Littérature

BOUBACAR BORIS DIOP : LE MENDIANT DU SOUVENIR PARCOURS SUBJECTIF DES TAMBOURS DE LA MEMOIRE PARIS, EDITION FERDINAND NATHAN, COLLECTION ESPACE

Ethiopiques n°52

revue trimestrielle

de culture négro-africaine

1e semestre 1989- vol. 6 n° 1

Après Le temps de Tamango voici Les tambours de la mémoire le 2e roman de Boubacar Boris Diop. Boris dans ce second roman aborde un thème difficile, nouveau : celui de la mémoire. Un personnage Fadel Sarr est traumatisé, obsédé par le souvenir d’événements qu’il n’a pas vécus.

Le roman est construit en 3 parties dont voici l’économie générale, qui tachera de laisser intacte la curiosité du lecteur :

Dans la 1re partie le décor est planté, l’intrigue amorcé : Fadel le personnage central commence sa traversée silencieuse du récit. Les personnages sont presque tous peints au vitriol avec une sorte de jubilation intérieure de l’auteur. C’est une première partie dense ; il y a une parfaite maîtrise de la technique du suspens, de la mise en place des éléments de l’intrigue. Avec cette histoire d’un Fadel mort à l’orée du récit mais dont l’ombre est toujours présente le lecteur est ferré. D’autant plus ferré que rien ne prédisposait le héros au martyr qu’il allait subir.

La 2e partie consacre la rencontre impromptue de Fadel avec le mythe de Johanna Simentho. C’est la naissance d’une névrose obsessionnelle avec tous les symptômes cliniques. Fadel est traumatisé par des événements qu’il croit avoir vécus. Il décide que Johanna a été bonne, avant d’être martyre, chez son père El Hadj Madické Sarr. Père avec lequel il entretient un rapport particulier, violent, ambigu, ambivalent. Cette première partie se clôt sur la décision de Fadel d’aller, à Wissombo sur les traces de la reine Johanna Simentho. Il nous semble déceler dans cette partie, beaucoup de notations, d’indications biographiques concernant l’auteur. Une grande part y est faite également à l’expérimentation esthétique, aux hardiesses syntaxiques.

La 3e partie délirante, complètement onirique, est une mise en scène, dans une sorte de psychodrame à la Moréno, de la névrose obsessionnelle de Fadel. C’est une partie qui fourmille d’allusions fréquentes et transparentes aux événements qui ont secoué la Casamance (sud du Sénégal). Evénements dilatés, rendus plus vrais par l’art.

Les tambours de la mémoire c’est avant tout l’histoire d’un conflit névrotique : celui de la mémoire avec elle-même, en proie avec l’irréversibilité du temps externe et qui veut exorciser ses propres fantômes. Une mémoire inquiète qui découvre que son seul recours est le temps interne, le souvenir ; la durée dans laquelle elle enracine très profondément et très durablement le mythe de la petite bonne Johanna Simentho devenue héroïne et martyre. Si le temps est l’ennemi du mythe il est aussi ce qui le conforte par le biais du souvenir.

Mais la mémoire est mystérieuse, intermittente, sélective et son rapport au temps, très ambigu, est violemment conflictuel. C’est qu’il ne s’agit pas ici d’une mémoire ordinaire mais d’une mémoire historique, collective, névrotique, objet de tous les délires, de toutes les tentations, de toutes les séductions démoniaques :

Le temps (celui de Tamango déjà) est inéluctable dans sa marche triomphale, alors il faut, pour se préserver de l’oubli, que la conscience se fasse histoire, mémoire, mythe, si elle veut avoir une quelconque emprise sur le flux temporel. Le temps chez Boris entre dans la mémoire par effraction, par viol. C’est un temps purement subjectif. Celui de la névrose. Celle de Fadel. Névrose qui est comme une extrême lucidité. Car une mémoire engluée dans le temps qui passe n’échappe à l’anéantissement que par l’anticipation ou ce qui est la même chose, le souvenir. Avec Les tambours de la mémoire nous entrons de plain pied dans le temps des consciences vociférantes et silencieuses ; celui de la mémoire éclatée livrée à son propre délire ; comme le dit si bien Mangoné Niang parlant du Temps de Tamango avec Boubacar Boris Diop « la réalité africaine trouve (enfin) une fiction à sa mesure ».

