Culture et Civilisations

ASPECTS SPACIAUX DU MYTHE DE MIGRATION

Ethiopiques numéro 30

révue socialiste

de culture négro-africaine

2e trimestre 1982

L’idée de mythe de migration [1] peut surprendre si l’on oppose l’idée de mythe, qui est intemporel ou même atemporel, à l’idée de migration, qui suppose un dynamisme temporel et spatial. En fait, l’intemporalité des données des récits migratoires, aussi récents soient-ils, montre qu’il s’agit bien de mythes, où ne subsiste aucun dynamisme véritablement temporel. Les résultats sont identiques en matière d’espace : dans les cas les plus révélateurs, la fixité de la structure a récupéré le dynamisme spatial de la migration originelle. L’intervention du totem qui prête, en cours de « route », son aide au groupe migrateur dans les moments difficiles, maintient le trajet dans un espace clos et cohérent : l’errance devient migration finalisée dans un espace pleinement initiatique. L’ailleurs était déjà un ici, qu’un paysage cosmogonique fixera au centre du nouveau monde où l’on s’implante, au terme sacré du déplacement primordial.

  1. – L’ici et l’ailleurs

L’ailleurs géographique se résorbe facilement dans l’ici mythique. D’où la croyance animiste en l’ubiquité, le même centre cosmique, ou la même personne ayant des affinités avec ce centre, pouvant se répercuter à autant d’« exemplaires » (c’est le mot) que l’on voudra. L’Africain traditionnel a une vision unitaire de l’Espace ; l’Européen ne le voit, analytiquement, que « partes extra partes », pour reprendre la forte expression de Spinoza. Ce qui compte dans un espace mythique, qui « se tienne », c’est le centre, et non point la circonférence qui gravite ou s’élargit autour de ce centre. Le centre posé, on aura autant de circonférences qu’on le souhaitera… Un univers dont le centre est ici et la circonférence nulle part, pourvu qu’elle ne sorte pas de l’aire vitale (la maison, le village, la tribu, l’ethnie, le « pays »). La linguistique fournit à ce sujet de troublants témoignages. Après enquêtes systématiques auprès des principales langues du Centrafrique, on s’aperçoit que c’est le même mot qui désigne à la fois la maison (non pas en tant qu’édifice, mais en tant que chez-soi) le village, le « pays ». Les Français sont parfois étonnés d’entendre un Africain dire qu’il retourne « chez (soi) », sans préciser qu’il s’agit de sa maison, ou du quartier ethnique qu’il habite. Cette expression recouvre le sens (l’Européen dirait « les sens divers ») de « kodro » (Sango véhiculaire, et vernaculaire). De même en M’Bati (« m’boï ») et en N’Gama (« bé »), pour prendre deux ethnies parmi les plus éloignées à tous points de vue ». La même constante se retrouve, par exemple, en Haute-Volta (« soo » en Jula).

L’ici se retrouve partout où nous nous fixons. Dans ces conditions, on comprendra qu’il n’y ait rien d’essentiellement traumatisant, ou même d’étonnant, à se souvenir que l’on vienne d’ailleurs. Le traumatisme du départ et de l’arrivée est sublimé par le rituel, et par l’intervention du féticheur, qui abolit dans un cas, et fixe dans un autre, un pacte avec le lieu. Le second centre ne sera qu’une copie exemplaire du premier, et du centre cosmique en général. On pourra donc insister, avec une éventuelle précision, sur les lieux d’où l’on vient (centre du monde), ou sur ceux par où l’on passe (puisqu’ils ne mènent que du centre au centre, que du même au même, après franchissement victorieux et initiatique de l’« étranger », de l’autre, qui de la sorte sera assumé, intégré au niveau du nouvel et identique ici). « Il était à l’origine un clan qui vivait à Maïssou, un village sara dans la région de Moïssala… Les gens de Maïssou étaient apparentés à ceux de Yan-Bodo et de N’Gadré… Ils traversèrent alors la Nana, en passant près de la région de Markounda… Ils vinrent camper dans des huttes dans une clairière, près d’un petit marigot appelé Voungou… Cette colline existe encore aujourd’hui dans le village Nanga… » (mythe souma).

L’ailleurs n’est pas si ailleurs que l’on croit. Il subsiste du moins, dans sa forte cohésion et dans sa structure initiatique, au niveau de l’espace verbal du mythe et de l’inattaquable loi du récit, à forme fixe. Ainsi obtient-on toute une série d’équations d’équivalence entre l’ailleurs et l’ici. Le mythe de migration aura une forte tendance à établir sa transitivité (au sens logique et spatial) entre l’ailleurs et l’ici. On se contentera, pour l’exemple, de quelques équations de ce type. L’ailleurs d’où l’on vient sera négligé et aussitôt intégré par le mythe à l’ici où l’on est arrivé et où l’on vit désormais (mythe yakoma). L’ailleurs, ainsi assumé, n’est à la fin qu’une partie de l’ici (mythe zandé). L’ici où l’on vit maintenant se situe dans le droit fil de l’ailleurs unitaire que l’on a quitté (mythe sara). La symétrie est parfaite entre les éléments de l’ici et ceux de l’ailleurs (mythe souma).

