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CONTOUR SEMANTIQUE DU VERBE EN ANGLAIS, FRANCAIS ET WOLOF

Ethiopiques numéro 21

revue socialiste

de culture négro-africaine

janvier 1980

Les problèmes qui relèvent de la sémantique sont de nature complexe et méritent d’être distingués pour être étudiés à part, si l’on veut les élucider de façon utile. D’une manière générale, c’est à Saussure que nous devons l’opposition formelle entre synchronie et diachronie. C’est surtout grâce à celui-ci que l’étude synchronique a pris son essor au cours du dernier quart de siècle dans tous les domaines principaux de la linguistique.

Cependant, il faut reconnaître qu’en sémantique, la plupart des classiques de cette discipline – Bréal, Sperber, Carnoy, Hatzfeld, Falk et d’autres – font preuve d’une prédilection très marquée pour les problèmes diachroniques. Il n’est pour s’en rendre compte que de se référer à l’étude de A.W. Read (1948) traitant de l’ambiguïté du terme sémantique. Et pourtant, c’est dans la synchronie plutôt que dans la diachronie qu’on pourra dégager les dominantes sémantiques d’une langue. Ceci, nous le percevons clairement dans le Précis de sémantique française de S. Ullmann (1952) et la Sémantique structurelle d’A.J. Greimas (1966).

En plus, les recherches récentes sur la sémantique, (voir surtout A.J. Greimas 1970 et 1976) font ressortir clairement que c’est dans le fonctionnement du système, dans l’équilibre de ses forces et le jeu de ses valeurs qu’on saisira sur le vif les tendances qui sont particulières à une langue donnée et qui la distinguent d’autres idiomes et d’autres étapes de sa propre évolution. Dans ce qui suit, notre propos sera d’essayer d’esquisser quelques-uns des problèmes qui se poseront au cours de la description de la structure sémantique d’une ou plusieurs langues.

A titre d’exemple, nous avons choisi l’anglais, le français et le wolof dont les caractères fondamentaux ont fait l’objet de plusieurs études et s’affirment avec une netteté extraordinaire. L’ouvrage de Grélier (1966) est un outil positif bien qu’il se situe sur le plan purement morphosyntaxique. La Grammaire de wolof moderne (Diagne 1971) est aussi un bon élément de référence. Pour notre part, dans la mesure où nous cherchons à dégager le contour sémantique du verbe dans les trois langues, force nous est d’aller au-delà de l’étude syntaxique pure. Il s’agira en l’occurrence de comparer le verbe anglais, le verbe français et le verbe wolof dans leurs façons de satisfaire certains besoins d’expression. Dans les trois langues, on cherchera plus particulièrement à examiner le comportement du verbe par rapport à deux dichotomies, celle qui oppose le langage propre au langage figuré. Pour y arriver, nous nous placerons tantôt sur le plan des signifiés et tantôt sur celui des signifiants. Dans les deux cas, certains termes seront utilisés dans un sens qu’il importe de préciser.

A ce niveau, il nous faut signaler qu’un article de J.V. Darbelnet (1956) Esquisse des valeurs sémantiques en anglais et en français nous a fourni la plupart de nos concepts opératoires ainsi que bon nombre d’exemples relatifs à l’anglais et au français. L’argumentation qui va suivre est surtout sémantique et s’appuie sur une distinction soigneuse dont on pourra trouver les détails dans le Précis de stylistique française de Vinay et Darbelnet (1969), The Verb System of Present Day American English de R.L. Allen (1966) et The English Verb : Form and Meaning de M. Joos (1964).

Il reste entendu qu’en sémantique, on ne s’attendra pas à la précision rigoureuse des descriptions phonologiques et morphologiques ; on aura affaire ici à des éléments fluides et mobiles dont le nombre et les combinaisons sont virtuellement illimités. Le plus souvent, il ne s’agira que d’une certaine préférence dans le dosage de ces éléments et de tendances discrètes qui ne se laissent point ramener à des formules exactes, mais qui n’en sont pas moins significatives pour l’agencement du système.

La critique littéraire emploie fréquemment les termes images et métaphores. Par contre la stylistique comparée – étant donné son orientation linguistique – est amenée, dans l’étude systématique qu’elle doit faire des différences d’expression entre deux langues, à donner à image un sens plus technique. Si arbitraire qu’elle puisse paraître, cette distinction se justifie parce qu’elle permet de faire entrevoir une différence essentielle entre l’anglais, le français et le wolof. En effet, quand on réfléchi aux caractères de l’anglais par rapport au français par exemple, on ne peut manquer d’être frappé par la richesse de ses images et on se rend compte que beaucoup d’entre elles ne sont pas des métaphores et qu’il y a lieu de ranger dans une catégorie à part.

