Culture et civilisations

BELBORG BELBORG !

Ethiopiques numéro 21

revue socialiste

de culture négro-africaine

janvier 1980

Un poème est une constellation de sons. Valéry disait que le « Cimetière marin » était né d’un rythme qui s’était d’abord imposé à lui. Le premier poème des « Epîtres à la Princesse », et avec lui tout le recueil, semble né de la répétition obsédante d’un nom : « Belborg Belborg ! Belborg Belborg ! »

Dans la suite du poème d’autres mots apparaissent qui ont eux aussi pouvoir d’évocation :

« Princesse de Belborg, sous quel ciel fleurit ta prestance ?

Aux pays du Septentrion, en ton palais de Ouistreham ouvert, sur la mer et les vents ?

Ou bien à Danestal en ton manoir, au milieu de ton peuple

– quelle moisson de têtes blondes ! »

(« Belborg Belborg ! » Epîtres à la Princesse, Ethiopiques, p. 132).

Les noms « Ouistreham » et « Danestal » précèdent et justifient les images qui leur sont associées. « Ouistreham » : l’aspiration centrale du h et la quasi aspiration initiale s’accordent parfaitement avec la définition du cadre : « ouvert sur la mer et les vents ». « Ouistreham », un mot heurté et venté, un mot âpre et qui sent l’iode et le sel marin, un mot dont les syllabes s’entrechoquent comme font les vagues : ouistre – et c’est la première vague sonore qui déferle, son bruit d’eaux choquées entrechoquées, puis le silence du e muet sur les eaux un instant apaisées et, nouvel assaut ou bien clapotis en retour de la vague précédente, l’écho plus calme du – ham.

« Danestal », stabilité de la dentale et du double a. Un mot parfaitement équilibré et qui a bien sa couleur particulière, donnée par la répétition du groupe : dentale + voyelle a, par delà le blanc neutre du e muet. Un mot qui s’impose avec force – choc de la première dentale, sonore, suivie du a éclatant – puis qui s’adoucit dentale sourde t – et s’installe plaine large étale. Il suffit de cet effet d’écho pour que la plage sonore s’installe et suggère l’idée d’une étendue vaste, puissante mais paisible. Et voilà, tout naturellement, l’image de la demeure patriarcale qui s’impose : « en ton manoir, au milieu de ton peuple – quelle moisson de têtes blondes ! ». Correspondance subtile entre les sonorités, éclatantes mais adoucies à peine par le e muet, de ce nom « Danestal » et l’adjectif « blondes », douceur dorée des blés mûrs. Correspondance et, en même temps, aboutissement, élargissement de la vague de calme lisse et paisible qui avait suivi l’assaut conquérant de la première syllabe. La fureur guerrière du dieu Odin et des premiers Wikings qui s’installe et qui s’apaise. Il en reste une force sûre d’elle-même et maîtrisée, apaisée. L’or rutilant des chevelures qui s’est sédentarisé or des blés.

Le nom « Belborg » est peut-être moins facile à cerner tout d’abord. Il a lui aussi une dominante sonore due aux consonnes : b, r, g – auxquelles la liquide l fait néanmoins contrepoids. C’est un nom contrasté, heurté même, un nom qui commence par une note claire – bel – et qui passe, brutalement, sans transition, une octave en dessous dans les graves – borg -, un nom qui commençait dans l’aisance et qui s’achève sur un groupe consonantique difficile à prononcer – rg. Bref, un nom difficile à apprivoiser, difficile à maîtriser, rien à voir avec « Danestal ». Et ce double aspect clair-sombre, aisance-difficulté se retrouve tout au long des Epîtres. On peut même aller jusqu’à dire que ce couple binaire est la matrice germinative d’où sont sortis les thèmes et les images.