On peut soutenir que la psychologie mythique répugne, par tendance, à penser l’ailleurs en tant que tel : en tant qu’ailleurs ontologique. Le groupe migrateur établit, en fait, un lien objectif entre les deux extrêmes, ainsi reliés. L’ailleurs est systématiquement dédramatisé : ou plutôt, le drame qu’il peut représenter est érigé en rituel éprouvant, en épreuve initiatique. Le chemin est ainsi parsemé de structures closes par où l’on passe. Et l’ensemble du chemin est enfin une structure close. On s’intéresse à la traversée d’un fleuve ou à une guerre exténuante parce qu’elles furent des épreuves imposées à l’ancêtre migrateur et fondateur. L’épreuve de la migration doit rendre le groupe digne de la terre promise… Cet aspect initiatique est particulièrement évident dans la version suivante, vaguement christianisée [2] : « Comme le peuple hébreu, ils s’avançaient sans le savoir vers un pays que la providence leur destinait. Après plusieurs jours de marche sans trêve, ils arrivèrent un soir, harassés, sur un grand plateau entrecoupé de bosquets. Ils s’assirent au pied d’un zien, arbre aux feuilles minuscules, au fruit long et innervé dont on extrait une farine succulente. Ils examinèrent les collines qui s’enchaînent, et enchantés par le beau paysage, ils décidèrent d’y bâtir leur village. C’est ce même jour que… notre clan prit le nom de « Tizien » (« de Zien », « devant Zien ») (mythe G’Baya). L’initiation débouche sur un paysage cosmogonique, digne du nouvel ici, et du nouveau centre cosmique. L’arbre nourricier fournit son axe vertical à cette esplanade sacrée qui allie le haut et le plan (plateau). L’arbre est le totem de fait de « Tizien », aussitôt totémisé sous le signe de foudre, autre élément aérien, familier de Zien, et du peuple des plateaux. Suivent des sacrifices au pied du sommet le plus haut de l’endroit. On a établi un pacte avec les dieux du lieu, consultés « par l’intermédiaire de l’aïeul Komili », qui menait la migration.

Au fond, si l’on parle de l’ailleurs, c’est pour avoir à le transplanter ici (et cet ailleurs peut avoir été un âge d’or qui tourne soudain à l’apocalypse, et d’où il faut partir). L’ailleurs se perd dans l’ici. Ainsi dans ce mythe yakoma. Les Yakoma constituent une ethnie riveraine, qui a surtout émigré, comme toutes les ethnies fluviales en général, au tour du fleuve Oubangui. Voici comment un mythe – très résiduel – de migration présente les choses… Lors de la première fois, les hommes du village (l’ici) trouvèrent sur le bord du fleuve (transitivité ailleurs-ici) un étranger (l’ailleurs). Ils l’amenèrent au village, et l’étranger dut fonder une nouvelle race… La migration n’est d’emblée saisie qu’à son terme ; l’ailleurs n’est mentionné qu’au moment où il affleure à l’aire de l’ici : aux limites du « Kodro ». L’ailleurs est, au sens propre du terme, « métissé » à l’ici dans l’aire et par l’aire de l’ici. Ensuite, il gagne le centre de l’ici et se l’« assimile »… Cette vision des choses a bien de quoi devenir prolifique… Ce mythe pouvant fort bien recouvrir un métissage ancien, comme il en existe à l’origine de certaines races.

L’équation est un peu différente dans ce mythe zandé. Après la mort, et la chute de fait, de son roi au long cours, une ethnie dissidente réintègre le royaume azandé… avec une langue essentiellement différente, par ses racines et ses structures, de la langue zandé. Cette langue, encore parlée par quelques descendants de l’ethnie voyageuse, demeure à jamais sibylline pour le zandé de base. Une telle dissemblance linguistique trahit à coup sûr une origine raciale différente. Au mieux, ce Groupe a séjourné de si longues décennies à l’étranger qu’il a pris la langue et les us d’une ethnie étrangère. L’ailleurs, qui était au départ un véritable ailleurs, n’apparaît donc finalement que comme une légère dissidence de l’ici, vite récupérée en son sein même. L’ailleurs n’est qu’une variété négligeable de l’ici. Dans ce mythe sara (N’Gama), c’est l’ici qui est situé qans le sillage direct de l’ailleurs, de façon à établir une transitivité parfaite entre les deux termes de l’équation. A l’origine, tout le monde vivait ensemble. Et puis, dans le temps, on se mit à émigrer. Les uns partent à droite, les autres prennent la gauche… C’est au centre qu’il fallait aller, et y suivre un chemin de rosée. Les « déviationnistes » ont assez pauvrement fini, et ont altéré la langue. Quant à notre tribu, c’est elle qui se trouve dans le prolongement direct de la tribu-initiale. Elle a su prendre le chemin du Milieu. On le voit : tous les archétypes signalaient ce chemin comme celui de l’ici (il est au centre ; il est placé sous le signe de l’eau nourricière, que l’on retrouve dans la plupart des paysages cosmogoniques terminaux). Ici est dans la ligne de l’ailleurs ; car l’ailleurs était déjà dans la lignée de l’ici.

