Philosophie

CULTURES, TRADITIONS ET IDENTITES : LE DIFFERENTIALISME A L’EPREUVE DE LA MONDIALISATION

Ethiopiques n°71.

Littérature, philosophie, art et conflits

2ème semestre 2003

« Si nous avons fait de vous des peuples et des tribus, c’est en vue de votre connaissance mutuelle » (Coran, XLIX, 13).

Dans quelle mesure le contexte de la mondialisation peut-il être tenu pour un nouveau paradigme à l’intérieur duquel la question de l’identité pourra être pensée à nouveaux frais ? Que les cultures et les traditions soient des créations dynamiques susceptibles d’évoluer, et donc de se réinventer au fil du temps, cela ne fait aucun doute. Il semble toutefois que l’ouverture du monde portée par la globalisation, dès lors qu’elle fait se télescoper les cultures et les confronte pour ainsi dire à l’exigence de faire l’expérience et l’épreuve de l’altérité, soit plus qu’une simple opportunité de vérifier ce que l’on savait déjà à ce sujet.

Il se pourrait, en effet, que ce qui se joue dans la mondialisation, au regard des mutations technologiques sur lesquelles elle s’appuie, et qui, d’une certaine manière, l’ont rendu possible, soit plus qu’un simple progrès technique, au sens usuel du terme, et plus qu’un simple épisode dans le devenir-monde du néo-libéralisme. Elle semble comporter des exigences qui, à terme, pourraient être porteuses d’une conjoncture nouvelle à l’intérieur de laquelle la thèse de l’incommensurabilité des paradigmes, fondatrice du différentialisme porté par le culturalisme, pourrait se révéler définitivement inadéquate.

Nous tenterons dans ce qui suit, en une démarche qui se voudra volontiers prospectiviste, de saisir les enjeux théoriques et culturels de cette mutation qui est avant tout d’ordre technique, étant entendu que l’innovation technologique, loin de se réduire seulement à une plus grande maîtrise de l’homme sur la nature – ce qu’elle est en fait -, est toujours aussi porteuse d’un monde culturel possible.

Dans une première approximation, on peut caractériser la mondialisation comme un processus d’unification de la planète, c’est-à- dire comme un mouvement grâce auquel les différentes parties du monde, qui ont jusque là vécu dans une relative autonomie, deviennent de plus en plus proches, du fait de la réduction des distances consécutive à l’essor sans précédent des moyens de communication. C’est cette tendance à l’unification qui fait qu’à certains égards le monde devient pour ainsi dire de plus en plus petit, ce que traduit l’expression paradigmatique, devenue poncif, de « village planétaire ». Le trait le plus caractéristique de cette nouvelle configuration du monde, c’est, comme on sait, l’interdépendance croissante d’espaces économiques, d’entités politiques et d’univers culturels jusque là plus ou moins séparés, mais dont les destins apparaissent aujourd’hui de plus en plus liés.

De ce point de vue, la mondialisation se définit comme un contexte à la fois technique, politique et culturel dont la radicale nouveauté réside dans le fait que l’idée de frontière pourrait ne plus avoir, dans un proche avenir, la signification exclusive de limite et de séparation qu’elle a eue jusque là, mais aussi celle de passage et d’ouverture. Déjà, nous savons qu’aucune entité politique ou économique ne peut plus subsister en autarcie, ni être à elle seule maîtresse de son destin, quelle que soit par ailleurs sa puissance sur l’échiquier international. Ainsi, à l’ère du système-monde dominé par un centre hégémonique opposé à une périphérie dépendante, semble se substituer petit à petit un univers de plus en plus polycentré où chaque entité, en fonction des atouts dont elle dispose, peut apparaître, sous certaines conditions, comme un centre de décision réel ou potentiel, capable d’influencer, sous certains rapports, l’évolution du système.

Pour cette raison, on peut légitimement supposer que les concepts de centre et de périphérie, tels qu’ils ont été mis en chantier par Samir Amin, pourraient perdre dans un proche avenir quelque chose de leur sens originel, car le monde semble s’orienter désormais vers des formes d’organisation inédites qui pourraient remettre en cause l’idée même d’une polarité figée, entre un centre inamovible et une périphérie dont le destin est à jamais scellé. En effet, tout se passe comme si les différentes parties du monde, dans la mesure où elles vont peser de plus en plus les unes sur les autres et interagir en un vaste mouvement d’échanges et de réciprocité, semblent de concert inaugurer une forme nouvelle d’équilibration dont la caractéristique principale pourrait être l’instabilité permanente. [2]

Par cette brève caractérisation, il s’agit de montrer que ce qui définit la mondialisation – et cela, à notre avis, c’est le terme anglais de globalisation qui le rend de la façon la plus adéquate -, c’est que le monde est en passe de devenir un espace unifié, ce qui revient à dire qu’en dépit de leur enracinement local, les problèmes politiques, écologiques, économiques, etc. se posent désormais à l’échelle planétaire. Il y a ainsi comme une dialectique du local et du global qui fait que ce qui affecte une partie du système peut avoir immédiatement des répercussions parfois inattendues sur la totalité de celui-ci.

