Philosophie

REPENSER LA PAIX DANS L’HYPERVIOLENCE CONTEMPORAINE

Ethiopiques n°71.

Littérature, philosophie, art et conflits

2ème semestre 2003

Quelles que soient les mutations qu’elle a pu subir, mutations que Yves Michaud (2002) décrit dans son ouvrage intitulé Changements dans la violence. Essai sur la bienveillance universelle et la peur la violence contemporaine qui, comme toute forme de violence, véhicule des charges de dissolution et de désintégration parce qu’elle aliène les conventions communes et aggrave le déficit de solidarité humaine. La peur qu’elle introduit tant dans l’intersubjectivité que dans l’intercommunauté, et qui fait perdre à certains hommes leur vocation politique, est un facteur de dysfonctionnement relationnel, et de dysharmonie qui, en ramenant les individus à la condition sauvage et précaire de la jungle prépolitique de Hobbes, permettent de douter de la pertinence du postulat aristotélicien de la sociabilité naturelle de l’homme. En substituant aux rapports humains des rapports de type zoologique fondés sur la logique féroce du struggle for life, la violence contemporaine hypothèque, par son inflation, la réalisation du rêve entretenu par l’humanité d’aujourd’hui de bâtir un « village planétaire ». Les difficultés que l’inflation de la violence contemporaine suscite dans l’actuel dessein cosmopolitique des peuples et des Etats se compliquent quand on destine, comme c’est de plus en plus le cas aujourd’hui, la rationalité à la rentabilité, au grand mépris de l’humain. Comment pouvoir résoudre le problème de la paix dans un monde dont l’inflation de la violence semble justifier le pessimisme anthropologique de Machiavel, de Hobbes et de Freud ?

Pour répondre à cette question, il nous faut d’abord procéder non seulement à la détermination de la nature de la violence contemporaine, mais aussi à son étiologie.

  1. LA NATURE DE LA VIOLENCE CONTEMPORAINE

Bien qu’elle fasse encore provision de certaines de ses formes traditionnelles, la violence contemporaine n’en est pas la simple réactualisation. Circonscrits dans l’espace et dans le temps, les modes traditionnels de violence ne représentaient aucun danger pour ceux qui existaient en dehors de leur cadre de déploiement. Ils ne pouvaient donc pas susciter, comme c’est le cas de la violence contemporaine, la peur universelle. Les violences dues aux difficultés liées à la gestion de la pénurie et de la cohabitation ne concernaient qu’une partie assez négligeable de la démographie humaine. Elles n’intéressaient la société globale qu’indirectement, dans la mesure où elles pouvaient affecter peu ou prou son équilibre. Même lorsque les formes traditionnelles de violence donnaient à leur horrible spectre une amplitude importante, sa portée était toujours à la mesure de son pouvoir de propagation limité. Aujourd’hui, des scènes de viol aux attentats du 11 septembre 2001, en passant par les cyberguerres auxquelles certains groupes d’intérêts se livrent à travers Internet, la violence a pris d’autres formes. Du paysan le plus pauvre au richissime le mieux gardé, tout le monde peut, aujourd’hui, faire les frais de la violence, car son efficacité actuelle s’explique par sa polymorphie et la vélocité avec laquelle elle se déploie désormais. S’il fallait, hier, beaucoup de temps à des hordes de vandales pour détruire un empire comme Rome, quelques cadres et agents subalternes d’un groupe terroriste bien organisé sont en mesure de produire le même résultat en très peu de temps.

Ce qui survit aux mutations qu’ont subies les formes de violence classique, c’est que la violence est, dans tous les cas, aussi bien dommageable par rapport à la dignité de la victime de la violence qu’à celle de celui qui en prend l’initiative. En aliénant la dignité de sa victime par la violence, le violent compromet la sienne propre parce qu’il substitue à l’humanité, que son agir devrait manifester, le mode de comportement zoologique en marge duquel il devrait exister. C’est pour cela que le bourreau et sa victime sont, dans le cas de la violence, pris tous les deux dans la nasse de la même contradiction : le premier n’obtient finalement pas ce dont il prive le second, car, comme le dit Georges Gusdorf (1957 : 79-83) :

« Le monde de la terreur est celui de la contradiction ; il trahit un nihilisme foncier. Ce qui est obtenu par la violence demeure en effet sans valeur : ce n’est pas en violant une femme que l’on obtient son amour, et la persécution ne saurait gagner cette libre approbation des consciences – que pourtant l’on désire secrètement conquérir. (…) Celui qui traite l’autre comme un sous-homme devient lui-même un sous-homme ».

