Littérature

DE LA PHILOSOPHIE SARTRIENNE A LA MAGIE CALMONIENNE-L’OISEAU VERT DE CHARLES BERTIN, REINVENTION D’APRES CARLO GO

Ethiopiques numéro 62

revue négro-africaine

de littérature et de philosophie

1er semestre 1999

La notion d’« adaptation » renferme une ambiguïté : elle signifie, d’une part, la transposition d’une oeuvre dans un autre genre et, d’autre part, la mise en scène d’un texte destiné à la représentation [2]. De par son concept la commedia dell’arte se situe, cependant, entre ces deux acceptions, en ce sens qu’elle ne fixe presque jamais les détails du jeu scénique et laisse ainsi toute liberté d’improvisation à l’acteur. Tout ce qu’elle retient dans son canevas, ce sont les grandes lignes du thème théâtral. Devant cet état de fait, il sera tentant d’analyser en détail de quelle manière un dramaturge belge du XXème siècle réalise les renseignements restreints qu’il tient d’un devancier italien du XVIIIème siècle, d’autant plus que l’improvisation n’est plus de mise. Pour modifier la pièce anti-illuministe intitulée L’Augellino belverde afin d’en faire une pièce moderne appelée L’Oiseau vert, Charles Bertin doit à la fois respecter la tradition et en supprimer les éléments démodés, tout en préservant l’esprit de la forme théâtrale, à laquelle Carlo Gozzi a consacré son art.

  1. ÉVOLUTION ET CARACTÉRISTIQUES D’UNE COMÉDIE IMPROVISÉE [3]

C’est au milieu du XVIème siècle que surgit, en Italie, une forme de comédie qui réagit, dans la bonne tradition carnavalesque contre la poussée du savoir et du pouvoir au temps de la Renaissance. Au cours de son histoire qui va jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, elle marquera de son empreinte tous les grands dramaturges européens tels que Shakespeare, Molière, Marivaux et Goldoni [4]. Ce théâtre à canevas est pris en charge par une troupe d’acteurs qui, en cultivant le côté professionnel de leur art, cherche à se distinguer de ce fait, des bateleurs et des fous des foires médiévales. Il s’agit d’un type de spectacle jusqu’alors inconnu qui repose sur un simple canevas et une série de personnages fixes. Si les acteurs se mettent à improviser une comédie d’intrigue à partir de ce matériau, ils se servent d’un certain nombre de motifs prévisibles tels que les amours contrariées, le dédoublement de personnages, les différents quiproquos ou les scènes de reconnaissance. Parmi les personnages, Pantalon, le riche marchand vénitien, fait pendant au Docteur, le prétendu intellectuel bolonais ; à eux s’adjoignent encore les deux valets Arlequin et Brighella, Polichinelle le paysan bavard, Pierrot le rêveur, une « piquante jeune personne » dénommée Ricciolina, les deux jeunes premiers Lélio et Isabelle, ainsi que la sorcière et le Capitaine Matamore. Comme les vieillards, les valets et les amoureux surgissent en des couples où l’un des deux est subordonné à l’autre, le dédoublement de certaines fonctions permet d’établir un réseau d’équivalences, de symétries et d’échos [5]. Pour l’acteur, il suffit d’intérioriser la présentation circonstanciée ainsi que les traits de caractère de ces personnages pour imaginer une intrigue puisque chaque type humain ainsi stylisé permet une exploitation extrême. Ce n’est donc pas l’intrigue qui prévaut, mais plutôt l’acteur qui se trouve singulièrement au centre du jeu dramatique. C’est de lui seul que dépend le succès de la pièce, ce qui attire de plus en plus le public qui a l’impression unique d’assister à un spectacle en train de prendre vie sur scène. Ce que la réflexion relative à l’art dramatique avait au cours des siècles dissocié comme les instances du théâtre : auteur, acteur, personnage, emploi, type, rôle, se retrouve le plus souvent réuni en l’acteur de la commedia dell’arte, qui pratique, à lui seul, tous ces métiers théâtraux [6].

Pour faciliter sa tâche, le comédien choisit un personnage qui convient le mieux à sa disposition d’esprit, afin de le jouer, dans la plupart des cas, tout au long de sa carrière. Comme le masque ne cache que la moitié du visage de chaque personnage, on reconnaît facilement son porteur, il est vrai ; mais ce même type cesse d’être un personnage humain. Alors que le masque de carnaval « voile » un homme, celui de la comédie improvisée « dévoile » la vraie identité de son porteur. Comme c’est le cas de tous les personnages masculins de ce type de comédie, le masque correspond chaque fois aux traits saillants d’un animal qui symbolise le caractère de son porteur [7]. Si le masque permet au spectateur de mieux reconnaître le type humain en question, il demande à l’acteur un entraînement hautement complexe, afin que l’expressivité qui le dépossède de son être, s’enrichisse grâce à cet acte de dépossession même. Autrement dit : le comédien est dans la nécessité de créer à lui seul un personnage [8]. Momentanément à court d’imagination pour une raison ou une autre, l’acteur dispose, à cet effet, d’un certain nombre de lazzi de situations toutes faites, au répertoire desquels il peut avoir recours lors du spectacle. Il apprend par coeur des tirades transmises de bouche à oreille et publiées dans des recueils appelés zibaldone. Tous ces moyens enrichissent, certes, son improvisation, mais l’aident, le cas échéant, à pallier une éventuelle défaillance de sa présence d’esprit. C’est à ce même besoin que répond le canevas qui, affiché dans la coulisse, fournit aux acteurs les grandes articulations de l’intrigue. A partir de celui-ci, ils peuvent gestuellement ou verbalement élaborer une création collective, s’inspirant librement du sujet dramatique qui leur est proposé pour une représentation donnée. Quoi qu’il en soit, ce sont le prologue ou l’épilogue ainsi que les intermèdes musicaux qui fournissent d’habitude une solide structure à son déroulement, Comme la commedia dell’arte se fonde uniquement sur un mode d’improvisation, ce concept artistique exclut toute fixation du jeu scénique en un texte [9].

