre ses recherches au service d’un ordre politique tout en réclamant l’objectivité de la science » [18].

A cette image hors du temps et de l’espace, véhiculée par le discours anthropologique et littéraire métropolitain [19] ou reproduite par certains écrivains africains [20], l’auteur camerounais oppose une contre-image, vivante, dans le temps et dans l’espace. Loin des excès ubuesques des rois nègres, excès ritualisés par la science et les commentaires de salon, le roman fait irruption dans les vies marginales ou marginalisées. Branle-bas en noir et blanc montre l’existence tue. Il dit le vécu dans les marges, attrape au vol les discours de ceux qui ne comptent pas et qu’on ne compte pas parce qu’indignes d’arrêter l’attention des « penseurs ». La narration plonge dans les bas-fonds pour en sortir des images interdites : « Démentant les savantes études qui, dans les livres, détaillaient les misères des peuples sous-développés, les visages rayonnaient de joie satisfaite jusqu’à l’hébétude, et les conversations pétillaient de formules saisissantes » (BNB : 36).

Aux yeux de l’auteur, l’Afrique n’est ni hors du temps ni hors de l’espace. Dire que « Afrique = dictature = mort », et que « écrivain africain = écrivain de la dictature = écrivain de la mort », est une équation simpliste, elle-même hors du temps et hors de l’espace. Au contraire, l’Afrique est bien dans le temps et dans l’espace de la planète qui l’abrite. L’expérience africaine n’est pas figée comme la science des sociétés l’a consacrée depuis des siècles et comme un large imaginaire occidental (et non occidental aussi) aime se la figurer encore à travers stéréotypes éloignants, lieux-communs exotiques, poncifs déroutants et clichés recherchés, pour reprendre des concepts définis par Suzanne Lafont [21]. Des modes de perception qui ont, de nos jours, leurs corollaires médiatiques : afro-pessimisme, « négrologismes » [22], reculpabilisation morale, etc.

Bernard Mouralis l’a déjà dit : « Les sociétés qui relèvent de l’investigation ethnologique sont d’abord des sociétés qui subissent le processus de domination coloniale » [23]. Béti ajoutera « néocoloniale ». Peu importe : il y a toujours domination, et si l’Afrique est souvent désignée comme le « continent à part », ce hopeless continent dont parle Michel Nauman [24], elle n’en est pas moins un corps, multiple, vivant, mouvant, composite, participant et solidaire de l’Histoire universelle. Sous ce signe, le texte littéraire africain peut en saisir opportunément les mille et un visages et expressions, aux différents moments de leur évolution. C’est précisément ce à quoi s’emploie Béti dans ce roman, en réinvestissant un de ses « démons » : le pouvoir, ses dédales et ses métamorphoses, ses lieux de crispation et ses effets de corrosion. Réinvestir, pour mieux faire percevoir que l’objet est moins dans l’image déjà conceptualisée que dans le bouillonnement des autres vies qu’elle empêche de voir et d’entendre.

Derrière la vie du pouvoir, le texte représente surtout les autres pouvoirs de vivre. Dans les marchés spontanés où tout se négocie, dans les rues grouillantes où même les coups d’œil sont parlants, dans les ateliers où tout se répare, dans les bars animés où s’oublient les êtres, ces pouvoirs de vivre s’extasient en d’autant de pouvoirs de parole. Leur signe est aussi bien dans le mot-expression que dans le silence sémantique. Il est dans le ludique, l’énigmatique, la raillerie. C’est au détour de ces paroles que se (dé)roule l’énonciation ludique dans le texte.

Elle s’insère dans cette expression du mouvement, de l’instant qui passe, de mondes ondoyants : elle influence proprement une narration en ou du « branle-bas », c’est-à-dire inscrite dans le mobile, le réversible, le fuyant. Les mots qui l’expriment ont l’ambition de saisir la fugacité des apparitions et des événements.