On aurait tort, cependant, de limiter cette globalisation au seul domaine économique, comme nous y invite une certaine conception réductrice qui a tendance à n’y voir qu’une stratégie de redéploiement du néo-libéralisme. Au-delà de cette volonté hégémonique réelle du capitalisme monopolistique mondial, il faut aussi savoir y lire les linéaments d’un monde en gestation, quelque chose comme un potentiel éthique qui, quoique non encore formulé de façon adéquate, se donne pourtant à voir dans la façon dont, par exemple, l’exigence de liberté s’est répandue à travers la planète.

Ainsi, on peut voir qu’aux plans juridique, culturel et éthique, des questions tout à fait inédites commencent à hanter la conscience humaine. L’exemple le plus éclairant à cet égard est sans doute la façon dont la question des droits de l’homme s’est transformée sous nos yeux : en moins d’une décennie, en effet, l’idée que l’humanité est une, malgré les barrières raciales, linguistiques et religieuses, s’est imposée au point de balayer le sacro-saint principe de la souveraineté des Etats, qui pouvait encore, il n’y a guère, protéger les pires dictatures de la réprobation internationale.

Cette idée d’une unité du genre humain, qui jusque là n’avait été qu’une pure abstraction que l’on croyait devoir laisser à l’interrogation des seuls philosophes, a presque fini de s’imposer aujourd’hui comme la référence qui va de plus en plus déterminer, pour une bonne part, l’évolution des relations internationales. Désormais, aucun Etat ne peut plus bafouer les droits de l’homme sans s’attirer l’ire de la « communauté internationale », et cela au nom de ce concept radicalement nouveau qu’est le droit d’ingérence qui, à l’occasion, se fait aussi devoir d’ingérence. [3]

En dépit de toutes les critiques – légitimes – que l’on peut formuler à l’endroit de la mondialisation, il faut reconnaître qu’elle rend techniquement possible l’unification de la planète. En d’autres termes, elle dessine une configuration technique à l’intérieur de laquelle l’unité culturelle et politique du monde peut devenir une réalité, malgré les pesanteurs et les contraintes de toutes sortes qui s’y opposent. [4]

Cette mutation a fait apparaître un nouveau champ théorique que les sciences sociales ont commencé à investir. Le droit international par exemple, pour les raisons que l’on sait, est en train de s’y renouveler, en mettant en place un cadre juridique susceptible de répondre aux nouveaux défis auxquels la planète doit faire face.

Mais le plus fascinant est sans doute le télescopage, devenu inévitable à la faveur de l’explosion des flux migratoires, d’univers mentaux et culturels répondant de légitimations symboliques parfois radicalement hétérogènes. Dominique Wolton, à propos de cette nouvelle donne, attire notre attention :

« (…) dans une société où l’information et la communication sont omniprésentes, dit-il, l’enjeu ne concerne pas le rapprochement des individus ou des collectivités, mais au contraire la gestion de leurs différences ; non la célébration de leurs ressemblances, mais celle, beaucoup plus complexe, de leurs altérités. Il n’y a rien de plus dangereux que de voir dans la présence de techniques sans cesse plus performantes la condition du rapprochement entre les hommes. C’est même le contraire. Plus ils sont proches les uns des autres, plus les différences sont visibles, plus il faut garantir certaines distances pour supporter les dissemblances et réussir à cohabiter ». [5]

La grande nouveauté qui va ainsi déterminer pour une large part la physionomie du monde de demain va résider dans cette gestion des altérités. Déjà on peut voir qu’au processus d’unification et d’ouverture de la planète s’oppose une autre dynamique, tout aussi universelle, de raidissement et de crispation identitaires, que l’on pourrait sans doute caractériser comme une réaction de défense, donc de désarroi, face à ce qui apparaît – à tort ou à raison – comme une menace de submersion des identités alternatives et des cultures minoritaires.

Du Nord au Sud, en effet, la résurgence des micro-identités comme alternatives à la domination d’un système perçu comme impersonnel peut être analysée comme l’expression d’un besoin de réenracinement et d’appartenance à des univers symboliques plus sécurisants : tout se passe comme si on voudrait appartenir à quelque chose de plus concret et de plus palpable pour affirmer sa singularité et faire pièce au danger, réel ou supposé, d’uniformisation des cultures. Il y a ainsi comme une redécouverte du terroir, des coutumes ancestrales, de l’ethnie, du village, de la langue, bref une redécouverte du local qui se traduit par une sorte de folklorisation de l’espace public. [6]

Mais il se trouve que dans certains contextes politiques en crise cette revendication s’exprime dans des discours parfois ouvertement séparatistes. Cela se traduit alors presque toujours par ce que l’on pourrait appeler un choc des narcissismes, dont on peut voir qu’il est gros des plus grands dangers, surtout lorsque ce choc a pour théâtre un même espace politique. Dans les pays du Nord, par exemple, ce sont presque toujours les mouvements d’extrême droite xénophobes et racistes qui portent ces revendications, tandis qu’au Sud, où la construction nationale est dans la plupart des cas encore inachevée, cette quête de l’origine se traduit souvent par des guerres tribales qui compromettent dangereusement, et pour des années, l’édification de l’Etat national. L’usage politique du concept d’ « ivoirité » par exemple, supposé fournir à la notion de « citoyenneté ethnique » un contenu théorique cohérent, donne une idée des dérives qui peuvent découler de l’exploitation politique de ce besoin d’appartenance somme toute légitime, lorsqu’il est manipulé par des politiciens opportunistes.