Beaucoup de mots anglais évocateurs sont pris dans un sens propre et n’impliquent aucune comparaison, donc aucun intermédiaire entre eux et la réalité qu’ils sont chargés d’évoquer. Ils sont, si l’on peut dire, en prise directe sur le réel. On les appelle donc des mots images et on dira qu’ils évoquent des images directes. Ce dernier terme a l’avantage, sous sa forme binaire, de laisser subsister image tout court comme équivalent possible de métaphore. Naturellement, les images directes existent aussi en français et en wolof. « Jaillir » est un exemple, comme « tournoyer » et « crépiter ». Le fait que ce dernier terme se rapporte à un bruit ne doit pas nous empêcher de le classer parmi les images, qui peuvent être auditives aussi bien que visuelles.

En wolof, on peut multiplier les exemples. Seulement, nous retiendrons ici « tiss » (tacher légèrement) et « wiss » (arroser légèrement). Ce dernier mot a d’ailleurs donné « wiss wissal » qui se dit d’une pluie fine sous laquelle on peut marcher sans trop se mouiller – pas pour longtemps, bien sûr. Néanmoins, celui qui passe de l’anglais ou du wolof au français ne peut s’empêcher de noter que là où l’anglais ou le wolof disposent d’une image directe, le français est obligé de se contenter d’une formule qui décrit et analyse la réalité ou qui l’évoque au moyen d’une métaphore. Ainsi, to stride ne peut se rendre que par marcher à grandes enjambées et weer par faire le tour de… Pour les expressions to file in et waaxu, le français dira respectivement entrer en file indienne (ou à la queue leu leu) et marcher très vite. Notons en passant que waaxu en wolof a la connotation « aller vite et à pieds ». On ne peut pas l’utiliser, par exemple, pour signifier se dépêcher de finir une tâche. En outre, le français a les termes de « se hâter », « se presser », etc., qui ont le sens d’aller vite mais le wolof waaxu ne les traduit pas dans tous les contextes.

L’exemple de Camus

Un bon exemple dont le français supplée à l’adresse d’une image directe nous est fourni par Camus, lorsque dans l’Etranger, il parle de la « plainte des tramways dans les hauts tournants de la ville ». La métaphore, il est vrai, ne porte pas ici sur un verbe, mais sur une forme qui est très proche puisqu’il s’agit d’un nom de procès, « plainte », employé au sens figuré. Elle est, en tout cas, très caractéristique. A première vue, on pourrait prétendre que Camus a choisi ce terme librement. A la réflexion, on se rend compte qu’il lui est imposé par une déficience de la langue et qu’il n’y a guère d’autre moyen de rendre le grincement des roues sur les rails. Ce serait une erreur à notre avis de vouloir garder cette métaphore en anglais.

Il y a fort à parier qu’un écrivain anglais cherchant à rendre la même notation, le ferait au moyen d’une image directe. C’est d’ailleurs ainsi que l’a rendue Gilbert Stuart dans sa traduction de l’Etranger : « the screech of streetcars at the step corners of the upper town ». Il en est de même pour les termes wolof qui peuvent paraître rhapsodiques au locuteur indo-européen sans faire certains détours sémantiques. On songe ici à « dang-dang » course violente et mouvementée, « waxi » (aller dire) « fenni » (aller mentir). Un observateur attentif ne tardera pas du reste à remarquer que les particules « i » (waxi, « ale » (waxale) (marchander) sont particulièrement productives en wolof. Elles servent à transmettre des charges sémantiques bien souvent absentes dans les langues indo-européennes.

Le vocabulaire du mouvement, comme celui du bruit, offre de nombreux exemples de l’opposition entre l’image directe d’une part et la description analytique ou l’évocation métaphorique d’autre part. On peu en donner quelques-uns : to toss = jeter négligemment, to fling = jeter à la volée, to flick = donner un coup léger, to swing (along) = marcher d’un pas rythmé, etc. On pense également aux termes wolof : xeut = frapper sur le dos, gaddu = porter dans les mains, yenu = porter sur la tête, boot = porter sur le dos. On songe également à raxassu = se laver les mains, sangu = se laver le corps, yaap = faire ses ablutions, etc.