Boubacar Boris Diop est, dans ses romans, habité par le temps dans son rapport à la conscience. L’auteur expérimente les relations tendues du créateur à la réalité dont peu ou prou il veut rendre compte. Relations violentes puisque le vœu du créateur maîtriser le temps – est impossible à réaliser. La seule maîtrise, c’est finalement la mémoire qui est elle-même très mystérieuse, insaisissable puisqu’il n’y a pas coïncidence absolue entre le temps littéraire, celui de la réalité réfractée par une conscience, et le temps réel qui constitue le hors texte obligé du texte littéraire dans ses significations multiples. La conscience se remplit de souvenirs d’une mémoire elle-même soumise à l’usure du temps. Le créateur est réduit à être un mendiant du souvenir qu’il souhaite épais et dense pour y tremper avec une quiétude relative sa plume. C’est parce que la conscience, chez. Boubacar Boris Diop est non seulement malheureuse, en quête de sa propre identité, hantée jusqu’au délire par sa propre ombre ; mais elle est aussi et surtout tragique. En ce sens l’auteur assigne à l’écrivain une tâche précise : rendre exactement compte de la réalité tragique d’une vie multiple et plurielle réfractée par la conscience que l’écrivain en a : « nul ne peut sauter par dessus son ombre ».

La tâche se complique par le refus littéral du temps qui s’oppose au déploiement absolu de la subjectivité pure constamment alourdie, lestée pourrait-on dire, par le poids historique dont elle n’arrive pas à se déprendre.

Déjà dans Le Temps de Tamango il y avait cette hantise du temps qui passe. Dans Le Temps de Tamango comme dans Les tambours de la mémoire il est fait appel, inutilement d’ailleurs, aux archives, comme pour sauver une partie du réel, du mythe – le réel étant toujours mythique – du naufrage temporel. Les archives sont d’ailleurs muettes pour l’essentiel sur la vie de Johanna Simentho comme pour mieux nous imprégner de la tragédie de cette conscience malheureuse, en quête de soi, de son ombre, de sa mémoire dirions-nous. Par exemple pour se retrouver et retrouver Johanna, Fadel Sarr le héros accepte le sacrifice de sa raison pour une lucidité plus haute : « l’essentiel lui paraît être moins l’ordinaire lucidité que le vagabondage métaphysique de la mémoire, au roulement de tambours qu’il n’est pas donné à tout le monde d’entendre ». La mémoire est faite pour se souvenir d’événements qui n’ont pas existé, peut-être, elle est aussi gardienne de nos fantasmes, source de nos illusions, jeu entre le réel et l’apparent, l’être et le néant : « qu’ont-ils donc à penser que pour se souvenir de la reine Johanna Simentho il est absolument nécessaire de l’avoir connue ». En effet rien ne justifie une telle, croyance somme toute bizarre qui consiste à évacuer le fantasme, l’illusion du réel !

L’expression Les tambours de la mémoire apparaît telle qu’elle à la page 157. Des tambours qui précèdent les grands malheurs – la conscience est tragique disions-nous – qu’ils annoncent afin que nul n’en ignore. Tambours de la mémoire certes mais refus de la séduction nostalgique, de la contemplation passive : « pourvu qu’elle vous parle de liberté et de justice ne doutez pas. Ce sera toujours la reine Johanna Simentho » Johanna n’est vraie qu’a temporelle c’est-à-dire subjectivement présente dans les mémoires du point de vue de son message permanent et « transtemporel » : Justice et Liberté.

Au chapitre 27 l’auteur met en scène le mythe. Entreprise redoutable : donner à ce qui est mythique un ancrage temporel. Les tambours résonnent… « La mémoire va chercher du bois mort et rapporte le fagot qui lui plaît… » Résurrection dramatique de Johanna Simentho qui loin de guérir Fadel de sa névrose le précipite dans le néant, dans la mort. Psychodrame ; utile cependant pour exorciser le présent de honte : on a réellement le sentiment que le délire névrotique de Fadel est pure réalité !

Il y a dans Les tambours de la mémoire comme une odeur de sainteté chrétienne. En effet le parallélisme entre Johanna Simentho et Jésus Christ est frappant, « ce qui veut dire aussi que Johanna n’a pas eu besoin de vivre longtemps pour accéder à l’éternité » comme le Christ mort à l’âge de 33 ans, comme Jeanne d’Arc sur le bûcher à 20 ans. Résonnance chrétienne certes mais qui n’occulte nullement le problème politique qui n’est pas nommé, comme tel mais contribue à donner au livre son épaisseur et sa densité. Des allusions cependant. Nettes et sans équivoque par exemple : «  Le major Adelezo se succédant à l’infini à lui-même sous des noms, des projets politiques et des déguisements chaque fois différents, tu ne vas pas toi aussi lâcher tes camarades ». Tel est effectivement le fond du problème qui confirme immédiatement le hors-texte ou le texte encore lisible quoiqu’effacé du palimpseste. La question est bonne et même brûlante mais la réponse (l’auteur se garde bien de fournir une réponse) est malaisée.

