CHRISTOPHE OU LA TRAVERSEE de Christian de Bartillat, Editions Juillard -Paris- 1979.
Ethiopiques numéro 21
revue socialiste
de culture négro-africaine
janvier 1980
« Hélas Christophe, votre père est mort. Maintenant vous devez monter ».
Christophe a sept ans. On le conduit à la chambre mortuaire, on l’oblige à embrasser le cadavre, et par ce baiser, la mort s’infiltre en lui. A partir de cet instant, sa vie se transforme en un voyage fantastique au confluent du délire et la réalité, dans la fascination glacée de la mort. Il mettra vingt ans à sortir du cauchemar de l’adolescence, longue traversée qui le conduira à vaincre en lui la peur, pour devenir un homme.
L’espace qui sert de centre à cette histoire est le château de Ruminy « eau sauvage, orties et joncs, douves engorgées de vase, grouillantes de poissons-chats, de carpes centenaires de rats d’eau » et où les grenouilles « assassinent le silence ». Mais il s’élargit progressivement aux dimensions d’un univers symbolique englobant le monde dans la quête douloureuse que tout homme doit mener avant de parvenir à lui-même, de renaître à la vie. Au delà du propos, ce qui retient surtout l’attention c’est l’art avec lequel l’auteur conduit la quête de son héros. Christophe subit les assauts de mondes imaginaires qui l’empêchent de vivre, empoisonnent sa vision du réel. Cela, Christian de Bartillat le traduit avec bonheur par une savante utilisation de l’irréalité. Il insère constamment le mystère, l’hallucination, le fantasme ou le délire dans la réalité au point de lui ôter tout contour précis, et de nous laisser suspendus à une sorte de rêve éveillé. Les images, les personnages, les situations se surimpriment, nous laissent une impression de flou fantastique. Nous ne savons pas très bien qui est l’être et qui l’ombre ou le fantôme ; si le curé est le curé ou bien un satyre aux cuisses velues et pieds de bouc comme dans la scène de l’étang où « trônant dans une bergère, il caresse le corps d’une ondine blonde dont la longue queue dorée s’enroulait autour de lui ».
De même le bateau où est censé se dérouler la cérémonie du mariage de ses parents (64-66), Christophe l’a t-il sorti d’un rêve ou bien d’une hallucination ? De toutes façons, il ouvre des yeux si grands qu’ils peuvent voir « les deux côtés du monde » (66). Toujours et partout le fantastique apparaît, double la réalité tissée d’hallucinations, prolonge le rêve, l’accompagne ou marque son retour. On croit que c’est la réalité ; ce n’est qu’un rêve de plus. Au trente septième étage d’un building de New-York, dans un restaurant de luxe, Christophe rencontre le Vicomte, et il lui demande de lui serrer fort : la main pour qu’il sache enfin dans laquelle de ses vies il se trouve (179). Peu après, plus que Vicomte : a-t-il disparu, se penchant un peu trop en ouvrant la fenêtre, précipité en pleine forêt vierge ? (180). Les trois femmes qui interviennent dans les aventures du héros n’ont pas leur poids exact de chair et de vie ni une identité bien définie. Elles vont et viennent, apparaissent, disparaissent, se transforment au gré de ses fantasmes – comme dans : le désert surgit cette jeune fille noire sœur de Sarah dans le monde foncé, (177) n’ont pas de vraie réalité, condamnées qu’elles sont à exister par les rêves des hommes », (123). Grâce à son parti-pris de la gratuité et de l’incohérence l’auteur fait avancer ce livre-itinéraire à mi-chemin entre le délire et l’expérience vécue, les fantasmes balisant la route, sous le soleil noir de la mort. Il guide magiquement cette descente aux enfers de Christophe, cette traversée crépitante de fantômes, de fantasmes, de fumées hallucinogènes, cette avancée au milieu du lierre, des ronces, du désert, aux confins de la folie.
Et quand enfin, au terme de ce long et périlleux voyage à l’autre bout de soi, Christophe arrive à attacher ses fantômes et à éteindre ses rêves pour accepter la réalité, l’auteur prolonge encore le sentiment d’irréalité en s’interrogeant : « Serait-ce la première mort ? Ou le dernier des rêves ? » (247).
Pour conclure, il s’agit moins de raconter ce livre inénarrable que de montrer la relation qui unit Christophe à notre quête personnelle d’identité. Son drame est celui -plus fréquent qu’on ne pense- des enfants traumatisés très tôt dans leur sensibilité par une déchirure affective. Après ils doivent se hisser douloureusement à hauteur d’homme, le plus souvent seuls (les adultes ne les comprenant pas ou n’arrivant pas à les aider). C’est ce qui confère au livre de Christian de Bartillat son émouvante résonance humaine et en fait autre chose qu’un exercice de style. Tous les enfants, à des degrés divers de souffrance et de courage, ont à effectuer pour leur propre compte la traversée de Christophe, celle qui les mène à l’état adulte. Parfois ils se noient en chemin. D’autres fois, l’homme ne pouvant se résoudre à perdre complètement la gratuité heureuse et féconde de l’enfance va dans la vie portant dans son cœur -selon le mot d’Atahualoa Yupanqui- « un enfant frustré qui gémit ».