Le phénomène se rattache à une caractéristique du français, à savoir sa pauvreté relative dans le vocabulaire des notations sensorielles. Pour rendre les effets de lumière, les sons et le mouvement, il ne dispose guère que de mots généraux alors que l’anglais (comme d’ailleurs l’allemand) et le wolof sont pourvus en termes concrets à sens particulier. Dans ces conditions, le locuteur français doit, ou bien se contenter d’un terme général ou le préciser en lui adjoignant un ou plusieurs mots. Ainsi, cette déficience du français est souvent comblée par des locutions. Cet aspect du français a été bien analysé par Vigo Brondal (1936). Mais, le lecteur pourra également se rapporter aux réserves faites à ce sujet par M. Dauzat (1947).

Pour en revenir au domaine qui nous occupe, le verbe simple qui fait défaut est remplacé par une locution verbale. Par verbe simple il faut évidemment entendre tout verbe qui prend la forme d’un seul mot, (morphème ou monème selon la terminologie adaptée). Mais il est raisonnable et commode de ranger aussi sous cette appellation tous les verbes pronominaux, le pronom réfléchi faisant corps avec le verbe et ne lui enlevant pas sa qualité de mot simple, par opposition à la locution verbale qui comprend un verbe d’un sens général suivi d’un complément qui est d’ordinaire un nom avec ou sans article. Ainsi, démissionner, projeter, se promener, se produire sont des verbes simples qui doublent les locutions verbales remettre sa démission, faire le projet de, faire une promenade et avoir lieu.

En somme, un procès peut prendre l’une ou l’autre forme en anglais aussi bien qu’en français, (c’est le cas pour les exemples ci-dessus), mais on peut dire que la locution verbale est plus caractéristique du français que de l’anglais ou du wolof. C’est là une question qui mériterait d’être approfondie avec données statistiques à l’appui. En attendant, on constate que beaucoup de verbes simples sont rendus obligatoirement ou plus idiomatiquement par des locutions verbales en français, et l’on pourrait citer de nombreux cas analogues à celui de to climb et de sa variante to make the ascent of : dans le vocabulaire des alpinistes, on dira plus naturellement faire l’ascension que grimper.

Cependant, quand on passe au wolof, le problème devient un peu plus comble. Car les linguistes ne s’entendent pas sur les distinctions concernant les éléments sémantiques indicateurs d’aspect et ce que Allen appelle verbide (une forme, verbale sans orientation de temps). On a aussi du mal à établir les rapports précis entre les indicateurs d’aspect et les auxiliaires. Le problème est d’autant plus épineux que dans certains cercles linguistiques on parle de langues avec ou sans verbe. Lucien Tesnière (1969) entre autres, déclare que toutes les langues ne peuvent pas distinguer entre le « procès » et la notion même de « substance ». Selon lui : « Elles (ces langues) conçoivent le procès comme une substance, et par conséquent, le verbe comme un substantif. C’est ainsi que dans de telles langues, il aime ne se distingue pas de son amour, ni ils aiment de leur amour. Autrement dit, le nœud de la phrase y est un nœud substantival. La notion verbale proprement dite semble bien ne se rencontrer que dans langues d’Europe ».

Ce n’est pas le lieu de discuter cette affirmation quelque peu surprenante. Toutefois, par delà le wolof, un examen minutieux des études portant sur les langues négro-africaines permettra de nuancer les propos de Tesnière. Il faut d’ailleurs noter que l’assertion est tout de même atténuée par l’emploi du verbe « sembler » qui indique qu’on en est au stade de l’intuition et non de la formalisation absolue. De toute façon, on n’a pas besoin de démontrer qu’on trouve dans les langues ouest-africaines par exemple des unités sémantiques qui se combinent aux modalités d’aspect et de temps de la même manière que dans les langues indo-européennes. Dès lors n’est-il pas légitime de les appeler des « verbes » ?

Verbides

Bien sûr, le terme aura besoin d’être clarifié pour être mieux défini. C’est pour cette raison que nous préférons le terme « verbide » pour caractériser le verbe wolof. En fait, nos recherches sur le wolof (Dione 1976) nous ont amené à penser que le système verbal wolof se compose de « verbide » auxquels on ajoute les trois particules essentiels : na, dina ngui pour indiquer les rapports de temps. Le diagramme suivant permet de visualiser notre démarche :

La particule ngui est généralement employée pour les actions qui se poursuivent au moyen du codage. On dira par exemple Samba ngui wax pour exprimer qu’il est en train de parler au moment précis où l’on émet cet énoncé. Cependant, il est intéressant de noter que le wolof préfère ne pas utiliser ngui dans les déclarations de fait. Il tendra à recourir à d’autres types de construction pour exprimer ce que les grammairiens appellent le « présent de vérité générale ». La particule ay qui exprime généralement l’idée de permanence et de durée mais aussi la manière d’être et de faire est très fréquente dans les proverbes wolof. On pense à un dicton connu tel que nit nitay garabam que l’on rend aisément par « l’Homme est le remède de l’Homme ». On pourrait multiplier les exemples.