Dans le mythe nanga (Souma), la symétrie n’est plus seulement géométrique entre l’ailleurs et l’ici, mais elle devient étroitement mathématique. L’ailleurs et l’ici comptent exactement les mêmes éléments mais inversés. Au départ, les Maïssou (le futur ici) fuient leurs parents Yan-Bodro et N’Gadré (l’ailleurs primitif). Après diverses épreuves, les Maïssou arrivent au paysage cosmogonique terminal, dont ils deviennent propriétaires, au détriment de concurrents imprévus, qui ne sont autres, finalement, que leurs anciens parents de Yan-Bodro et de N’Gadré. Ceux-ci n’ont plus qu’à revenir chez eux. L’équilibre entre l’ailleurs et l’ici est parfait, aux deux bouts de l’espace mythique, au point que l’ailleurs n’a de solution que de retourner à l’autre bout de la migration. L’axe migratoire est très rigoureusement équilibré : pour que l’ici se sente vraiment ici, il doit remettre l’ailleurs à sa place d’« ailleurs ». La parenté des deux extrêmes assure continuité, solidité et cohérence à l’axe commun. La symétrie est d’ordre mathématique, et quantitatif autant que qualitatif, sur cet ensemble clos où rien ne se retranche ni ne s’ajoute, mais où tout s’équilibre.

Dans les quatre cas, comme dans tous les autres du reste, on peut même se demander si la migration de base a réellement été vécue par les vrais migrateurs comme un événement géographique ou historique : et non pas, plutôt, comme une sorte de déplacement primordial dans un univers donné, dont il convient, au préalable, d’élargir et de transférer le périmètre sacré (« téménos » en grec) : cette notion a son équivalent dans chacune des langues étudiées). Il n’y aura d’histoire, et de géographie historique, de la migration en question que pour l’archéologue européen, ou formé à l’école européenne, qui pourra un jour en relever les traces, s’il en reste, inscrites dans le sol ou dans la cendre. L’esprit humain veut toujours chercher de l’intime au cœur du plus distant : autant l’y trouver en se rendant proche et familier un antique ailleurs [3]. Ce réflexe humain se retrouve ici sous sa forme mythique, c’est-à-dire maximale. Et c’est ce qui peut nous émouvoir, d’où que nous venions ou croyions venir, dans le mythe migratoire. En fait, l’on vient toujours d’ici. La parole mythique est récitée et religieusement proférée pour ré-équilibrer le cosmos : le mythe de migration est destiné à fonder l’iden raison exemplaire, et à ré-équilibrer l’ici au sein de ce même cosmos. En son propre sein. Car c’est le cosmos qui est notre ici. Sans quoi, le cosmos n’est pas le cosmos, mais « une balayure de choses répandues n’importe comment » (Héraclite)

L’ici terminal de la migration, et le nouveau centre de la fondation, est fourni par un paysage à caractère cosmogonique. Le paysage se signale par l’harmonieuse complexité des éléments qu’il conjugue, dont l’Eau, en toute priorité, nécessaire à la survie matérielle du groupe. La cohérence structurale du nouveau centre pourra ainsi fixer l’habitat. Lors d’une cérémonie secrète (Issongo, clan N’Dalla), le féticheur devra établir un pacte avec l’endroit, que renouvellera le fils à la mort de son père. On perpétue de la sorte l’Alliance que, la première fois, le féticheur migrateur et fondateur contracta avec le Génie, ou les Génies, du lieu.