 

La mémoire tant qu’elle est soumise à un corps voué à la temporalité souffre. Mais quand elle se désincarne pour devenir subjectivité pure elle se heurte à l’absurdité du réel : la folie est l’unique recours de NDongo Thiam héros du Temps de Tamango comme de Fadel Sarr. La folie est un thème récurrent dans l’œuvre de Boubacar Boris Diop : ceci explique cela.

On est aussi sensible au symbolisme des images et des métaphores. P. 14 : la ville est entourée par la mer que personne ne va jamais voir comme la mémoire est peuplée de souvenirs dont personne ne veut sous peine de folie ! P. 18 : la mort évoquée par une suite de phrases infinitives comme si l’infinitif était le seul mode qui convînt à la mort ! Le royaume de Johanna s’appelle : « les Limites Ultimes du Monde » : celui où l’ancien monde bascule dans le nouveau, ce qui excède, ce qui est au-delà : aurore et crépuscule !

Si la mémoire souffre c’est du fait de l’interdiction qui frappe le souvenir ; une souffrance forcément elliptique à cause du fait politique par excellence en Afrique : la tyrannie. Une mémoire martyre car « lorsque le tyran pointe ses baïonnettes sur les poitrines nues et ordonne à la mémoire de se taire il faudrait être bien raisonnable oui fou si tu veux pour se souvenir ». Plus loin « rien ne peut empêcher ce qui est pourri de sentir mauvais » notation très nietzschéenne avec ses forces réactives et sa typologie de l’homme bon.

  1. 198 « Que les tambours se souviennent de l’orage » et que la mémoire dans laquelle ils résonnent, à défaut de recueillir le passé, se recueille sur lui. A la p. 218 il y a un appel à une sorte de solidarité en attente, à l’internationale de la souffrance de l’Afrique du Sud à Calcutta surtout au moment où la surdité humaine oblige les mendiants du souvenir à user de porte voix.

Dans l’œuvre de Boubacar Boris Diop, aussi bien dans Le Temps de Tamango que dans Les Tambours de la mémoire tous les personnages centraux sont introvertis : NDongo Thiam et Fadel Sarr le sont jusqu’aux limites du tolérable. Peut-être l’auteur veut-il signifier par là que la révolution qui constitue la toile de fond des deux romans est essentiellement un geste interne, une attitude mentale et n’a que faire des gesticulations externes, des vociférations à propos desquelles s’exerce l’humour corrosif, froid à la Woody Allen des OPUS 1, 2, 3, 4 de l’auteur.

Dans Le Temps de Tamango NDongo Thiam représente la subjectivité pure, a temporelle, qui triomphe du temps, puisqu’il a tué Gewel MBaye le griot, des vicissitudes historiques. Quant au mendiant on peut supposer que c’est l’auteur enfin apaisé, rendu à lui-même dans son rôle de créateur absolu.

Dans les Tambours il y a Ismaïla le narrateur, El Hadj Madické Sarr le père prodigue, Fadel l’autre versant de NDongo Thiam en quête de son être dans une sorte de quête frénétique d’un graal laïc et subjectif ; la reine Johanna Simentho figure de proue du roman, Badou le frère révolutionnaire qui poursuit son rêve fabuleux de grand soir, Boureima l’aveugle, Marne Ndella SY « le mariage lumineux » et d’autres personnages secondaires ayant leur place dans la mécanique de l’intrigue.

– Ismaïla : le narrateur « trop propre, trop bien peigné, parfumé, rappelant la blancheur luisante et sinistre des pissotières des grands hôtels ». Pour Ndella « il est la simple parenthèse de la chair ». Le narrateur de l’odyssée de Fadel est un être cynique, « obséquieux, bien nourri, trop malin et prudent, hypocrite surtout » pour El Hadj Madické Sarr. Quand il parle il le fait comme s’il voulait nous persuader de croire le contraire de ce qu’il dit. Il appelle Ndella « sa douce moitié » sachant pertinemment que cette dernière le méprise. Enfin il se jette à l’eau pour l’amour de Ndella. Mais au fil des pages le lecteur assistera surpris à la métamorphose quasi complète d’Ismaïla.