En somme, ngui, na et dina se combinent aux verbides pour leur conférer les nuances « d’accompli » et « d’inaccompli ». On pourrait aussi dire Samba wax na pour Samba a parlé et Samba dina wax pour Samba parlera. Par conséquent, le caractère achevé de l’action est indiqué par les particules et non par le temps comme en français ou en anglais par exemple. Alors que le français a Pierre danse, Pierre dansait, Pierre dansera, l’anglais a au contraire Peter dances (ou Peter is dancing), Peter danced and Peter will dance. Le will anglais joue à peu près le même rôle que les trois particules en wolof.

Il va de soi que le schéma proposé est fort sommaire et ne rend pas compte de toutes les nuances du système verbal wolof. Mais il dégage néanmoins les grandes tendances de la langue. Au passage, il importe de noter qu’il y a une certaine sémantique entre di et na. Le fait que ces éléments se combinent pour marquer la notion de futur est un phénomène qui mériterait d’être éclairé par de bonnes études diachroniques. Il importe de mentionner également que d- se retrouve dans les particules comme doon, daan daoon pour exprimer des nuances de passé avec des références de répétition et d’habitude.

Ce survol rapide du système verbal wolof avait pour but de mieux opposer les trois langues afin de dégager avec rigueur leurs ressemblances et leurs différences. En outre, puisque la question se pose de savoir dans quelle mesure le mot représente une unité sémantique autonome, il serait peut-être bon d’opérer une dichotomie entre « mots principaux » et « mots accessoires ». Ces derniers, que Marty appelait « synsémantiques » en les opposant aux « éléments autosémantiques » sont des mots outils à fonction syntaxique. On pourrait donc y classer les particules verbales wolof que nous venons d’examiner. On notera toutefois qu’il n’y a pas de cloisons étanches entre ces deux catégories : témoin des cas limites comme vu que, attendu que en français.

Pour ce qui est des « mots principaux », c’est-à-dire des mots au sens propre du terme, c’est le rapport entre signification et contexte qu’il sera nécessaire de serrer de plus près. Car il est évident qu’à l’état isolé, le sens d’un terme reste forcément vague, imprécis : ce n’est que le contexte verbal ou non verbal qui le détermine et le concrétise. Les mots, comme tous les autres éléments d’une langue sont des signes virtuels qui s’actualisent dans la parole, c’est-à-dire dans les contextes. Mais ceci une fois posé, on constate que l’importance du contexte varie selon les mots et selon les langues envisagées. Plus un mot est ambigu, plus il aura besoin de détermination ; de même plus une langue comporte de termes ambigus, plus important sera le rôle du contexte. Mais, d’une langue à une autre, on assiste perpétuellement à un processus de création de mots qui permettent de combler les vides.

C’est ce qui explique l’abondance des locutions verbales en français par exemple. Mais le phénomène tient aussi à ce que beaucoup de substantifs français ont longtemps attendu ou attendent encore leurs verbes dérivés. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que recruter a remplacé faire des recrues. Stendhal a protesté contre l’introduction de progresser. Or en anglais, de tels verbes sont des mots simples. De son côté, le wolof a les termes gaddu, gorgolu, ñlug, que le français est obligé de rendre respectivement par « porter dans les mains », « s’efforcer de bien faire », et « mettre l’eau dans la cuisson » .

De nos jours, la langue française (populaire) semble plus accueillante au genre dérivation noté plus haut, surtout dans le vocabulaire technique avec des termes comme solutionner et réceptionner qui remplacent des verbes difficiles à conjuguer. Le remplacement de faire subir un test à par tester se heurte encore à de vives résistances. De plus, là où le verbe existe, en français, il arrive qu’il subisse un glissement de sens généralement orienté vers le langage figuré. Albert Dauzat l’avait remarqué à propos de mallette, qui a été autrefois une petite malle mais ne désigne plus guère qu’une valise. La remarque vaut également pour des diminutifs tels que chevalet, archet, livret et même fourchette.

Ce qui est vrai des diminutifs l’est aussi pour les verbes formés à partir des noms d’objets. Nonobstant les dictionnaires qui sont souvent en retard sur l’évolution sémantique, on dira plutôt mettre en bouteille(s) que embouteiller, réservant ce dernier verbe pour les embarras de la circulation. Notons que l’anglais utilise bottle neck. De même, on claironne un exploit, mais le clairon de la compagnie joue ou sonne du clairon. L’artillerie pilonne les positions ennemies, mais on réduit en poudre tel produit dans un mortier avec un pilon. Sans doute, peut-on verrouiller une porte, mais ce mot est plus expressif que la locution verbale mettre ou tirer le verrou. Tous ces exemples confirment que le français pratique la dérivation plus timidement que l’anglais ou le wolof et que ces verbes dérivés sont vite guettés par le sens figuré.