Parmi les divers paysages qui ferment les mythes ou les traditions migratoires étudiées, on en choisira trois, qui présentent des équations structurales et thématiques particulièrement attachantes. Ces paysages existent toujours, évidemment, et fournissent à l’œil et au cœur, éventuellement terrifié, du fidèle la preuve sensible de leur inaltérable intemporalité, et de leur cohérence spatiale, aussitôt exemplaire. L’un de ces paysages sacrés (gouffre Issongo) était, il y a quelque temps encore, accessible au tourisme marcheur. Depuis, l’aspect touristique a été négligé… Les guides peuvent d’ailleurs manquer pour mener à ce « dédale », dont le caractère « sacré » (c’est-à-dire « maudit », autant que « sacro-saint ») a de quoi effrayer l’habitant de l’endroit. S’aventurer par là, c’est descendre au centre du centre du monde. Et seul le féticheur en a le droit. De quoi s’agit-il ? D’une sorte de gouffre assez large et assez profond pour qu’il y pousse une véritable petite forêt. On y trouve, rabougries, des essences qu’on peut ne plus trouver à la surface, à moins d’un nombre respectable de kilomètres. Ce gouffre n’est que la bouche principale d’un long souterrain qui ouvre à huit kilomètres de là sur une autre bouche, beaucoup plus petite. L’ombre de ce souterrain est si épaisse, dit-on, que la torche y reste impuissante. On cite à ce sujet, avec la terreur respectueuse qui se doit, la tentative infructueuse d’un missionnaire européen. Dans ces retraites, subsistent toutes sortes d’animaux, jusqu’aux plus rares, à caractère souterrain très marqué, qui peuvent fournir la matière de certains fétiches particulièrement efficaces. Voilà pour l’aspect descriptif, dont pourrait témoigner, sauf pour les animaux, le premier témoin oculaire venu.

L’équation mythique de cet endroit est évidente. Le paysage est chtonien (uterus matris apertus) : le nom même de « Mo-Tonolé-Bondô » (« La- Terre-Ouverte ») atteste la présence de l’archétype. L’ombre terrifiante qui règne au sein de la Terre-Mère est assimilable à l’ombre prénatale ou posthume, où les gens du clan retournent après leur mort (un cimetière est implanté à proximité de ce lieu infernal). Dans le gouffre sont plantés de gros rochers, debout ou couchés, qui « semblent avoir été travaillés à la main », et qui « peut-être ont été mis là par Dieu ». Jusqu’à une date récente, l’un de ces mégalithes chutait à la mort d’un chef de l’endroit : la mère, raisonnablement dévoratrice, reprend sa progéniture, devenue de la sorte mystiquement et réellement « autochtone » même si, géographiquement, elle se sait issue d’une migration peu ancienne. Le son prodigieux de cette chute s’entendait jusqu’aux limites extrêmes de l’aire du groupe, et éveillait, à quarante kilomètres de là des pleurs sur un cours d’eau, où l’on baptise [4] encore les enfants d’au moins six ans. Les pierres ne tombent plus, depuis que les membres les plus influents du clan ont disparu, et que leurs fils, avec l’arrivée des Blancs, ont négligé de se faire initier. Mais les pleurs continuent à émouvoir et à terrifier les eaux spirituelles de « N’Goa-lè » (« La Mère des Petites Eaux »), où retourne aussi l’âme du défunt. Une source, qui coule au fond du Gouffre et y baigne des rochers, peut établir un lien harmonieux avec l’eau baptismale de N’Goa-lè. Ainsi se trouvent reliés, à travers l’ici mythique, les N’Dalla de la forêt (Mo-Tonolé-Bondô) et ceux de la savane (N’Goa-lè), pourtant séparés par le territoire d’ethnies étrangères et rivales.

Ce paysage réunit deux éléments féminins, la terre, et l’eau, réceptacle des possibles – lieu de la naissance et du retour spirituel. La Terre-Mère la Terre Mort, la Terre-Vie (le même mot désigne l’idée de vie et l’idée de terr ; des plantations jouxtent le gouffre, dont une appartient aux descendants directs du féticheur ancien) domine nettement. Deux espaces en un seul : la hauteur (les arbres) existe, mais elle est engloutie par la profondeur du sein maternel. La profondeur est, de fait, sa propre hauteur : la terre, pourvue de son eau en incluant déjà et en englobant, avec ses arbres, une certaine verticalité, débouche directement sur la hauteur du ciel. L’endroit dont l’aspect maternel est évident, peut devenir archétype et exemplaire, et représenter un cosmos en miniature (les divers étages de forêt sont censés être représentés dans cette autre Arche [5] de Noé), à l’instar des jardins japonais dont l’aspect cosmogonique a été depuis longtemps relevé par les ethnologues.