 

Lumière d’argent

Bel -, mais c’est la lumière d’argent, les fjords, les polders, un paysage de plaine liquide, eaux grises, ciel gris qu’éclaire le rayonnement d’un soleil diffus et voilé. Bel -, c’est aussi la lumière verte-blonde de cette femme, germanique ou scandinave, Walkyrie muée Egérie, Walkyrie apaisée princesse de salon et dame courtoise, châtelaine à l’ombre des fenêtres d’un donjon. Lumière, mais lumière dominée, maîtrisée, lumière prise au piège du château mâle et contenue. Lumière aussi de Paris, Paris en hiver, l’argent d’un soleil qui perce à peine sous les nuages et qui va se reflétant sur la pierre, sur la Seine et jusqu’à la limite de la ligne d’horizon.

Borg -, la note sourde de l’angoisse, la séparation, le vertige qui soudain paralyse la gorge. Et toutes les certitudes accumulées tout à l’heure qui se nouent soudain en un seul point sensible et douloureux, au moment où s’arrête la voix sur l’aveu de l’imprononçable séparation des amants.

Bel -, elle si claire, si blonde, elle rue Gît-le-Cœur, elle à Montsouris. Bel -, son image aérienne comme la fleur, plaisir pour les yeux, la mémoire, l’imagination qui revit, rêve le passé et alimente le présent du mirage des souvenirs. Borg -, la marée de l’angoisse qui remonte du cœur et cette plainte sourde installée au cœur de l’être et qui clame l’insupportable séparation.

Belborg, la coexistence de l’ombre et de la lumière au ciel d’étain, un éclair d’argent sur l’âme sombre du métal. Belborg, elle et lui séparés, elle et lui l’inconciliable concilié : la blonde et le noir, le couple binaire, unité dans la diversité. Car ces « Epîtres à la Princesse » ne sont pas que des lettres à une femme aimée et absente, ce sont des lettres d’au-delà de la mer, la mer l’océan, mais aussi la mer de la différence culturelle, la mer de la différence raciale. Comme plus tard les « Lettres d’hivernage » ; lettres qui avouent la différence et la proclament, lettres qui appellent et tragiquement à l’unité, l’impossible fiançailles. La Princesse de Belborg n’est pas qu’une femme, c’est toute l’âme du Nord, c’est l’Europe, c’est la France, c’est l’esprit, l’éclat de la lumière, mais d’une lumière qui court peut-être le risque d’être entachée de superficialité, lumière de salon, un reflet de soleil attardé en hiver et qui se meurt.

L’équivalence entre la Princesse et son pays est soulignée à plusieurs reprises ; notons en particulier les versets suivants :

« Mon désir est de mieux apprendre ton pays de t’apprendre ».

(« Comme rosée du soir ; ibidem, p. 135)

« Je pense à toi Princesse de Belborg

Je songe aux pays du Septentrion ».

(« Ambassadeur du peuple noir » ; ibidem, p. 134).

Lumière belle, certes, et le poète l’aime, mais lumière menacée de dépérissement, lumière finissante. Le chant du cygne avant que ne soit la décadence. Et il l’appelle à être une dernière fois, être avant qu’il ne soit trop tard, irrémédiablement :

« Ce sera l’an de la Technique. De leurs yeux ils cracheront un feu blanc. Les éléments se sépareront et s’agrégeront selon de mystérieuses attirances et répulsions. Le sang des animaux et la sève des plantes seront de petit lait. Les blancs seront jaunes, les jaunes seront blancs, tous seront stériles.

Et l’on entendra dans les airs la voix unique du Dieu juste ».

« Princesse retiens ce message.

Vends manoir terres et troupeaux, Vains seront les paratonnerres.

Abandonne ton père abandonne

ta mère. Les morts iront avec

les morts. Et nous avons choisi de vivre ».

(« Princesse, ton épître ; ibidem, p. 140)

Prophétie, ultimatum. D’où le nom d’ « Epîtres ». Dans son sens latin originel, l’épître (epistula), c’est seulement la lettre, mais depuis les Epîtres des Apôtres, le mot a pris une résonance particulière : une épître, c’est un avertissement à caractère moral, une homélie presque – par écrit, évidemment et sous forme de lettre.

