Notes

VOIX DES ILES DU CAP-VERT DE LUIS ROMANO

Ethiopiques numéro 27 revue socialiste

de culture

négro-africaine juillet 1981

 

FAMINTOS de Luis Romano, qu’ont lu, pour nos lecteurs, Pierrette et Gérard Chalendar, est un roman qui, écrit en 1940, a dû sortir clandestinement du pays. Publié au Brésil en 1962, il avait été interdit par la censure.

Ces lignes qui servent d’épigraphe à l’ouvrage de Luis Romano introduisent le lecteur à un document sociologique plus qu’à un roman à proprement parler. L’auteur l’indique brièvement dans un préambule :

« Cet ouvrage n’a pas d’unité, son équilibre est dans la dysharmonie naturelle de ses tableaux ».

Et de fait, les techniques de l’écriture sont extrêmement simples. Chaque « tableau » qui couvre généralement un chapitre n’a que peu de liens avec ceux qui le précèdent. Le rapport le plus étroit qui associe ces « scènes » est d’ordre géographique. Toutes décrivent des événements qui se déroulent au Cap-Vert et qui ont pour thème la misère due au manque d’eau et aux inégalités socio-économiques.

Ce qui facilite également la lecture, c’est la réduction des « personnages » à leur action et à leur propos : loin d’être des « subjectivités » égarées parmi leurs tropismes contradictoires (cf. l’œuvre de Nathalie Sarraute ou de Robbe-Grillet) les personnages de Luis Romano sont entièrement compris dans ce qu’ils font ou ce qu’ils subissent. Pour cette raison, on peut parler de « types » puis que les caractéristiques qui les définissent sont statiques et qu’ils restent identiques tout au long du livre.

Un document sociologique

Bon nombre d’écrivains métropolitains se sont intéressés à ce que le gouvernement de Caëtano nommait pudiquement « les provinces portugaises d’outre-mer « refusant d’admettre le terme pourtant parfaitement justifié à l’époque de « colonies ».

Les études historiques, géographiques, les monographies ethnologiques ou philologiques rédigées par des portugais sont assez nombreuses mais elles ne sauraient faire oublier la réalité de la littérature indigène d’autant que si on en croit Noémia de Sousa, poétesse mozambicaine, la perception de l’Afrique par l’Européen diffère intrinsèquement de celle de l’autochtone.

Le regard portugais ou plus largement européen sur l’Afrique serait donc inauthentique et superficiel ; il méconnaîtrait les profondeurs de l’âme africaine et en présenterait une version radicalement erronée.

Famintos, l’œuvre maîtresse de Luis Romano, constitue un document à peu près unique sur les modes de vie économique, les « mentalités » (encore que le concept soit avant tout intuitif et très difficile à cerner d’une manière rigoureuse) et les aspirations du peuple de cet archipel.

Grosso modo, on peut dire que les antagonismes de classes sont exacerbés par une situation géographique exceptionnelle. Le centre du livre est précisément la description des épisodes qui résulte de cette conjoncture.

On s’étonnera que la présence des colons portugais (alors très importante au moment où le texte a été rédigé) ne soit pas dénoncée avec plus de virulence, comme c’est le cas dans la plupart des traductions littéraires d’expression portugaise. On n’en saurait faire grief à l’auteur. L’originalité de Famintos résu1te, de notre point de vue, dans ce que Romano écarte cette donnée objective pour ne décrire que les relations entre indigènes devant la famine due à la sécheresse.

Il faut dire que le comportement des membres de la classe dirigeante indigène ne diffère en aucune façon de celui des colons venus de la métropole, la police est de leur côté lorsqu’il s’agit de préserver le droit sacro-saint à la propriété. La distribution du maïs cru plus souvent que bouilli qui tient lieu de salaire, s’effectue sous le regard vigilant des policiers ; lesquels, armés de fouet, n’hésitent pas à châtier durement ceux (ou celles) qui dérobent quelques grains de cette denrée précieuse. De même, les propriétaires font garder leur jardin potager par leurs hommes de main qui ne se séparent jamais de leurs gourdins et de leurs molosses qu’ils soient à la solde des colons blancs ou des riches indigènes ; le policier, avec ou sans uniforme, est toujours décrit dans sa brutalité première.