Le second paysage (clan M’Bodili, de la même ethnie [6] est encore mieux équilibré. Au pied d’un arbre très puissant aux solides contreforts (axis mundi) se trouve l’entrée d’une grotte-tabou (uterus matris), large d’un bon mètre. A une centaine de mètres de là, derrière l’arbre, et traçant sa limite infernale à ce centre cosmique, coule difficilement un cours d’eau, réceptacle particulièrement évident des possibles. Cette rivière est boueuse, envahie de végétations aquatiques, et l’ambiguïté de sa substance est un signe palpable de son aspect essentiellement virtuel. Le nom qu’elle porte à cet endroit la désigne comme « la mère » ces virtualités là (« N’Go-Tamba », « La Mère du Marécage »). Ce cours d’eau est le lieu de réincarnations possibles : les pêcheurs peuvent entendre les poissons pris au piège exhaler une plainte humaine ; la nuit, heure virtuelle s’il en est, et mère du possible, peut faire entendre des voix sur le dédale embarrassé de ces petits enfers. La rivière porte au moins une dizaine de noms, ce qui est assez inouï, même en Afrique. Le virtuel et l’insaisissable ont ainsi envahi jusqu’au « nom », jusqu’au « muthos ».

Les archétypes ne manquent donc pas. On a affaire ici à une petite merveille cosmogonique. La figure totale est plus nettement verticale, et mieux lignée, que précédemment : plus mythique en un mot, avec son pilier central qui écrase et transcende l’orifice maternel, ce qui est tout à fait normal en pays M’Bodili. Ceux-ci constituent en effet le clan guerrier de l’ethnie Issongo, à la différence des N’Dalla, ci-dessus mentionnés, qui constituent le clan aristocratique : les chefs, eux, se doivent de s’enraciner dans les profondeurs telluriques de la mère. Le guerrier est plus vif, plus ouranien de nature. Le schéma de ce paysage se trouve à peu de choses près dans toutes les traditions, et on peut même le retrouver chez… Gérard de Nerval. Dans « El Desdichado », l’axe du monde (le mont Pausilippe) prend appui sur « la mer d’Italie », ce réceptacle de beaucoup de possibles nervaliens, pour former un espace cosmogonique parfait qui allie les contraires (la hauteur et la profondeur). A la fin du poème, il est encore question d’une «  grotte où nage la sirène ».

Ce qui est moins commun, ce sont les deux sagaies (ikongô), qui sont fichées à l’entrée de la petite grotte. La sagaie de droite est plus grande que celle de gauche ; elles forment toutes deux un « V », et sont plantées par le manche. La pointe, en fer, est dressée vers le ciel. Ces sagaies sont mystérieuses : personne n’en peut dire la finalité exacte. Cette ambiguïté assure, en fait, l’efficacité du symbole. D’un point de vue mythologique en tout cas, l’aspect cosmogonique d’Ikongô ne fait pas de doute. Elles fournissent une variante guerrière de l’axe du monde. En M’Bati, le même mot désigne le ciel et l’arme à profil effilé (fusil) : « N’Gombé » dessine exactement le mouvement de bas en haut que fait l’homme pour regarder le Ciel. Ikongô trace l’ici mythique avec force et précision : les Issongo ne déposent leur sagaie dans ce sens que quand ils sont revenus chez eux, au centre de leur monde. Le fait que nul n’ait réclamé la propriété exclusive d’Ikongô montre bien qu’il fait partie intégrante du paysage cosmogonique : on propose que ce soit, à l’origine, Motengbé (Dieu) qui ait fiché là ces deux sagaies.

On comprend que ces sagaies aient leur mythologie propre. Leur aspect divin en fait des objets tabous pour la main et la conversation. Il n’est pas question de toucher à Ikongô sous peine de châtiment immédiat et spectaculaire, dont peut témoigner encore une victime du rationalisme. Un libre-penseur de l’endroit, qui ne doit plus être aussi voltairien maintenant, fut cloué au sol par une emprise invisible, durant quatre jours, dès qu’il eût tenté d’arracher les Sagaies de Dieu. Il se réveilla ensuite, bien loin de là, sur le bord d’un sentier. Si l’on veut voir ces sagaies, il ne faut le dire à personne, et ne point trop se le répéter à soi-même, de façon qu’on puisse les « surprendre », pour traduire littéralement le M’Bati. Sans quoi, elles auront disparu dans la Terre. Elles font donc l’objet d’un pèlerinage fortuit et spontané : le fidèle doit procéder à leur approche à quelques petites offrandes sylvestres (herbe à couper des deux mains). C’est ainsi que le chasseur, ou même le promeneur, devra se concilier les génies de la forêt. Si l’on n’observe pas toutes ces précautions, on n’aura devant soi que l’autre axe du monde, l’arbre intemporel, mais d’une intemporalité inutile puisqu’elle n’est plus actualisée et ponctualisée par Ikongô. Car il s’agit bien d’intemporalité, et d’une intemporalité immédiatement sensible qui commande, exemplairement, aux cycles de la temporalité saisonnière et humaine. Ces sagaies, pratiquement inaltérables, ne sont jamais attaquées par les termites ou l’humidité. La rouille de la pointe n’est jamais définitive. Si le fer de ce véritable baromètre mythique se ternit, c’est seulement pour annoncer l’intempérie, ou une année désastreuse, qui ne s’éterniseront pas. Le fer ne pourra que luire et s’éclaircir sur des jours et des cycles plus nets.