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il est légitime de supposer, et l’actualité la plus récente nous y invite malheureusement, que les conflits qui vont désormais éclater de par le monde vont être de plus en plus des guerres de religion ou des conflits interethniques. Quoi qu’il en soit, on peut d’ores et déjà retenir que la question de la co-existence des cultures va déterminer, dans les années à venir, la question de l’édification de l’Etat national, étant entendu qu’il n’y a plus au monde une seule nation mono-culturelle. Le problème semble pourtant fort simple, car il ne s’agirait que de déterminer dans quelle mesure il serait possible de faire co-exister dans un même espace politique des cultures et des religions différentes, en respectant les droits et les différences de chacune.

L’hypothèse qui oriente ici notre propos, c’est que le paradigme différentialiste qui a jusqu’ici guidé les recherches en sciences sociales va apparaître, au regard de l’évolution que nous avons rapidement caractérisée, de plus en plus intenable. Par paradigme différentialiste on entendra tout le corpus anthropologique et ethnologique qui a accompagné le mouvement de la décolonisation, et qui a dessiné les contours théoriques du tiers-mondisme au début des années 60. Signalons que dans le contexte politique et idéologique de l’après guerre, où l’anthropologie culturelle s’est donnée comme la conscience théorique des mouvements de libération nationale, il s’agissait de s’opposer, grâce aux ressources de l’ethnologie, à l’impérialisme occidental en revendiquant pour les peuples du Tiers monde, notamment ceux d’Afrique, la reconnaissance de leurs cultures dominées. C’est dans ce cadre, par exemple, que s’inscrit le programme de défense et illustration des cultures du monde noir porté par le mouvement de la Négritude.

Mais, comme on sait, cette revendication a pris dès le départ une orientation résolument relativiste, puisqu’elle a consisté, dans la plupart des cas, à présenter les cultures africaines comme des créations spécifiques, et par conséquent radicalement différentes de toutes les autres. L’esprit qui les anime serait alors si singulier et si spécifique qu’il serait impénétrable à quelqu’un qui appartiendrait à une autre culture. La thèse de l’irréductibilité des cultures, qui était à cette époque le paradigme dominant, était alors l’expression d’une attitude politique, une manière de se défier des implications idéologiques qu’était supposé véhiculer à son insu l’humanisme classique qui, dans sa volonté d’unifier le genre humain, en était venu à ignorer les différences de cultures.

En fait, ce qui était visé derrière cette exigence de l’humanisme classique, c’est le progressisme naïf [7] de la philosophie des Lumières, qui voyait dans la grande culture philosophique de l’Europe du XVIIIe s., la réalisation la plus parfaite et la plus achevée de l’esprit humain à laquelle il fallait à tout prix hisser les autres peuples de la Terre. Contre ce préjugé ethnocentriste naïf, il fallait évidemment réaffirmer avec la plus grande vigueur la radicale hétérogénéité des cultures non occidentales. Mais, parce qu’elle s’est délibérément orientée dans une perspective nettement relativiste, cette quête de l’identité s’est mise à la recherche d’essences figées et spécifiques à opposer à l’Occident, et c’est dans cette perspective que Senghor, par exemple, dans une démarche que l’on a rapprochée des fameuses thèses essentialistes et racistes de Gobineau et de Lévy-Bruhl, aura ce mot terrible qui a suscité moult commentaires : l’émotion est nègre, la raison est hellène.

C’est qu’il s’agissait de se poser en s’opposant à l’Occident, et chez beaucoup d’auteurs négro-africains, ce discours de la contre identification – discours piégé ! [8] – ne pouvait prendre à leurs yeux que la forme d’un anti-universalisme de principe qui a consisté à dire, en gros, que chaque culture, quelque étrange qu’elle puisse paraître, se justifie pleinement lorsqu’on la situe dans son contexte. C’est ainsi que Ruth Benedict, dans un souci légitime de sauvegarder la spécificité des cultures dominées du Tiers monde et dans le but de contrer l’hégémonie culturelle de l’Occident, écrit :

« Les cultures ne sont pas seulement des assortiments hétérogènes de pratiques et de croyances. Elles ont certains buts vers lesquels leurs pratiques sont dirigées et que poursuivent leurs institutions. Elles ne diffèrent pas seulement l’une de l’autre parce que tel trait est présent ici et absent là ou parce que tel autre trait se trouve dans deux régions sous deux formes différentes. Elles diffèrent plus encore parce qu’elles sont orientées comme totalités dans des directions différentes. Elles avancent le long de routes différentes à la recherche de fins différentes, et ces fins et moyens d’une société ne peuvent être jugés dans les termes d’une autre société, essentiellement parce qu’ils sont incommensurables ». [9]

 

Cela veut dire qu’en fonction des finalités qui leur sont propres, les cultures ont des physionomies particulières irréductibles les unes aux autres, et cette spécificité est si radicale qu’il est impossible de se donner un horizon qui leur soit commun et qui permettrait de confronter sainement leurs différences. Chaque culture aurait dès lors une téléologie propre et, par conséquent, selon une expression célèbre de Nietzsche, son propre langage du Bien et du Mal, ce qui revient à dire que non seulement l’humanité est plurielle puisqu’elle n’est faite que de différences, mais qu’en plus l’universalité des valeurs n’est dans le fond qu’un mythe. Nous serions alors sur un plan où il n’y a que du donné, c’est-à-dire un monde de faits purs, autrement dit rien que des cultures et des valeurs particulières qui toutes se valent, et, qui plus est, ne font signe vers aucun principe transcendant qui pourrait se donner comme norme universelle à partir de laquelle il serait possible de les juger. Puisque tout se vaut, alors plus rien ne permet de juger, encore moins de critiquer même les pratiques les plus barbares. En d’autres termes, tout est permis.