– El Hadj Madické Sarr : père de Fadel et de Badou, haut en couleur, au demeurant fort sympathique. Perméable à l’inquiétude métaphysique, syndicaliste pleutre, arriviste bourgeois mais généreux, dépensant une fortune pour soigner sa fille handicapée. Moderniste tout crin El Hadj Madické Sarr qui aime ses enfants n’a pas eu cependant le courage de comprendre Fadel son fils aîné : « El Hadj Madické Sarr fera construire un magnifique tombeau pour son fils ».

– Fadel Sarr : à part la peinture psychologique de sa névrose il y a en vérité très peu de détails physiques sur ce personnage-charnière. De prime abord antipathique Fadel Sarr est insaisissable dans ses relations quotidiennes. C’est un être renfermé, difficile à vivre, hautain et triste. Enfant déjà il y avait chez lui « les lueurs indéfinissables de la mélancolie et du néant ». La relation au père est quasi-névrotique (cf. p. 48). Névrosé mystique crépusculaire, il y a chez Fadel une sorte d’androgynie psychologique : et s’il n’était que le « revers » de la reine Johanna Simentho, la face émergée de l’iceberg mythique ?

La rencontre de Fadel et de la reine Johanna Simentho est purement fortuite, c’est un simple hasard mais u hasard voulu, il nous semble, par l’auteur : ce qui arrive à Fadel aurait pu arriver à n’importe qui. Cf la préface de Beti pour qui l’engagement (ici celui de Fadel) constitue l’obligé de la contemplation pour les auteurs négro-africains.

P.27 : credo quia absurdum : je crois parce que c’est absurde, est-ce là le secret de l’engagement de Fadel ? Tout est absurde donc tout est possible. Après « sa folie » durant laquelle il se prend de forte amitié pour la vermine, Fadel s’est définitivement persuadé que Johanna Simentho a été domestique chez son père à lui. Pourquoi pas ? Le propre du mythe n’est-il pas d’être élastique et imprévisible ? Fadel va « décider d’installer froidement le mythe au cœur du réel » p. 90.

  1. 154 : on apprend que Fadel a un compte personnel à régler avec Johanna Simentho : se faire pardonner la Faute du père, ce qui ajoute à sa névrose. Il s’agit d’effacer le passé, d’oublier, or le mendiant du souvenir est déjà là et les tambours résonnent de plus en plus fort !

– La Reine Johanna Simentho : les éléments biographiques de la p. 19 concernant Johanna Simentho relèvent de la vérité historique et non de la simple fiction littéraire. C’est que Aliine Sitoye Diatta qui se cache derrière le personnage de Johanna a réellement existé, réellement lutté contre les colons, réellement disparu dans des conditions non encore éclaircies et qui n’excluent pas le martyr. C’est le caractère énigmatique de cette figure que la gauche sénégalaise revendique comme emblème qui a ému, fasciné l’auteur : « on la disait morte mais visible, vivante mais invisible », comme tout mythe qui se respecte. L’auteur ici ne fait que prendre en compte la clameur populaire, les représentations collectives qui ont cours sur Johanna-Aliine Sitoye.

  1. 55 : Johanna « tu as le cœur aussi vaste que le monde et tu auras un royaume aussi vaste que ton cœur » le royaume des limites ultimes du monde est aussi celui de la générosité révolutionnaire, toujours disponible, toujours en attente.
  2. 61 : « le propre des êtres exceptionnels n’est-il pas de pouvoir se réincarner à l’infini, traversant ainsi l’épaisseur des siècles avec des noms et des visages différents » ? Johanna n’est pas un mythe mais le Mythe par excellence, le mythe-levain se dédoublant à l’infini dans le cœur de ceux qui l’interrogent. Peu importe ici l’incarnation particulière du mythe, ce qui importe c’est sa force, son éternité, son a temporalité.

Mais on n’évoque pas impunément le mythe. Ni en vain. Ni innocemment. Il n’y a pas d’appel ingénu au mythe. Le narrateur nous met en garde : parler de Johanna c’est s’attirer des malheurs sur 99 ans comme dans certaines concessions faites par certains états à certaines multinationales : il n’y a aucun regard à suivre.

Johanna c’est aussi le mythe désincarné, le mythe sans visage ce qui ajoute à la puissance du symbole.

C’est un mythe presque divin dans son aura mystérieuse « aucune image connue de Johanna, quelque chose à voir avec Dieu, cette femme ». Johanna héroïne et martyre donc. Très curieusement son martyre est conté par Niakoly le tortionnaire : est-ce pour écarter toute suspicion qui pourrait frapper un récit partisan ou compatissant ?