Après qu’elle eut reconnu avoir caché un peu de maïs dans son corsage, « Rosenda se mit à genoux et demanda la clémence. La main se leva, balafrant le dos de la jeune fille, chaque coup de verge laissant une raie qui faisait saillir les côtes. Le policier la traîna vers le couloir et frappa jusqu’à ce qu’elle perdit les sens ».

Un autre passage décrit la similitude des comportements du garde et de son maître : Guida, une pauvresse tenaillée par la faim, s’aventure dans le jardin potager, bien qu’il soit surveillé par les hommes de Xamento. Elle parvient à échapper aux chiens en se cachant dans un arbre mais elle est tout de même repérée. Lorsqu’elle revient au sol : « Nhambabo épongea la lueur qui perlait sur son front et lâcha le cheval-marin avec lequel il avait achevé de la tuer ».

Car pour le possédant, le pauvre est plus près de l’animal que de l’homme. Il n’est là que pour le servir, et ses souffrances et sa mort, comme son dénuement n’éveillent en lui aucune interrogation particulière.

Par exemple, Mondrongo entre dans son écurie pour caresser son cheval préféré, alors que Joncance, un jeune garçon atteint de dysenterie, se dissimulait là pour puiser quelque subsistance dans le baquet de maïs de l’animal ; le premier perçoit très bien l’odeur de pourriture du gamin puisqu’il dit : « Ici ce n’est pas un lieu d’aisance. Faire ça sous mon toit, c’est la plus grande hardiesse que j’aie vue de ma vie » . Il le punira sûrement de quelques coups de cravache. Pour le riche, la mort du pauvre (lorsqu’elle est due à la famine ou aux maladies qui résultent de la malnutrition) n’est en aucune façon un problème moral. Le pauvre appartient au nanti ; il fait partie de son patrimoine même s’il n’est pas vendu aux marchés aux esclaves : l’un d’eux explique, à un Cap-verdien qui s’est récemment expatrié pour ramasser le café dans la plantation :

« Mon gars, celui, qui tente de fuir est voué à la mort. Le sorcier ordonne aussitôt qu’on parte à sa recherche, et le voilà chassé comme un animal ».

Pour le propriétaire seul compte le bénéfice. Dans la plantation, les noirs souffrent beaucoup de leur isolement et finissent par réclamer la présence de leurs femmes : la direction refuse. « Si le noir voulait vivre avec une compagne, il fallait qu’il couchât avec un autre homme et qu’il fasse, comme le mâle et sa femelle ».

C’est que la présence de femmes signifie pour les patrons des bouches inutiles dans leur propriété donc un manque à gagner. Et parce que le profit est le ressort de leur comportement vis-à-vis des ouvriers, la sur-exploitation dont sont victimes ceux-ci (durée de travail journalier, absence totale de soins, d’infirmerie et de docteurs, nourriture sommaire et peu nutritive) constitue la trame de ces pages. Là encore, la parenté est patente avec d’autres poètes cap-verdiens. Gabriel Mariano stigmatise avec force cet ordre socio-économique.

Ovidio Martins, dans un texte intitulé Caminho longe entame lui aussi une rigoureuse description critique des conditions de vie de ses congénères.

Le livre de Romano développe un thème qui se rencontre fréquemment dans la littérature (prose ou poésie) cap-verdienne. Comme l’écrit José Osorio de Oliveira « o mar cham a os ilheus, a empurra-os para outras regioes ». Mais il faut noter que dans Famintos l’aspect idéologique de l’émigration est second vis-à-vis d’une peinture stricte de la réalité économique et sociale du phénomène. Pedro Corsino Azevedo a su donner une émouvante version de la séparation d’avec le milieu familial tout comme Balthazar Lopes, quoique dans une optique assez différente. Luis Romano n’idéalise pas le départ des hommes pour les plantations de café de la côte africaine. Mais prenant du recul par rapport au fait de l’émigration, il le transforme en mythe national ou continental et ce faisant, il emboîte le pas à tous les poètes ou romanciers africains pour – lesquels l’émigration, parce qu’elle n’est jamais désirée est imposée aux plus démunis pour des raisons purement économiques, est le prolongement direct (la version moderne) de l’esclavage qui décima la population des pays côtiers aux 18e et 19e siècles. Le titre même du chapitre : « le bateau qui transportait des nègres » et le poème Crime le montrent clairement.