Ce qui se joue ainsi dans ce discrédit des valeurs universelles, c’est, en définitive, au regard des postulats politiques de l’anthropologie culturelle, l’exigence de mettre en place ce que l’on pourrait appeler une pédagogie de la tolérance et du respect de la différence. Or cette apologie de la différence, dont on sait qu’elle a été éminemment progressiste dans son contexte d’apparition, apparaît aujourd’hui de plus en plus intenable. Nous pensons que l’approche différentialiste, dans sa volonté de sauvegarder les spécificités culturelles de chaque peuple, ne peut s’empêcher de tomber très souvent dans le travers qui est exactement celui qu’il voulait combattre, et qui consiste à justifier – à son insu – l’exclusion et la haine.

En effet, en faisant éclater l’unité du genre humain, ce qui revient à décliner l’humanité au pluriel et à s’en faire une conception quasi zoologique, comme si les différents groupes humains étaient des espèces animales différentes, l’approche différentialiste se condamne à faire des cultures des univers clos et irrémédiablement fermés les uns aux autres. Dès lors, l’Autre ne peut plus apparaître que sous les traits du barbare, puisque l’on ne partage avec lui aucun horizon de sens qui pourrait faire accepter sa différence. Tout au plus, pourrait-on avoir à son égard cette attitude de « tolérance » qui consiste à le tenir à distance et qui, d’une certaine manière, confine au mépris. [10]

On peut voir qu’au regard de la nouvelle donne que constitue la mondialisation, ce relativisme outré apparaît aujourd’hui de plus en plus intenable, aussi bien d’un point de vue éthique, théorique que politique [11]. Nous avons vu que ce qui va désormais définir la mondialisation sera de plus en plus sa capacité à faire s’entrechoquer les cultures, en les obligeant à s’ouvrir à l’altérité et à faire ainsi l’épreuve douloureuse de la différence.

La grande originalité de la situation historique actuelle, ce qui fait qu’il est aujourd’hui impossible de se maintenir dans le paradigme différentialiste, c’est que l’Autre ne se confond plus comme naguère avec le lointain, le personnage de roman pittoresque et exotique de l’autre bout du monde dont on ne pouvait avoir connaissance que par le biais des récits – fantaisistes – des voyageurs. Il est désormais dans nos murs, parmi nous, au cœur de nos cités. Il n’est plus possible dès lors, comme autrefois, de se demander comment on peut être Persan, simplement parce que nous sommes tous devenus, les uns pour les autres, des Persans. En effet, à la faveur des flux migratoires qui se sont intensifiés à un rythme inouï ces dernières années, il n’y a plus au monde une seule nation qui peut se targuer d’être homogène, tant au point de vue racial que culturel ou religieux. Chacune d’elle découvre désormais la différence au cœur d’elle-même, comme une détermination faisant désormais partie intégrante de son identité. L’altérité est devenue pour ainsi dire ce qui structure l’identité des sociétés modernes.

C’est cette rencontre forcée de traditions naguère étrangères, ce choc des insularités culturelles qui fait de la question de la co-existence des différences, donc de l’exigence d’universalité, une question à laquelle aucun Etat ne peut plus désormais se soustraire. Au regard des implications politiques qu’elle comporte, on peut voir qu’il ne s’agit pas seulement d’une question éthique, qui consisterait simplement à se demander de façon abstraite comment faire co-exister dans un même espace des visions du monde hétérogènes. Ou plutôt, derrière la question éthique, purement abstraite et théorique, se profile un véritable casse-tête politique. [12]

Ce qui est remarquable dans cette confrontation des cultures, malgré toutes les peurs, par ailleurs légitimes, qu’elle soulève, c’est qu’elle ouvre un nouveau continent théorique à l’intérieur duquel il est devenu urgent de repenser la question de l’identité, dans une perspective qui tient compte de l’opportunité que constitue la nouvelle donne qu’est la mondialisation.

Cette rencontre forcée des cultures, dans la mesure où elle rend possible la constitution d’univers culturels mixtes, permet de voir que l’identité n’est jamais une donnée naturelle, mais qu’elle est toujours une construction du sujet. Or, tant que les cultures ont vécu dans une relative autonomie, cela, on pouvait ne pas le savoir. [13] On pouvait se croire fondé à penser que l’on naît Bambara, Wolof, Papou, Sérère ou Japonais. Aujourd’hui, on sait qu’on le devient, par un long processus d’apprentissage des us et coutumes du groupe, de ses croyances et de ses mythes, bref, de tout ce qui constitue sa personnalité. Tant que les cultures ont pu se préserver de tout contact prolongé avec l’extérieur, ce processus d’acquisition pouvait apparaître comme allant de soi, c’est-à -dire comme tout à fait naturel.