La particularité de la violence contemporaine s’explique par le fait qu’elle est beaucoup mieux structurée que ses formes classiques. Calqué sur le modèle des entreprises rationnellement gérées, son mode d’existence s’est bien ajusté aux normes de la vie moderne dont elle exploite intelligemment les technologies pour pouvoir dissoudre la paix dans les catégories de sa logique macabre. Son exercice est méthodiquement planifié par un chef. Elle a un régime économique et une administration. Pour son efficacité, elle a, par exemple, besoin des appuis financiers, médiatiques, voire politiques. Profitant des progrès de la technoscience, elle a une efficacité et un pouvoir de déploiement plus étendus qu’hier, au point que les polices des frontières les plus vigilantes ne parviennent pas à en empêcher l’exportation et la mondialisation. C’est pourquoi elle est aussi tentaculaire que les multinationales. Les divers réseaux internationaux de pédophilie sont reliés par Internet. Les groupes terroristes les mieux organisés ont aujourd’hui des antennes ou des filiales à travers le monde. La multinationalisation de la violence contemporaine est consécutive à la planétarisation des rapports humains.

Les enjeux de la violence contemporaine ont également subi d’importantes modifications. L’objectif des corsaires et des vandales des siècles passés était surtout l’appropriation par le pillage des possessions d’autrui. La violence contemporaine s’exprime parfois certes par le pillage ; mais elle ne rate jamais l’occasion d’inspirer la sympathie en se servant de plus en plus des prétextes fort honorables pour justifier ses excès et ses horreurs. C’est pourquoi elle n’apparaît pas dans sa facticité la plus fruste. Les pirates de l’air évitent des comportements monstrueux qui les abomineraient complètement et frapperaient, par ricochet, leur cause de nullité. Aussi font-ils preuve d’une certaine compassion à l’égard des enfants, des femmes enceintes, des vieillards ou des otages malades. Aujourd’hui, la dynamique de la violence est certes encore considérablement animée par l’activité des pickpockets, des agresseurs, des braqueurs et des violeurs de tout acabit. Si, malgré ses subtilités, la violence contemporaine ne renonce pas à l’horreur par laquelle elle s’exprime aussi éloquemment que ses modes classiques, elle évite de passer pour l’expression d’une tare ontologique, celle qui prédisposerait naturellement l’homme, comme le pense Hobbes (1983 : 124) à être « un loup pour l’homme » ou, comme le croit Freud (1971 : 64-65), à

« Etre tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son contentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer ».

Ainsi, quand elle ne passe pas pour la réaction légitime des victimes d’une injustice historique, elle prend, très souvent, la noble allure du refus héroïque d’un ordre de domination ou d’exploitation. Un tel refus s’exprime généralement à travers des modes de résistance qu’on peut classer en trois groupes : la résistance de type culturel ou idéologique dont l’anti-occidentalisme islamiste du groupe Al-Qaïda est actuellement la figure la plus emblématique ; la résistance de type économique incarnée à la fois par les anti et les alter mondialistes ; la résistance de type politique qui se vérifie à travers la lutte que mènent les divers mouvements de rébellion ou de libération. L’ETA (Euzkadi Ta Azkatasuna), la PIRA (Armée Républicaine Irlandaise Provisoire), le HAMAS (Harakat Al Moukawama Al Islamiya), le HEZBOLLAH (Parti de Dieu), le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), les TLET (Tigres Libérateurs de l’Eelam Tamoul) dont les modes sont le WTA (Association Tamoule Mondiale), le WTM (Mouvement Tamoul Mondial), la FACT (Fédération des Associations des Canadiens Tamouls) ; le Sendero Luminoso (Sentier Lumineux), le MRTA (Mouvement Révolutionnaire Tupac Amaru), les Khmers Rouges (Parti Kampuchéa Démocratique), le FPLP (Front Populaire de Libération de la Palestine), le FPLP-CG (Front Populaire de Libération de la Palestine-Commandement Général), le FLP (Front de Libération de la Palestine), l’Oragnisation Abou Nidal [2], les rebelles musulmans du mouvement Abu Sayyaf, les FARC (Forces Armées Révolutionnaires Colombiennes) et bien d’autres, assignent à la violence une fonction instrumentale aux plans politique, idéologique et financier. Dans la jungle de Jolo ou dans le Caucase, par exemple, se chevauchent, dans la psychologie des groupes terroristes, les problèmes politiques et financiers : la cause politique pour laquelle les Abu Sayyaf ou les rebelles tchétchènes luttent n’exclut pas qu’ils s’investissent parallèlement dans la pratique de l’ « économie du rapt », celle qui consiste à monnayer, à fort prix, la libération de leurs otages, contraignant ainsi à la négociation les pouvoirs politiques qui les combattent farouchement.