Dans toute ville, le marché se propose comme lieu de spectacle idéal, parce qu’il accueille, chaque jour, les réalités brutales et les représentations symboliques les plus diverses. Le public sait à l’avance ce dont il s’agit, mais assiste à la représentation pour connaître la manière de procéder des comédiens. Une force dynamique évolue sur des tréteaux relativement restreints : les expressions verbales, gestuelles et corporelles autant que les contacts directs entre acteur et spectateur au cours du jeu. En dépit de la trivialité des sujets et des grossièretés du jeu, le genre littéraire connaît un étonnant épanouissement artistique, puisque ses éléments constitutifs se présentent toujours comme les signes d’une force théâtrale. La description du « monde à l’envers » se donne pour but de libérer le spectateur des contraintes de sa vie quotidienne puisqu’il peut ainsi mettre en doute le monde rationnel de la Renaissance. Cette même libération explique aussi son regain d’importance sous le signe des Lumières [10]

C’est Carlo Goldoni qui, en adepte convaincu de l’optimisme en vogue, tente de réformer la commedia dell’arte dans l’Italie du XVIIIème siècle. A son avis, il faudrait punir les vices et récompenser les vertus, amener le vraisemblable en préférant le naturel des personnages et en faisant d’eux des individus, enfin diviser la pièce en trois actes. En cela, il conteste, cependant, l’esprit de la comédie improvisée laquelle marque sa préférence pour les caractères représentatifs, l’effet scénique, l’indifférence morale [11]. Ce qu’il en fait, c’est une comédie bourgeoise qui s’enferre désormais dans les catégories de la prévisibilité théâtrale. Carlo Gozzi, ennemi juré de cette réforme soucieuse de promouvoir le rationalisme des Lumières, recourra à la commedia à l’ancienne. Membre de la noblesse conservatrice, il critique l’illuminisme qu’il rend responsable de la décadence de son état et s’en prend aux deux genres qui selon lui reflètent la philosophie de l’époque : le théâtre larmoyant de Pietro Chiari et la comédie réaliste de Carlo Goldoni. Pour démontrer qu’on peut se concilier les bonnes grâces du public en utilisant les procédés chers à la commedia dell’arte, il rédige et fait représenter, en un laps de quatre ans, dix fiabe, « fables » théâtrales qui, tout en joignant la satire actuelle au merveilleux classique, connaîtront un énorme succès [12]. Si Carlo Gozzi agit avant tout par esprit d’opposition, il faut lui reconnaître tout au moins une verve satirique, une imagination féconde et une efficacité scénique hors du commun. Il présente à son public étonné des féeries mettant à contribution des sources populaires et ne reprenant de l’ancien personnel théâtral que Pantalon et les trois valets Truffaldino, Tartaglia et Brighella. Le nouveau contenu, formulé par écrit en majeure partie tout au moins, lui sert avant tout de critique de moeurs. Rien d’étonnant à ce qu’il prenne pour cible de sa vengeance le « baragouin » incompréhensible des philosophes. Pour ce faire, il ne respecte même pas la logique du conte de fées. Tout ce qu’il veut véhiculer par ses pièces, c’est le pouvoir qu’une illusion exerce sur le public qui, fait surprenant, l’accepte de bon cœur [13]. Malgré tout le cynisme qui réside en cet apparent « renouveau théâtral », il faut reconnaître que Gozzi a fourni un dernier lustre à une forme théâtrale en voie d’extinction.

II CHARLES BERTIN ET SES SOURCES

Après son Don Juan [14] et son Christophe Colomb [15], Charles Bertin se détourne du sérieux des grands mythes européens pour chercher l’évasion du côté d’un « fou délicieux » qu’est Carlo Gozzi, C’est à raide de « L’Oiselet Beauvert » que le dramaturge belge parvient à recréer une commedia dell’arte en la dotant d’un « dynamisme neuf » [16]. La critique convient du caractère indépendant de cette réécriture dramatique que sera son Oiseau vert et qui, lors de sa création à Bruxelles en 1966, connaîtra un succès triomphal, Bertion le confirme : « Officiellement, c’est une adaptation de Gozzi, mais en réalité, c’est presque entièrement une oeuvre personnelle, puisqu’il s’agit d’une commedia dell’arte dont Gozzi ne nous a laissé que le canevas. Je suis parti d’une trame et j’ai créé tous les dialogues et toutes les chansons. […] » [17] Il enchaîne plus tard : « […] nombre de scènes n’étaient pas écrites dans le texte de Gozzi ; leur contenu était simplement indiqué. […] » [18]. L’auteur belge constate avoir travaillé sur une traduction littérale prêtée par l’un des comédiens du Rideau de Bruxelles [19]. Que, face à la similitude de l’atmosphère féerique et des sujets abordés, cette adaptation d’après Gozzi orientera Bertin vers son Roi Bonheurs [20] personne n’en doute, il convient de noter que, si le concept de la commedia dell’arte à l’ancienne exclut tout texte écrit, celui de Gozzi fixe tout au moins certaines parties du jeu dramatique, mais ne le reproduit pas en entier. Une fois le plan de la pièce établi, Bertin travaille « dans l’atmosphère même des répétitions, ce qui lui a permis de trouver à la fois le rythme, le style et le ton convenant idéalement à un ouvrage de ce genre » [21]. Ce faisant, il se replace délibérément dans cette atmosphère de la création théâtrale qui constitue le propre de la comédie à l’impromptue. Comme un capocomico, l’ancien directeur de la troupe à l’italienne qui, à la différence de son successeur moderne, est également titulaire d’un des rôles, l’auteur belge assiste aux différentes étapes menant à la création définitive de la pièce. Les conditions de la mise en scène ne lui sont pas seulement inconnues, mais il en tient encore compte dans son texte. Dans une « Introduction « , précédant la version imprimée de son Oiseau vert [22], Bertin relate lui-même les problèmes dramatiques et thématiques auxquels le confrontent un vieux texte et un jeune public. Le texte de Gozzi fourmille d’éléments merveilleux et de machineries compliquées devant lesquels s’émerveillait le public vénitien de l’époque ; mais Bertin a devant lui un public belge qui ne retiendrait plus son souffle devant les rencontres miraculeuses entre les héros et les monstres. Qu’on le plaigne ou non, le spectateur moderne ne dispose plus ni de cette innocence, ni de cette fraîcheur de l’imagination qui sont absolument nécessaires à l’accueil honnête de toute pièce théâtrale. La commedia allie le côté fantasmagorique au côté forain, si bien que l’adaptateur doit faire un choix. A la fantasmagorie, il préfère finalement la foire, ce qui le contraint bien sûr à supprimer bon nombre de bêtes fabuleuses. Il garde ce qui est indispensable au déroulement de l’action. Bertin se trouve tout à fait dans la tradition de la commedia dell’arte, en déclarant : « […] j’ai considérablement développé le rôle des masques, ajouté quelques scènes de liaison et resserré l’action pour lui donner plus de force comique et plus de nervosité. C’est sans doute beaucoup de témérité ». [23] Mais cette improvisation même est le propre de la comédie à l’italienne. Seulement, Bertin la fixe par écrit, lui enlève une partie de la spontanéité, mais accorde indirectement à la mise en scène le droit de supprimer certains passages du texte [24]. Si la comédie à l’impromptue de la Renaissance encourage expressément la perpétuelle adaptation dramaturgique, son successeur des Temps Modernes la tolère le cas échéant.

