Philosophie, sociologie, anthropologie

LE MODÈLE D’UNE NATION PAR LE COUSINAGE À PLAISANTERIE. DE LA PLURALITÉ IDENTITAIRE À L’IDENTITÉ NATIONALE

Éthiopiques n°92. Littérature, philosophie et art

De la négritude à la renaissance africaine

1er semestre 2014

LE MODÈLE D’UNE NATION PAR LE COUSINAGE À PLAISANTERIE. DE LA PLURALITÉ IDENTITAIRE À L’IDENTITÉ NATIONALE

Traiter la question de la relation identitaire au sein d’un État de droit et d’une démocratie revient à réfléchir sur les crises identitaires qui secouent les États, singulièrement en Afrique. Ces crises résultent, dans la majorité des cas, d’une double interférence de l’identitaire dans le champ de la vie politique et de l’individuel au sein de l’identitaire. Ce « cercle relationnel » qui apparaît repose le débat politico-philosophique qui a comme objet la démocratisation par les individualités ou bien la démocratisation par la prise en compte de la pluralité culturelle. Et à travers ce débat, on constate d’une manière plus ou moins manifeste la continuité du débat entre le traditionalisme et les Lumières. Si, dans le dernier courant, les normes de la société doivent se baser sur l’homme-autonome kantien [2], le premier courant, quant à lui, incarne la prise en compte de la réalité sociohistorique des hommes.

Seulement, à observer le déroulement des événements, on se rend à l’évidence que ces deux courants ont tout intérêt à sortir de leurs « gangues » afin d’aboutir à une voie qui favorise la construction d’une nation stable et durable. Car si la société de l’homme-autonome conduit à la hantise de l’isolement – dans le sens que lui donne Alexis de Tocqueville [3]–, il n’en est pas de même de la société multiculturelle qui peut conduire à un cloisonnement, voire des conflits identitaires tels qu’on les observe dans les différents pays. Or l’objectif de toute nation, c’est de construire une société humaine paisible et viable. Et pour atteindre cet objectif, chaque société a besoin non seulement de l’homme-autonome, mais aussi de la richesse multiculturelle [4]. Pour ce faire, nous allons explorer une nouvelle piste afin d’élaborer une dynamique qui permet de construire une unité nationale à partir de la pluralité identitaire, et ce, dans le respect de l’individualité de chaque citoyen. Notre principale piste est celle du cousinage à plaisanterie. En effet, l’application du cousinage à plaisanterie dans la constitution de l’empire du Mali témoigne de la vertu d’unification et surtout de l’efficacité de cette pratique culturelle. Étant la passerelle entre groupes identitaires, le cousinage à plaisanterie est un outil par excellence qui permet de bâtir une identité nationale fiable, stable et durable. C’est dans cette optique que nous allons, avec l’appui de la pensée ricoeurienne, faire ressortir le modèle de nation qui peut résulter de cette pratique culturelle. Ce modèle repose sur deux axes principaux : le décloisonnement identitaire au sein d’une nation, et la constitution de la familiarité entre les différentes identités de ladite nation.

  1. LE DÉCLOISONNEMENT DES GROUPES IDENTITAIRES

Pour aboutir au décloisonnement des groupes identitaires, nous allons passer par deux sous-points principaux : le premier concerne le rôle de relais que joue l’individualité entre les groupes identitaires, et le deuxième va traiter de l’ouverture entre les différents groupes identitaires.

Individualité comme relais entre les groupes identitaires

Tout décloisonnement des groupes identitaires au sein d’une nation n’est possible que si dans chacun des groupes il y a une reconnaissance plus ou moins tacite de la dimension individuelle de ses membres. Nous allons analyser cette reconnaissance par le canal du cousinage à plaisanterie. Pour ce faire, nous partirons d’un postulat simple : « Toute nation démocratique est fondée sur l’égalité de ses membres. Mais par leurs appartenances aux groupes identitaires, les citoyens se distinguent ».