Tel est le centre intemporel du clan migrateur, qui aura établi un lien harmonieux avec lui. Ce lieu remonte à l’établissement du groupe en ces lieux, et peut marquer le début d’une ère de stabilité (ou plutôt de paix en pays définitivement conquis, puisqu’on plante les armes). L’établissement ne sera définitif que du jour où l’on sera sûr d’avoir vaincu, et d’être chez soi : l’Afrique n’a pas attendu que Sir Winston Churchill salue, cigare en bouche, de l’index et du majeur, pour faire du « V » un signe de Victoire. Les missionnaires le savent, qui ont, parfois, tenté d’assimiler, en toute pédagogie, ce symbole au symbole de la Croix, qui marque une autre Victoire, et un nouvel ici cosmique. Les connotations guerrières de ce « V » pour le M’Bati renverront implicitement [7] aux exploits de son Chef historique, et déjà légendaire, au nom de qui l’on jure toujours copieusement : Sango-Outou, mi-Ulysse, mi-Achille, qui assura la mainmise de son ethnie au centre de la Région (Lobaye). Des M’Bati furent les derniers migrateurs qui s’établirent en Lobaye (vers 1850, d’après l’histoire). Cette migration, pour finir, sera justifiée et inscrite à un niveau mythique, intemporel et originaire, de façon à passer au besoin sous silence la date par trop récente de l’implantation. Quoi qu’il en soit, ce réflexe est essentiellement mythique, qui consiste à intemporaliser tout ce qui peut toucher à l’origine, même récente, du groupe. Dans ces conditions, on ne revendiquera pas la propriété directe d’Icongô, parce qu’elle inscrirait la divinité cosmogonique dans une tradition dont on connaît encore trop les dates, qui remontent à l’arrière-grand-père de tout jeune M’Bati. Mais, en retour, la fixation de l’ethnie migratrice sera fondée en raison mythique et cosmogonique par toutes sortes de relais implicites et ambigus.

Le troisième type de paysage (mythe Souma, dan Nanga, mythe G’Banou) représente le contraire exact du premier paysage ici étudié chez les Nanga, le paysage cosmogonique terminal est constitué d’une colline, rehaussée d’une sorte de menhir, et creusée en son sommet de grottes multiples, où l’on pourra se cacher. Dans ces refuges souterrains, de gros rochers, où les Anciens venaient dormir pendant les guerres. La thématique est la même que chez les N’Dalla, mais les données sont inversées dans ce paysage vertical et masculin. La hauteur de l’axe cosmique (colline) propulse et allège la profondeur sécurisante dela grotte (uterus matris). Le menhir verticalise et virilise encore davantage ce paysage et ces pierres recluses, en les tournant résolument vers le ciel. Cette colline se nomme « Nanga » (« voilà le secret ») et a donné son nom au dan. Une ruse, à la fin du mythe, qui prend alors des allures de conte astucieux, doit désigner l’ethnie Maïssou comme propriétaire de cet axe, au détriment de deux autres ethnies concurrentes.

Le paysage terminal du mythe G’Banou (apparenté aux G’Baya et aux Mandja) n’est qu’une variante styliste de ce troisième type de paysage. C’est dans ce paysage qu’apparaît la grenouille, qui constituerait ailleurs un totem très répandu [8]

Les divers éléments s’équilibrent sur la même diagonale cosmogonique. Presque au faîte de la colline (axis mundi) s’ouvre une grotte (uterus) où vivent, outre la grenouille, une anguille et un boa. Dans cette grotte coule une source, principe de vie, et réceptacle du multiple et du virtuel : c’est là que, d’après un songe du « faiseur de pièges », vit cette Trinité vaguement totémique. Au pied de la colline, une crevasse (uterus bis) dont l’eau a tari. A la fin de la saison des pluies, l’eau accumulée dans la grotte supérieure vient alimenter la crevasse inférieure, par le biais de la source souterraine. L’axe transversal se comporte donc de façon autonome et autarcique ; il constitue une totalité unique. La complémentarité et la symétrie (autour de l’axe de symétrie du sol) sont parfaites entre les deux grottes, mais c’est le haut (viril) qui a l’initiative. La pluie céleste qui alimente cet en semble en circuit clos atteste, s’il en est besoin, l’aspect ouranien (et masculin ?) de cette cosmogonie. La terre et l’eau sont placées sous le signe du haut, mais ce sont elles qui tiennent, pratiquement, les deux bouts de cette verticalité. Faut-il voir dans la diagonale un compromis entre la hauteur ouranienne et la profondeur (chtonienne et aquatique) ? Tout, en tout cas, est unifié sur la même ligne. Cette perfection géométrique et cette cohérence mathématique des éléments à l’intérieur du même ensemble, sont assez remarquables en matière de paysage cosmogonique. On pense à Barrès.