Or on peut voir qu’avec la mondialisation c’est cette tranquillité du chez soi, cette quiétude du face à face avec soi-même que trouble justement l’omniprésence des différences tout autour de nous. Nous ne sommes plus seuls, et peut-être que nous ne l’avons d’ailleurs jamais été, mais c’est seulement aujourd’hui que nous en avons cette conscience si aiguë. Ce quela mondialisation met ainsi en évidence, c’est donc une tendance qui était jusque là comme souterraine et latente, mais qui n’a pourtant jamais cessé d’œuvrer en silence dans la constitution des identités et des cultures. Aujourd’hui, elle se manifeste au grand jour.

Cette tendance, c’est le mouvement d’influences réciproques et d’échanges qui a toujours caractérisé le destin des cultures à travers l’histoire, mais qui a pris aujourd’hui des proportions telles qu’il n’est plus possible de ne pas en voir immédiatement les effets. D’une certaine manière, on peut dire maintenant qu’aucune culture n’a jamais pu se constituer et se développer toute seule en autarcie. Depuis toujours les traditions et les cultures se sont mélangées et se sont mutuellement enrichies et fécondées, à un rythme évidemment très lent, ce qui explique sans doute que le phénomène ait pu passer inaperçu jusque là. Avec l’explosion des échanges qui caractérise le monde d’aujourd’hui, et l’exigence pour des cultures différentes de devoir vivre ensemble au sein d’un même espace politique à l’intérieur duquel elles s’influencent mutuellement, on s’aperçoit que l’ère des identités closes et figées est à jamais révolue. Parce qu’elles se constituent au confluent de traditions qui se sont croisées et mélangées à d’autres en un vaste mouvement de réciprocité, elles apparaissent comme des créations dynamiques, c’est-à- dire des œuvres en perpétuelle recomposition. On ne peut donc dire sans équivoque et de façon définitive qui on est, puisque chaque sujet se situe au carrefour d’un faisceau d’influences multiples, diverses et parfois contradictoires, un échafaudage complexe de coutumes, de traditions, de croyances, et d’expériences individuelles et collectives qu’il construit, déconstruit et reconstruit continuellement tout au long de son existence.

Or il se trouve que ce que l’histoire montre ainsi sous nos yeux, les philosophies du sujet issues de la phénoménologie husserlienne le démontrent aussi depuis toujours avec la même rigueur. Abordant cette question sous l’angle de la constitution du sujet humain, Paul Ricœur, par exemple, distingue entre deux conceptions de l’identité qui ont été souvent confondues, l’identité idem et l’identité ipse. S’autorisant du constat qu’à parcourir les textes de la tradition philosophique, de Locke, Hume [14] et Kant jusqu’à Nietzsche et Bergson, le noyau identique de la personne demeure introuvable, il en conclut que l’erreur provient du fait que l’on a toujours cherché une identité de type idem là où il aurait fallu chercher une identité de type ipse :

« L’identité idem, dit-il, c’est celle de votre constitution génétique, invariable tout au long de votre vie : comme une signature de l’identique. Cela n’empêche pas que, dans le temps, votre personnalité puisse se défaire pendant que vos empreintes digitales, elles, ne changent pas. L’identité ipse au contraire se constituera notamment, (…) dans un acte comme celui de la promesse – où l’identité surgit de la relation d’altérité et de la mutualité ». [15]

En d’autres termes, l’élaboration conceptuelle de la question de l’identité ne s’est attachée jusque là qu’à la détermination de la somme des appartenances du sujet ou, plus précisément, à ce qu’il a, comme le caractère, plutôt qu’à ce qu’il est, dans une perspective résolument naturaliste où la spécificité ontologique de l’ego est méconnue parce que rabattue sur le même plan que celui des simples objets physiques. Or c’est contre cette volonté de naturalisation de l’esprit, et partant, des valeurs et des normes que s’insurge Husserl lorsqu’il combat le psychologisme tout au long de son parcours intellectuel. [16]

Parce que sa réflexion se situe dans l’univers de la phénoménologie où le sujet n’est pas compris comme substance et ne saurait dès lors avoir l’identité numérique et simplement unilatérale d’un objet subsistant dans le temps, Ricœur, à la suite de Husserl, pose que puisque l’essence de la subjectivité ne se dévoile que dans l’horizon de la temporalité, elle ne pourrait se donner comme une chose du monde dont on pourrait poser l’existence uniquement en en énumérant les attributs. Le qui ? ne pouvant donc se réduire en un quoi ? qu’au prix d’une réification naturaliste de la subjectivité, il en arrive à la conclusion que la quête de l’identité personnelle est au fond la recherche d’ « une forme de permanence dans le temps qui soit une réponse à la question : « qui suis-je ? » [17], et qui, justement, ne se laisse par réduire à un simple substrat chosique. Ainsi, le problème peut être formulé de la façon suivante : comment puis-je rester le même, dès lors que je suis embarqué dans le temps où je fais l’expérience du devenir par quoi je m’échappe constamment à moi-même en devenant toujours autre ? C’est justement face à cette difficulté que Ricœur pose la tenue de la promesse comme ce qui seul peut résister à la marche inexorable du temps et assurer ainsi le maintien du soi, c’est-à-dire l’identité du sujet :