Le propriétaire est tout entier contenu quant à sa personnalité, dans sa volonté de conserver et d’accroître son bien. Vidé de toute biographie, de tout sentiment humanitaire, il n’agit et ne pense qu’en fonction de la propriété. La sécheresse est pour lui l’occasion d’acheter à un prix dérisoire les maigres biens des travailleurs agricoles. Le livre nous conte plusieurs épisodes où tel petit agriculteur se voit contraint de vendre son jardin à un prix ridicule pour éviter que ses enfants ne meurent de faim. Malgré ses plaintes, il devra accepter l’aumône qui lui est offerte car l’acheteur se révélera intransigeant.

On devine qu’il en va de même avec les négociants. Leur crédit est toujours de courte durée et à un taux scandaleusement élevé. Et lorsqu’ils le peuvent, ils n’hésitent pas à spéculer sur la mort ? Ainsi, les travailleurs engagés par l’administration locale pour l’entretien des chemins vicinaux accomplissent un labeur harassant – sans recevoir de nourriture pendant trois jours. Lucio, le responsable et « cette clique de commerçants » vont partager le maïs après la mort de ceux qui n’auront pas pu survivre : puisque la quantité de nourriture est prévue pour la totalité des ouvriers, plus le nombre de décès est élevé, plus le surplus non distribué est important ; les préposés et le contremaître l’accapareront pour le revendre ensuite à un prix exorbitant.

Tout ceci n’empêche nullement le marchand ayant pignon sur rue d’être assidu aux manifestations religieuses et de marcher en tête des processions en faisant un clin d’œil aux jeunes filles dont il abuse pour une poignée de mais.

 

Le prêtre

On se doute que le prêtre est complice de cette situation : il n’est pas insensible à la chair : « presque tous les gens d’ici ont du sang de prêtre… Je n’ai jamais vu une terre où les curés fassent tant d’enfants ». Personne ne crie au scandale. Un épisode est particulièrement significatif : une jeune fille, victime des ardeurs d’un ecclésiastique, s’en va en pleurs dans la rue. Un homme apparaît et déclare, apprenant les faits, qu’elle ne devait pas faire un tel chahut car « le curé est le premier représentant du Christ ici-bas ».

La proximité entre le riche et le clergé se note également au niveau de la propriété : le Père Felizardo bénit les jardins de Manerrico, un majorat qui achète pour rien les meilleurs lopins de terre et réclame un surcroît de prières devant la dureté des temps : « Je jure par Dieu qu’il y a un ciel et un Enfer. Le monde d’aujourd’hui chemine vers sa perdition. Je demande à tous de se recueillir, de faire des sacrifices, jusqu’à ce que le Très Saint Père s’apitoie sur ses fils et qu’il envoie sur terre les anges pour défendre les Chrétiens de la tentation et du démon ». Un des personnages clés du livre – l’Etudiant – constate naïvement : « les dévots possèdent les meilleurs morceaux de terrain ».

Le représentant du clergé est important par le discours qu’il tient à ses ouailles : il en est de même de Mulato, le fonctionnaire chargé de la réfection des chemins vicinaux. Son rôle est moins de se conduire en ignoble brute envers les ouvriers qu’ils rosse jusqu’à ce que la mort s’ensuive que de présenter une vision des choses communes à tous les nantis de l’archipel : « il ne vaut pas la peine de se soucier de toute cette vermine » (les pauvres).

« Pour cette foule sordide de déguenillés… la mort est un soulagement » .Cette misère est naturelle, elle a pour cause unique « l’atrocité du milieu » : dans les parages, le monde est ainsi ; l’opprobre ne date pas d’aujourd’hui ; des documents l’attestent. C’est comme ça et cela continuera à être ainsi ».