Ambassadeur de mon peuple

Le poète prête sa voix, le prestige de son art à l’homme politique. Senghor est alors député du Sénégal.

« Ambassadeur du peuple noir, me voici dans la Métropole ».

(« Ambassadeur du peuple noir », ibidem, p. 133).

C’est à ce titre également qu’il s’adresse à elle, en tant que porte-parole du monde noir, un monde noir qui ne s’est pas encore séparé d’elle mais qui prévoit déjà l’inéluctable séparation.

Elle, la voici donc appelée à se ressourcer, appelée à vivre une nouvelle naissance, à prendre une nouvelle vigueur en se retrempant au contact charnel de l’Afrique :

« Je te recevrai sur la rive adverse monté sur un quadrige de pirogues et coiffé de la mitre double, ambassadeur de la nuit et du Lion-levant.

Je le sais bien ce pays n’est pas noble, qui est du jour troisième, eau et terre à moitié.

Ma noblesse est de vivre cette terre, Princesse, selon cette terre.

Comme le riz l’igname la palme et le palétuvier, l’ancêtre Lamantin, l’ancêtre Crocodile.

Et Lilanga ma sœur. Elle danse elle vit.

Et pourquoi vivre si l’on ne danse l’Autre ?

Lilanga, ses pieds sont deux reptiles, des mains qui massent des pilons qui battent des mâles qui labourent.

Et de la terre sourd le rythme, sève et sueur, une onde odeur de sol mouillé

Qui trémule les jambes de statues, les cuisses au vertes au secret

Déferle sur la croupe, creuse les reins tend ventre gorges et collines

Proues de tam-tams. Les tam-tams se réveillent, Princesse, les tam-tams nous réveillent ; les tam-tams nous ouvrent l’aorte.

Les tam-tams roulent, les tam-tams roulent, au gré du cœur.

Mais les tam-tams galopent hô ! les tam-tams galopent.

Princesse, nos épaules roulent, sous les vagues, nos épaules de feuilles tremblent sous le cyclone.

Nos lianes nagent dans l’onde, nos mains s’ouvrent nénuphars, et chantent les alizés dans nos doigts de filaos ».

(« Princesse, ton épître » p. 142).

C’est l’image de la danse que le poète emploie pour exprimer la vitalité de l’Afrique. La danse est, en effet, un des symboles de l’Afrique et la danse africaine est, au contraire de la danse européenne formelle et figée, une danse très charnelle, lascive même parfois, danse de la croupe, danse des seins, danse aussi qui prend appui ferme sur le sol.

A cette vision très réaliste, très concrète de la danse africaine s’ajoute une image rituelle ; dans les rites agraires de toutes les peuplades primitives et des civilisations anciennes, la danse est utilisée comme un moyen de communication avec les forces telluriques, avec l’énergie primordiale. Frapper le sol, c’est réveiller les puissances enfouies dans la terre, c’est susciter l’élan vital nécessaire à la germination et à la pousse des récoltes, mais c’est aussi se mettre en relation avec l’énergie primordiale contenue dans l’élément terre et la faire passer en soi (cf. à ce sujet le mythe grec qui raconte le combat d’Héraclès avec Antée, le fils de Gaïa, la Terre : Antée reprenait force et vigueur chaque fois qu’Héraclès le jetait à terre. Pour arriver à le vaincre, Héraclès dut le soulever et le maintenir en l’air, c’est-à-dire le priver du contact avec la terre maternelle et l’énergie qu’elle renferme. Notons au passage que ceci rejoint tout à fait les notions traditionnelles de l’acupuncture chinoise ou du yoga : l’une des deux énergies, l’énergie yin, (tamas, pour les yogis) est l’énergie terrestre, par opposition à l’énergie solaire yang (rad jas, pour les yogis), cette énergie yin pénètre à l’intérieur du corps humain par la plante des pieds).