La violence contemporaine a donc une personnalité qui permet de la spécifier des formes traditionnelles de violence. Son inflation s’explique par les multiples avantages qu’elle trouve facilement dans les nouvelles technologies et dans la mondialisation des échanges. Ces avantages étendent son champ de déploiement et dopent considérablement son coefficient d’efficacité. Elle s’exprime de plus en plus comme une arme idéologique et politique, celle à laquelle recourent non seulement ceux qui luttent contre un monde injuste, mais aussi ceux qui entendent contraindre l’humanité à trouver finalement digne d’intérêt la cause politique, économique ou idéologique pour laquelle ils se battent, même au sacrifice de leurs propres vies.

La particularité de la violence contemporaine mérite donc, pour son interprétation, le recours à une étiologie différente de celle qui consiste à trouver dans la nature humaine la cause absolue de la violence. L’anthropologie pessimiste de Machiavel ou de Hobbes, et la thanatologie de Freud ne suffisent pas à en déterminer, de façon pertinente, les racines.

  1. L’ÉTIOLOGIE DE L’HYPERVIOLENCE CONTEMPORAINE

L’étiologie renvoie aux préoccupations d’ordre métaphysique qui sont exclusives des postures positivistes. Celles-ci sont fondées sur le postulat d’une violence axiologiquement indéterminée en soi, et qu’on ne pourrait valablement juger qu’en fonction de la qualité des effets qu’elle produit. D’après cette conception positiviste, même lorsque la violence est éthiquement déficitaire, elle peut être rationalisée et revalorisée à des fins ludiques, politiques, économiques ou éthiques.

Procéder à la détermination de la causalité de l’inflation de la violence contemporaine revient, pour nous, à éviter de l’étudier comme une simple chose. L’impropriété d’un tel positivisme s’explique par le fait qu’aujourd’hui la violence est généralement condamnée puisqu’elle est presque toujours péjorativement connotée. Les diverses mesures sécuritaires que les gouvernements des Etats du monde prennent pour réprimer toutes les formes de violence prouvent que celle-ci n’est pas simplement l’expression de l’intensité d’une force neutre dont le libre déploiement dans le réel pourrait exciter la curiosité d’un mécanicien ou être l’objet d’une contemplation esthétique. La subsomption de la force sous la catégorie de la violence est significative en soi ; une telle subsomption ne correspond pas à un besoin purement typologique. Elle est déjà un jugement par rapport auquel la simple analyse positive ne peut plus suffire.

Dans le passé, le « capitaine des larrons » [3] qui se rendait maître et possesseur d’une principauté pouvait en devenir le roi et étendre son empire, en vassalisant ou en annexant les autres principautés, sans que cela n’émeuve, outre mesure, ni ceux qu’il avait assujettis ni la conscience universelle. Ceux qui, aujourd’hui, accèdent au pouvoir manu militari ont encore besoin de légitimer leur pouvoir, quelles que soient les nobles motivations pouvant justifier leur coup d’Etat. La noblesse de celles-ci doit être politiquement validée par la volonté générale et la communauté internationale. Même lorsque la violence est artistiquement recyclée pour des besoins de spectacle où à des fins cathartiques, celui qui se délecte à visionner les beaux chaos que les boxeurs et les catcheurs dramatisent, ou ceux que les cinéastes et les dramaturges représentent, sait que la violence est la manifestation d’une force à la fois dangereuse et perverse pour l’intégrité physique et la dignité de la personne.