Devant cette fatalité du milieu, Mulato ne prône pas un stoïcisme immobile mais au contraire, un génocide organisé, à l’image de celui qu’a mis sur pied Hitler en Europe. « Le Dictateur est un génie… Il a inculqué aux lépreux un idéal grandiose : ils se sont laissés photographier, le sourire aux lèvres, avec des médecins qui les avaient condamnés à mort pour le bien de l’humanité. Je trouve cela magnifique… ».

 

Le pauvre

Mulato adopte en définitive une position esthétique. Le spectacle de la misère physique provoque en lui dégoût et répulsion : « manger du maïs cru est un régal pour des affamés ». Et de fait, le livre décrit des scènes d’un tragique féroce : après que Rosenda eut été rossée par un garde qui veillait à la distribution des rations, les grains qu’elle avait cachés dans son corsage se déversèrent sur le sol et les mendiants, « dans une confusion de sauvages, n’en laissèrent pas un seul à la vue ». La faim pousse ces pauvres gens au grotesque le plus échevelé. Un chapitre nous conte la mésaventure survenue à un gamin qui, voyant une femme avec quelques galettes, court pour les lui voler, mais il est immédiatement cerné par une bande de gosses. Chacun voulant profiter de l’aubaine, une lutte acharnée s’amorce entre eux et celui qui avait dérobé le gâteau ; ce dernier, pour ne pas partager son larcin, enfourne d’énormes bouchées et commence à suffoquer : « les autres l’entourèrent dans l’attente de sa mort ». Un camarade plongera finalement les doigts dans la gorge, non pour lui éviter l’étouffement mais pour dérober le morceau qui l’empêchait de respirer et pour l’engloutir en un clin d’œil.

Le qualificatif de « sauvage » revient à maintes reprises sous la plume de l’auteur. Il est vrai que la misère avilit tellement l’individu qu’elle finit par l’assimiler à animal : la cachupa (soupe de maïs) n’est plus de mise pour ces vagabonds, le maïs se mange cru car on ne peut plus attendre qu’il cuise, ce qui entraîne une dilatation d’estomac (due à la fermentation). Cette sous-humanité qui hante les rues des bourgs ne se lave plus depuis longtemps, vu l’absence complète d’eau ; rien d’étonnant que ses membres soient infestés de poux et de lentes.

Un pareil dénuement n’amène pourtant chez la plupart aucun esprit de rébellion : ce n’est pas que ces gens ne voient pas l’inégalité dont ils sont les premières victimes :

« Le monde a sa punition ! Il a commis une faute grave, aujourd’hui, les pauvres sont en train de payer, dit Roberto, jetant son béret à terre ».

« Oui, ce sont les pauvres qui paient ; le riche restera toujours le patron ».

Le pauvre a donc parfaitement conscience de son sort et de la discrimination économique qui sévit sur l’île. Il comprend que la situation climatique ne frappe pas également tous les indigènes. Mais à l’origine de cet état de fait, il place une malédiction divine : « cette pénitence a été voulue par Dieu », sans voir qu’elle ne saurait expliquer les inégalités et encore moins la turpitude des possédants. D’une manière générale, la pensée du pauvre est tout entière circonscrite dans et par le discours religieux. Le pauvre est celui par lequel la croyance au Très-Haut est véritablement source de vie. Quand il entend les propos subversifs de Campina un noir venu d’Argentine – il en refuse vaillamment le contenu :

« Campina est dangereux… Il est maudit par Dieu. Ce dont il a besoin, c’est d’entendre la messe pour laver ses pêchés. Le monde est plein de gens qui n’aiment pas l’église ».

La religion est pour ces pauvres gens le voile idéologique qui recouvre les conflits de classes. Mais outre qu’elle est « leur opium », elle est aussi ce qui leur permet d’espérer un monde meilleur :

« Il est impossible qu’un jour ou l’autre, la justice n’arrive pas sur terre pour juger les bons et les mauvais ». Devant le désastre de l’étiage, on rappelle qu’ « i l est dit dans le livre des Ancêtres, qu’une ère devait mettre fin au mal pour ne laisser que le bien ». Lorsqu’il est victime de l’abus de son chef, il sait se montrer magnanime et respectueux des préceptes chrétiens : ainsi Roberto refuse de venger l’honneur de sa fille en tuant celui qui l’a violée. « Laisse Patriocio coucher avec une pucelle, Dieu est plus grand ! Le ciel a un enfer où le méchant ira. Chacun y trouve son lit ».