En somme, l’absence de mots concrets et particuliers pour noter les sensations, l’irrégularité de la dérivation et le glissement des dérivés vers le sens figuré sont trois facteurs qui expliquent l’abondance des locutions verbales en français, abondance qui apparaît au traducteur comme l’une de ses caractéristiques en face de l’anglais ou du wolof. Il convient maintenant d’étudier le rôle que joue le verbe dans l’expression du mouvement et comment à cet égard, la division du travail s’établit entre le verbe et la préposition.

Etant donné que les considérations qui vont suivre découlent d’observations faites en enseignant l’une des langues dont traite le présent article (le français à des anglophones, le français ou l’anglais à des wolophones), il paraît légitime de retracer les étapes par lesquelles l’auteur de ces lignes grâce aux recherches de Darbelnet – est passé pour arriver à certaines conclusions. L’une des difficultés qu’éprouvent les étudiants anglophones, par exemple est de rendre en français les différents emplois de to walk. Observant leurs tâtonnements on est amené à leur expliquer, à un niveau qui n’est plus celui de l’acquisition du vocabulaire de base par les procédés de la méthode directe, que to walk, ce n’est pas seulement se promener, c’est aussi marcher et c’est également aller à pied.

L’expérience montre que bon nombre d’étudiants américains ou britanniques ont conscience de l’équivalence de to walk : marcher, très peu, par contre, pensent à celle de to walk : aller à pied. Il y a là une raison qui apparaîtra peut-être un peu plus loin. La notion très fructueuse des termes parallèles introduites par Darbelnet pour la consolidation du vocabulaire nous permet de mieux comprendre la différence entre les possibilités de to walk que le locuteur anglophone tend à ramener à une seule, parce que, quoi qu’on fasse, c’est ce mot qu’il a dans l’esprit et il le considère comme un tout indivisible. Le procédé des termes parallèles, qui se prête à la tabulation, permet d’organiser et de présenter clairement ces possibilités. To walk.

  1. A) se promener- se baigner – jouer au tennis – lire, etc.
  2. B) marcher – nager – voler – ranger, etc.
  3. C) aller à pied – aller en voiture aller en avion, etc.

Nous avons ci-dessus trois séries A, B, et C qui sont respectivement celles des loisirs, des exercices physiques et des moyens de locomotion. Quand to walk est parallèle à to go swimming, to play tennis, to read, il se rend par se promener. Si les termes parallèles sont to swim, to run, to jump, to crawl, il correspond à marcher. Et l’équivalence s’établit entre aller à pied, si dans l’esprit de la personne qui parle l’opposition est entre to walk ou to drive ou to walk et to fly. Ici, il importe de bien se rendre compte qu’on peut avoir le mouvement sans le déplacement au sens de changement de lieu (voir Darbelnet 1956).

Si je me promène dans le champ, il y a mouvement mais il n’y a pas déplacement puisque je ne quitte pas le champ pour aller ailleurs. La difficulté mentionnée plus haut à propos des étudiants anglophones tient à ce que l’anglais emploie les mêmes verbes pour le mouvement et pour le déplacement. A ce niveau, on remarque aisément, que le comportement du wolof se rapproche de celui de l’anglais. Mais on trouve une richesse supplémentaire fournie par les possibilités de dérivation. Un verbe comme dox (marcher) donnera ainsi doxi (aller à l’aventure), doxaan (faire la cour), doxantu (se promener) et doxal (faire marcher).

Le français, à quelques exceptions près, ne jouit pas de la même liberté. C’est ainsi que nager ne peut être verbe de déplacement. Que l’on compare « Il nage dans le fleuve » (mouvement) « Il a traversé le fleuve à, la nage » (déplacement). Dans ces deux cas, le wolof dira presque la même chose « Mingi fey ci dex gi » et « Dafa fey jal dex gi ». Cependant, il arrive qu’un verbe français puisse figurer dans les deux catégories. Voler se dit d’un oiseau, non du passager d’un avion. Le système français ne permet pas de dire « Il vole à New-York » s’il s’agit d’un vol en avion. Cependant, cette phrase est possible au sens figuré de : il se dépêche d’aller à New York pour une affaire urgente.