« D’où vient la puissance de ces lieux ? La doivent-ils au souvenir de quelque grand fait historique [la migration], à la beauté d’un site exceptionnel, à l’émotion des foules qui du fond des âges y vinrent s’émouvoir ? Leur vertu est plus mystérieuse. Elle précéda leur gloire et saurait y survivre… Ces solitudes ne sont pas déchues de pouvoir… Et n’en doutons pas, il est de par le monde infiniment de ces points spirituels qui ne sont pas encore révélés, pareils à ces âmes voilées dont nul n’a reconnu la grandeur… la lisière d’un bois, un sommet, une source… Silence ! les dieux sont ici.

Illustres ou inconnus oubliés ou à naître, de tels lieux nous entraînent, nous font admettre insensiblement un ordre de faits supérieurs… Ils nous disposent à connaître un sens de l’existence plus secret… et, sans rien nous expliquer, ils nous communiquent une interprétation religieuse de notre destinée. Ces influences longuement soutenues produisent d’elles-mêmes des vies rythmées et vigoureuses, franches et nobles… C’est là que notre nature produit avec aisance la poésie des grandes croyances [animistes]. Un rationalisme indigne de son nom veut ignorer ces endroits souverains… Pour l’âme, de tels espaces sont des puissances… Elle ne peut les approcher sans les reconnaître, – ni s’y fixer définitivement.

La structure externe et interne de ces lieux terminaux peut être circonscrite avec la plus stricte et mathématique cohérence, et la mythographie contemporaine, autrement exigeante que l’impossible « rationalisme » dont il est question ici, donne raison, au centuple, à ces mots, si africains, de « La Colline inspirée ».

Le mythe de migration témoigne, à sa place, qui est éminente [9] dans toute la tradition africaine, de cette vision foncièrement unitaire de l’espace et du cosmos qu’est la vision africaine du monde. La linguistique et la grammaire peuvent à leur tour attester, rigoureusement, une psychologie mythique et unifiante (polyvalence sémantique du vocabulaire essentiel, une certaine indifférence au « temps » verbal au bénéfice exclusif de l’« aspect », indifférence au futur, qui devient surtout un « inaccompli », etc.). Tous les efforts doivent être faits, au niveau africain et au besoin, mondial, dans le cadre d’un véritable programme d’écologie spirituelle et ontologique, pour défendre et encourager l’un des rares continents où le mythe ne soit pas encore devenu une affaire d’archéologie touristique et de folklore intellectuel. Chacun doit être utile en ce domaine, depuis l’enseignant le plus modeste jusqu’aux ministères de l’Education et de l’Information des pays concernés. La civilisation universelle et planétaire y joue son équilibre vital : si ces racines mythiques, toujours visibles, de la Culture et de l’inconscient collectifs se trouvent coupées, le mythe ne devra plus survivre qu’à titre archéologique, ou que sous la forme d’un résidu diversement sublimé, transformé ou marginalisé, comme c’est le cas, depuis bien longtemps, en Occident [10]

L’Africain traditionnel ignore la chance qu’il a de vivre de mythes authentiques, quand l’Occident en cherche et voudrait s’en inventer de nouveaux. Il ne s’agit pas de préférer hâtivement et lyriquement une civilisation à une autre (chacune a ses grandeurs), ni de sacrifier à la mode encore actuelle du « Bon Sauvage » (il est facile de n’aimer l’Afrique qu’au laboratoire) : il s’agit, concrètement, de sauvegarder et de vivifier, sur le terrain, ce qui est.

Pour notre part, nous pensons que l’une des raisons fondamentales qui doivent militer en faveur de l’idée senghorienne de « Civilisation de l’Universel », c’est cette convergence, souvent littéraire (et par là d’autant plus troublante), des mêmes mots, des mêmes images et structures mythiques, par exemple entre un mythe équatorial et une page de Tournier (le chapitre 5 de son Vendredi ou les Limpes du Pacifique met en œuvre un espace cosmogonique qui fait une sorte de synthèse involontaire, parfois très littérale des paysages n’dalla m’bodili étudiés plus haut), ou une page d’Eschyle, ou de Garcia Marquez, etc. Il existe bien un imaginaire mythique collectif.

Et il est, par là, très révélateur que l’homme politique et le penseur qui a formulé cette idée de « Civilisation de l’Universel », soit d’abord un poète, c’est-à-dire un homme de l’« imaginaire » – et de l’imaginaire africain – de l’imaginaire ancestral.