Johanna, par sa seule existence, est le mythe séminal qui subvertit davantage la réalité que 1000 discours : « de Johanna il n’y a rien à dire sinon qu’elle existe. Déesse de la pluie, ni morte ni vivante, vivante mais invisible, morte mais visible » ; mais le mythe est bien vivant qui humilie Niakoly le futur tortionnaire : du fait de son efficacité propre le mythe est une transcendance. P. 236 « Johanna avait surgi de l’ombre et transmué le silence en rumeur d’espérance » : messianisme et évangile : « on attend toujours Johanna » comme d’autres attendaient Godot.

– Badou le révolutionnaire : c’est le frère de Fadel. C’est grâce à lui que Fadel découvre l’existence de la reine Johanna Simentho. Personnage sympathique, généreux, il traverse tout le récit. Mais de tous les personnages c’est celui qui a le moins de densité, le moins d’épaisseur psychologique. Le ratage du portrait de Badou qu’on aimerait mieux connaître est très certainement une des faiblesses de la galerie des portraits que nous propose l’auteur. On peut se demander aussi si le portrait de la p. 32 est le portrait type du révolutionnaire. L’auteur dont le sujet et le traitement qu’il en fait sont révolutionnaires ne semble pas éprouver une sympathie particulière pour les révolutionnaires à qui il est reproché leur démesure ubuesque : « les révolutionnaires allongeant artificiellement la liste de leurs martyrs » sont particulièrement malmenés. La notation est juste mais le ton caustique, mordant, volontairement, blessant. Quand, à la page 55, Badou conte l’histoire de la reine, Johanna Simentho, il a très curieusement un ton coranique voire évangélique ce qui détonne puisque Johanna est animiste et Badou révolutionnaire.

De Badou l’auteur note « son seul problème est qu’il aime l’humanité entière. Il n’a pas le temps d’aimer les hommes un par un » un problème important est soulevé : celui du très haut degré d’abstraction de la générosité révolutionnaire quand elle est trop théorique : il s’agit n’est-ce pas « de rendre la honte plus honteuse en y joignant la conscience de l’oppression » et en attendant le grand soir on se garde bien d’égarer sa générosité dans des « réformettes » de mauvais aloi.

– Boureima l’aveugle : c’est le futur beau père de Fadel, le père de Sinkelo. Boureima se réfugie dans la cécité pour n’avoir pas à voir l’étranger. La solution de Boureima

– refus de voir la réalité en face est-elle seulement praticable ? Estelle la seule praticable pour ceux qui veulent conserver une équilibre ne fut-ce que précaire pour ne pas tomber dans l’extrême lucidité de Fadel ?

Ne l’oublions pas : tous les personnages centraux sont névrosés. Névrose : « affection caractérisée pas des troubles affectifs et émotionnels (angoisse, phobies, obsessions, asthénie) dont le malade est conscient et qui n’altèrent pas l’intégrité de ses fonctions mentales ».

Les héros borissiens sont inégaux du point de vue de l’épaisseur psychologique l’auteur choisissant souvent la demi-teinte, exemple le personnage de Marne Ndella Sy. Ce sont des personnages plus ou moins cinglés, cinglés à des degrés divers. On peut dire des personnages de RR Diop ce que Thomas Meloné disait des personnages de L’Aventure Ambiguë de Cheikh Hamidou Kane : un univers de fou. A la différence de T. Meloné nous comprenons pourquoi ils le sont : la situation conflictuelle dans laquelle ils se retrouvent l’exige.

La conscience, parce que toujours liée à la mort, vouée au néant d’être, est, disions-nous, toujours malheureuse, dramatique pour des raisons essentielles ; ce qui explique malgré le classicisme général du ton, le caractère extrêmement sophistiqué des structures narratives. Il y a d’abord l’humour que l’auteur pratique avec un rare bonheur : un humour caustique, pince-sans-rire, corrosif ; par exemple, dans « Le Temps de Tamango », le ministre du travail, comme il se doit, transporte les cendriers dans une autre salle avant le conseil des ministres ; conseil des ministres qui est en lui-même un chef-d’œuvre d’humour froid, caustique. Autre exemple, p.21, « jamais la vraie culture ne s’écrit avec un cul fut-ce celui malodorant et majuscule du gros monsieur qui pérore doctement à l’infini ». Jamais durant tout le texte l’auteur ne se départit de ce type d’humour.