Théâtre itinérant, la commedia dell’arte a besoin de se présenter au public dans chaque nouvelle ville. Mais ceci ne suffit pas à rendre la publicité complète. Aussi se sert-elle également de la « Parade devant le rideau » pour attirer encore plus de spectateurs. Bertin, quant à lui, garde bien volontiers cette pratique foraine, mais l’utilise à d’autres fins, y émettant ses idées poétologiques. A ses spectateurs, il promet d’abord un voyage extraordinaire dans le royaume de Monterotondo, indique ensuite les différents moyens d’expression utilisés lors du spectacle et souligne finalement le caractère insolite des thèmes. S’il y parle de « l’irréalité la plus totale » [25], il se place sous l’enseigne d’une magie toute-puissante afin de motiver une éventuelle absence de liens causaux, voire d’homogénéité événementielle. Bertin introduit toutefois un certain ordre dans le matériau que Gozzi lègue à la postérité [26], car il fait de la comédie en cinq actes une pièce solidement structurée en seize tableaux. Ce faisant, il s’insère dans une tradition dramatique dans laquelle trois phases sont indispensables à la structuration narratologique du drame : la protase fournit l’exposition et met en route les éléments dramatiques ; l’épitase complique et resserre le noeud ; la catastrophe résout le conflit ou retourne à la normalité. Si la Renaissance ajoute au schéma ternaire de l’Antiquité deux intercalations, elle s’avise de développer davantage l’intrigue dans le deuxième acte et prépare le dénouement final ou fournit un dernier suspense dans le quatrième acte [27]. C’est ce découpage dramaturgique que l’auteur belge substitue à l’improvisation partielle que prévoit encore son devancier italien. Même s’il préserve certains personnages de la commedia, il ne laisse plus à l’acteur le choix de l’improvisation, si restreinte soit-elle. Par contre, il se sert de chants, de mimes et de danses pour ranimer l’esprit de la commedia dell’arte [28].

Il est significatif que l’« exposition » choisisse deux valets de la comédie à l’impromptue, Pantalon et Brighella, pour initier le spectateur à la problématique de L’Oiseau vert. Alors que Brighella chante en vers la triste atmosphère pesant sur le royaume, Pantalon décrit en prose les bases d’une intrigue qui repose sur plusieurs méfaits commis par la mère du roi parti en guerre. Brighella, traité de « fou » par les uns et loué comme « prophète » par les autres, rassemble ainsi, en sa personne, les deux possibilités de juger ce « royaume de la féerie » où « l’impossible fait la loi » [29]. La distribution des rôles se traduit déjà dans l’importance accordée à Pantalon dans cet échange naïf d’informations censé permettre au spectateur d’évaluer la suite à sa juste valeur : depuis le départ du roi, voici dix-huit ans, sa mère tyrannise le royaume ; elle a fait mettre en prison sa belle-fille qui y met des jumeaux au monde ; elle veut que la femme de son fils soit enterrée vivante et que les enfants de celle-ci soient égorgés. La reine Tartaglione reprend ainsi le rôle de la vieille « sorcière » italienne, tandis que Pantalon se présente en sauveteur de la femme et des enfants. En suivant Gozzi, Bertin recourt à un stratagème biblique : il empêche la reine de faire mourir le fils et la fille, Pantalon les confiant, dans leur panier d’osier, au courant du fleuve. Brighella, pour sa part, prévoit en bon prophète que le roi Tartaglia retournera dans son pays et que sa femme Ninette ressortira de sa tombe. Cette tyrannie débouchera donc sur une fin heureuse. Mais voilà que le « délire poétique » [30] abandonne Pantalon et qu’il va se payer avec Brighella « deux sous de ratatouille », ce qui fait que cette « exposition » perd de tout son sérieux, se retrouvant donc au niveau d’un simple jeu de mots. Néanmoins, le spectateur apprendra à évaluer les paroles des personnages sur scène, le seuil de cette présentation une fois franchi.

III. LA PHILOSOPIDE ET L’AMOUR

Même si, dans la scène suivante, le spectateur se retrouve dans une simple boutique de saucisses où s’affairent Truffaldin et sa femme Sméraldine, l’auteur continue son sujet dans une perspective différente. Ce qui donne matière à une querelle entre les époux, c’est l’argent qu’il faut dépenser pour Renzo et Barbarine que Sméraldine a trouvés dans un panier d’osier et qu’elle élève depuis dix-huit ans. La querelle entre époux faisant partie du répertoire thématique de la commedia dell’arte, dont les principaux thèmes, le plaisir, les femmes, l’argent, se trouvent ici curieusement réunis [31], Bertin la réutilise à des fins cognitives, car le spectateur commence à comprendre qu’il s’agit là de la fille et du fils du roi Tartaglia. A partir de là, le dramaturge instaure un deuxième niveau de cognition qui place le public dans une situation privilégiée, par rapport au premier niveau de cognition dont disposent les personnages sur scène. Il est vrai que, dans la pièce belge, les origines nobiliaires des deux jeunes gens contrastent avec leur éducation populaire ; mais il faut encore voir dans ce contraste un lointain souvenir du dramaturge italien qui prône les qualités de sa caste. Quand les deux enfants apprennent qu’ils sont des « bâtards », ils ne veillent plus être à charge de leurs parents adoptifs, les quittent et se consolent de pouvoir mettre les enseignements de la philosophie à l’épreuve du monde. S’il y a là un relent de l’anti-illuminisme de Gozzi dressé contre le « baragouin » philosophique, Bertin choisit le chemin de l’élégance, quand il fait de Renzo et de Barbarine des fervents de la « philosophie existentialiste » selon laquelle « l’existence précède l’essence et l’homme est responsable de ce qu’il est… » [32]. En plaçant des citations sartriennes dans sa féerie, il en relativise d’abord la perspective temporelle et enlève ainsi l’atemporalité à sa féerie. Ensuite, il la met en rapport avec l’actualité. En effet, le contenu féerique se double ici d’une autre signification, entrant en concurrence avec les enseignements de la philosophie sartrienne. Il faut voir dans quelle mesure les concepts de l’existentialisme tiennent bon devant la magie toute-puissante de la pièce. Dans le sillage de Gozzi, Bertin se moque de l’inclination des enfants à la fanfaronnade [33], qui les conduit, à force de lire des « livres modernes », à prétendre connaître en détail « la nature philosophique de l’homme » [34]. Si c’est là encore l’ancienne rodomontade de la commedia,parce qu’elle renferme tout l’enrichissement que l’homme peut acquérir grâce à l’acte de la lecture. L’écrivain, de son côté, songe à recréer dans sa fiction un univers plus vrai que la réalité et à le soustraire ainsi à la décomposition générale [35]. Si l’acte de l’écriture interrompt le cours de la vie et en fixe une situation limitée en dehors d’elle-même, la langue commence à s’émanciper, au niveau de la phrase, et transcende celle-ci en un acte de création autonome. La langue doit, certes, rester liée à ce monde, sinon elle ne serait plus compréhensible, mais elle peut s’élever au-dessus de ce monde pour devenir auto-référentielle [36]. Autrement dit, c’est à partir de la phrase qu’il lui est donné de reposer sur elle-même. Et les jumeaux de vite comprendre la nouvelle situation comme une chance unique de connaître le monde et de vérifier les enseignements de la philosophie. Le voyage qu’ils se proposent d’entreprendre, revêt donc une signification initiatique qui exercera une fonction éducative, puisque le voyageur est constamment appelé à relativiser ses connaissances, s’il veut vraiment connaître l’insolite [37]. Ce que l’auteur proposera comme itinéraire herméneutique, son spectateur le suivra tout au long de ce trajet. A son insu, il adoptera les mêmes méthodes.