[1] Sources : Une quinzaine de mythes ou traditions migratoires, les plus souvent claniques, de tous les horizons ethniques du Centrafrique ; mythe Mossi (Haute-Volta). Le présent article ne fournit qu’un court extrait d’une étude plus vaste sur Le Mythe de migration envoyée au symposium « Mythes, domaine et méthodes » du congrès de la S.F.L.G.C., Limoges, 1977 (50 p.). Celle-ci détermine le schéma migratoire à partir de quelques mythes africains avant de l’appliquer à trois textes littéraires « migratoires » (Eschyle, Garcia Marquez, Saint-John Perse).

[2] Du moins dans la version du mythe qu’il nous a été donné de consulter (version du conteur G’Baya M. Doutingaï Goron).

[3] C’est à partir de l’ici où l’on est que l’on se souvient de l’ailleurs d’où l’on vient. Ceci explique que la grosse majorité des mythes africains ne relate que la dernière étape de la migration. Voir Dictionnaire des civilisations africaines, F. Hazan Ed., p. 272.

[4] Les groupes du Centrafrique viennent des horizons les plus opposés : du plateau de l’Adamaoua (Nord Nigéria) pour les M’Boum-M’Béré du Soudan (G’Baya), du Nord-Zaïre (Issong de M’Ba i), etc. Mais le point de vue du présent travail n’est pas historique ni géographique. Il faut seulement savoir que deux ethnies actuellement voisines peuvent avoir des origines géographiques, et des dates d’implantation dans la même région, tout à fait différentes (Pygmées et G’Baya, par exemple).

[5] Noter l’analogie de structure entre l’arche et le gouffre. Seul le support, qui est marin dans la Bible, diffère. Pour le reste, le schéma mythique (et migratoire) va de soi. On a déjà révélé l’aspect chtonien de la baleine de Jonas. On pourrait joindre à ces deux épisodes bibliques leurs connotations migratoires, qui donnent leur plein sens à l’archétype maternel (uterus itenerans). Un romancier contemporain peut écrire : « La lente houle, tellement plus profonde…, et le ventre auquel s’abandonne l’homme-enfant » (M. Dard ; Mélusine, p. 10, Livre de Poche ; roman de 1966). L’un de nos informateurs du Niger, nous a signalé une tradition de son groupe, qui, à l’Origine, aurait été transplanté dans son site actuel au terme d’un voyage en grenier volant : c’est toujours l’image de l’arche, mais voyageant par les airs de l’uterus itinerans, mais dans l’élément plus essentiellement labile et mobile de l’éther.

 

[6] La migration des Issongo renfermait un grand nombre de clans, sous la direction de N’Dombollô. Ces clans étaient liés par des alliances à la veille d’émigrer. Il faut noter que le mythe de migration est en général un mythe purement clanique (en Centrafrique du moins) : l’ailleurs d’où l’on vient est ainsi intégré à l’ici le plus immédiat du groupe (le clan), plutôt qu’à l’ici élargi (l’« ethnie »).

[7] Implicitement, parce qu’on ne se trouve pas, par exemple, en milieu Bakongo (Zaïre et Congo), où le symbolisme du « V » est traditionnellement explicite. En tout cas, le « V », avec ses deux lignes qui se croisent en un seul point de base, indique bien le centre. Ici le centre touche la terre, mais comme les lignes sont orientées, en de véritables vecteurs, vers le Ciel, la jonction Terre-Ciel est particulièrement évidente, et d’un implacable dynamisme (Terre-Ciel). Ce « V » offre bien une variante, des plus stylisées et des plus complexes à la fois, de l’axe unificateur du monde (axis mundi).

[8] Par exemple, chez les Abega du Rwanda. En Haute-Volta, comme chez les G’Banou, la grenouille annonce l’eau et fixe une ethnie itinérante. Dans le mythe G’Banou, la grenouille n’est pas tout à fait un totem, puisqu’on pourra tuer de ces animaux en grand nombre, et les G’Banou mieux que personne, dans ces parages. La grenouille Initiale frappe pourtant par son gigantisme et son aspect divin, qui font s’évanouir Wagban (« Le Faiseur de Pièges »). On retrouve l’effigie de cet animal sacré sur une canalisation romaine de Vaison (Musée archéologique de Vaison-la-Romaine), via l’Egypte où l’apparition de grenouilles était liée à celle des crues bienfaisantes du Nil.

[9] Les Mythes de « création » représentant l’exception pour expliquer les origines du Groupe.

[10] L’étouffement du mythe en Occident est dû à plusieurs causes convergentes, qui sont des plus évidentes : hégémonie à travers le Judéo-christianisme d’une religion anti-animiste et d’une temporalité dynamique, non cyclique et non régressive promotion pour le meilleur et pour le pire d’une civilisation industrielle, citadine et écrite qui segmente le réel, l’espace le temps et sépare à jamais l’homme de son Cosmos et de son Verbe qui, au départ du moins, ne sont pas les siens.