Le prolétariat en haillons est donc entièrement passif devant ce qu’il endure ? Certes, non. Mais les solutions qu’il envisage n’ont que peu d’incidence sur leur existence quotidienne. Nous en avons découvert deux : la première est la pratique de la magie. On le vérifiera avec l’épisode de Nhinho, fondateur d’une des familles les plus riches du pays. Il y avait, dit-on, une négresse qui, après avoir partagé sa couche, lui jeta un mauvais sort ainsi que sur sa descendance pour se venger. « Elle mit genoux à terre, lécha le sol et demeura à jeun pour demander la lèpre, le feu, l’eau, la maladie de l’esprit pour la famille de Nhinho. Depuis ce jour, les choses allèrent de mal en pis. Son vœu se réalisa puisque le richissime dégoûtera des femmes, et finira sa vie dans d’étranges souffrances. Ses fils sombreront dans l’alcoolisme et essuieront bien des revers de fortunes. Son dernier descendant amassera tant d’argent que la fortune lui fera perdre la tête.

Il n’est pas douteux que pour le pauvre, la négresse avait réparé la honte subie par les membres de sa classe grâce à « une malédiction qui était allée droit au cœur de Dieu ».

Mais la marge d’action du pauvre est très réduite et si l’un d’eux parvient à modifier par des procédés non rationnels (mais qui peuvent se révéler néanmoins efficaces) ses rapports avec ses maîtres, c’est vraiment l’exception. Plus généralement, le noir sans ressources se contente de chanter ses peines et ses espoirs. Le livre contient quelques pages d’une indéniable portée sociologique qui donnent à voir et à entendre les couplets de Damatinha, chanteur et compositeur qui puise dans le spectacle de la rue les thèmes de ces œuvres. C’est pourquoi, il parle avec les mots requis « des pleurs d’un enfant mourant au milieu du chemin, du gémissement des hommes faisant des besoins de la couleur du fer, du peuple tout entier demandant aide et assistance et des gens sans nom qui les fouettent ». L’interdiction de ces chants par la police locale montre à l’évidence la puissance subversive de cet art populaire qu’est la chanson.

Cependant, les pratiques de magie comme la complainte ne peuvent à elles seules mettre fin à l’exploitation qui asservit la classe la plus nombreuse.

 

Le révolutionnaire

« Le peuple ne sait pas qu’il est malheureux, nous le lui apprendrons », disait Isabelle. Campina a parfaitement compris cet impératif. Il ne prône pas pour autant la lutte armée pour abolir les atrocités par les riches. Il préfère la justice expéditive, de la forme « œil pour œil, dent pour dent ». Il préconise de supprimer Lucio, le contremaître bestial :« Vous êtes cinq cents, pourquoi ne le tuez-vous pas ? » dit-il aux travailleurs des chemins vicinaux : Son discours n’en a pas moins valeur de critique : c’est au sujet de la religion qu’il est plus virulent. Il dénonce la discrimination fictive de l’enfer et du paradis et déclare que l’individu habite l’un ou l’autre de cette vie selon qu’il est riche ou miséreux et ne manque jamais une occasion pour stigmatiser l’hypocrisie du prêtre, « homme empoisonné trompant des innocents et les obligeant à croire en ce qu’eux-mêmes ne croient pas : la bonté naturelle ».

A vrai dire, toute conscience révolutionnaire est absente de ce document puisque personne n’envisage les moyens concrets de supprimer d’une manière définitive, l’exploitation humaine. Campina ne se hisse pas au niveau d’une critique socio-politique du système ; il défend plutôt l’idéal du christianisme primitif et déplore que « tant de gens parlent de Jésus sans savoir le véritable commandement qu’il a demandé d’observer quand il est passé dans ce monde ». Il rêve de voir s’opérer une mutation morale chez son semblable de sorte que plus personne n’ait l’idée ni le désir d’exploiter son prochain sous une forme ou sous une autre. « Moi, ce que je veux, dit-il, c’est un bon cœur dans chaque homme ».