Maintenant venons-en à l’écriture proprement dite. Il y a, même si l’auteur s’en défend, une sorte de théorie littéraire qui commande l’ensemble de l’œuvre : celle du palimpseste. Le texte borissien est toujours surdéterminé, débordé par le hors texte dans lequel se noue la véritable problématique. Hors texte à la pluralité silencieuse. Il y a donc une face lisible et une face cachée. Le texte silencieux hante le texte écrit, saisie entre les lignes, « renouvelle la compréhension globale de l’œuvre ».

Il y a une technique d’écriture policière à la « Colombo » même si l’auteur nous dit se moquer de la clandestinité romanesque : on sait dès le début de récit que Fadel Sarr est mort portant son ombre ; son zombi hante « les tambours » à la manière d’un rêve et le lecteur en haleine remonte avec Ismaïla, aux circonstances exactes de la mort. La prétention absolue est celle qu’est caressée par Flaubert : faire croire à la postérité que l’auteur n’a pas existé : c’est Pirandello avec ses personnages en quête d’auteur. Pas d’auteur donc mais un simple narrateur. Qui est le narrateur ? Est-ce l’auteur embusqué ? Quel est son statut dans l’économie générale de l’œuvre ? A la p. 39 il y a une dénonciation du privilège exorbitant du créateur. Le narrateur est-il l’incarnation du point de vue de l’auteur sur la littérature qui est finalement très Balzacien dans son exposé ? On est d’autant plus agacé qu’on n’arrive pas à décider de la bonne réponse.

Ce que l’on comprend cependant, c’est que pour Boubacar Boris Diop la littérature n’est pas tenue d’expliquer ni de déployer une intrigue mais donne à voir : elle n’est tenue, quoiqu’en pense H. Banzin ni au vrai ni au vraisemblable encore qu’un minimum de vraisemblance soit nécessaire à la cohérence, à la crédibilité du récit. Toute narration – camper tout le décor, dire tous les détails – est vaine dans son projet et dans une intéressante parenthèse l’auteur rend hommage au génie de Gabriel Garcia Marquez.

Aurait-il réussi l’impossible pari ?

« Un romancier, c’est-à-dire un monsieur autorisé à dire n’importe quoi au nom de l’imagination », c’est précisément le statut que l’auteur récuse d’où le recours au narrateur au statut mystérieux. En dépit des efforts méritoires de l’auteur on sent, tapi derrière le narrateur, le romancier qui, au détour d’une phrase, pointe le bout de son nez.

Cependant l’auteur ne veut pas être un deus ex machina, on le devine souhaitant par exemple – la tentation existe dans « les Tambours » – commencer son récit par un point d’exclamation ou clore un chapitre par une virgule !

On pourrait cependant s’étonner en dépit de nombreuses hardiesses sémantiques et syntaxiques du style extraordinairement classique de Boubacar Boris Diop.

Entre Boubacar Boris Diop et la littérature il y a un rapport compliqué. Celui de la violence a) celle de l’auteur violant les mots pour qu’ils disent les choses ; b) celle de l’écriture achevée avec le lecteur qui à « son esprit défendant » se trouve happé par un tourbillon d’où il n’est pas sûr qu’il sorte purifié. Importante victoire de l’auteur !

Dans Le Temps de Tamango il y a ces notes, ces notations absurdes, dans Les Tambours de la mémoire il y a les monologues (très réussis) les recours à la liturgie dramatique pour refaire vivre cette grande figure qui, peut-être, (qui sait !) n’a jamais existé autrement que dans la sensibilité exacerbée, torturée, pathologique de Fadel !

Par ailleurs le mépris absolu de la clandestinité romanesque est mieux réussi nous semble-t-il, dans Tambours où le principe est appliqué sans trop de phrase comme c’est souvent le cas dans Le Temps de Tamango qui est curieusement beaucoup plus descriptif que Les Tambours.

  1. 54 « d’ailleurs les romans qui n’ont jamais été écrits seront toujours les plus nombreux et les plus intéressants (…) cette charge héroïque du silence contre le langage ». Dans Les Tambours de la mémoire ce serait plutôt le langage qui va courageusement à l’assaut du silence. Etonnant ce dénigrement, ce refus de toute valeur au roman pour celui qui fait profession d’en écrire !