Au sens propre, elle pourrait seulement s’appliquer au cas de quelqu’un qui ferait de l’aviation ; même ainsi, elle ne serait guère naturelle. Courir est un verbe de mouvement, mais à la différence de marcher, il peut être suivi d’un complément de destination : « Courez chez lui », Courez le prévenir ». En wolof, on aura « dawal keeram » et « dawal wax koko ». Mais, là encore, le français semble exhiber un sens figuré. Pour s’en rendre compte, il suffit de comparer « j’ai couru le prévenir » au sens de : je me suis dépêché d’aller le prévenir » mais pas nécessairement au pas de course, et « j’ai couru chez lui » ou l’on comprend que celui qui parle a fait le trajet en courant.

Il y aurait une vérification à faire pour reconnaître les verbes français qui peuvent exprimer le déplacement aussi bien que le mouvement, mais il est probable que le sens figuré joue un rôle dans cette extension de leur emploi. Le dernier exemple cité utilise l’une des rares prépositions françaises qui marquent le déplacement. La comparaison des prépositions des deux langues révèle que les prépositions françaises les plus fréquemment employées, à savoir à et chez ne peuvent à elles toutes seules, marquer le déplacement. Elles sont statiques plutôt que cinétiques, à cette réserve qu’elles peuvent introduire le complément de lieu où s’exécute le mouvement. L’anglais au contraire utilise l’opposition entre at (ou in) et to, of et from.

Quant au wolof, on peut dire que les termes ca et ci lui permettent d’indiquer la direction et le fait d’être à l’intérieur : « mangui ci keur gi », « dem na ca jaba » (je suis sans la maison, il (elle) est allé (e) au marché). La démarche wolof rappelle celle de l’anglais à ce niveau. En anglais, certaines structures créées à partir des prépositions passent difficilement en français. Elles doivent faire l’objet d’une transposition ou d’une translation dans beaucoup de cas : « To the station » = Entrée (ou direction) de la gare, « From six o’clock » à partir de six heures. C’est aussi pour une raison du même ordre qu’on ne peut pas dire : « Le chiffre a été changé à 150 » pour « a été porté à cent cinquante ». Car changer est un verbe de mouvement et laisserait entendre que le mouvement a été fait au niveau 150 tandis que porter indique bien le passage d’une quantité à une autre.

Il faut noter ici que le wolof n’a rien de comparable aux prépositions to et from. On se servira bien souvent des termes joge (venir de) en jem (aller vers) pour indiquer la notion de provenance et d’origine.

Remarques finales

Dans cette étude, notre propos était de chercher à saisir le fonctionnement sémantique du verbe en anglais, en français et en wolof. Au passage, nous avons fait ressortir l’importance de la métaphore dans les trois langues. La métaphore nous paraît être une intéressante figure de style qu’on trouve non seulement dans les textes spéciaux (textes littéraires) mais aussi dans le langage de tous les jours.

L’analyse de la métaphore est, à notre avis, une tâche aussi urgente et fondamentale que celle de la structure linguistique. Une illustration patente nous est offerte par Zumthor (1971) quand il note : « Grosso modo, on pourrait distinguer… dans la pratique des poètes romans, deux nuances de styles, suivant qu’y dominent l’hyperbole, la litote, et la comparaison d’une part, l’allégorie et la métaphore de l’autre : différence qui correspondrait, très sommairement, à celle des traditions non courtoises d’une part, courtoises de l’autre. Ainsi, dans les vieux poèmes ecclésiastiques, la proportion des métaphores est de moins de 10%, chez les troubadours anciens, elle atteint souvent 50 %, le trobar clus sera fondé sur une conception radicalement métaphorique du langage ».

Cependant, nous ne sommes pas encore complètement éclairés sur la valeur de la métaphore en tant que catégorie sémantique et nous doutons qu’elle ait été complètement identifié. Sans réfuter systématiquement le point de vue de Tesnière, nous pensons qu il y a une mise au point à faire. Dans le cas particulier du wolof, il y a surtout lieu d’étudier de quelle manière les fonctions syntaxiques et sémantiques que nous avons dégagées se répartissent entre les différentes classes de mots reconnues.

On aura noté que les « prépositions », par exemple, jouent un rôle important en anglais et en wolof, ce qui n’est pas toujours le cas en français. Cela représente une tache difficile pour celui qui veut explorer ces deux langues. Pour ce qui est du wolof, la complexité de la besogne provient des mots qui permutent de fonctions. En réalité, il s’agit plus précisément de suppléances grammaticales que d’une véritable transposition de catégories.