L’image de la danse avait déjà été utilisée par le poète et avec la même valeur symbolique, dans le poème intitulé « New York » :

Harlem Harlem ! voici ce que j’ai vu Harlem Harlem !

Une brise verte de blés sourdre des pavés labourés par les pieds nus de danseuses Dans ».

(« New-York », Ethiopiques, p. 114).

Ainsi le poète affirme-t-il, au moyen d’une image, qu’un renouveau, sans doute un renouveau historique et politique, mais aussi peut-être un renouveau culturel, est encore possible pour la France ou pour l’Occident, à condition que soit acceptée une union féconde avec l’Afrique. L’union individuelle du poète avec la Princesse est une image de l’union souhaitée par le député sur le plan politique. A ce renouveau possible il oppose la certitude de la condamnation à mort pour la France, si, comme New-York, elle se fige dans une solitude orgueilleuse et hautaine. Ainsi, avec dix années – ou presque – d’avance, le poète prédisait-il la fin de la colonisation, la fin d’une certaine France. France morte de ses « querelles intestines », France incapable de faire le pas vers l’extérieur qui lui eût sauvé la vie, France incapable de se tourner vers l’Autre, son visage noir, France labourée par la discorde, les factions :

Je pense à toi Princesse de Belborg

Je songe aux pays du Septentrion, toutes mes nuits sont veilles.

De l’autre côté de la mer ont échoué les bruits de leurs querelles intestines

Que leurs puits sont noyés le bétail abattu, leurs manufactures ruinées et leurs palais

Que le grain fait défaut. Et des vers comme de Guinée travaillent l’intime des cœurs ».

(« Ambassadeur du peuple noir » ; ibidem, p. 134).

« Mes devoirs m’ont retenue dans mes terres. Les querelles des clans rongeaient le sol

Les passions débordaient, qui minaient les maisons dans leurs assises ».

(« La mort de la Princesse », ibidem, p. 143).

Par delà la différence

Tout en opposant l’Afrique et l’Occident, l’une symbole de la chair, l’autre symbole de l’esprit, l’une terre, l’autre lumière, le poète tente un effort de conciliation. Pour qu’il y ait union, il faut bien entendu qu’il y ait différence : pas d’union féconde sans différence. Mais différence ne veut pas dire opposition totale, irréductible. Il y a homologie d’opposition au niveau du couple individuel formé par le poète et la Princesse et au niveau politique. L’image du couple permet au poète d’affirmer l’existence d’une complémentarité naturelle, par-delà la différence. Comme l’homme a besoin de la femme et la femme de l’homme, la France a besoin du socle africain, l’Afrique a besoin aussi de la France :

« Princesse ma princesse, car à quoi bon sans toi mes terres orphelines

Mes terres sans semences mes troupeaux sans étables mes vergers sans fontaines ?

A quoi bon ma brousse et ma boue, ma négritude ma nuit sans soleil ? »

(« La mort de la Princesse », ibidem, p. 144).

Cette complémentarité repose sur l’existence en chacun des termes du couple des caractéristiques propres à l’autre terme. On sait qu’il y a dans l’homme une part de féminité et dans la femme une part de masculinité. De la même manière, il y a en Afrique une culture, le souffle de l’esprit est passé sur ce continent et l’a marqué :

« Et ce pays est de l’Esprit.

Le ciel est sans nuages, et si parfois le troublent des tornades, ce sont de sable.

La feuille et la lèvre y sont graves, la fleur absente, la narine et l’épine aiguës.

Le vent d’Est y mord toute chair, brûlant toutes choses impures ».

(« Belborg Belborg ! », ibidem, p. 132).

L’Afrique, donc, n’est pas que terre, elle a aussi sa face solaire et ouranienne. Et elle, la France, la Française a également une densité de chair, une présence sève et sueur qui participe d’une certaine vigueur animale :

« Ton nez d’aigle marin, tes reins de femme forte mon appui

Et ta démarche de navire oh ! le vent dans les voiles de misaine…

Mais garde-moi Princesse de la tempête de tes narines

Qui barrissent comme des phoques ».