L’audace et la truculence verbales deviennent dès lors pour le narrateur une source fabulatoire de choix. Les comptines sont transformées en langage ésotérique, et le FPA [25] devient une norme : « Tu as même vu quoi ? » n’est pas une question, mais confirme un marché conclu, il signifie : « C’est comme si c’était fait ! » (BNB : 101). Le Président de la République est un « rigolo » (BNB : 12), M. PTC, un ponte de la République est en fait un « Poids Total en Charge », un de ces dignitaires du régime dont Fanon disait qu’ils « rendront compte un jour de la graisse ». L’Etat est une « merdique de république bananière » (ibid). Les citoyens, quoique « z’honnêtes » (BNB : 28), sont une « horde de cons » (ibid). Les policiers racketteurs, des « mange-mille » (BNB : 14). Dans Branle-bas en noir et blanc, une « bambouline » (BNB : 21) désigne une adolescente prostituée, « révolvériser un magida » (BNB : 66) signifie assassiner un riche commerçant. La « comprenette » est l’aptitude à comprendre très vite, et être « mal embouché », c’est être de mauvaise langue. Quant au « Toubabistan » (BNB : 30), c’est le pays des Toubab (le suffixe de ce mot rappelant étrangement la partie du monde actuel la plus trouble : Iran, et Irak bien sûr, Liban, Pakistan, Afghanistan, etc.). Comme on s’y attend, l’énonciation ludique dans le texte investit largement l’humour et l’ironie. Se jouer de toutes les définitions, y compris génériques, semble être la clé du jeu et du rire sous le signe desquels Béti souhaite quitter la scène littéraire.

Chaque chapitre, par exemple, sur les 24 que compte le livre, comporte un sous-titre spécifique, qui rappelle l’intitulé d’un poème : « Quand l’enfant disparaît », « La première épouse », « Jours tranquilles à Paname », « La nuit la plus longue », « Ô Calcutta », etc. On eût dit que pour un dernier et long récit, le romancier fait son baroud d’honneur en jetant un dernier regard attendri sur un monde qu’il quittera bientôt. Il donne un texte bigarré où tous les sujets sérieux – comme la gestion politique en Afrique – et tous les icônes médiatiques d’une fin de siècle trouble passent et repassent. Des événements et des personnages, historiques et célèbres, se relaient dans le récit en d’éphémères apparitions. Dénués de toute consistance narrative, ils sont les « effets superlatifs » d’une ironie qui grossit par accumulation ou par comparaison. Ces héros de notre temps, à peine chargés de ce que Barthes appelle leur « poids exact de réalité » [26], ont nom : Che Guevara et Senghor, les Sans-papiers de l’Eglise Saint-Bernard et les manifestants de la place Tienanmen, Kabila et Mobutu, Mike Tyson et Saddam Hussein, Bill Clinton et Monica Lewinsky, etc. Gageons que si le livre sortait un an plus tard, Georges Bush figurerait en bonne place sur cette liste !

Mais Béti traverse cette actualité chaude (africaine et mondiale) en la « démystifiant » [27] (c’est son mot), comme le roman saisit à chaud quelque pan de vie africaine. « La meilleure démystification, disait-il, se fait par l’humour, l’ironie, la satire » [28]. Démystifier une tare dite sociale, ou politique, démystifier les idées reçues, démystifier un destin donné pour immuable, c’est quelque part défaire cette « loi structurale » qui prétend expliquer une existence hors du temps et hors de l’espace. C’est surtout restructurer dans la parole romanesque une autre dimension de l’homme, caustique et humble. Cette démystification par le rire est enfin pour l’auteur de Main basse sur Cameroun (1972) une manière de se moquer de cette image d’Epinal d’écrivain véhément, de plaideur radical, d’engagé subversif que la plupart des analystes de son œuvre lui ont construite. Une question occupe alors l’esprit : et si son dernier récit était un testament littéraire savamment camouflé ?

REFERENCES

BAKHTINE, Mikhaïl, Pour une esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984.

BARTHES, Roland, S/Z, Paris, Seuil, 1970.

BETI, Mongo, Branle-bas en noir et blanc, Paris, Julliard, 2000.

– Trop de soleil tue l’amour, Paris, Julliard, 1999.

– L’Histoire du fou, Paris, Julliard, 1994.

– « Identité et tradition », dans Guy Michaud Négritudes : Traditions et développement, Bruxelles, Eds Complexe, 1978.