Ce postulat nous permet de faire ressortir dans une première approche l’homogénéité par l’égalité individuelle et la différence par la filiation (appartenance à des identités historiques et culturelles), qui peut conduire à la rupture d’égalité comme les castes (symboles de la hiérarchie sociale). Et dans le cas du cousinage à plaisanterie, il existe effectivement deux grandes ailes : l’aile masculine ou les maîtres et l’aile féminine ou les serviteurs. Nous pouvons ainsi expliquer ce postulat par une logique simple.

Soit A : l’identité Kanuri et B : l’identité Peul.

Dans le cousinage à plaisanterie, le Kanuri est femme/ serviteur du Peul. Alors, on a :

A < B.

Et la deuxième identité, notamment celle de l’individu.

Soit C qui est un élément (descendant) de A, et D qui est un élément de B.

Logiquement : C< D.

Cependant, dans la logique de l’égalité, on a : C = D.

Deux problèmes se posent à ce niveau.

Le premier est la différence des communautés dans un rapport disproportionné, à l’image de A< B. Là, les deux communautés ne coïncident pas, c’est-à-dire que la différence est irréductible. Ils sont aussi différents qu’un homme et sa femme. En d’autres termes, l’union des deux identités (communautés) existe, mais elle est nulle, c’est-à-dire qu’elle est neutre, sans effet. Cela signifie que leurs natures ne s’associent pas pour donner une communauté de nature. Il n’existe pas de communauté qui, dans sa nature, forme une communauté des cousins plaisants, puisque le cousinage à plaisanterie suppose la différence. Par exemple les Arawa, étant descendants des Kanuri, sont les cousins plaisants des ces derniers. Mais malgré cela, ils ne forment pas une communauté unique qui dépasse leur différence, à savoir la relation entre maître et serviteur. Au contraire, c’est sur celle-ci qu’a pris source la pratique entre les deux communautés.

Le deuxième problème exprime, quant à lui, une égalité des individus des deux communautés. On a : C = D. Donc si C = D, cela implique que D = C. Alors C + D = D + C. Ce qui revient aussi à C + C = D + D. D’où C + D = 2C comme C + D = 2D.

Dans ce contexte, il ressort leur capacité d’union et d’égalité. Celle-ci réside dans l’individualité. Dans ce cas précis, l’égalité devient une valeur individuelle. Du coup, nous pouvons résumer cet état de fait comme suit : les communautés alimentent la différence et les individualités expriment l’égalité, ce qui nous permet de mieux ressortir les deux points qui marquent la pratique culturelle.

Ainsi, pour mieux cerner ce double visage du cousinage à plaisanterie, nous pouvons analyser le rapport interne et externe à la communauté.

Dans une première vue, il est possible de partir de l’idée formelle de la différence entre les communautés. À ce niveau, l’on peut considérer que la différence des communautés ayant des membres égaux n’est pas de nature, mais elle est de taille ou de forme. Celle-ci est axée sur la valeur et la taille numérique, c’est-à-dire que c’est une relation entre le groupe qui a plus de membres et celui qui en a moins. Cependant, dans le cadre du cousinage à plaisanterie, la forme et la taille ne définissent pas la supériorité. Le nombre ne définit pas le rapport entre les cousins plaisants. C’est, au contraire, une question de principe qui se pose. La relation prend corps dans les valeurs qui régissent la communauté de façon intrinsèque, ainsi que dans les relations entre les communautés. D’où on comprend aisément que le cousinage à plaisanterie se fonde sur les lois et non sur la valeur numérique.

Seulement, nous savons que chaque membre est doté d’une double identité. Il est égal à lui-même, c’est-à-dire sa propre valeur ; de même il est égal à la valeur de son identité historique et culturelle. Par exemple, être un Keita [5] dans l’empire du Mali n’est pas synonyme de roi. Ce nom donne une valeur singulière au porteur, car il appartient à la famille régnante du Manden ; il est donc un potentiel roi. À cet effet, nous pouvons dire qu’en dehors de la valeur humaine que l’on retrouve chez lui, l’individu qui porte ce nom porte en lui l’âme d’une famille, voire d’un empire. Cette double identification permet, d’une part, à l’individu d’appartenir à son groupe identitaire et, d’autre part, d’être un simple citoyen d’une nation. Ce qui, d’emblée, met en évidence la connexion entre l’état social et l’état groupal.