Il y a en plus du refus du « réalisme scientifique », du recours aux notes fictives où aux parenthèses données avec les apparences scientifiques, une écriture qui torture la syntaxe et met le lecteur à la torture. On ne sait pas le volontaire et l’involontaire dans ces phrases infinitives, ces subordonnées sans principales, ces interrogations sans verbes conjugués etc… Il y a aussi les phrases miraculeuses « il est simplement retourné au siècle futur dont il s’était échappé un instant pour nous annoncer avec quelle lucidité solaire les temps à venir », le texte fourmille de phrases de cette mouture. Il y a également beaucoup d’indications scéniques ; le roman est conçu pour pouvoir être mis en scène, adapté cinématographiquement. D’ailleurs dans sa construction le roman rappelle la structure de Zelig le Film de Woody Allen.

Beaucoup d’hommages à des auteurs. A Cheikh Hamidou Kane dont L’Aventure ambiguë est cité dans les deux livres. Hommages à Jacques Roumain, Marquez, Umberto Eco. NDongo Thiam est, comme Fanon, mort à l’âge de 37 ans. Fadel (33 ans ?) comme David Diop, l’auteur ne le dit pas. Hommage aussi à Keïta Fodeba. Mais surtout à David Diop. Le personnage de Mamba rappelle le héros d’Ecoutez Camarades. Mamba qui a abattu Virginia la malgache enceinte de ses œuvres « comme le malgache là-bas dans le crépitement blême des prisons ».

« NDongo n’écrit pas beaucoup mais il sent qu’il a des choses à dire. Malheureusement dès qu’il s’installe à une table situations et personnages lui échappent et se fondent dans un poème auquel il comprend rarement quelque chose ». Deux choses : a) pour écrire il faut avoir quelque chose à dire ; b) l’enfer littéraire est pavé de bonnes intentions. Est-ce là une notation personnelle, l’auteur décrit-il une situation qu’il a vécue en tant que créateur ?

En tout cas on sait désormais avec Boubacar Boris Diop que la littérature est une affaire trop sérieuse pour être livrée aux charlatans. Une affaire sérieuse qui somme le lecteur, par des personnages interposés, d’exhiber, dans le secret de sa conscience, l’intimité de son être. Boubacar Boris Diop, au-delà de l’expérimentation esthétique, reste un auteur lisible, ce qui n’est peut-être toujours pas le cas de Sony Labou Tansi dont on dit qu’il serait le chef de file d’une école à laquelle appartiendrait B. Boris Diop. Si nous avons apprécié L’anté-peuple ou « la vie et demie », dans les 7 solitudes s’il montre que Sony peut pasticher avec brio Cent ans de solitude de G.G. Marquez qu’il a l’absolu droit d’admirer, on ne voit pas pourtant ce qu’il veut dire, q’il a quelque chose à dire. Il ne nous semble pas que l’illisibilité radicale – certains s’en font des gorgées chaudes – vers laquelle s’achemine Sony Labou Tansi soit la solution effective au problème du sens, de la langue, de l’écriture, de la création pour un négro-africain. Si avec Boubacar Boris Diop il y a un problème avec l’écriture nous soupçonnons fortement Sony Labou Tansi d’avoirunproblème d’écriture. Il est vrai cependant que l’écriture dans une langue d’emprunt crée des effets pervers que nous ne maîtrisons pas toujours.

Dernière remarque : certaines scènes, notamment celle avec le sorcier Thiemoko peuvent sembler sorties tout droit de l’imagination de l’auteur, relever du fantastique, du merveilleux alors que ce qui est raconté, pour un africain, est d’une quotidienne banalité.

Il y a entre Le temps de Tamango et Les tambours de la mémoire des points d’aménagement, des thèmes récurrents.

Le temps comme Les tambours nous conte l’histoire d’une névrose (le viol de la conscience par le temps) à deux facettes. Ils veulent exorciser quelque chose. Mais quoi ? Mutité totale de l’auteur : au lecteur de décider.

La relation amoureuse ambivalente est toujours violente. NDongo Thiam est hanté jusqu’à l’obsession par la mystérieuse Lena comme Fadel l’est par Johanna Simentho. Lena, comme Johanna, n’existe peut-être pas.

Nafi-Lena, à la mort de Kaba est « comme un arbre blessé par les vents froids et tristes de la mémoire », une description qui s’appliquerait à la psychologie de Fadel au moment où il décide d’aller à Wissombo.

Le chapitre 3 du Temps de Tamango est l’un des plus courts des deux livres alors qu’il annonce un évènement capital : l’échec de la grève générale d’où tout partira. Pourquoi ? Omnipotence, volonté libre du créateur ?

Comme Fadel dans le psychodrame de Wissombo Mamba brandit une pancarte vierge afin que chacun y grave les contours de sa propre colère.