C’est à cet endroit que Bertin introduit la force de l’amour pour mettre le concept de la philosophie à dure épreuve. Rien n’est en effet plus contrastant que ces notions dont l’une est régie par de froids raisonnements, alors que l’autre trahit et procède de vives émotions. L’auteur prépare cette opposition de longue main. Avant le départ de ses enfants adoptifs, Sméraldine se courrouce de se voir injustement traité par les jumeaux. Comme elle ne comprend rien au discours que lui tiennent les deux adeptes de la philosophie, Barbarine rétorque : « […] notre bonne Sméraldine se fâche ! Voilà où mène l’ignorance de la philosophie » [38]. La femme du marchand de saucisses représente la réaction du peuple qui ne comprend peut-être pas le langage de la philosophie, mais celui du coeur. Quand Renzo lui promet une indemnisation de son amour, elle ne veut pas en croire ses oreilles : « Un jour, en me promenant par égoïsme au bord de la rivière, j’ai vu deux petits enfants qui allaient se noyer. […] Je les ai sauvés par amour-propre, lavés par vanité, nourris par intérêt et torchés pour ma propre satisfaction » [39]. Rien n’est plus brillant que le feu de ces discussions qui opposent des concepts aussi différents que la philosophie du coeur et les raisonnements de l’esprit. Tout ne semble pourtant pas être perdu, quand les jumeaux prennent congé de leurs parents adoptifs, car Barbarine semble « ressentir un petit picotement » aux yeux. Renzo acceptant sinon l’amour pour un homme, du moins l’amour pour la philosophie, il guérira Barbarine d’une dernière faiblesse qu’elle admet avoir pour un « bel oiseau vert » qui a voleté autour d’elle dans la forêt, comme pour lui « témoigner de la tendresse » [40]. A aucun endroit de cette commedia dell’arte, des notions aussi opposées que l’amour et la philosophie ne se retrouvent tellement en contraste l’une avec l’autre. Le sujet général, quant à lui, est désormais évoqué.

Ce qui fait encore défaut, c’est une intrigue amoureuse qui ne tardera pas à être déclenchée par Brighella. Dans un monologue, il s’avise de « secréter » de la poésie en l’honneur de sa bien-aimée Tartaglia, sans cacher au public qu’il table avant tout sur un legs de sa part et qu’il peut se resservir au besoin de cette poésie auprès d’une jeune personne plus appétissante que la reine [41]. Un « interlude chanté » ouvre le tableau suivant, dans lequel Renzo et Barbarine s’efforcent en vain de combattre la faim et le froid sur une plage déserte. Comme il se doit, la philosophie ne leur est plus d’un grand secours, et dès lors, ils en contestent l’utilité. En utilisant cet interlude, Bertin suit encore la tradition de la commedia pour structurer une pièce, courant le risque de se perdre dans un jeu d’imagination illimité, mais s’en sert à des effets différents. Comme il n’a plus besoin, dans un texte fixé d’avance, de brider une quelconque improvisation, il peut l’utiliser afin d’enjamber l’espace et le temps, sans devoir respecter pour autant les impératifs littéraires de la vraisemblance. Ces surprises ne cadrent-elles pas aussi avec le genre de la féerie ? Encore mieux : au cours de ces lamentations, Calmon fait son apparition, le roi des statues au nez déformé et doué de la parole, lequel promet d’exaucer les souhaits des deux enfants en les munissant d’un caillou dont naîtra un palais [42]. Seulement, ce cas magique n’est pas prévu par la philosophie ; bien au contraire, c’est une provocation de tout rationalisme. Pour tout bon entendeur, c’est encore l’esprit de Gozzi qui rôde autour de cette scène. De toute façon, c’est l’art qui, grâce à la magie toute-puissante, vient en aide à l’homme. Cet effet du deus ex machina peut être considéré comme le moyen le plus efficace qu’un dramaturge puisse utiliser pour résoudre d’un seul coup un certain nombre de contradictions dramatiques. Dans L’Oiseau vert, c’est différent, car l’adaptateur belge veut signifier à partir de cette apparition l’intervention d’une force supérieure [43]. Calmon, cette statue qui sait parler, constitue une mise en abyme de l’aspect salutaire de l’art, en ce sens que celui-ci s’anime pour prêter son concours aux hommes en détresse [44]. Si les habitants de Monterotondo ont les mêmes problèmes que les autres hommes sur terre, ils possèdent pourtant un avantage sur eux : le secours de la magie qui, tout au long de la pièce, les sauvera des situations les plus extraordinaires. Leur réussite sera donc tributaire d’une force magique contenue en l’art. Quant aux bases de l’« exposition », elles sont ainsi jetées à la fin du premier acte.

  1. LES ENCHANTEMENTS DE L’ART

A la bonne façon féerique, le deuxième acte voit l’exaucement de deux souhaits : le retour de Tartaglia et l’accomplissement de la promesse de Calmon. Le roi, quant à lui, est un personnage imaginaire, en ce qu’il reprend, conjointement avec Pantalon fait, de plus, premier ministre, des affaires d’État dépourvues de tout sens. Curieusement, la disparition de Ninette ne fait pas l’objet d’une violente dispute opposant le fils à la mère [45]. Comme Renzo se méfie des paroles de Calmon, il ne voit en la richesse promise par le roi des statues qu’une « épreuve » dont triomphera leur philosophie. Cependant, il n’en est pas ainsi ; à l’endroit où Barbarine jette le caillou, s’élève aussitôt un palais magnifique [46]. La magie devient réalité. Le deuxième acte, dont la fonction principale est de développer davantage l’intrigue, est investi par Bertin d’une fonction spéciale, parce qu’il y accomplit les promesses magiques du premier acte. Ainsi l’auteur enjoint-il à son spectateur de prendre la magie au sérieux, voire d’attendre d’elle toute réalisation éventuelle. Les jumeaux, qui peuvent être considérés comme les protagonistes de cette commedia dell’arte, trahissent dans la structure de leurs caractères les origines du conte de fées. D’où l’attente éveillée à propos de l’avenir de ces « bâtards ».