L’inflation de la violence contemporaine, telle qu’on peut l’observer à travers l’hyperterrorisme actuel, se nourrit de la contradiction qu’il y a entre le Bien et le Mal. La crise du Bien et la volonté de le restaurer par ceux qui prétendent incarner exclusivement cette valeur morale, prédispose ces derniers à l’intolérance. Ils ont alors tendance à adopter des attitudes discriminatoires à l’égard d’autrui qu’ils croient représenter le Mal. La lutte pour le triomphe du Bien peut alors paradoxalement motiver chez eux la passion pour la destruction et la constitution des légionnaires de la vertu. Pour protéger ou restaurer la valeur morale ou politique dont la crise est remarquable, les fervents défenseurs de la vertu font preuve d’un fanatisme éthique extrêmement intolérant et particulièrement violent. L’hyperviolence à laquelle ils donnent alors carrière au nom de l’idéal pour lequel ils sont prêts à plastiquer des immeubles, à détourner des avions, à faire couler des navires, à prendre en otage des vies humaines ou à déstabiliser des régimes politiques, et le rejet passionné de leurs victimes émissaires, correspondent à l’ampleur du Mal que ces dernières sont censées incarner ou répandre dans l’histoire. La volonté de prévenir ou de contenir ce Mal, qui répand la terreur, cultive et entretient parfois chez ceux qui sont déterminés à protéger l’ordre politique, économique ou éthique qu’ils ont établi des réflexes sécuritaires contre-productifs, puisqu’ils finissent par sacrifier à l’autel d’une sécurité absolutisée la liberté de l’homme qu’ils prétendent pourtant vouloir sauvegarder. C’est à une contradiction analogue que sont acculés aujourd’hui les partisans de la Logique du Wanted : « mort ou vif » est l’alternative rigide à travers laquelle s’exprime la violence qui caractérise leur réaction. S’ils finissent par reproduire inconsciemment l’hyperviolence qu’ils combattent pourtant, c’est parce qu’ils souscrivent au manichéisme de ceux qui en sont les fauteurs.

L’inflation de la violence contemporaine se vérifie par son caractère protéiforme : si elle peut revêtir la forme d’une « agression physique, impulsive, excessive, déraisonnable ou démesurée » (Pestieau, 1992 : 193), elle fait également provision de diverses formes d’outrages ou de violations des droits de l’homme caractéristiques de la violence classique. L’injure, l’insulte et l’imprécation qu’on profère facilement à l’endroit d’autrui dans la rue, de l’administration, dans le bus, le train ou le métro distordent les relations interpersonnelles. Le viol, le chantage, le harcèlement sexuel ou moral aliènent la paix de l’âme de celui qui subit ces atteintes à la dignité de la personne et traduisent également la crise de la paix qui sévit dans la psychologie de ceux qui recourent, en désespoir de cause, à ces modes de communication défectueux. Mais, ces violences prosaïques arrivent aujourd’hui à s’hypertrophier facilement, surtout dans des contextes politiques injustes ou dans des cadres économiques considérablement dominés par la peur des lendemains incertains. Elles se cristallisent sur des thèmes politiques, économiques et idéologiques. Cela amène parfois ceux qui ont le sentiment d’être les victimes de la violence politique et économique à se tromper de colère. Ils cherchent alors, à travers divers modes d’exclusion, des victimes de rechange. Cette violence qui peut se manifester à travers le racisme, la xénophobie, le génocide ou le terrorisme, atteint parfois son paroxysme avec la guerre. Les antagonistes qui, faute de pouvoir arriver à un compromis parce que aucun ne parvient pas à faire des concessions à l’autre, soumettent leur différend à la barre du tribunal de Mars, ont non seulement l’illusion que cette juridiction est compétente en soi, mais aussi que le droit que dira cette divinité sera nécessairement juste. Les antagonistes qui recourent désespérément à cette juridiction oublient souvent qu’ils courent le risque de s’enfermer dans le cycle d’une bellicité chronique, puisque les jugements de Mars n’ont jamais force de loi. C’est cela qui rend leur remise en cause possible par les vaincus une fois que les conditions historiques et politiques le leur permettent.

La violence fanatique de ceux que la méga-machine techno-économique exclut du « banquet de la société de consommation » (Latouche, 1991 : 22) et qui luttent contre un monde inégal (Pujolle, 1998) [4], celle de ceux qui prétendent substituer à l’actuel ordre mondial de domination un ordre spirituel qui assurerait à leur dieu tous les droits dont les mécréants se seraient arrogés dans l’histoire, et celle des génocidaires qui s’investissent cyniquement dans des entreprises d’épuration ethnique, sont les modes d’inflation de la violence contemporaine. Ses causes, comme nous l’avons dit, méritent d’être recherchées au-delà du pessimisme métaphysique.