(« Comme rosée du soir » ibidem, p. 137).

C’est d’ailleurs cette densité charnelle qui permet au poète de la convier à la danse, de l’intégrer dans le rythme orgiaque, frénétique de la danse, à la fin du poème intitulé « La mort de la Princesse ».

Il y a donc ici un effort de dépassement de la thématique traditionnelle, effort qui est à rapprocher du mouvement de la Négritude et de la révolte qui s’est emparé de Senghor dès son adolescence, lorsqu’au séminaire de Ngasobil, il s’était senti nié, bafoué dans son identité culturelle de noir. Le poète ne rejette pas complètement l’opposition traditionnellement admise entre l’Occident et l’Afrique, mais cette opposition n’est pas absolue et d’autre part elle peut être la source d’une dialectique féconde. Les artistes l’avaient compris, dès le début de ce siècle : il y a eu dans l’art occidental un renouvellement considérable à la suite de la découverte de l’art nègre. Un sang entre alors dans la peinture en particulier. L’Europe était allée jusqu’au bout dans la voie du style figuratif, elle en avait exploité toutes les ressources, jusqu’à la dissolution même de l’image et de la réalité objective par les peintres impressionnistes. La découverte de l’art nègre et aussi de celui d’Amérique latine correspondait donc bel et bien à un besoin vital et ils ont permis l’exploration de perspectives vierges encore pour l’Europe, celles de l’art abstrait. On pourrait faire les mêmes remarques à propos de la musique et de la littérature.

Cette ouverture et ce syncrétisme qui ont lieu dans le domaine, de l’art, le poète aurait voulu les voir réalisés au niveau politique également. Son action politique l’a montré et il le dit également dans ses poèmes.

Amour et politique

Il pourrait y avoir quelque chose d’un peu forcé dans l’utilisation du couple femme-amant au service d’une idée politique. L’auteur courait le risque de tomber dans la froideur de l’allégorie. Il n’en est rien toutefois, car il n’y a pas substitution au thème de l’amour, mais superposition des deux. Cette femme, ce n’est pas une créature fictive, une image sans consistance ; elle existe, au contraire, bel et bien et le poète l’aime. Il convient d’ailleurs de remarquer l’habileté de la progression ménagée par l’auteur. Le thème de l’amour est introduit en premier et le poème qui ouvre le recueil est un authentique poème d’amour, mais déjà y apparaissent en filigrane des thèmes qui sont aussi liés au thème politique : ceux de la lumière et de l’esprit.

L’image de la femme amante n’est pas remplacée, détrônée par celle de la France, la femme est le symbole, mais un symbole vivant, une expression concrète et individuelle de tout ce que le poète aime dans la France, d’une certaine image de la France, la lumière, l’esprit en particulier. Notons au passage que l’embellissement de type héroïco-poétique qui fait d’elle une princesse nordique répond à une double exigence : il faut magnifier la personne aimée, cela est dans la plus pure tradition courtoise : mais elle est aussi le symbole de la puissance nordique conquérante et colonisatrice, d’où l’image de la princesse wiking.

Son identité de femme et d’être de chair donne lieu à toute une efflorescence d’images :

« Princesse belle, repose-t-elle ta prestance cette nuit ? et tes jambes longues frisées d’or blanc ? et tes lèvres fleurant les forêts de sapin ?

Font-elles comme hier flamber têtes et bras des ambassades ? »

(« Ambassadeur du peuple noir », ibidem, p. 135).

« Car ton visage est un chef d’œuvre, ton corps un paysage.

Tes yeux d’or vert qui changent comme la mer sous le soleil

Tes oreilles d’orfèvrerie, tes poignets de cristal

Ton nez d’aigle marin, tes reins de femme forte mon appui

Et ta démarche de navire oh le vent dans les voiles de misaine… »

(« Comme rosée du soir », ibidem, p. 137).