Les ressemblances existant entre le texte bertinien et le conte populaire sont patentes. Voici les caractéristiques de ce dernier : Il s’agit de héros isolés qui quittent très tôt le refuge de la maison paternelle. Ils connaissent aussitôt une situation de détresse dans laquelle l’au-delà leur vient en aide pour résoudre leurs problèmes. Dans ce contexte, ils font preuve d’une aptitude à entrer en contact avec des êtres de toute nature, en particulier des animaux. Lors de leurs itinéraires, ils sont soumis à des épreuves à difficulté croissante. En dépit de tous les détours auxquels doivent se prêter les héros, chaque fois interviennent des améliorations sensibles de leur état antérieur. Comme le conte de fées populaire a tendance à projeter l’intérieur dans l’extérieur, il est tout à fait loisible de pratiquer la méthode inverse. Loin d’être des philosophes qui réfléchissent à chacun de leurs actes, les héros traversent le monde et réagissent spontanément aux événements qu’ils rencontrent sur leur chemin. Ce faisant, lis obtiennent la délivrance de leur errance [47]. Même si la ressemblance avec le conte populaire s’explique par le caractère « fiabesque » de la comédie de Gozzi, ce conte de fées travesti sous la forme d’une pièce de théâtre moderne produit toujours un effet d’initiation. De temps immémorial, on sait que cette initiation même co-existe à la condition humaine, car le cheminement de l’humanité se résume en une série interminable d’épreuves qui doivent être subies par l’homme. A travers le scénario initiatique du conte de fées, perce donc à nouveau ce mythe archaïque qui, dans la psyché profonde de l’homme, continue à transmettre son message et même à opérer des mutations [48].

Au début du troisième acte, Brighella reprend son rôle néfaste de conseiller apparemment amoureux de la reine Tartaglione pour lui expliquer en bon « devin » l’apparition du nouveau palais et le sort de ses habitants. Au lieu de récompenser ses prétendus services par un legs, elle lui demande une autre preuve de sa fidélité, car elle veut tout au moins faire disparaître Barbarine. Le valet lui propose de tabler sur la vanité de celle-ci. Bertin renouvelle par là la discussion qui tourne autour de la question de savoir si la philosophie tiendra bon devant l’amour. Les deux discours que la reine devrait tenir à cette jeune fille inconnue rappellent de loin les formules prononcées de Blanche-Neige devant sa glace. Elle devra dire : « Belle, vous êtes belle. Mais vous seriez plus belle si la pomme qui chante à vos ordres chantait » [49]. Et encore : « Belle, vous êtes belle. Mais vous seriez plus belle si l’eau dorée qui danse à vos ordres dansait » [50]. La perspective qu’on lui offre ainsi, c’est de disposer de deux objets enchantés qui seraient à l’ordre de l’homme. A la bonne façon féerique, le texte n’évoque que l’enchantement qui réside en ces deux objets, mais ne mentionne pas l’usage auquel ils peuvent servir entre les mains des hommes. Tartaglione répond tout à fait à son image de la « sorcière », qui se dissimule sous les traits de la reine, quand elle évoque le danger que court celui qui se rendra dans le jardin de la fée Serpentine. Brighella s’excuse auprès des « mimes », qui lui signifient par des grimaces leur réprobation, en alléguant la « folie féconde » [51] des poètes.

Quant à la structure actantielle de la pièce [52], Brighella et Tartaglione forment le couple malfaisant à qui s’oppose le couple bienfaisant de Tartaglia et de Pantalon. Ce valet entre en action pour faire oublier à son maître la perte de sa femme, en lui présentant la belle Barbarine ; c’est le début d’une intrigue amoureuse qui ne parviendra pas à sa fin, mais qui occupera les personnages pendant un certain temps. Il correspond tout à fait à la structure du conte de fées où le roi croit sa reine morte, alors que celle-ci ne l’est pas, et interviendra à temps pour le sauver d’une union désastreuse avec sa rivale. Il va sans dire que les jumeaux ont à nouveau à leurs côtés Sméraldine et Truffaldin qui sont venus réclamer une indemnisation et qu’ils embauchent comme femme de chambre et bouffon. Quand Renzo avoue à Barbarine qu’il s’est éperdument épris d’une statue de femme, il connaît, avec un certain décalage, la même dégradation de ses principes philosophiques. Il est pourtant dans la logique de la féerie que, pour compenser la perte, l’homme recevra une amélioration en retour. A partir de cet amour que Renzo éprouve pour une statue de pierre, s’instaure un parallélisme avec Calmon qui se ranime, quand besoin est, pour secourir les hommes en détresse. La mise en abyme de l’aspect salutaire de l’art en tant que forme artistique ne représente pour l’instant qu’une virtualité. Elle se double ici de la légende de Pygmalion [53], roi et sculpteur, à la requête duquel Aphrodite anime une statue, dont il est amoureux, afin de la lui donner pour femme. Le spectateur conscient de cette virtualité d’action attendra donc avec impatience le dénouement de L’Oiseau vert. N’est-il pas à prévoir que la philosophie échouera devant la réalisation potentielle de cet amour ? Il n’est pas sans importance que Pantalon évoque la « tragédie » que la pièce frise à cet endroit où Tartaglione qualifie de « légende », voire de « conte de bonne femme » la mort qu’encourra à coup sûr celui qui tentera de se procurer l’eau qui danse et la pomme qui chante dans le jardin de Serpentine [54]. Néanmoins, une commedia dell’arte, qui conteste son propre destin de « comédie », met en doute ses propres perspectives, sinon pour infirmer son propre message, du moins pour créer un certain suspense. Les enchantements se rangent du côté de Renzo sur l’épaule duquel le curieux oiseau vert s’est posé pendant qu’il pleurait aux pieds de sa statue pour lui révéler des secrets : « Il a refusé de me nommer mon père, il m’a parlé de dangers à fuir et de dangers à braver. Il m’a dit que ma statue parlerait un jour. […] Mais tout cela dans un langage si obscur !… » [55].