Le postulat du pessimisme métaphysique des penseurs précités pose de sérieux problèmes de pertinence, car l’existence des hommes non violents le réfute. En outre, si la violence était vraiment connaturelle à l’homme, sa répression apparaîtrait comme une opération à la fois contre-nature et condamnée a priori à l’échec. Les difficultés inhérentes à ce pessimisme métaphysique nous motivent à procéder à la détermination des causes de l’inflation de la violence contemporaine en marge du postulat de la connaturalité de la violence justiciable du pessimisme anthropologique de Machiavel, de Hobbes et de Freud.

La violence contemporaine est surtout due, comme nous l’avons déjà établi, au fait que le Même a tendance à se fonder sur l’illusion narcissique qu’il incarne exclusivement le Bien. Cette illusion l’amène alors à perdre toutes les ressources psychologiques et morales qui rendent possible un vivre-ensemnble pacifique par la tolérance de la différence. Sa difficulté à pouvoir s’accommoder du Différent se comprend bien à partir de sa diabolisation de l’Autre. Pour lui, l’Autre n’est pas seulement l’étranger, l’allochtone ou le barbare ; c’est surtout un être étrange ou excentrique. Composer avec cet être étrange est politiquement aventureux. Irrésistible est alors la tendance à le marginaliser, à le violenter ou à le soumettre à son propre code pour corriger son excentricité. Les génocides qui ont été récemment effectués dans la région des Grands Lacs et dans les Balkans étaient motivés par le refus exprimé par le Même d’altérer son identité en composant avec celui qui est de tribu ou de race différente. Sortir le Différent du monde et de l’histoire par son élimination est envisagé par le Même comme une opération d’épuration cosmique, l’assainissement du monde par l’éradication des causes du Mal. L’apartheid qui était en vigueur en Afrique du Sud était une discrimination politique et économique ayant les mêmes motivations que la politique des pogroms et des camps de concentration nazie. D’après Gaston Bouthoul (1976 : 74), cette politique qui prétend protéger les membres d’une civilisation contre « la contagion mentale et ‘‘l’impureté sociologique’’ » s’explique surtout par l’instinct de conservation de toute société et toute civilisation. La tragédie sur le mode de laquelle se rapportent les Israéliens et les Palestiniens au Proche-Orient, les Serbes, les Bosniaques et les Albanais dans les Balkans, les catholiques et les protestants au Royaume-Uni, les Pachtounes, les Tadjiks, les Ouzbeks, les Azéris et les Talibans en Afganistan, les Hutu et les Tutsi dans la zone des Grands Lacs, les chrétiens et les musulmans au Soudan ou dans certains Etats du Nigéria est due au déficit de l’éthique de la tolérance ou à la tendance hégémonique du Même qui s’exprime généralement par sa volonté d’identitariser le Différent. Les risques de fragmentation de la République Démocratique du Congo ou de la Côte-d’Ivoire s’expliquent par le refus exprimé par le Différent de disparaître dans les catégories du Même au terme d’un clonage politique et économique fort cynique. La violence à laquelle le Différent recourt dans ce cas manifeste sa volonté de faire à tout prix entendre la signature acoustique de sa voix dans un contexte où le Même tient à s’affirmer à la fois comme le maître absolu du logos et de l’ergon. Le sentiment d’exclusion et de déréliction qu’éprouvent ceux qui ont des problèmes de reconnaissance de leur personnalité politique et de leur identité culturelle dans un contexte qui leur impose la condition de parias politique est en soi un facteur belligène.

La résolution défectueuse du problème du vivre-ensemble est aussi due aux mythes obscurantistes sur lesquels chacune des communautés s’appuie particulièrement pour légitimer son refus de tolérer la différence. D’après Joseph Pestieau (op. cit., 194),

« Ces mythes opposent généralement le bien et le mal, et légitiment la violence qui défend le premier contre le second. Ceux qui les reprennent à leur compte y découvrent une justification et un beau rôle ».

L’un des terreaux fertiles de l’hyperviolence contemporaine est la solution impropre qu’on apporte au problème de la justice. Ce problème est remarquable dans le rapport asymétrique qu’il y a entre la démographie de ceux qui ont accès à la jouissance de l’essentiel des richesses du monde et celle des exclus. D’après René Passet et Jean Liberman (2002 : 27), la misère consécutive à cette injustice est le principal facteur de l’hyperterrorisme actuel. Aussi peuvent-ils affirmer que

« Le fruit empoisonné qu’est le terrorisme n’est devenu ce qu’il est que parce qu’il a pu bénéficier des nutriments et des facteurs adéquats pour sa croissance. Après tout, si la graine de la haine est montée haut, on peut aussi imaginer qu’elle aurait pu rester enfouie dans un sol trop sec pour elle sans jamais pouvoir germer. Mais elle s’est trouvée un terreau qui lui convenait, celui de la misère, de l’humiliation et du délitement des valeurs ».