« Je vois dans cette tenue la figure emblématique d’une identité polairement opposée à celle du caractère. La parole tenue dit un maintien de soi qui ne se laisse pas inscrire, comme le caractère, dans la dimension du quelque chose en général, mais uniquement dans celle du qui ?.( … ). A cet égard, la tenue de la promesse, (…) paraît bien constituer un défi au temps, un déni du changement : quand même mon désir changerait, quand même je changerais d’opinion, d’inclination, ‘‘ je maintiendrai’’ ». [18]

L’identité narrative à laquelle il recourt dès lors pour trouver cette norme, c’est-à-dire l’invariant relationnel susceptible de faire tenir ensemble les différents moments de la temporalité du sujet est l’occasion de montrer, à la suite de Husserl, que l’on n’est une personne qu’à le devenir. En d’autres termes, l’ego n’est pas une chose du monde mais une durée et une continuité de développement que seule une téléologie peut unifier.

Cette conception de l’identité présente d’incontestables avantages par rapport aux théories classiques. Cependant, telle qu’elle est formulée par Ricœur, elle nous semble relever d’une conception du temps qui en fait une menace pour l’être, une source de déperdition, comme si le maintien de soi – pour parler le langage de Ricoeur – qui est la fidélité à soi, était condamné à n’être qu’une résistance au temps.

Il y a une autre conception du devenir, toute positive, qui est celle de Bergson, mais aussi de Gaston Berger, [19] pour laquelle le temps est créateur au sens ontologique du terme, dans la mesure où il est ce par quoi se déploie l’être, non pas ce dans quoi les choses se produisent, mais ce qui arrive et ne cesse d’être autre, c’est-à-dire, en définitive, la seule modalité qu’a l’Etre d’advenir comme tel. Une telle pensée du temps est évidemment liée à une cosmologie de l’émergence pour laquelle le monde, comme dit Berger, n’est pas une problématique finie, mais une œuvre en train de se faire, et « (…) où s’opère sans cesse une refonte radicale du tout ». [20]

C’est Muhammad Iqbal, le poète philosophe pakistanais, qui saura retrouver cette pensée du temps lorsque, réfléchissant à la question de l’identité dans l’univers spirituel de l’Islam où la fidélité se pose en termes de conformité au Texte sacré, il affirme, en substance, que c’est dans le processus indéfiniment ouvert par lequel une société se hisse à la hauteur de ses propres principes qu’elle reste elle-même, c’est-à-dire fidèle à sa propre téléologie. C’est la raison pour laquelle Souleymane Bachir Diagne peut écrire, dans l’ouvrage qu’il lui a consacré :

« Il est de la nature même de la vie d’être inachèvement et ouverture, et c’est pourquoi la fidélité n’est pas malgré le temps : loin d’être crispation contre le mouvement et le devenir, elle s’éprouve dans le temps, au sens où à la fois elle s’y risque et y rencontre sa propre signification. Parce que la finalité, pour l’humain, c’est d’accéder à la pleine conscience de soi, la fidélité est dans le mouvement. Celui-ci n’est donc pas éloignement des principes et déperdition fatale de leur sens premier mais un déploiement créateur de leur signification et, pour ainsi dire, leur approfondissement ». [21]

La leçon que comporte cet optimisme historique réside dans le fait que la fidélité à soi n’y est pas pensée comme tentative de conservation, contre le temps, de valeurs fatalement condamnées à se perdre, au fur et à mesure que l’on s’éloignerait du temps des origines. Elle est à la fois une tâche et « une responsabilité générationnelle » [22] par quoi chaque époque historique, en fonction des exigences qui lui sont propres et des défis auxquels elle est confrontée, doit pouvoir disposer de la latitude de repenser ses propres principes, de façon à ne pas figer le mouvement créateur par lequel elle s’est constituée comme totalité historique.

Que ces analyses ouvrent de nouvelles perspectives à la question de l’identité, voilà ce qui ne fait aucun doute. Non seulement elles montrent que les faits de culture ne sont pas des faits de nature – une évidence qu’il faut toujours rappeler -, mais qu’en plus, en se sédimentant, les traditions historiques qu’ils inaugurent ne deviennent des obstacles à l’innovation culturelle que dans la mesure où elles figent l’élan créateur dont elles sont issues.

On peut voir dès lors que l’identité a cessé d’être une notion simple, et que la complexité qui la caractérise réside dans le fait que le sujet est traversé par des identifications multiples et contradictoires, mais qu’il est aussi le sujet d’histoires plurielles enchevêtrées qu’il n’arrête pas de mettre en perspective tout au long de son existence. Cela veut dire, en d’autres termes, que la question de l’identité est par définition une question ouverte, une problématique infinie, puisque c’est toujours à l’échelle d’une vie que le soi s’apparaît à soi-même et à autrui dans toute sa plénitude. [23]

L’opportunité que constitue de ce point de vue la mondialisation, c’est qu’en mettant pour ainsi dire le monde à notre portée, non seulement elle éclaire la façon dont les identités se constituent, mais elle se donne comme une occasion inouïe, pour chaque sujet, de se composer son identité, en fonction des apports multiples et contradictoires que l’ouverture du monde met à sa disposition.