Les femmes dans l’univers borissien sont soit des héroïnes légendaires « les mystérieuses demeures de l’énigme », soit égéries intempestives ou putes. Il n’y a pratiquement pas, sauf dans des rôles secondaires, des femmes « normales » dans l’œuvre de Boubacar Boris Diop.

« Lena sera son mirage lumineux, ce vers quoi Tamango tendra de toutes ses forces » il en est de même des « relations » de Fadel avec la reine Johanna Simentho.

  1. 123 du Temps je ne m’appelle pas NDongo Thiam, tu le sais bien Johanna Simentho ne s’appelle pas non plus Johanna Simentho mais Aliine Sitoye Diatta.

Tamango l’esclave déchaîné comme Johanna la bonne en furie devenue héroïne et martyre.

  1. 140 « Lena est tout simplement un symbole » Johanna aussi. Et puis Kaba Diané comme Fadel Sarr est voué à une solitude crépusculaire.

Au terme de ce parcours complètement subjectif de l’œuvre de Boubacar Boris Diop, parcours subjectif donc authentique (ce qui importe ce n’est pas ce que l’auteur a voulu dire – si tant est qu’il ait voulu dire quelque chose – mais la manière dont ce qu’il dit est parvenu au lecteur que je suis) quelques interrogations subsistent. Interrogations rapides qui traduisent moins une critique qu’une perplexité :

  1. 14 l’auteur parle de cris pittoresques : pourquoi sacrifier à l’exotisme ?
  2. 15 le journal s’appelle l’Indépendant : est-ce une ultime clé ?
  3. 19 l’auteur semble reprocher aux révolutionnaires leur vision éthique du monde. Pourquoi ? N’est-ce pas plutôt l’absence de bases éthiques qui ruine le projet politique ?

Le lecteur, s’il est attentif, aura suivi la métamorphose d’Ismaïla. Pourquoi le lui dire ? P. 138 pourquoi ce ton pathétique pour un bourreau : comme Fadel on aurait presque pitié de Niakoly ! P.139 l’auteur entreprend de faire mentir le principe de la raison suffisante : Johanna et Niakoly ont connu les mêmes conditions historiques mais ont eu des destins divergents : les mêmes causes n’ont pas produits les mêmes effets !

Enfin nous n’avons pas bien compris le dernier chapitre de Tambours. Il y a cassure dans l’unité générale. Il apparaît comme une sorte de « has been » qui rompt brutalement avec l’univers antérieur et le changement du narrateur (c’est Ndella qui prend le relais d’Ismaïla) ne facilite pas les choses. Le problème est de savoir si ce dernier chapitre a vraiment une raison d’être. On sent que pour l’auteur il fallait conclure et qu’il a paré au plus pressé.

Pour ce qui concerne l’écriture, si on n’a pas compris l’intention profonde de l’auteur, on peut parler de « pédantisme, d’extravagance, d’artifice », s’offusquer de l’expérimentation esthétique pourtant si féconde !

En conclusion il y a dans Les Tambours de la mémoire des intentions remarquables. Il y a une veine poétique, romanesque et philosophique indéniable. Les problèmes abordés : la mémoire, le temps, l’identité sont incontestablement des thèmes majeurs. Les tambours résonnent d’un son insolite dans le panorama littéraire africain. C’est un livre qu’il faut avoir lu car c’est un livre majeur qui traite de thèmes majeurs. On aime ou on déteste : c’est là la décisive victoire de l’auteur. Pour les peuples frappés de démence comme les nôtres, la démesure seule est pudique pour qui veut conter leur histoire. La colère dilatée jusqu’à la folie est d’autant plus dangereuse qu’elle est froidement scientifique.

Au bout de ma lecture des Tambours de la mémoire une question me taraude l’esprit : qu’est-ce qui est finalement vrai dans ce livre ? Et si l’auteur, dernier pied de nez à la littérature, nous avait embarqué, par la seule violence de notre rapport au texte, dans un délire onirique savamment orchestré, celui de Fadel ? Maintenant que la question est posée, le doute est permis ! Boubacar Boris Diop a du talent. Gageons qu’il sera très vite reconnu ! Nul doute aussi que le mendiant, dans ses prochaines livres, continuera sa quête inquiète du souvenir !

Le Temps de Tamango, Edition l’Harmattan, collection Encres noires, Paris, 1981.

Les Tambours de la Mémoire, Edition F. Nathan, collection Espace Sud, 1988.