La « terreur-monde contre la société-monde » se comprend donc, selon ces deux penseurs, par l’exploitation de cette misère révoltante par des groupes terroristes comme Al-Qaïda qui opposent à ceux qu’ils croient coupables de la cultiver et de l’entretenir en Occident l’« une des formes les plus rétrogrades et les plus obtuses de l’obscurantisme religieux » (ibid.).

L’argument de la pénurie auquel Hobbes (op. cit., 122) [5] recourt déjà dans le Léviathan pour expliquer l’antagonisme qui gouverne souvent les relations interpersonnelles même à l’état civil, perd sa pertinence lorsqu’il s’agit d’établir les causes de l’hyperviolence contemporaine. L’argument de la pénurie mérite donc d’être relativisé, car l’hyperviolence contemporaine est beaucoup plus due aux problèmes de justice qu’à la rareté. Si l’adversité de l’économie de marché contraste avec la masse des richesses dont le monde surabonde aujourd’hui, c’est parce qu’une infime partie de la population du monde jouit encore presque exclusivement des richesses de notre planète. La volonté d’accéder, même par effraction, aux avantages de l’actuel ordre mondial économique, apparaît comme l’expression de la protestation des exclus de cet ordre contre l’injustice qui est dans ses structures. Le refus d’être dissous dans la sévère logique darwinienne de l’ultralibéralisme s’illustre, par exemple, par le manque de respect des laissés-pour-compte de cet ordre économique à l’égard de la propriété privée. La peur d’être condamné à devoir vivre les difficultés d’un enfer régi par « l’axiomatique de l’intérêt » (Arondel, 1995 : 32), explique l’anti-conformisme violent de ceux qui animent les mouvements anti-mondialisation. L’incivisme, le vandalisme, le hooliganisme des jeunes en mal d’intégration, dans une société de consommation dont les impératifs économiques sont tels qu’ils désespèrent de pouvoir les assumer efficacement, s’expliquent principalement par cette peur.

Il ressort donc de la double lecture phénoménologique et étiologique de l’hyperviolence contemporaine qu’elle résulte essentiellement des mauvaises réponses qu’on apporte à la question de savoir comment vivre ensemble. Repenser le vivre-ensemble dans le sens de la paix revient à apporter des réponses appropriées au problème de la justice et de la tolérance de la différence.

  1. COMMENT RÉSOUDRE LE PROBLÈME DU VIVRE-ENSEMBLE DANS L’HYPERVIOLENCE CONTEMPORAINE ?

Pour résoudre le problème du vivre-ensemble dans l’hyperviolence contemporaine, il faut d’abord réduire l’essentialisme pessimiste selon lequel la nature humaine est définie par une maléficience atavique et incorrigible. Cet essentialisme prédispose au fatalisme tous ceux qui se figurent que la nécessité que le Mal impose à la nature humaine et à l’histoire est telle que les hommes ne peuvent pas, quelle que soit leur bonne volonté, reconfigurer leur essence, et encore moins l’histoire, dans le sens de la tolérance de la différence, de la justice et de la paix.

L’autre impératif consiste à dissiper la croyance selon laquelle l’Autre est nécessairement le fauteur du Mal ou que l’opposition entre le Même et l’Autre, l’Identique et le Différent, l’Homogène et l’Hétérogène est si irréductible qu’il n’est pas possible qu’il se tisse entre eux un lien social solide dans la perspective d’un vivre-ensemble véritablement humain. Il n’y a pas d’altérité dans l’absolu, étant donné que chacun fait nécessairement l’expérience de sa propre identité lorsqu’il se rapporte à une présence différente de la sienne. Le Même et l’Autre sont donc des concepts qui ont nécessairement des charges relationnelles. Une identité qui existerait en rupture absolue de la différence, et donc de l’altérité, est chimérique. N’ayant pas le privilège des monades leibniziennes dont la coexistence harmonieuse est a priori garantie par Dieu, la Monade Suprême, l’Identique et le Différent, dont le destin est d’être toujours en relation, doivent promouvoir l’éthique de la paix en destinant les énergies, qu’ils distraient au profit de la violence, à la réalisation d’un monde réellement humain. En vertu des impératifs d’une telle éthique, chacun doit toujours se préoccuper de réprimer tout ce qui, dans ses appétits comme dans son agir, ne correspond pas à la nécessité de vivre ensemble. Il est évident que ni l’Identique ni le Différent ne peuvent promouvoir la paix en se contentant d’apaiser l’ardeur de leurs appétits particuliers, dans l’oubli du devenir de la communauté tout entière.

La peur universelle, celle que l’hyperterrorisme actuel impose aux consciences, résulte, comme nous l’avons déjà démontré plus haut, de la volonté des individus, des communautés et des États d’oblitérer les différences (Walzer, 1998 : 123) ; elle procède aussi de leur incapacité à promouvoir la justice. La richesse de la différence est un motif suffisant de tolérance et non une occasion d’affrontement ou de guerre. Il y a effectivement (Pestieau, op. cit., 198-199) « des individus, des groupes sociaux, des nations dont l’avenir est bouché et le présent intolérable. La résignation ne leur apporterait rien de mieux que le refus de la résignation ». Pour réduire les inégalités croissantes dont la conséquence nécessaire est le refus exprimé par ceux qui n’espèrent plus rien d’un avenir a priori obturé de se soumettre à un ordre mondial de domination à l’établissement duquel ils n’ont pas du tout collaboré, il faut comme le recommande Thérèse Pujolle (op.cit., 9), planétariser la solidarité. Pour cela, il convient de fonder le cours de l’histoire sur la logique de la capture exclusive des ressources d’un monde dont nous sommes pourtant tous les citoyens.

L’hyperviolence contemporaine est contre-productive, puisqu’elle n’assure la quiétude de personne. La logique qui la sous-tend est donc autoréfutante, car elle comporte en elle l’exigence de son propre dépassement. En parodiant Émmanuel Kant, nous pouvons affirmer que la maxime de l’intolérant ou du violent ne peut jamais être érigée en loi universelle de la nature. Dans l’impossibilité de s’universaliser, cette maxime se réfute par le fait même. A défaut d’être complètement bouchée, la matrice de l’hyperviolence contemporaine peut être considérablement réduite si chaque individu, communauté ou Etat se préoccupait de fonder son agir sur des maximes ayant la même universalité que celles qui régissent le cosmos.

Que devons-nous faire ensemble pour le progrès de l’humanité ? Autrement dit, comment contribuer à la réalisation de l’espoir de vivre ensemble par-delà nos différences ? Comment pouvons-nous transformer le méga-marché que le monde est devenu grâce à la méga-machine techno-économique – méga-marché qui risque d’être pillé par les exclus de la mondialisation économique – en un véritable cadre humain ? Telles sont les principales interrogations devant sous-tendre l’éthique de la solidarité, de la tolérance ou de la paix que nous proposons ici.

Pour répondre de façon appropriée à ces interrogations, il convient d’abord de substituer aux actuelles stratégies politiques et économiques dont l’unique objectif est la capture du pouvoir et des marchés (ibid., 88), les stratégies d’humanisation du monde par l’évitement de la culture de la pauvreté et de la violence. Cela revient tout simplement à substituer à l’actuel ordre mondial de domination et d’exploitation un ordre véritablement humain, celui qui procède de « l’ordre de la parole échangée, de l’entente par la communication » (Gusdorf, op. cit., 79). En effet, comme le démontre très bien Jean-Godefroy Bidima (1997), l’ordre de la parole est, dans la tradition africaine, celui de la palabre. La fonction de celle-ci est de corriger les dysfonctionnements relationnels en retissant, par la parole, le lien social momentanément ou durablement rompu. En donnant la parole aux antagonistes, au cours de la palabre, dans un « espace participatif », on leur permettait dans la tradition africaine, soutient Bidima, de rétablir le lien social qui doit toujours les unir par le dialogue et la discussion.

La paix à la réalisation de laquelle nous devons tous œuvrer, c’est la concorde qui résulte, selon Spinoza (1966 : 38-39), de l’accord raisonnable des sentiments et des volontés. Sa réalisation commande que nous sortions du dualisme problématique dans lequel s’enferment le Même et l’Autre, non par la dissolution ou la suppression de l’une ou l’autre de ces entités, mais par la restauration du fond de solidarité et de communauté que les divers particularismes vident aujourd’hui de sa substance humaine. Pour sortir les relations humaines de la logique de l’affrontement qui caractérise de plus en plus notre monde, il faut que chaque homme cultive et entretienne en lui le désir éprouvé par Adam de sortir de sa solitude dorée pour collaborer avec l’Autre à la réalisation d’une communauté humaine fondée sur l’esprit de la cogestion des problèmes du monde. Cela est humainement réalisable si nous cessons de subordonner absolument la rationalité à la rentabilité. Une telle subordination appauvrit considérablement la raison qui ne parvient plus à ressourcer l’homme pour qu’il puisse relever les grands défis de l’histoire. Les dangers que comporte l’économisme darwinisant d’aujourd’hui sont à la mesure du nombre de plus en plus croissant des victimes que la raison économique sacrifie à l’autel inhumain de la compétitivité et de la rentabilité.

Devoir repenser la paix dans l’hyperviolence contemporaine, revient donc à s’interroger sur les conditions de possibilité de la paix dans une histoire dont la dynamique la prédispose au chaos. Pour pouvoir assumer convenablement un tel impératif, il nous faut même repenser le rapport de l’homme au monde : la présence de l’Autre n’étant pas de trop dans un monde qui n’est la propriété de personne, il n’est pas juste que la jouissance des ressources de ce patrimoine universel s’opère dans l’exclusion. La résolution de cet important problème de justice peut réduire le taux de « polémophilie » de ceux qui s’organisent, par le terrorisme, à introduire le chaos dans un cosmos dont les autres sont devenus, sans justification suffisante, les maîtres et les possesseurs.

CONCLUSION

Collaborer à la résolution du problème de la paix dans l’hyperviolence contemporaine, c’est œuvrer à la correction du déficit de justice et au bannissement des exclusions propices à la violence. C’est donc contribuer au développement de l’éthique de la tolérance et de la solidarité devant régir la coexistence des habitants du « village planétaire ». Cela exige que les individus, les peuples et les Etats renoncent, comme le recommande Kant (1990 : 27-28) dans le Projet de paix perpétuelle, à leur « liberté barbare (anarchique) ». Cultiver durablement la paix véritable entre les hommes est un impératif éthique et politique que chaque peuple et chaque Etat doivent assumer, en évitant les palabres stériles et en gérant les libres arbitres particuliers dans une perspective communautaire, car il y va de la survie même de l’humanité. L’approche à la fois eschatologique et épiphanique de Francis Fukuyama (1992) qui proclame la fin de l’histoire et l’avènement du dernier homme n’est pas pertinente, car le problème de la reconnaissance de l’Autre se pose encore avec acuité. En plus, la fin des contradictions Est-Ouest ne signifie pas que toutes les contradictions ont été résolues. Avoir, suivant le titre de l’ouvrage de Sylvie-Courtine Denamy (1999), « le souci du monde » consiste à contribuer à ce que la mondialisation réalise effectivement sa promesse de solidarité et de communauté. Pour cela, nous devons éviter de donner à nos appétits particuliers et à notre thanatos la possibilité d’aliéner en nous le sens de l’humain, de la communauté, du monde et même de la postérité.

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[1] Université de Yaoundé I, Cameroun.

[2] Groupes terroristes répertoriés par le Département d’Etat américain en 1996. Cf. « La lutte contre le terrorisme », vol. 2, n° 1, février 1997, in Revues électroniques de l’Agence d’information des Etats-Unis, dont la dernière mise à jour date du 15/08/2001.

Source en ligne : http://unifo.state.gov/journals/itg…

[3] L’expression est de Plutarque.

[4] Pour lutter contre un monde inégal, Thérèse PUJOLLE recommande le rejet de « la mondialisation par le marché » et la planétarisation de la solidarité sous l’action des « pédagogues de la solidarité ».

[5] Pour Thomas HOBBES, l’antagonisme qui gouverne souvent les relations interpersonnelles à l’état civil s’explique à la fois par le sentiment d’égalité que tous les hommes éprouvent et par la rareté. Aussi affirme-t-il dans le Léviathan que « si deux hommes désirent la même chose alors qu’il n’est pas possible qu’ils en jouissent tous les deux, ils deviennent ennemis : et dans leur poursuite de cette fin (…) chacun s’efforce de détruire ou de dominer l’autre ».