BIAKOLO, Anthony, « Entretien avec Mongo Béti », Peuples noirs peuples africains, n°10, juillet-août 1979.

HAMON, Philippe, « Pour un statut sémiologique du personnage », dans Gérard GENETTE & Tzvetan TODOROV (dir.), Poétique du récit, Paris, Seuil, coll. « Points », 1977.

LAFONT, Suzanne, Suprêmes clichés de Loti, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1993.

MAINGUENEAU, Dominique, Pragmatique pour le discours littéraire, Paris, Bordas (1990), Dunod, 1997.

MOURALIS, Bernard, Comprendre l’œuvre de Mongo Béti, Eds Saint-Paul, coll. « Les Classiques Africains », 1981.

NAUMAN, Michel, Les nouvelles voies de la littérature africaine et de la libération (une littérature « voyoue » ?), Paris, L’Harmattan, 2001.

SMITH, Stephen, Négrologie. Pourquoi l’Afrique se meurt, Paris, Calmann-Lévy, 2003.

[1] Université Laval, Québec, Canada. Mbaye DIOUF a aussi publié « Mudimbe et le langage des armes : symbolismes et portée », dans Ethiopiques, n°73, 2ème semestre 2004, p.75-88.

[2] Mongo BETI, Branle-bas en noir et blanc, Paris, Julliard, 2000. Nous abrégerons le titre du roman sous le sigle BNB, et toutes les références ultérieures à l’œuvre seront tirées de cette édition.

[3] L’auteur est né à Mbalmayo, au Cameroun, en 1932. Agrégé de lettres classiques et longtemps professeur de français à Rouen, il ne s’installe dans son pays qu’en 1992, après 42 ans d’exil en France. Il y fonda et anima, jusqu’à sa mort à Douala en octobre 2001, la librairie Peuples noirs Peuples d’Afrique

[4] BIAKOLO, Anthony, « Entretien avec Mongo Béti », Peuples noirs peuples africains, n°10, juillet-août 1979, p.118

[5] BAKHTINE, Mikhaïl, Pour une esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984, p. 315 et suiv.

[6] Le privilège de l’écrivain est d’avoir été le témoin historique de deux formes d’Autorité : l’une coloniale, l’autre après l’accession des pays africains à l’indépendance. Ces deux époques constituent principalement les cadres d’action d’une production romanesque étalée sur près de 50 ans. De Ville cruelle (1954) à Remember Ruben (1974), des Deux mères de Guillaume Ismaël Dzewatama (1983) à L’Histoire du fou (1994), la pratique du pouvoir, ses enjeux et ses discours constituent chez l’écrivain un motif littéraire majeur.

[7] Lors d’une rencontre d’hommages au siège du journal gouvernemental, tous les discours et créations présentés par les écrivains « se terminaient immanquablement par « Vive Kabila » (BNB : 38).

[8] « Chez nous, dit un journaliste, il n’y a pas de vraie police, il n’y a pas d’enquête, il n’y a même pas de riches puisque nos riches sont toujours à l’étranger » (BNB : 54).

[9] NDONGO, Jacques Fame, L’Esthétique romanesque de Mongo Béti, Paris, Présence Africaine, 1985 ; ARNOLD, Stephen H., Critical perspectives on Mongo Béti, Boulder, Lynne Rienner Publishers, 1998.

[10] Nous soulignons, de même que dans les exemples suivants.

[11] HAMON, Philippe, « Pour un statut sémiologique du personnage », dans Gérard GENETTE & Tzvetan TODOROV (dir.), Poétique du récit, Paris, Seuil, coll. « Points », 1977, p. 124 et suiv.

[12] Cf. pages 28 et 38 pour ce qui concerne les métadiscours. Les adresses au lecteur les plus fréquentes sont : « Si vous voyez ce que je veux dire… », « si vous vous rappelez bien… ».

[13] MAINGUENEAU, Dominique, Pragmatique pour le discours littéraire, Paris, Bordas, 1990 / Dunod, 1997, p. 164.

[14] MAINGUENEAU, Dominique, Pragmatique pour le discours littéraire, Paris, Bordas, 1990 / Dunod, 1997, p. 128

[15] Par exemple dans Trop de soleil tue l’amour (1999).