Ces suppléances fonctionnelles provoquent une apparence de chevauchement des catégories qui peut déconcerter le linguiste européen habitué à plus d’étanchéité entre les parties du discours. Elles l’inclinent à attribuer à l’effet d’une transposition un rôle régulièrement assumé par une espèce de mots, qui en wolof, déborde les attributions de la même classe dans les langues indo-européennes. Ainsi, par exemple, les prépositions de, lieu en wolof sont normalement représentés lorsqu’il y a mouvement par des verbes comme « jem » (aller), « joge » (venir, « jott » (atteindre), « dug » (entrer), « genn » (sortir), etc.

En somme, les transpositions auxquelles on assiste en passant du français, à l’anglais et au wolof ne sont pas des faits isolés du français, il s’agit des fonctions régulièrement dévolues à une catégorie de mots qui en vient ainsi à fournir l’équivalent de certaines parties du discours : verbe, préposition, conjonction. Il convient encore d’insister sur le fait que « cette faculté de morphémisation » – pour emprunter l’heureuse expression de François Martini (1952) – n’appartient pas à tous les verbes : elle est limitée à certains verbes et est conditionnée par le sens de ces verbes.

En d’autres termes, la vocation grammaticale d’un verbe a son origine dans sa signification même et se développe à partir de cette signification. Il va sans dire que le domaine de la signification reste un terrain de désaccord théorique complet. Néanmoins, bien que ce désaccord soit manifeste dans la manière dont les représentations sémantiques doivent être structurées, tout le monde convient aisément qu’elles doivent être structurées. Parler de « structure syntaxique » comme Chomsky est devenue chose courante, mais en réalité le terme même de « syntaxe » contient l’idée d’un arrangement et d’une configuration d’éléments,

Mais, alors que toute phrase a une structure, il n’est pas absolument clair que le sens d’une phrase a une structure achevée. C’est ainsi qu’en sémantique, on s’est moins préoccupé du « sens du sens » pour parler comme Greimas (1976). On s’est plutôt concentré sur le développement d’une technique adéquate permettant de saisir le sens à travers les grammaires formelles. Nous espérons que cet article que nous considérons comme l’échantillon d’une analyse incomplète et inachevée aura servi à faire le point de la situation – ne serait-ce que provisoirement – en ce qui concerne l’investigation sémantique du verbe dans les trois langues considérées.

INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

Allen, R.L. : The Verb System of Present Day American English, The Hague, Mouton, 1966.

Ce livre expose les fondements essentiels sur lesquels repose notre analyse du système verbal wolof. C’est un ouvrage théorique bien documenté dont la bibliographie mérite d’être consultée. En plus, la théorie que développe Allen est très commode dans l’enseignement des langues étrangères.

Brondal, Vigo : Le français : langue abstraite, Copenhague, 1936.

Ouvrage intéressant où l’auteur cherche à montrer que le français, à l’opposé de l’allemand par exemple se caractérise par la préférence très marquée qu’il accorde aux termes à valeur générale. Ce qui justifie le titre de « .. .français, langue abstraite ».

Dauzat, M. : Le génie de la langue française, 2e édition, Paris, 1947.

L’auteur aborde les questions soulevées par Brondal et tente de les nuancer. Une importance particulière est accordée à ce qui fait le « génie de la langue française ».

Diagne, Pathé : Grammaire du wolof moderne, Paris, Présence Africaine, 1971.

Cet ouvrage expose les aspects grammaticaux du wolof contemporain. L’auteur aborde les problèmes avec une perspective fonctionnaliste. Bon élément de référence.

Dione Saër : Some Aspects of the Wolof Verb System : A Sector Analysis Description, MA Thesis, Teachers’ Colleg :, Columbia University, 1976, (unpublished).

Ce mémoire représente nos premiers balbutiements dans l’investigation du verbe wolof. Nous ne le considérons donc pas comme un travail fini et complet. En réalité, après cette étude, nous avons essayé de passer de la langue au langage en tentant de travailler sur une analyse sémiotique des Contes d’Amadou Koumba de B. Diop (thèse en préparation, EHESS Groupe de Recherches Sémio-Linguistiques).

Gleason Jr, H.A. : Linguistics and English Grammar.

Un texte de base pour une meilleure approche de la linguistique anglaise. Les problèmes relatifs à l’utilisation de la linguistique dans la salle de classe y sont particulièrement bien examinés.

Greimas, A.J. : Sémantique structurale, Paris, Editions Larousse, 1966.

Une bonne introduction aux problèmes généraux en sémantique. Bien que certaines des thèses aient été rectifiées par l’auteur, cet ouvrage mérite encore d’être parcouru. La plupart des concepts opératoires de l’appareil sémiotique s’y trouvent recensés et bien définis.