Comment parvenir à ce but ? Certainement pas par l’éducation livresque : « A l’école, le peuple n’entend que des discours, il perd son temps ».

Campina a bien compris que dans une société de classes, le discours à prétention pédagogique n’était la plupart du temps qu’un tour de passe idéologique car il détourne le regard de son jeune auditoire des réalités socio-économiques auxquelles il se trouve. Lui défend un modèle d’éducation fondée sur l’immédiateté des sensations :

« Il faut quitter la maison de ton père, dit-il à l’étudiant, et regarder les autres : il faut voir un enfant mourir appuyé au mur, mendier des restes d’un repas au Beco de Pombal et par-dessus le marché, recevoir un coup de fouet de la part de Farol (préposé à la distribution des aumônes). La véritable éducation est d’ordre moral et ne peut se former que parmi la misère la plus noire, loin de l’école mensongère sur le plan des valeurs humaines.

Néanmoins Campina à la fin du livre, quitte « l’île sans nom » et décide : « Un homme sans instruction, c’est un mouton sans volonté ».

Ce serait une erreur d’y voir une contradiction avec ses thèses antérieures. L’école est toujours un milieu pernicieux car aujourd’hui, il manque de bons professeurs pour enseigner le savoir de la vie. « Lorsqu’elle donne la vue à un aveugle et qu’elle enseigne que le monde est la maison de tous les hommes » ; l’instruction remplit sa mission et est donc indispensable. Campina ne dit nulle part si cet idéal est utopique, il fait confiance au temps, à l’évolution des choses et surtout des idées pour amener un peu d’amour sur ce coin du monde abandonné de tous.

Cette volonté de croire à un progrès moral est assurément la philosophie de l’auteur puisque, mis à part Campina, deux autres personnages s’en réclament : le Docteur, qui donne la réplique aux arguments fascistes de Mulato et de Zula, ce fou de génie, dont « l’hymne à l’Afrique » (dernier chapitre) constitue, en même temps qu’un magnifique poème en prose, un appel à l’entente universelle par delà les bannières raciales ou socio-économiques.

 

Le fou

La figure de Zula mérite qu’on s’y arrête car, précédant les analyses de Foucault, l’auteur fait de lui le dépositaire d’une parole différente mais authentiquement au sort des masses exploitées. Il apporte un démenti aussi formel que véhément à l’homélie du prêtre qui demande des prières au lieu de la pluie. Il propose une autre morale :

« Ce n’est pas par des prières qu’on peut sauver le monde. Seule la bonne volonté de chacun de nous mise sur plan progressif et collectif parviendra à modifier dans le sens d’un bien-être de la vie en général et avec des bénéfices égaux pour tous. La croyance religieuse n’engendre que des irresponsables, des faibles qui n’ont pas le courage de réagir par la lutte ».

Ce faisant, il substitue au discours mystificateur du religieux une critique approfondie de sa mainmise sur les masses, répétant ainsi, sous une forme plus lyrique, les thèses de Campina. Il les amplifie en rappelant le passé douloureux de l’Afrique tout entière, en plaçant tous ses espoirs dans l’enfant dont le rôle sera d’édifier une société où l’exploitation de l’homme par l’homme sera à jamais abolie.

 

Un peuple-enfant

Comme on peut le voir, la critique provient de marginaux : un poète, un fou, une démente ou encore un émigré d’Argentine. Aucun autochtone ne reprend ses thèmes à son compte ; aucun ne brandit l’étendard de la révolte. Certes, la foule déserte la place de l’église où le curé prononce son sermon, mais il ne s’ensuit aucune conséquence pratique. Et lorsque Zula termine son récit de « l’épopée africaine », « les gens réunis dans la taverne restèrent effrayés par ce laïus : il ne vint à l’esprit de personne de l’applaudir ». Malgré les maux qu’il endure, le peuple cap-verdien » en n’était pas doté vers 1940 (date à laquel1e a été écrit le livre) d’une conscience proprement révolutionnaire. L’extermination physique des exploiteurs prônée par Campina amène immanquablement une réprobation générale : « Celui qui donne un coup au lieu de la nourriture ne peut regarder Dieu en face… Tuer est un très grand péché ». Rufino résume simplement l’idéal du petit peuple :

« Ce que veut le peuple, c’est manger et jouir de la vie tant qu’il est encore temps ».