La magie choisit donc Renzo pour lui transmettre un message incompréhensible au commun des mortels, mais compréhensible à quiconque cherche à traduire les signes de l’au-delà. Que ce soit un noble à qui le destin réserve cette grâce, n’est plus surprenant, quand on se remémore l’héritage de Gozzi qui, à son tour, adopte les vieilles leçons des contes populaires pour véhiculer ses ressentiments anti-illuministes [56]. Comme Barbarine refuse à nouveau Tartaglia avec tous les titres de noblesse [57] dont celui-ci s’avise de nantir l’adorable voisine, le roi révoque son Premier Ministre. Cédant finalement aux instances de sa soeur, Renzo se met, en compagnie de Truffaldin, à la recherche des « deux trésors » qui feront le bonheur de celle-ci [58].

Mais les deux aventuriers doivent capituler devant les obstacles de la grotte et du pommier enchantés. Ils ne se font pas faute de faire appel à Calmon qui survient aussitôt et les aide, non sans leur rappeler l’indispensable réparation de son nez défiguré et la fidélité que les jumeaux avaient jurée à la philosophie. Il apprend à Renzo que seul l’oiseau vert sera capable d’animer sa statue [59]. A la fin de ce troisième acte, ce sont l’amour et l’art, cette fois-ci indissolublement liés, qui reprenant la promesse déjà faite à Renzo par l’animal énigmatique, l’emportent sur les dangers que peut renfermer la magie. Face à la philosophie, plus importe l’amour, car il permet de surmonter les obstacles du monde. L’homme qui en est conscient, se dispense d’un raisonnement quelconque. Il lui suffit simplement de s’adonner à l’initiation émotionnelle que lui offre la magie, sous réserve bien sûr qu’il n’entende plus la voix de la raison.

  1. UNE FABLE PROCHE DU DRAME

Le quatrième acte fournit encore un dernier suspense à l’intrigue. Pour ne pas retarder davantage le dénouement final, Bertin dissout la structure ternaire des objets enchantés en une structure binaire. La pomme qui chante et l’eau qui danse ont été rapportées par Renzo à Barbarine, sans que celui-ci ait couru de risque. Sous le titre de l’« orgueil » , il avait esquissé une adolescence férue de ces dogmes philosophiques dont il faut vite rabattre face à la réalité quotidienne [60]. Les expériences magiques que leur inflige l’amour doivent nécessairement mener à une modestie philosophique. Si la philosophie sartrienne exclut d’abord l’autre, en ce sens qu’on peut se créer soi-même, le sentiment amoureux parvient finalement à l’inclure, voire de faire de lui l’« essence » de sa propre vie. C’est vers « une fin heureuse à un dénouement enfantin » [61] que le dramaturge oriente l’intrigue de sa pièce. Brighella fournit un dernier moyen à Tartaglione pour contrer l’union du roi avec sa belle voisine, celui de demander l’oiseau vert à Barbarine. Le valet retarde le déroulement de l’action, en ne chuchotant ce projet qu’à l’oreille de sa maîtresse, mais ses intentions deviennent manifestes, à partir du moment où toute la compagnie se sert du « Diable à soufflet » pour se rendre dans la forêt.

Dans son Oiseau vert, Bertin se remémore les trois tentations qui assiègent son Christophe Colomb et les transpose à nouveau dans sa féerie [62]. Il les intègre dans son concept des trois épreuves à difficulté croissante que doivent subir Renzo et Barbarine. Quand Truffaldin les chasse en leur révélant leur bâtardise, ils sont confrontés à une épreuve d’ordre matériel qui leur fait vite comprendre que la fidélité qu’ils ont jurée à la seule philosophie ne leur rapportera rien. Aussi n’est-il pas surprenant qu’une statue, qui parle, soit en mesure de leur offrir le salut. Ils apprennent peu à peu que ce monde obéit à un ordre différent. L’épreuve spirituelle se présente sous la forme d’un appel que Tartaglione adresse à la vanité de Barbarine pour empêcher l’union de celle-ci avec son fils. A cette occasion, la vieille reine lui demande deux trésors que Renzo cherchera à rapporter pour donner vie à une statue dont il s’est épris à corps perdu. En voulant attraper l’oiseau vert à qui il est donné d’animer cette statue, Renzo est pétrifié. Calmon, appelé à l’aide par Barbarine, la soumet à une épreuve d’ordre sentimental ; là, elle se rend compte de la vanité qui a rapproché son frère de la mort. Face à cette prise de conscience, la magie rend la vie aux statues de pierre. L’oiseau vert révèle à chacun son identité, récompense les innocents et punit les coupables. La magie est désormais en état d’expliquer l’inexplicable : Renzo et Barbarine sont les enfants du roi Tartaglia, ce qui exclut tout mariage entre père et fille ; sa femme Ninette n’est pas morte, ce qui lui permet de retrouver son mari ; la statue de la femme de Renzo ; l’oiseau vert se retransforme en roi de Terre-d’Ombre et sera le mari de Barbarine. Les couples se nouent ou se renouent, si bien que l’homme conscient de la force qui réside en lui est comblé par la réalisation d’un amour qui ne concerne pas seulement l’autre, mais qui l’intègre dans sa propre personnalité. Seuls les deux coupables, Brighella et Tartaglione, trouveront leur juste punition : le valet vivra dans la peau d’un âne et sa maîtresse sera expédiée chez les singes. Calmon, quant à lui, réclame à nouveau la réparation correcte de son nez. A la bonne façon féerique, le monde a retrouvé l’ordre d’antan. Le désordre déclenché par l’égoïsme des hommes, que ce soit sous la forme du maléfice ou de la philosophie, se présente d’ores et déjà comme un état passager que tout homme peut dépasser grâce à ses qualités de coeur. Seul Calmon symbolise l’éternel principe d’une magie bienfaisante, car le côté malfaisant se trouve du côté des êtres humains.

Le dramaturge belge s’écarte une nouvelle fois des enseignements de son devancier italien, quand il insère la mise en abyme de l’aspect salutaire de l’art dans son texte. Mais il passe encore outre, car il y implique même sa propre poétique. C’est en Brighella qu’il réunit la « poésie » [63] et une « folie », laquelle s’avère être de la « prophétie ». Ce faisant, Bertin infirme les reproches qu’on a coutume d’adresser au « délire poétique », tout au moins capable d’offrir une forme appropriée à une magie régissant effectivement le monde. La pièce frise la « tragédie », il est vrai ; mais cette remarque est plutôt génératrice d’une auto-ironie susceptible de sensibiliser le spectateur à ses moyens de perception. A la fin de la pièce, tous les personnages s’adressent au public pour lui rappeler qu’il s’agit d’une « fable », qui a failli être un « drame ». A partir de cette constatation, la réinvention étourdissante d’après Gozzi qu’est L’Oiseau vert révèle sa propre catégorisation en tant que forme littéraire cachant en sa profondeur des trésors magiques que se doit de rechercher tout spectateur.

  1. ENTRE CHRISTOPHE COLOMB ET LE ROI JEAN

Dans l’évolution théâtrale de Charles Bertin, la réinvention d’après Carlo Gozzi se situe entre son Christophe Colomb et son Roi Bonheur, chose à première vue non évidente. A y regarder de près, on constate pourtant des moyens dramaturgiques qu’il emprunte à la pièce précédente, pour les modifier dans L’Oiseau vert, non sans les développer davantage dans sa pièce suivante. De sa pièce colombienne, il reprend d’abord l’idée de faire sortir les héros de leur entourage habituel. L’itération lui sert à établir une double temporalité, dont l’une des séquences permet à l’autre d’être jaugée dans toute sa profondeur. Si le message de la pièce est modifié à partir de la fin qui perce tous les secrets ayant pu s’accumuler tout au long du jeu scénique, l’apparente prospective s’écroule sous l’effet d’une rétrospective rectificatrice. A partir de là, s’instaure donc un processus de cognition comparative tel que, dans son esprit, le spectateur repasse en revue les grandes idées de la pièce. Il sait désormais que la prétendue extériorisation de faits historiques ne cache que la véritable intériorisation de problèmes humains. Si cette observation est valable pour le Christophe Colomb, elle ne l’est pas moins pour L’Oiseau vert : les apparents enseignements de la philosophie s’avèrent inopérants devant le véritable pouvoir de la magie. Les trois tentations que doivent subir les protagonistes font également partie de ce concept qui, sous l’effet de la féerie, les métamorphose en trois épreuves à difficulté croissante. Ce schéma ternaire affecte, lui aussi, le nombre des objets enchantés qui ne constituent, sous leur prétendue qualité d’appât, qu’un autre moyen pour mettre, là où défaut l’esprit, le coeur des hommes à l’épreuve. Bertin garde le triomphe final de la noblesse, que celle-ci soit comprise comme état de la société ou comme disposition du caractère, reliquat de la philosophie platonicienne selon laquelle l’extérieur n’est qu’une image de l’intérieur. Le dramaturge belge suit le même prétexte, lorsqu’il présente une intrigue amoureuse qui n’en est pas une, car la future épouse du roi se trouve être sa fille.

Si l’acte de la lecture peut élargir la connaissance du monde, cette conviction n’est pas opérante pour les livres de philosophie, car les jumeaux n’auront pas la possibilité de « se créer » selon renseignement sartrien, mais c’est la magie calmonienne qui est en état de les aider en définitive. Une philosophie qui exclut l’autre n’est pas valable dans ce royaume extraordinaire ; à l’amour seul, il est donné d’inclure l’autre et de lui assigner la place qu’il lui faut. Il est significatif que ce soit une statue, une forme d’art donc, qui découvre aux adolescents les virtualités de l’existence. Même si les hommes ne tiennent pas les promesses qu’ils donnent à Calmon, celui-ci les aborde toujours avec la même bienveillance. Une prophétie qui se donne parfois des airs de folie n’en reste pas pour autant opérante. Seulement, il faut rechercher l’esprit primesautier de l’adolescence pour pouvoir s’adonner à cette force magique.

C’est grâce à la création d’un monde, lequel fait « concurrence » à Dieu [64], que Bertin prépare son Roi Bonheur. Tartaglia et le Roi Jean sont deux seigneurs haut placés qui règnent sur de petits royaumes théâtraux. Ils sont unis par un malheur identique, parce qu’ils ont perdu la femme qu’ils aiment. Le successeur de Tartaglia ne laissera pas au destin le soin de prendre les ficelles des marionnettes humaines en main [65] ; tout au contraire, il se servira de la duperie fondamentale qui l’entoure afin de l’utiliser selon son gré et d’arpenter les confins du dérisoire. L’absurdité des décisions qu’il prendra pour le prétendu bien de l’État, renferme une bonne dose de critique sociale. Tout au long d’une pièce présentant tous les agréments de la commedia dell’arte, il sera le meneur du jeu qui, pour ne pas être reconnu comme tel, aura besoin d’un certain déguisement qui lui permettra d’observer ses créatures à la dérobée. Comme dans L’Oiseau vert, il apprendra l’importance d’une innocence enfantine qu’il trouvera en Albine, sa femme-enfant. Celle-ci lui permettra le retour aux sources de la vie humaine et l’aidera à sortir de son désespoir passager. Pour le public, il sera important de concevoir qu’il ne faut plus opérer de distinction entre la réalité et le rêve. Ce qui est poésie aujourd’hui, peut devenir réalité demain. Il faut donc prendre conscience de cette force magique qui réside en l’homme pour pouvoir retrouver les grands enchantements de l’enfance.

En fixant la totalité du jeu scénique par écrit, Charles Bertin va encore plus loin que Carlo Gozzi. S’il place son action dans une atmosphère de foire, ce choix esthétique permet de prendre certaines libertés à l’égard de son scénario. La critique en convient : il faut voir son Oiseau vert comme une réinvention réussie de L’Augellino belverde [66], dont il actualise l’aspect de « bouffonnerie satirique » [67]. Le dramaturge belge en garde, certes, les récriminations de son devancier italien contre les enseignements vains de la philosophie, mais il le fait pour démontrer la puissance de la magie, voire l’aspect salutaire de l’art.

[1] H. KlüppeIholz est Docteur ès Lettres, Maître de conférences à l’Université de Duisbourg (Allemagne).

[2] Cf. Patrice PAVIS, Dictionnaire du théâtre, (Paris, Messidor/ Éditions sociales, 1987), p. 32-33 (« Adaptation »).

[3] Pour tout détail supplémentaire, le lecteur Intéressé se reportera à l’excellente monographie de Michèle CLAVILIER et de Danielle DUCHEFDELAVILLE, Commedia dell’arte, Le jeu masqué, (Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble. 1994), pp. 11-84.

[4] Cf. W. Theodor ELWERT, « Die europäische Rolle der Commedia dell’arte » in Universitas, 41- année, no 9 (Stuttgart. 1986), p. 939 952, qui donne un aperçu détaillé de l’évolution du genre.

[5] Voir à ce sujet La Grande Encyclopédie, éd. en 22 vol. (Paris, Larousse, 1971-1981), 1. 5, p. 3094-3096 (« Commedia dell’arte »).

[6] Jacques SCHERER, Dramaturgies du vrai-faux, (Paris, Presses Universitaires de France, 1994) consacre un petit chapitre à « Triomphe et mort de la commedia dell’arte » (Ibid., p. 96-99).

[7] Cf. CLAVILIER/DUCHEFDELAVILLE, op. cit., p. 42.

[8] L’idée est empruntée à Maurice SAND, Masques et bouffons de la comédie italienne, (Paris, A. Lévy fils, 1862), « Avant-propos ».

[9] Cf. SCHERER, op. cit, p. 98.

[10] Commedia dell’arte, Eine Bildergeschichte der Kunst des Spektakels, éd. par David ESRIG. (Nördlingen, Greno, 19851, ne réunit pas seulement une importante iconographie à ce sujet mais essaie également de dégager les conditions de représentation et d’esthétique du jeu scénique.

[11] Cf. Wolfram KRöMER, Die italienische Commedia dell’arte, (Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 19761, p. 60-63 (« Goldon »).

[12] Cf. La Grande Encyclopédie, ed. cit., t. 9, p. 5505-5506 (« Carlo Gozzi [Venise 1720 – id. 18061] ».

[13] Cf. KRÔMER op. cit., p. 63-65 (« Gozzi »).

[14] En ce qui concerne les grandes lignes de cette pièce, on se reportera à la « Lecture » critique du texte par Paul ARON in Charles BERTIN Don Juan, (Bruxelles, Labor, 1988), p. 107-130.

[15] Voir notre article intitulé « L’Esthétique de l’oeuvre littéraire : Charles Bertin et son Christophe Colomb » in Les Lettres Romanes, t. 46 (Louvain, 1992), p. 321-337

 

[16] Les citations sont de Georges SION, « Réception de M. Charles Bertin » in Bulletin de l’Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises. t 46 (Bruxelles, 1968), p. 131-145. v. p. 140.

[17] Dans une lettre du 29 septembre 1993.

[18] Dans une lettre du 16 avril 1995.

[19] Cf. à ce sujet la lettre précitée.

[20] Nous essayons seulement de percer « Les secrets de la filiation littéraire : du Caligula de Camus au Roi Bonheur de Bertin » in Bulletin de l’Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises. 1. 71 (Bruxelles, 1993), p.265-288.

[21] D’après La Dernière Heure du 9 février 1993.

[22] Carlo GOZZI, L’Oiseau vert, Adaptation française par Charles BERTIN, Bruxelles, Les Cahiers du Rideau, 1977), p. 9-14 (« Introduction »). Toutes les citations renvoient à cette édition.

[23] Cf. L’Oiseau vert, p. 14 (« Introduction »).

[24] Cf. ibid., p. 17 [Les passages entre crochets ont été supprimés lors de la reprise de L’Oiseau vert en 1977].

[25] Cf. L’Oiseau vert, p. 18.

[26] Carlo GOZZI, Opere. Teatro e polemiche teatrali, éd. par Giuseppe PETRONIO. (Milan : Rizzoli, 1962)

[27] D’après PAVIS, op. cit., p. 25-27 (« Acte »). v. p. 26.

[28] Cf. DELBART, op. cit., p. 132

[29] Cf. L’Oiseau vert, p. 21.

[30] Cf. ibid., p. 24.

[31] Cf. ESRIG, op. cit., p. 178.

[32] L’Oiseau vert, p. 32.

[33] Cf. DELBART, op. cit., p. 150.

[34] Cf. L’Oiseau vert, p. 32.

[35] Cf. DELBART, op. cit., p. 240-241.

[36] Quant à ce concept de l’auto-référence, on se reportera à Karlheinz STIERLE, « Die Absolutheit des Âsthetischen und seine Geschichtlichkett » in Kolloquium Kunst und Philosophie, 3 vol. éd. par Willi OELMÜLLER, t. 3 : Das Kunstwerk (Paderborn, 1983). p. 231-282.

[37] Horst et Ingrid S. DAEMMRICH, Themen und Motive in der Literatur, Ein Handbuch, (Tubingue, Francke, 1987), p. 127-133, inventorient les connotations majeures du voyage littéraire (« Fahrt »)

[38] L’Oiseau vert, p. 32.

[39] Ibid., p. 33.

 

[40] Cf. ibid., p. 35-

[41] Cf. ibid., p. 36-37

[42] Cf. ibid., p. 37-42.

[43] Pour le « deus ex machina », voir PAVIS, op. cit., p. 116-117.

[44] DELBART, op. cit., p. 187. n. 49, fait la même observation

[45] Cf. L’Oiseau vert, p. 43-56.

[46] Cf. ibid., p. 56-57.

[47] Cf. ibid., p. 56-57.

[48] Cf. Mircea ELIADE, – « Les savants et les contes de fées » in Nouvelle Revue Française, t. 4 (Paris, 1956), p. 884-891.

[49] L’Oiseau vert, p.62

[50] Ibid., p.63

[51] Cf. ibid.

[52] Cf. Algirdas J. GREIMAS, « Les Actants, les acteurs et les figures » in Sémiotique narrative et textuelle, éd. par Claude CHABROL. (Paris, Larousse, 1973), p. 161-176.

[53] Cf. Elisabeth FRENZEL, Stoffe der Weltliteratur, 4e éd. rev. et corr. (Stuttgart, Krôner. 1976), p. 616-619 (« Pygmalion »)

[54] Cf. L’Oiseau vert, p. 78.

[55] Ibid., p. 80.

[56] Cf. Helmut FELDMANN, Die Fiabe Carlo Gozzis, Die Entstehung einer Gattung und ihre Transposition in das System der deutschen Romantik, (Cologne/Vienne, Böhlau, 1971), p. 55-64.

[57] Dont le titre de la « marquise de Clermond-Frimousse » que Bertin réutilisera dans son Roi Bonheur (Bruxelles : André De Rache, 1966), p. 34-35.

[58] Cf. L’Oiseau vert, p. 81.

[59] Cf. ibid., p. 90-92.

[60] Cf. DELBART, op. cit., p. 150.

[61] L’Oiseau vert, p. 105.

[62] Cf. DELBART, op. cit., 187. n. 48, ainsi que notre article relatif au Christophe Colomb, p. 332-333.

[63] Cf. L’Oiseau vert, p.59

[64] Cf. Charles BERTIN, « Autoportrait avec groupe » in Quaderni di Francofonia no 4, Cheminements dans la littérature francophone de Belgique au XXe siècle, éd. par Anna SONCINI, (Florence, 1986), p. 160.

[65] Jean MOGIN, « Un oiseau vert dans le théâtre d’un poète » in L’Oiseau vert, p. 3-5, se trompe, quand il déclare que Tartaglia se sert de l’absurde, lui aussi (Cf. ibid., p. 4).

[66] Voir, à titre d’exemple, les comptes rendus d’André PARIS, « L’Oiseau vert, une réussite exceptionnelle » in Le Soir [Bruxelles] du 9 février 1963 et de Georges SION, « L’Oiseau vert, un enchantement » in Les Beaux-Arts du 15 février 1963.

[67] Cf, FELDMANN, op. cit., p. 59.