Greimas, A.J. : Du sens : Essais sémiotiques, Paris, Editions du Seuil, 1970.

Dans cet ouvrage, l’auteur aborde le problème du sens et essaie « d’en dire quelque chose de sensé », tâche qu’il reconnaît extrêmement difficile. L’ouvrage se subdivise en quatre grandes parties : 1) Le sens, 2) L’histoire et la comparaison, 3) Le récit, 4) La manifestation – qui offrent à l’auteur l’occasion de construire une véritable théorie sémiotique.

Greimas, AJ : Sémiotique et Sciences sociales, Paris, Editions du Seuil, 1976.

Une analyse fouillée du discours scientifique et de ce qui fait sa spécificité. L’auteur dégage le rôle de la linguistique et de son objet, le langage humain. Greimas s’arrête particulièrement à l’analyse de l’etho-littérature et de la socio-littérature, deux discours formateurs et garants des cohésions communautaires.

Grélier, S. : Recherche des principales interférences dans les systèmes verbaux de l’anglais, du wolof et du français, Dakar, Publication du CLAD N° XXXI.

Ouvrage théorique intéressant. Bien que le point de vue soit morphosyntaxique, l’auteur s’évertue à bien dégager les dominantes verbales dans les trois langues.

Joos, Martin : The English Verb : Form and Meanings, Madison, Wisconsin University Press, 1964.

Ouvrage concis et bien structuré. Les aspects essentiels du système verbal anglais y sont bien examinés.

Martini, François : De la morphémisation du verbe en vietnamien, BSLP, tome 48e fasc. 1, n° 136, pp. 94-110.

Un article intéressant à lire. L’auteur oppose essentiellement le système verbal vietnamien à celui des langues indo-européennes.

McMordie, W. : English Idioms and How to Use Them, Oxford University Press, 15th impression, 1971.

Comme le titre l’indique, ce livre traite de l’emploi des expressions idiomatiques anglaises. Il est tout particulièrement recommandé aux étudiants qui ont du mal à manipuler certaines structures anglaises telles que les « faux amis ». L’introduction « Sources of the English language on the Study of English Idioms Generally » mérite d’être parcourue attentivement.

Partridge, Eric : Usage and Abusage, Harmondsworth, Penquin, Middlessex England, 1973.

Ce livre examine scrupuleusement le problème des néologismes et s’attaque aux problèmes des abus dans l’usage de la langue. C’est un bon ouvrage de référence sur le plan linguistique et les commentaires concernant l’état de la langue anglaise sont fort pertinents.

Read A.W. : An Account of tbe Word Semantics, Word IV, 1948, pp. 78-97.

L’article passe en revue l’historique du mot sémantique en s’arrêtant sur les différentes acceptions du terme. Les précisions d’ordre diachronique méritent une attention particulière.

Tesnière, Lucien : Eléments de syntaxe structurale, Paris, Klincksieck, 1959.

Un livre dense qui pose beaucoup de problèmes à la fois. Il demande à être lu et relu si l’on veut déchiffrer le message profond de l’auteur. Certains des concepts opératoires tels que la notion d’actant sont entrés dans les annales de la sémiotique (voir Greimas 1966).

Ullmann, S. Principles of Semantics, Glasgow, 1948.

Ouvrage théorique sur la sémantique générale mais l’orientation nous paraît fort stylistique. L’auteur tente d’esquisser le programme et les méthodes de la sémantique générale.

Ullmann, S. : Précis de sémantique française, Berne, Ed. A. Francke SA, 1952, 4e éd. 1969.

Ce livre est un prolongement des Principes. L’auteur cherche à appliquer les principes de la sémantique générale à des problèmes français et à dégager les dominantes sémantiques du français. Les chapitres III, IV, et VI sont particulièrement intéressants.

Vinay, J.P. ; Darbelnet, J. : Stylistique comparée du français et de l’anglais, Paris, Bruxelles, Montréal, Didier, 1969.

Cet ouvrage dégage bien les aspects fondamentaux de la transposition et de la translation qui s’opèrent quand on passe de l’anglais au français. L’anglais littéraire aussi bien que l’anglais familier y sont bien présentés.

Cependant, comme nous l’avons annoncé plus haut, notre étude a surtout bénéficié de l’article de Darbelnet intitulé« Esquisse des valeurs sémantiques de l’anglais et du français ». Nous l’avons découvert au cours de nos recherches à la bibliothèque de l’Université Columbia et elle nous a inspiré la présente étude que nous considérons comme un point de départ.