Lorsque la pluie revient et que le maïs repousse pour tout le monde, le paysan veut rayer de sa mémoire le calvaire de la sécheresse :

« Le peuple n’a pas de rancœur. Il laisse chacun se reposer sous le bananier et regarde ses gosses lui monter dessus… Après déjeuner, un petit sommeil fait du bien ». « Le peuple est comme un enfant ».

Il vit dans l’instant sans chercher à se prémunir contre les rudesses d’un climat inhumain ni contre l’organisation socio-économique dont il est victime. Ainsi, et sans doute malgré lui, Luis Romano reprend à son compte l’image classique du nègre bon enfant, amnésique, dépourvu de tout ressentiment à l’égard de ses maîtres et « qui ne souhaite pas autre chose qu’une femme et de quoi manger ». Le Cap-Verdien, bien que soumis à des conditions de vie matérielle extrêmement dures, est foncièrement optimiste. Un jour viendra où l’eau jaillira dans les jardins et les maisons, grâce à un système d’irrigation adéquate… Antonio Munes confie à sa mère ses rêves de lendemains qui chantent.

Nunes n’est pas une exception. Gabriel Mariano entonne le même chant triomphant.

De fait, rien dans Famintos ne permet de voir dans l’autochtone un révolté. Acceptant son destin avec sérénité, il sait que la mort décime la famille à intervalles à peu près cycliques ; il se montre profondément convaincu de la clémence divine et s’en remet au Très-Haut pour supporter les souffrances qui l’accablent ici-bas.

 

La fonction du poète africain

Est-ce à dire que l’auteur pactise avec cette attitude faite de passivité et de rêves. Tout porte à croire qu’il la décrit en détail à la fin et montre la distance qui le sépare de ses congénères sur ce plan-là. Mais comme nous l’avons dit il paraît opter pour une transformation morale en profondeur chez les nantis. Si la pitié est à la source de tous les sentiments humains comme le soutien J.J. Rousseau, la reconnaissance des plus démunis comme alter ego par le négociant, le chef de travaux ou les représentants de l’ordre, finira par faire disparaître l’iniquité et l’exploitation économique. L’homme sera reconnu comme tel et ne sera plus perçu comme une seule force productive de travail donc de richesses que le propriétaire pourra faire siennes en vertu à un système juridique destiné à conserver sinon à développer ses privilèges

Ce faisant, Luis Romano se démarque nettement d’autres écrivains, tels Kaoberdiano Dambara ou encore José Leiao de Giraça qui, dans des vers écrits soit en portugais soit en créole, appelle le peuple à « se réveiller », à se « dresser » et à « prendre les armes et non les roses ». Cette divergence a sa source dans ce que Luis Romano écarte la présence coloniale pour restreindre son champ d’observation aux autochtones.

Mais alors quel est le rôle de l’intellectuel (poète-prosateur) cap-verdien ?

Pour lui, l’acte d’écriture est une pratique essentiellement socioculturelle, dépourvue de toute subjectivité. Porte-parole d’un peuple dont il se veut à la fois l’enfant reconnaissant et le représentant fidèle. Ici, la fiction cède le pas à un patient travail ethnographique : les scènes de famine, les motivations de l’émigration, les mornas, la description de la journée de travail dans les plantations de caféiers, les récits sur la généalogie des familles esclavagistes, ou ceux perpétuant le souvenir des exodes organisés par les premiers, sont autant de matériaux de premières mains pour qui veut avoir connaissance du milieu naturel, humain et historique de l’archipel.

On dira que l’absence de la dimension révolutionnaire fait défaut à ces œuvres en tant qu’elle compose tout de même la mentalité intellectuelle cap-verdienne, comme le montre les œuvres de Teitao de Graça, Gabriel Mariano ou Ovidio Martins. C’est ne pas voir le contenu historiquement subversif de ces œuvres. Traiter de la condition et du milieureprésentait un geste culturellement orienté, visant à faire (re)connaître la civilisation cap-verdienne. Geste qui était loin d’être neutre dans les années 40. Cette force de résistance aux valeurs importées de la métropole colonisatrice, pour les auteurs dont on s’occupe ici, dépasse largement le cadre du nationalisme insulaire. L’Ile sans nom, ce coin du monde abandonné de Dieu a ses particularités qu’il s’agit d’explorer. Mais « la protestation raciale » , conscience d’un lien avec l’Afrique prolonge l’entreprise de réhabilitation de la culture nationale : le poème introductif de Pamintos n’est pas signé du nom de son auteur mais du nom générique. Un Africain marquant ainsi la volonté chez Romano d’affirmer ses racines avec le continent noir dans son ensemble ; par-delà son insularité.

Et quand Zula disserte dans la gargote de Nhanga devant ses coreligionnaires (lorsque les ombres se sont retournées) « il lance un avertissement à l’Afrique » dont il chante les beautés multiples en même temps qu’il dénonce l’injustice du sort que lui ont fait colons blancs et nouvelle bourgeoisie noire. La voix prend alors du volume et se mêle au concert qui, à l’initiative de Senghor, Damas, Césaire et de Langston Hugues et de quelques autres, ont déjà entonné l’immense clameur de la Négritude retrouvée.

Par l’entremise de Zula, l’auteur découvre à son tour les similitudes avec ses homologues du continent « Terre des noirs ». Lieu où les physionomies se recroquevillent sous l’effet du soleil, de la pluie, des intempéries. Mer de sable où le bédouin errant recherche la tranquillité de l’ombre du couchant sur les dunes du désert que la persécution n’atteint pas, Forêt qui perd sa virginité peu à peu, irradiant ses trésors vers l’extérieur ».

Le Cap-Vert comme l’Afrique tout entière est la proie des extrêmes climatiques et voit s’aggraver chaque jour l’exploitation du sol et des sous-sols. Son histoire est sanglante, écrite avec « des lettres (qui sont des poignards et des crimes ». Terre d’inégalités profondes parmi les hommes car « des richesses engendrent l’orgueil de ceux qui ne sont jamais rassasiés, des trésors provoquant la désolation, le crime, la terreur et la méchanceté ».

Tous ces éléments dessinent une situation de fait identique pour tous les autochtones Et leur inventaire confère à l’artiste le rôle d’un meneur d’hommes, d’un leader catalysant l’énergie des masses laborieuses vers un mieux-être réel et concevable dès à présent. Le discours de Zula, le fou, qui clôture Famintos le dessine comme élan révolutionnaire, moteur de changements à l’échelle du continent :

« Va, gamin, continue à envoyer ces bulles (esquisses d’un monde neuf) au soleil. Sois joyeux. Tes petits rêves montent en l’air et meurent, mais peu importe. D’autres naîtront et dépasseront ceux qui se sont défaits. Et parmi ceux qui se perdent dans l’espace libre, quelques-uns se maintiendront quelque temps, enfant artiste. Regarde, même si ceux-là ne se réalisent pas, ton rêve est là, ton inspiration a vagabondé, ton geste intérieur, comme un degré dans l’ascension d’une idée, augmentera lentement en direction de millions de petits artistes qui forment le monde libre, à ton image ».

Nul ressentiment envers l’Etat colonial ou ses supports africains ne compose l’espoir de Romano. On ne retiendra que l’hymne à l’enfant, et aux valeurs (liberté justice – créativité) qu’il symbolise. De cela, il résulte que l’écrivain intellectuel ne doit pas s’en tenir à un rôle de conscientisation prolétarienne ; il ne doit pas simplement montrer le malheur qui frappe ses congénères et en appeler à la révolution organisée. Il doit voir beaucoup plus loin et faire découvrir des horizons encore vierges, des terres de liberté féconde où l’individu jouira d’être ce qu’il est.

Romano occupe là encore une position particulière en ce qu’il repasse très largement les désirs de changement, leitmotiv de bon nombre de poètes cap-verdiens. Ovidio Martins, