Notes

LEOPOLD SEDAR SENGHOR : LA POESIE DE L’ACTION

Ethiopiques numéro 22

Revue socialiste

de culture négro-africaine 1980

Il y a peu d’exemples, dans l’histoire de l’Humanité, de poètes gérant la Cité. C’est que, a priori, les qualités du poète et celles du politique, de l’homme d’action, semblent antinomiques. L’un vit dans un monde intérieur, dans le rêve, tous sens éveillés et sensibilisés, parfois jusqu’à la douleur de la parturition, et peut s’exprimer d’une manière absolue, n’étant limité, dans son expression, que par les limites de son inspiration, c’est-à-dire, finalement, par lui-même. L’autre va, vient, décide, agit, transige, s’accommode, limité, dans son action, par les dimensions du réel, c’est-à-dire du possible. L’un se préoccupe de nourritures spirituelles, l’autre de biens matériels. Léopold Sédar Senghor est l’un des très rares, tout le monde le reconnaît aujourd’hui, à être, à la fois, poète et homme d’action. Son œuvre poétique, philosophique et littéraire, son action politique en sont des preuves évidentes. C’est pourquoi, son dernier ouvrage, La poésie de l’action, dialogue entre lui et l’écrivain tunisien Mohamed Aziza, leçon d’africanité donnée par le négro-africain, porteur des valeurs de la négritude et par l’arabo-berbère, porteur des valeurs de l’arabité, paraît fondamental parce qu’il est une synthèse des deux vies de l’auteur, donc une clé pour qui veut comprendre, pour qui veut connaître l’homme Léopold Sédar Senghor. Fondamental ? Certes, mais, aussi, indispensable.

Pour la première fois, dans un seul ouvrage, qui est plus qu’une autobiographie, Léopold Sédar Senghor, parle de lui, de sa vie, depuis l’enfance, dans les tanns du pays sérère, à l’école primaire, au cours secondaire de Dakar, au lycée Louis- Le-Grand de Paris, au lycée de Tours, comme professeur après l’agrégation de grammaire, au front stalag comme prisonnier de guerre, à l’Ecole nationale de la France d’Outre-Mer, à l’Assemblée nationale française, député de son pays, dans les gouvernements français de l’époque coloniale, au Sénégal dans le combat politique socialiste et démocratique, depuis l’enfance jusqu’à aujourd’hui, Chef de l’Etat, avec les drames vécus de la rupture d’avec la S.F.I.O., de la balkanisation de l’ex A.O.F., de la lutte pour l’indépendance du Sénégal, de l’élaboration et de l’éclatement de la Fédération du Mali, de la rupture d’avec Mamadou Dia, de l’édification de l’Etat sénégalais, de la construction de la nation sénégalaise, du développement économique, social et culturel du Sénégal, de la démocratie sénégalaise… Léopold Sédar Senghor parle aussi de ceux qui lui sont proches, qui l’ont approché, de sa femme, de ses enfants, de ses amis, de ses compagnons de route, de ceux qui peuplent son rêve ou suscitent, en lui, grande réflexion, qu’ils soient des hommes du passé ou contemporains. Une véritable fresque, dont le fil conducteur est la culture.

De la négritude, naturellement, il est question, de l’arabité, de l’africanité, de la francophonie, de la civilisation de l’Universel, aussi, comme de l’unité africaine, de la décolonisation, du dialogue Nord-Sud, de la détérioration des termes de l’échange, du nouvel ordre économique et culturel mondial du dialogue des cultures…

La poésie de l actionest donc un ouvrage qui englobe presque tous les aspects de la vie, de la culture. C’est un genre difficile, qui risque la dispersion parce que tout, pratiquement, y est abordé. Dans le cas précis de ce dernier livre, il n’en est rien.

L’unité de l’homme Léopold Sédar Senghor apparaît tout au long de La poésie de l’action, toujours conforme à lui-même, malgré les milles facettes de sa personnalité, qui brillent comme mille lumières irradiées et irradiantes d’une pierre précieuse. L’ouvrage montre Léopold Sédar Senghor comme essentiellement, un homme de synthèse, un homme de l’enracinement, du dépassement et de l’ouverture. Dès lors, ce qui, a priori, peut apparaître comme contradictions devient source de complémentarité, d’enrichissement grâce à une approche dialectique de toutes choses. Et, à cet égard, on ne peut manquer d’être frappé par le nombre de réponses de Léopold Sédar Senghor, aux questions de Mohamed Aziza, débutant par des expressions comme « Vous avez raison » ou similaires, même si, dans le développement de la réponse, plus que des nuances sont apportées à l’opinion de l’écrivain tunisien.

Homme de synthèse, Léopold Sédar Senghor parle, jusqu’à l’obsession, du métissage culturel et biologique. Il en a toujours eu l’intuition et, progressivement, la science, notamment le biologiste, le professeur Jacques Ruffié, lui a apporté des certitudes. Et Senghor d’énoncer cette vérité évidente à laquelle, cependant, beaucoup de personnes ne pensent pas : « L’Homo sapiens, notre ancêtre à tous, était un métis, né du dialogue des corps, des cœurs et des esprits ». Et de prophétiser : « Le nouvel Homo sapiens du xxe siècle sera un homme intégral, qui aura emprunté à toutes les races, à tous les continents, à toutes les civilisations ».

Homme de synthèse, certes, mais sans aucun renoncement à ce qui fait sa spécificité, sa négritude : « J’admire, dans chaque homme, ce qu’il y a de positif et de vrai, de bien et de beau en lui ». « Mon mérite, ici comme là, s’il existe, c’est d’avoir essayé de faire œuvre de pionnier, en faisant effort pour penser par moi-même négro-africain, et pour les Négro-Africains. L’histoire dira si j’ai bien ou mal pensé ». Admirons, au passage, la modestie de la formulation. Aimant Verdi et, surtout, Mozart, il n’en apprécie pas moins la mélodie du pays mandingue et la musique de cour du royaume du Sine, du pays sérère. Socialiste et démocrate comme le proclament, tout à la fois et dans des sens visiblement différents, les pays capitalistes et communistes, Senghor, cherche, entre les deux, la troisième voie qui soit un socialisme démocratique pouvant maintenir, « voire augmenter, chez notre peuple naturellement gai, son aptitude, non peut-être au bonheur, qui est un idéal, mais à la joie. Ce qui est la sagesse ».

En ce sens-là, Léopold Sédar Senghor est doublement révolutionnaire. Pour le négro-africain, anciennement colonisé, donc aliéné, la désaliénation passe par une double révolution : la rupture du lien colonial, pour être soi, et l’ouverture sur les autres pour assimiler ce qu’ils nous apportent de positif. Cette démarche n’est pas aisée car elle suppose une grande faculté d’analyse pour savoir ce qu’est être soi-même et, ensuite, une maîtrise suffisante de soi pour emprunter sans faire l’objet de phagocytose. Cela postule d’avoir du courage et d’être cultivé et l’on sait que « la classe politique, même en Europe et en Amérique, ne fait pas d’inflation culturelle ». Dès lors, l’on comprend que les classifications sommaires des hommes politiques africains en modérés, révolutionnaires, progressistes, n’aient aucun sens pour qui va au fond des choses.

Homme de synthèse, c’est-à-dire de mesure, Senghor en administre la preuve dans divers domaines. Il parle de ses adversaires politiques, sans ressentiment, même si ces derniers lui sont redevables de ceci ou de cela et ne lui manifestent que rancœur et haine. Sur le plan de sa vie privée, il fait montre de la même mesure. Ainsi cette phrase : « Ma première femme a demandé le divorce en 1955, après une querelle de ménage ». Quelle pudeur, kersa, dans ce « après une querelle de ménage ». ! De même, parlant de son deuxième mariage, tout est dit dans ces mots : « Je ne regrette pas ce dernier mariage ». Le poète, lui, dans les Elégies majeures, a laissé parler son cœur : « Où es-tu donc, yeux de mes yeux, ma blonde, ma normande, ma conquérante ». La dureté de la vie politique heureusement, n’a pas fait perdre au poète sa sensibilité. Et c’est pourquoi, le titre de l’ouvrage, La poésie de l’action, est justifiée car, finalement, et c’est la synthèse, la poésie est création comme l’action : « Depuis l’indépendance, j’ai voulu créer ou faire créer une nouvelle philosophie, une nouvelle littérature, un nouvel art, une nouvelle économie, une nouvelle société, bref, un nouvel Homo senegalensis ». Et pour Senghor, comme le dit Mohamed Aziza, « le bonheur, c’est de faire du poème une action et de faire de l’action un poème ».

Mais alors, la négritude, doctrine politique et culturelle, qu’en di t le poète ? « Ma négritude point n’est sommeil de la race mais soleil de l’âme, ma négritude vue et vie… Ma négritude est truelle à la main, est lance au poing ». La poésie de l’action le montre, la négritude c’est une manière à nous, les Nègres, de voir, de sentir les choses, de les appréhender. C’est aussi une attitude devant tous les problèmes de la vie, manière, attitude qui nous sont propres, que nous sommes seuls à pouvoir avoir et que nous sommes décidés à apporter comme contributions, au trésor de l’Humanité.

Homme d’une foi oecuménique, Léopold Sédar Senghor, vit sa négritude comme on vit sa foi, c’est-à-dire comme un ensemble de croyances et de valeurs susceptibles de donner toutes les explications nécessaires à la compréhension du monde, toutes les clefs ouvrant les portes de l’avenir, le viatique à l’homme de bonne volonté tôt debout le matin, qui s’apprête à faire, chaque jour, le chemin menant à la civilisation de l’Universel, à un nouvel humanisme.

C’est de cela, et de bien d’autres choses, qu’il est question dans le dernier ouvrage de Léopold Sédar Senghor, La poésie de l’action.

Le mot de la fin ? A l’interrogatoire de Mohamed Aziza : « A l’ultime moment, pour qui sera votre pensée dernière ? », Senghor de répondre : « Ma pensée dernière sera pour le Sénégal de l’an 2000 : un Sénégal enraciné dans l’Afrique-Mère, mais debout tourné vers l’avenir ».

Dakar, le 18 mars 1980