On sait que ce qu’il est convenu d’appeler à la suite de Gilles Lipovetsky [24] « le sujet post-moderne » se caractérise justement par sa capacité à traverser les frontières culturelles, ce qui se traduit par une sorte de cosmopolitisme qui consiste pour le sujet à être de partout et de nulle part, c’est-à-dire, justement, un citoyen du monde. Certes, c’est là un privilège qui n’est donné pour le moment qu’à une poignée d’individus, mais rien n’interdit de supposer que dans les années à venir, cette tendance ne pourrait pas se généraliser et, pourquoi pas, se démocratiser.

OUVRAGES CITES

AESCHLIMANN, Jean-Christophe, (sous la dir.), Ethique et responsabilité, Boudry-Neuchâtel, Editions de la Baconnière, 1994.

BERGER, Gaston, Phénoménologie du temps et prospective, Paris, PUF, 1964 ; Prospective n° 07, Paris, PUF, 1964.

CONDORCET, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Paris, GF-Flammarion, 1986.

DE BENOIST, Alain, Europe, Tiers-monde, même combat, Paris, Robert Laffont, 1986.

DIAGNE, Souleymane Bachir, Islam et société ouverte : la fidélité et le mouvement dans la pensée de Muhammad Iqbal, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001.

DIAGNE, Souleymane Bachir et OSSEBI, Henri, La question culturelle en Afrique : contextes, enjeux et perspectives de recherches, Dakar, Codesria, 1996.

HUME, David, Traité de la nature humaine, Livre I, Trad. Philippe Baranger et Philippe Saltel, Paris, GF-Flammarion, 1995.

HUSSERL, Edmund, La philosophie comme science rigoureuse, Trad. Marc B. De Launay, Paris, PUF, 1989.

LEVI-STRAUSS, Claude, Race et histoire, Paris, Denoël, 1987.

LIPOVETSKY, Gilles, L’ère du vide : essai sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983.

RICŒUR, Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Editions du Seuil, 1990.

WOLTON, Dominique, Internet, et après ? Une théorie critique des nouveaux médias, Paris, Flammarion, 1999.

[1] Département de Philosophie, Université Ch. A.Diop de Dakar, Sénégal.

[2] L’imprévisibilité des crises boursières et les conséquences financières et politiques parfois inattendues qu’elles peuvent entraîner peuvent ici nous donner une idée de cette instabilité vers laquelle évolue le système-monde.

[3] L’inculpation de l’ex-président tchadien Hissène Habré au Sénégal, celle de Pinochet par un juge espagnol, l’installation d’un tribunal pénal international devant juger pour crimes de guerre les responsables du génocide au Rwanda, ainsi que les chefs militaires serbes impliqués dans les massacres de civiles en Bosnie et au Kosovo sont autant d’exemples qui montrent que nous sommes en présence d’un nouveau paradigme où le politique, désormais, cherche à se fonder sur l’éthique. Il ne vient plus à l’idée d’aucun dirigeant politique, comme c’était le cas il n’y a guère, d’invoquer une quelconque spécificité culturelle pour justifier des pratiques abominables que le bon sens le plus élémentaire condamne. Que cette exigence morale soit largement instrumentalisée par certaines puissances occidentales pour asseoir leur domination ne la discrédite pas pour autant quant à sa validité théorique propre.

[4] C’est d’ailleurs, d’une certaine manière, cette possibilité qui s’exprime par ce qu’il faut bien considérer comme une mondialisation de la contestation, et dont le sommet de Porto Alegre est une parfaite illustration. Au fond, c’est l’idée d’une citoyenneté mondiale qui est en train de se mettre en place, par-delà les clivages ethniques, religieux ou de raciaux, grâce aux moyens de communication qui ont pourtant permis l’unification capitaliste du monde sous la seule bannière de la rationalité marchande.

[5] Internet, et après ? Une théorie critique des nouveaux médias, p. 11, Flammarion, 1999.

[6] La mode des journées culturelles au Sénégal, la revendication d’une exception culturelle française, la floraison des associations villageoises dans les campus, la critique de ce qu’il est convenu d’appeler la « mal bouffe » et dont José Bové s’est fait le champion, sont, pêle-mêle, des expressions diverses d’un même besoin, celui du retour aux sources, c’est-à-dire à ce qui est supposé plus authentique.

[7] Un ouvrage caractéristique de cet optimisme historique des Lumières est celui de CONDORCET, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, GF- Flammarion, 1988.

[8] Il s’agit évidemment d’un discours piégé puisque tout se passe comme si l’Europe s’était approprié la Raison à elle seule, et l’aurait posée comme sa chose, son essence par quoi elle se définit de façon exclusive, et aurait ensuite demandé aux autres, notamment aux Africains, par quoi ils se définissent.

[9] Cité par Souleymane Bachir DIAGNE et Henri OSSEBI, in La question culturelle en Afrique : contextes, enjeux, et perspectives de recherches, pp.12-13, Codesria, Dakar, 1996.

[10] Alain De Benoist, l’un des théoriciens de la nouvelle droite en France, par exemple, ne craint pas d’écrire qu’au nom de cette radicale différence des cultures qu’il faut sauvegarder à tout prix, puisque c’est ce qui fait toute la beauté de l’existence, les immigrés doivent rester chez eux. Il faut, dit-il, au nom du droit à la différence, préserver à tout prix la pureté des races. C’est ce même discours qui alimente le délire paranoïaque et xénophobe qui fait flores un peu partout en Europe, d’une invasion de l’Occident par les nouveaux barbares – entendez les immigrés. Cf. De BENOIST, A., Europe, tiers – monde, même combat, Paris, Robert Laffont, 1986.

[11] DIAGNE, Souleymane Bachir, et OSSEBI, Henri caractérisent cette conjoncture culturelle de la façon suivante :

« En un mot – et c’est là un aspect important pour les sciences sociales sur notre continent -, à travers ce qui cherche aujourd’hui à se formuler comme un véritable droit transculturel de juger de pratiques, attitudes ou autres comportements dont on dit que leur signification est exclusivement inscrite et intelligible dans une culture donnée, c’est à une revanche de l’anthropologie philosophique sur l’anthropologie culturelle que l’on assiste », op. cit., p. 15.

Cette revanche, c’est l’exigence aujourd’hui reconnue d’en revenir à une conception plus ouverte et plus universaliste de l’homme, face aux dérives théoriques et politiques que peut comporter la vision culturaliste.

[12] L’épisode du foulard dit islamique, qui a défrayé la chronique en France ces dernières années, est un exemple parmi tant d’autres de ce que peut être ce douloureux apprentissage de la vie en commun, au sein d’un même espace politique, pour des hommes et des femmes répondant d’univers symboliques et religieux hétérogènes.

[13] Le fameux passage de Race et histoire (Denoël, réédition 1987) où CL. LEVI-STRAUSS fait la genèse de l’ethnocentrisme à partir de cette relative autonomie des cultures est à ce propos édifiant : ‘‘ On sait, en effet, que la notion d’humanité, englobant, sans distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l’espèce humaine, est d’apparition fort tardive et d’expansion limitée. Là même où elle semble avoir atteint son plus haut développement, il n’est nullement certain – l’histoire récente le prouve – qu’elle soit établie à l’abri des équivoques ou des régressions. Mais, pour de vastes fractions de l’espèce humaine et pendant des dizaines de millénaires, cette notion paraît être totalement absente. L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent d’un nom qui signifie les « hommes » (ou parfois – dirons-nous avec plus de discrétion – les « bons », les excellents », les « complets »), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus – ou même de la nature – humaines, mais sont tout au plus composés de « mauvais », de « méchants », de « singes de terre »,ou d’ « œufs de pou » (p. 20-21). Ce n’est pas la précarité de la notion d’humanité dont Lévi-Strauss semble faire cas qui importe ici le plus, mais le fait que l’idée même de monde, à certains égards, soit relativement une idée neuve, ou à tout le moins une idée à laquelle l’ouverture du monde portée par la globalisation donne aujourd’hui une signification toute nouvelle.

[14] « Pour moi, écrit HUME, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je tombe toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaleur ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne parviens jamais, à aucun moment, à me saisir moi-même sans une perception et je ne peux jamais rien observer d’autre que la perception. Quand mes perceptions sont absentes pour quelque temps, quand je dors profondément, par exemple, je suis, pendant tout ce temps, sans conscience de moi-même et on peut dire à juste titre que je n’existe pas ». Traité de la nature humaine, T. I, GF-Flammarion, p. 343. En d’autres termes, l’ego n’est pas de l’ordre de l’objectivable, puisqu’il ne peut procéder d’aucune impression. Donc, au regard de ce postulat de l’empirisme humien, on ne peut l’expérimenter.

[15] RICŒUR, Paul, Ethique et responsabilité, p.26, textes réunis par Jean-Christophe AESCHLIMANN, Editions de la Baconnière, Boudry-Neuchâtel, 1994.

[16] « Ce qui caractérise toutes les formes du naturalisme extrême et radical, du matérialisme vulgaire au monisme sensualiste et à l’energétisme actuels, c’est, d’une part, qu’elles réduisent à un fait de nature la conscience, et toutes ses données immanentes à l’intentionalité, et, d’autre part, qu’elles réduisent à des faits de nature les idées, donc toutes les normes et tous les idéaux absolus », La philosophie comme science rigoureuse, Paris, PUF, 1989, p.20.

[17] Soi-même comme un autre, p. 143, Paris, Seuil, 1990.

[18] RICŒUR, ibid., pp. 148-149.

[19] Voir Phénoménologie du temps et prospective, Paris, PUF, 1964.

[20] « Le temps »,in Prospective, n°07, p.111, Paris, PUF, 1961.

[21] Islam et société ouverte : la fidélité et le mouvement dans la pensée de Muhammad Iqbal, Maisonneuve et Larose, 2001, p.94.

[22] Souleymane B. DIAGNE, ibid., p. 104.

[23] Cf. à ce propos les stimulantes analyses de Paul RICŒUR, op. cit.

[24] L’ère du vide : Essai sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983.