Ces images n’ont rien d’allégorique, elles imposent au contraire l’idée d’une présence charnelle authentique.

Pareille condensation de significations n’est pas nouvelle dans la poésie de L. S. Senghor : l’image de la femme y est toujours chargée de multiples résonances, elle est le pays, elle est la poésie. Ainsi un poème tel que « L’Absente » doit-il se lire conjointement à plusieurs niveaux. Mais jamais le symbole n’est employé en tant seulement que signe, masque transparent – auquel cas d’ailleurs il ne serait plus réellement un symbole. Le poète exploite la valeur concrète, immédiate, la face visible de l’image et celle-ci a sa valeur propre en elle-même. Elle est symbole par surcroît.

De plus, comme nous l’avons signalé dans notre étude intitulée « Le jeu de la présence et de l’absence dans « Lettres d’hivernage », il y a un jeu de miroirs entre les deux faces du symbole : la femme est image du pays ou du paysage, mais ces derniers sont eux-mêmes à l’image de la femme et on ne saurait dire lequel des deux a précédé l’autre à ce jeu des reflets.

Ceci est parfaitement en accord avec la définition originelle du mot symbole, telle qu’elle est donnée du moins dans le Dictionnaire des symboles paru aux éditions Seghers :

« A l’origine le symbole est un objet coupé en deux, fragments de céramiques, de bois ou de métal. Deux personnes en gardent chacune une partie, deux hôtes, le créancier et le débiteur, deux pèlerins, deux êtres qui vont se séparer longtemps… En rapprochant les deux parties, ils reconnaîtront plus tard leurs liens d’hospitalité, leurs dettes, leur amitié ».

A l’origine donc, les deux faces du symbole sont bel et bien concrètes.

L’utilisation que L. S. Senghor fait du symbole est bien dans la ligne de l’esthétique traditionnelle négro-africaine. (cf. à ce sujet la préface de « Elégies Majeures »). Elle est à rapprocher également de la technique employée par certains de nos plus grands poètes, Baudelaire par exemple dont on pourrait citer les poèmes intitulés « Le cygne », « L’Albatros » : l’image de l’oiseau est bien réelle et le reste, même si elle s’enrichit, au cours du poème, d’un contenu symbolique.

C’est d’ailleurs un des traits qui permettent de différencier la fausse poésie, celle qui utilise les images comme de simples ornements, fioritures d’emballage aussi vaines que le papier doré ou argenté qui enveloppe les papillotes de Noël, ou comme les véhicules concrets d’une pensée abstraite déjà préformée dans l’esprit de l’auteur, et la vraie poésie, celle qui procède par intégration, imbrication du signe et du sens.

Nous avons donc exploré un peu de ce qui est contenu dans les syllabes du nom « Belborg », qui est le nom donné à la Princesse. Nous avons souligné le rôle créateur de ce nom. Entendons-nous bien : le nom « Belborg » est l’expression des pensées, des sentiments de l’artiste. Mais, au moment de la création du poème, il n’est pas intervenu comme un élément passif, mais comme un condensé de toutes les significations que nous avons essayé d’évoquer et de cerner. Sa profération a joué un rôle de facteur déclenchant dans le mécanisme du fonctionnement de l’imagination créatrice et de la sensibilité de l’auteur. C’est véritablement un « moto-accoucheur », pour reprendre le terme employé par Makhily Gassama dans son livre intitulé « Kuma ».

Nous avons vu que le symbole, dans la poésie de L. S. Senghor, garde sa pleine valeur de symbole dans la mesure où il n’est pas employé comme simple signifiant d’un signifié. Il la garde également dans la mesure où il est un élément dynamique, un élément qui joue un rôle dans l’acte de création. Cette puissance créatrice trouve une illustration parfaite dans le fait que le symbole joue le rôle de « mot-accoucheur » et nous pouvons affirmer que cette incarnation phonique à l’intérieur du « mot-accoucheur » lui a permis de déployer au maximum toutes ses possibilités créatrices et de rayonner.