Alors, en s’appuyant sur cette ambivalence de l’individu, il appert que les groupes identitaires ne constituent pas en eux-mêmes une remise en question de l’ordre et de l’unité nationale. Au contraire, par la double identification de l’individu, une passerelle peut naître afin d’établir une ouverture entre, dans un premier temps, chaque groupe identitaire et le corps social, et, dans un deuxième temps, d’établir une ouverture entre les groupes identitaires au sein de l’identité nationale. Or la menace pour l’unité nationale est toujours relative à la lutte des groupes identitaires au sein du corps social, ce qui montre la nécessité de la cohésion entre les différents groupes. Et cette cohésion ne peut se réaliser que par et dans l’ouverture entre les différents groupes identitaires existants.

L’ouverture identitaire

L’ouverture entre groupes identitaires – par le canal du cousinage à plaisanterie – au sein d’une nation est une avancée significative. Cette ouverture peut être un moyen adéquat qui permet le rapprochement de la pluralité en vue de construire une unité nationale. Car admettre que les différents groupes identitaires communiquent entre eux, c’est d’un autre point de vue soutenir le fait qu’il n’existe pas un véritable solipsisme identitaire. Et pour davantage saisir cette relation, revenons sur le cousinage à plaisanterie dans sa substance.

D’une manière générale, notons que le cousinage à plaisanterie se base sur une chaîne de comportements bienveillants et conciliants entre les cousins plaisants. Ces comportements sont non seulement d’ordre humain dans son sens général, mais aussi et surtout spécifique entre eux. En effet, la bienveillance et l’humanité entre les cousins plaisants se distinguent de l’humanité courante dans les sociétés africaines. À lire les textes sur les différentes cultures des sociétés traditionnelles de l’Afrique, l’un des premiers éléments qui frappe l’esprit est la révérence accordée à la vie de façon générale. Celle-ci est perçue comme sacrée dans tout objet naturel, et spécifiquement l’homme. Elle est la manifestation du Dieu-créateur et fait maintenir la vie. Ce respect de la vie se manifeste aussi dans l’exaltation de la diversité qui est la source principale de la richesse de la vie commune et surtout de la reconnaissance mutuelle. Ce qui stipule l’existence d’un certain nombre de règles de conduite que les cousins plaisants doivent observer, et dont l’une des principales règles est celle évoquée infra.

Interdiction de faire couler le sang de son cousin

Ces règles orientent les cousins plaisants et définissent clairement les bases et la réalisation du cousinage à plaisanterie. Et l’un des points principaux dont nous pouvons faire cas, dans cette logique, est celui de l’unification des hommes, tout en conservant leurs diversités historiques et culturelles. À cet effet, on peut relever deux démarches principales.

La première est celle du maintien de la diversité. Elle se manifeste dans la conservation de chaque identité historique et culturelle, et rejette de façon implicite l’assimilation d’une culture par une autre culture. Aucune culture n’est meilleure qu’une autre, elles sont toutes une production de l’homme, cela, en fonction de la réalité de son milieu. Ce qui soustrait l’esprit d’antagonisme entre les cousins plaisants. D’où l’idée selon laquelle ces derniers sont de la même famille, c’est-à-dire qu’ils sont entre eux des frères et des sœurs.

La deuxième démarche est celle de l’ouverture entre les cultures. À ce niveau, le cousinage à plaisanterie prône l’ouverture et le dépassement progressif de chaque identité historique et culturelle. C’est la voie de la communication entre les groupes identitaires. À travers cela, le cousinage à plaisanterie devient porteur des valeurs qui s’imposent implicitement à l’individu. Et nous pouvons les résumer dans les points qui suivent.

Le dialogue et non l’endiguement

À ce niveau, le cousinage à plaisanterie fait intervenir le devoir de la non-indifférence, c‘est-à-dire que chaque individu a l’obligation de ne pas rester insensible face à son cousin plaisant. Et ce devoir se base sur la communication constructive. Il s’agit du rapport ironique qui naît entre les cousins plaisants. De ce fait, nous pouvons noter deux points essentiels, à savoir : l’écoute active qui instaure une interaction, et la rétroaction qui permet d’échanger les points de vue. Et dans cet esprit, la critique permet de se faire une idée de soi-même aux yeux des autres, afin de s’adapter à leurs attentes. Cette phase permet l’échange avec l’autre et la clarification en cas de malentendus.

La coopération et non la confrontation

L’objectif poursuivi dans ce contexte est de prévenir les conflits armés et violents en minimisant le rapport de force entre les cousins plaisants.

L’ouverture et non la crispation identitaire

Ici, il s’agit de la reconnaissance de la culture des autres dans leurs forces et leurs limites, mais aussi de la prise de conscience des forces et des limites de sa propre culture.

De plus, il faut préciser que dans ces deux démarches on constate la présence d’un double sens. Il s’agit de vouloir conserver les différences et les dépasser. Mais ce double sens correspond effectivement à la double identité que l’on retrouve dans la pratique culturelle du cousinage à plaisanterie. Et nous pouvons souligner que quelles que soient les formes de sa manifestation, l’identité s’affiche dans deux catégories : l’identité historique et culturelle de l’individu, et son identité individuelle et personnelle.

Cette ouverture ne peut se réaliser que dans un modèle de dialogue et de rapprochement qui gomme la distance existant entre les groupes identitaires. Pour ce faire, nous allons voir le modèle de la familiarité à partir du cousinage à plaisanterie.

  1. L’ÉGALITÉ DANS LA DIVERSITÉ : LA FAMILIARITÉ

Pour bâtir une nation, il ne suffit pas de favoriser le dialogue entre les différents groupes identitaires, il est aussi nécessaire d’établir une société basée sur l’égalité entre les citoyens. Car les conflits identitaires prennent toujours leurs sources à partir du sentiment d’injustice et d’inégalité sociale. Ceci dit, nous allons aborder dans ce point les deux voies principales que l’on retrouve au sein du cousinage à plaisanterie : l’équivalence patronymique et le passage du couple à la nature humaine.

L’équivalence patronymique

Rappelons d’emblée que l’une des premières décisions prises pendant la rencontre de Kurukan Fuga [6] fut celle de l’équivalence entre patronymes. Cette décision manifeste la volonté de créer une identité collective. Cette dernière est fondée à partir du sentiment d’attachement au sang, qui anime chaque groupe identitaire. Cela traduit ainsi l’idée selon laquelle la pluralité n’est pas exclusivement synonyme de dispersion ; au contraire, elle est la base sur laquelle l’unité d’une nation doit nécessairement être construite, donc diversité. On voit alors se dessiner progressivement le fil conducteur, qui permet d’aboutir au décloisonnement définitif des groupes identitaires : la construction manifeste d’une familiarité.

Tout d’abord, notons que la familiarité est le lien d’équivalence qui naît à partir du cousinage à plaisanterie. À travers cette équivalence patronymique, la pluralité cède la place à la communion. Il ne s’agit plus de groupes identitaires différents, mais d’une famille collective à multiples facettes. Pour traduire cela dans un langage concret, prenons, à l’image de Hegel, l’exemple d’un morceau de sucre. Nous savons que celui-ci est composé de la couleur, de la saveur, du poids, de la forme, etc. Pourtant, la présence de cette diversité ne signifie pas nécessairement un conflit : la saveur n’entre pas en conflit avec le poids, la couleur n’entre pas en conflit avec la forme. Au contraire, c’est l’ensemble de ces éléments qui participe à la constitution du morceau de sucre.

Ensuite, cette relation entre les patronymes-équivalents (cousins plaisants) est rendue fluide par la plaisanterie. En effet, la plaisanterie constitue le signe distinctif du cousinage à plaisanterie. Elle se manifeste par le jeu : ironie, satire, voire lutte physique entre les cousins plaisants, et ce, dans l’esprit de rendre vivant le pacte ancestral qui est à la base du cousinage à plaisanterie, ce qui veut dire que la plaisanterie résulte non pas exclusivement des liens du sang, mais de la promesse. En ce sens, elle se distingue de la parenté biologique pour devenir la parenté symbolique. Et cette dimension fait du cousinage à plaisanterie un acte de contrat, c’est-à-dire l’engagement volontaire pour l’édification d’une identité collective à laquelle les différents groupes identitaires participent pleinement.

D’un autre point de vue, par la plaisanterie, la pluralité identitaire devient un moyen d’échange, de partage et de la joie de vivre en communauté. Cette vertu de la plaisanterie permet une prise de distance entre les cousins plaisants. Cette prise de distance est non seulement relative à la différence entre ceux-ci, mais aussi elle permet à chacun des cousins plaisants de se détacher de sa propre identité historique et culturelle, de poser un regard critique et objectif sur son groupe identitaire et celui de son partenaire de jeu. De ce fait, nous pouvons sans coup férir affirmer que la plaisanterie est une source de détachement à deux niveaux. Seulement ce double détachement s’effectue sur fond d’appartenance, c’est-à-dire que chaque cousin plaisant se reconnaît et s’accepte comme membre de son identité historique et culturelle.

Enfin, pour mieux asseoir cette familiarité au sein de l’identité nationale, un détour dans la pensée de Paul Ricœur nous est nécessaire. Pour ce faire, nous allons commencer par la notion de « monde de texte ». Celle-ci traduit les deux pôles essentiels et constitutifs du texte. Il s’agit du sens et de la référence. Le sens du texte est non seulement le contenu de celui-ci, mais aussi l’objectif que se donne l’auteur à travers le texte, alors que la référence est la liaison que peut avoir le texte avec le monde réel, ce qui veut dire que la référence implique la fondation du texte sur la réalité. Ainsi, Ricœur résume ces deux dimensions du texte comme suit : « Son sens, c’est l’objet idéal qu’elle vise ; ce sens est purement immanent au discours. Sa référence, c’est sa valeur de vérité, sa prétention à atteindre la réalité » [7].

Il faut surtout dire que c’est à partir de ces deux pôles que l’analyse de Ricœur prend une tournure précieuse pour notre réflexion. Cette tournure n’est rien d’autre que l’intégration de la notion de « littérature ». Par l’idée de la littérature, Ricœur introduit l’idée de la fiction dans sa réflexion. Il s’agit, dans ce contexte, de la possibilité de fonder la référence sur l’irréel. Et la possibilité de fonder la dimension référentielle sur la fiction peut nous permettre de clarifier avec aisance les axes référentiels de la plaisanterie. Nous avons, à la limite, martelé l’idée selon laquelle, lors de la plaisanterie, le cousin plaisant ne se réfère pas obligatoirement à la réalité de son partenaire de jeu. Il crée par la satire une fiction ou bien postule une image historique qui, à la limite, est susceptible de déréaliser. Or le partenaire de jeu peut ne pas être ce que l’image de la satire fait ressortir de lui, d’ailleurs il ne l’est pas dans la majorité des cas. À cet effet, nous voyons progressivement se dessiner une autre forme de distanciation : celle de la recréation et de l’intégration des « variations imaginatives », que la littérature opère sur le réel. En effet, Ricœur soutient l’idée selon laquelle l’imagination occupe une place de choix dans la relation avec l’autre, c’est par l’imagination que le sujet personnel et individuel peut se projeter dans l’autre. Ce qui signifie que l’imagination est la première piste qui mène à l’autre en tant que sujet comme soi-même. À la différence de la référence aux faits ordinaires, Ricœur postule que l’imagination est une référence du « deuxième degré », c’est-à-dire qu’elle permet d’établir l’épochè du monde concret qui est sujet à notre perception.

C’est ainsi que cette introduction de la fiction nous autorise à affirmer que la plaisanterie, en tant que parenté symbolique, est une projection d’un monde nouveau. C’est un monde qui appelle au dépassement du particularisme identitaire pour intégrer l’universel. Par cette idée de dépassement, il n’est pas ici question d’un éventuel projet d’abolition pure et simple des particularités ; le dépassement, ici, signifie plutôt s’appuyer sur les particularités identitaires pour atteindre l’identité collective. Pour ce faire, nous pouvons souligner que la plaisanterie invite à une mue du monde, cela dans l’esprit de former la famille nationale à partir de la diversité identitaire de la population de ladite nation. Et cette mue s’effectue en deux temps : la formation d’un couple à l’échelle de la nation, et celle de l’unité de l’identité nationale. Dans le sous-point qui suit, nous allons traiter de ces deux configurations.

Du couple à la nature humaine

Nous avons déjà vu que dans le cousinage à plaisanterie il n’existe que deux grandes ailes qui se livrent au jeu. Et vouloir étendre cette configuration à l’identité revient à transformer le corps social en un véritable couple. Ce remodelage du corps social (qui est déjà effectué par Soundjata Keita) fonde la nation sur le modèle de la famille. Dans cette perspective, chaque citoyen, par le simple fait d’appartenir à un groupe identitaire, devient mari ou maître d’un autre citoyen, ou bien femme ou serviteur d’un autre citoyen. Il peut aussi être à la fois mari et femme au sein du corps social. C’est ainsi qu’à partir de cette image, on voit naître une dimension duelle de la société. Cette dimension n’est pas comme celle de Karl Marx c’est-à-dire un état plutôt perpétuel entre les dominants et les dominés ; elle est le symbole de la complémentarité, de la vie et de l’espérance au sein du corps social. De plus, elle ne signifie pas une bipartition tranchée ; au contraire, les deux grands groupes (ailes cousines) se nouent dans l’identité androgyne, donc ontologique, ce qui traduit d’une manière souterraine l’égalité qui existe entre les différents membres du corps social. Or dans le cousinage à plaisanterie, le couple n’est rien d’autre que le couple primordial de la tradition africaine, couple qui incarne la perfection héritée de son créateur, ce qui stipule que la notion du couple ici rejoint l’idée de la participation de l’autre dans l’être du cousin plaisant, comme le souligne L.V. Thomas :

La réalité devient encore plus complexe si nous nous rappelons que le « moi » négro-africain peut intégrer des éléments étrangers (ancêtre réincarné ; participation à l’être d’une personne appartenant à une ethnie autre) mais aussi associés soit par le pacte du sang, soit par l’alliance cathartique : c’est ainsi qu’il y a du Bozo dans tout Dogon (Mali) et réciproque ; d’où le sens profond qu’on peut accorder à la parenté [8].

En s’appuyant sur cette assignation de Thomas, nous pouvons retenir l’idée selon laquelle le cousin plaisant est non seulement lui-même, mais aussi son partenaire de jeu qu’il incarne. Dans cette perspective, nous pouvons aisément affirmer que le cousinage à plaisanterie peut constituer un système pratique du « transfert analogique de l’ego » que nous pouvons résumer avec Ricœur comme suit : « La métamorphose du monde, selon le jeu, est aussi la métamorphose ludique de l’ego » [9].

À partir de ce résumé, nous comprenons aisément que l’idée du transfert analogique concerne le moi de chaque personne. Et de ce point de vue, nous pouvons préciser que cette intégration ontologique entre les cousins plaisants signifie que chaque homme porte en lui une femme, comme chaque femme porte en elle un homme. Cet état de fait nous ramène à la conception africaine de la nature humaine. En effet, à travers la représentation de la nature humaine, la tradition africaine postule que l’homme est constitué de ces deux sexes complémentaires. Cela signifie que l’homme est double, qu’il est le dépassement des frontières qui existent entre, non seulement les considérations sociales concernant la division des rôles et des classes, mais aussi le dépassement des cultures, qui se résument la plupart par le matriarcat et le patriarcat. Il est le fruit de la participation à ces deux réalités. En d’autres termes, il existe au sein de chaque individu une dimension androgyne symbolique. Celle-ci rappelle l’héritage de la gémellité originaire dont chaque individu est porteur, comme l’illustre ce texte de Marcel Griaule :

Le génie dessina sur le sol deux silhouettes superposées, deux âmes dont l’une était mâle et l’autre femelle. L’homme s’étendit sur des ombres et les prit toutes deux. Il fut fait de même pour la femme.

Ainsi, chaque être humain, dès l’origine, fut nanti de deux âmes de sexes différents, ou plutôt de deux principes correspondant à deux personnes distinctes à l’intérieur de chacun. Pour l’homme, l’âme femelle siégea dans le prépuce. Pour la femme, l’âme mâle fut supportée par le clitoris [10].

En plus de ce caractère androgyne symbolique, l’homme porte en lui la parcelle de l’autre, notamment son prochain, d’une manière indifférente, c’est-à-dire sans distinction de sexes ni d’appartenance.

À revenir alors à notre ligne d’analyse, on constate que le cousinage à plaisanterie s’implante dans le tréfonds de l’être humain. Il recouvre toutes les dimensions de l’individu, à savoir l’individualité, le groupe d’appartenance et la relation entre les deux. Seulement cette réflexion se limite uniquement au cercle de l’individu et son groupe d’appartenance. Alors nous pouvons affirmer, dans cet esprit, que l’homme incarne non seulement sa singularité de sujet individuel, mais aussi, la diversité nationale, à commencer par son groupe d’appartenance. Et particulièrement dans le cousinage à plaisanterie, cette incarnation prend forme dans l’égalité de valeur entre les cousins plaisants, c’est-à-dire que la différence entre les deux n’existe que d’une manière limitée au niveau historico-culturel et individuel. Et pour expliciter ce point, prenons une fois de plus le cas des graines de clavicules ou bien graines primordiales appelées « po » chez les Dogon. Comme le définit Germaine Dieterlen [11], les « po » constituent les graines de la personnalité, qui siègent d’une manière symbolique dans les clavicules de chaque individu. Ces graines déterminent l’état de pureté ou bien d’impureté de la personne. Elles sont bien ordonnées sauf dans le cas d’une transgression de la loi établie, état dans lequel celles-là deviennent agitées ou ‘’se battent‘’, comme le souligne Germaine Dieterlen. Et dans ce cas, l’individu doit se purifier pour éviter, soit la diminution ou la perte de l’énergie vitale, à savoir le nyama, soit le châtiment pur et simple des ancêtres ou bien de Dieu. Pour ce faire, la purification du transgresseur nécessite impérativement la participation de son cousin plaisant. Cet état de fait met en exergue de façon manifeste le rôle que joue le cousin plaisant dans la constitution du sujet individuel.

Ils partagent tous les deux une même réalité ontologique. Dans cette logique, la distance entre l’individu et son cousin plaisant n’existe que par la distance physique, qui sépare chaque individualité. Mais dans la réalité, le cousin participe à l’être de son cousin plaisant. Et nous pouvons dire que cette donnée confère davantage la signification singulière de la « nation cousine » ou « nation des cousins ». Mais il faut préciser que celle-ci a juste une existence symbolique, comme l’est l’identité nationale. En tout état de cause, il appert que la nation cousine est le symbole vivant du dépassement de tout clivage négateur entre homme-femme et entre les identités historiques et culturelles (groupes identitaires). Il n’existe que le cousin plaisant dans sa forme unitaire, c’est-à-dire au-dessus de toute distinction ; il est lui-même et est son autre, comme l’est tout citoyen dans un État de droit. Nous pouvons faire ressortir le caractère abstrait de cet état de fait à partir de cette démonstration simple :

Soit A’ la valeur de A qui représente le peuple Kanuri par exemple. Et soit B’ la valeur de B qui représente les Peuls. Nous savons que ces deux groupes (A = Kanuri, et B = Peul) sont des cousins plaisants.

Posons que chaque groupe équivaut à lui-même et à sa valeur. On a A = A’ et B = B’.

Et rappelons que chaque individu est et possède la valeur de son groupe. La valeur de C (sachant que C = membre de la communauté A), qui est C’, est égale à la valeur de A qui est A’. Donc C = C’ et C’ = A’ parce que C = A. Puis, D = D’ et D ’= B’, car D = B. (Sachant toujours que D = membre de la communauté B).

Or C = D. Cela implique que C’ = D’. Si C’ = A’ et D ’= B’, nécessairement C’ = B’ comme D’ =A’. D’où aussi A’ = B’.

Autrement dit, si les identités individuelles se valent dans la familiarité, cela signifie qu’il y a une homogénéité de valeur entre les deux groupes identitaires, ainsi que tous les membres desdits groupes identitaires.

Alors, par le cousinage à plaisanterie, on aboutit non seulement à l’équivalence entre les différents groupes identitaires, mais aussi et surtout entre tous les membres de ces groupes, ce qui permet d’aboutir à une identité supérieure, qui porte en son sein tous les groupes identitaires, et qui se base sur l’égalité entre les membres de ces différents groupes.

CONCLUSION

Édifier une identité nationale à partir de la pluralité identitaire constitue un défi pour les démocraties en général, et singulièrement africaines. Et faisant nôtre cette entreprise, nous nous sommes intéressés au cousinage à plaisanterie, pratique traditionnelle de la prévention et de la gestion des conflits, pour construire un modèle atypique. Et par cette voie, il s’avère que le cousinage à plaisanterie est effectivement en soi une dynamique qui permet d’aboutir à l’« un » à partir du multiple. Finalement, loin de servir de moyen pour accéder au pouvoir ou bien pour brimer le tissu social, on constate que par le cousinage à plaisanterie, toute revendication à caractère ethnocentrique se transforme automatiquement en une négation de sa propre appartenance à son groupe identitaire, et à une instrumentalisation pure et simple des membres dudit groupe. Ainsi, loin de devenir un vestige, le cousinage à plaisanterie peut bien servir de modèle pour une nation multiculturelle.

BIBLIOGRAPHIE

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NIANE, Djibril Tamsir, « La parenté à plaisanterie : origine historique, fonction préventive et régulatrice dans l’espace ouest-africain », in Initiative de valorisation des capacités africaines endogènes dans la gouvernance et la prévention des conflits, tome 2, octobre 2005, (www.oecd.org/dataoecd/59/31/…).

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TOCQUEVILLE, Alexis de, Démocratie en Amérique, Paris, Union Générale d’Éditions, 1963.

[1] Université Rennes1, FRANCE

[2] KANT, Emmanuel, Qu’est-ce que les Lumières, Paris, GF-Flammarion, 1991, p. 43.

[3] Selon Alexis de TOCQUEVILLE, cet isolement peut servir de base au despotisme, puisque les citoyens sont tellement isolés que l’État peut les écraser progressivement, Démocratie en Amérique, Paris, Union Générale d’Editions, 1963.

[4] Cf. TAYLOR, Charles, Multiculturalisme, différence et démocratie, traduit de l’américain par Denis-Armand Canal, Paris, Aubier, 1994.

[5] Famille régnante de l’empire du Mali, cf. KI-ZERBO, Joseph, Histoire de l’Afrique noire, d’hier à demain, Paris, Hatier, 1972.

[6] Cf. NIANE, Djibril Tamsir, « La parenté à plaisanterie : origine historique, fonction préventive et régulatrice dans l’espace ouest-africain », in Initiative de valorisation des capacités africaines endogènes dans la gouvernance et la prévention des conflits, tome 2, octobre 2005, p. 13, (www.oecd.org/dataoecd/59/31/…).

[7] RICŒUR, Paul, Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, p. 126.

[8] THOMAS, L.V., « Le pluralisme cohérent de la notion de personne en Afrique noire traditionnelle », in La notion de la Personne en Afrique noire, Paris, L’Harmattan, 1973, p. 387-388.

[9] RICŒUR, Paul, op. cit., p.131.

[10] GRIAULE, Marcel, Dieu d’eau. Entretiens avec Ogotemmêli, Paris, Fayard, 2002, p. 28

[11] DIETERLEN, Germaine, Les Dogon, notion de personne et mythe de la création, Paris, L’Harmattan, 1999, Chap. 2, p. 33-40.

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