[16] BETI, Mongo, « Identité et tradition », dans Guy MICHAUD, Négritudes : Traditions et développement, Bruxelles, Eds Complexe, 1978, p. 16.

[17] « La Francophonie est un concept mensonger, au moins sur le plan linguistique, et sans doute sur tous les autres. Mais il faut faire avec » (BNB : 128). Cf. aussi p. 178.

[18] BETI, Mongo, « Identité et tradition », op. cit., p. 11-12.

[19] Dans son ouvrage consacré à l’œuvre de Mongo Béti (Comprendre l’Œuvre de Mongo Béti, Eds Saint-Paul coll. « Les Classiques Africains », 1981), Bernard MOURALIS note que nombre d’ethnologues européens ont tenté de percer le mystère de la « Loi structurale » des sociétés africaines. TEMPELS, par exemple, spécifie un « caractère » Bantou déterminé par une « philosophie » particulière, tandis que Marcel GRIAULE assujettit toute compréhension du monde Dogon à une « cosmogonie capitale ». Quant à Pierre LOTI, il peint les mœurs d’une « bizarre population nègre » (Le roman d’un Spahi, Paris, Gallimard, 1992 [1881].

[20] Force-Bonté de Bakary DIALLO chante le mythe de la « Mère patrie », Karim d’Ousmane SOCE ressuscite « l’art de vivre » saint-louisien, tandis que L’enfant noir de Camara LAYE présente l’exotisme et l’insouciance de la campagne africaine.

[21] LAFONT, Suzanne, Suprêmes clichés de Loti, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1993. L’auteur fait une distinction entre le poncif, le lieu commun, le cliché et le stéréotype selon trois critères : « La façon dont ils sont perçus par le lecteur, leur champ d’appartenance (littéraire ou non), leur localisation (dans une unité textuelle ou dans le domaine de la représentation). Ainsi le cliché se distingue-t-il du lieu commun par son appartenance au champ littéraire (l’intention est stylistique même si le cliché peut migrer dans un autre type de discours) ; il est localisable comme unité textuelle, tandis que le lieu commun renvoie à une opinion, accompagnée ou non d’un cortège d’expression obligée ; enfin le cliché est ressenti comme emprunté, alors que le lieu commun sera qualifié de banal. La « sensualité des peuples orientaux » est un lieu commun, mais « la langueur mystérieuse et mortelle » est un cliché. Proche du lieu commun, le stéréotype est un ensemble de traits narratifs ou descriptifs induisant de façon implicite une représentation culturelle préexistante ; il sera ressenti comme figé et prescriptif (le lieu commun est explicite, courant et consensuel). Enfin le cliché se distingue du poncif par son moindre degré d’usure et une localisation plus étroite : le poncif est une unité textuelle et thématique, reçue comme éculée, rhétorique dans le sens scolaire du mot ; il ne migre pas facilement dans un texte autre que littéraire (dans quelle situation de communication placer le thème du « jardin parfumé où soufflent les zéphyrs printaniers » ?). Le but du cliché serait de séduire, celui du poncif, de littérariser. » p. 11.

[22] Nous pastichons ici le titre de l’ouvrage de Stephen SMITH, Négrologie. Pourquoi l’Afrique se meurt, Paris, Calmann-Lévy, 2003.

[23] MOURALIS, Bernard, Comprendre l’œuvre de Mongo Béti, op.cit., p. 13.

[24] NAUMAN, Michel, Les nouvelles voies de la littérature africaine et de la libération (une littérature « voyoue » ?), Paris, L’Harmattan, 2001, p. 8. Le « hopeless continent » désigne un espace vu comme horizon de malheurs, voué à l’autodestruction, aux intempéries et à la misère.

[25] Français populaire africain (FPA).

[26] BARTHES, Roland, S/Z, Paris, Seuil, 1970, p. 108-109.

[27] BIAKOLO, Anthony, « Entretien avec Mongo Béti », op. cit., p.109.

[28] BIAKOLO, Anthony, « Entretien avec Mongo Béti », op. cit., p.109.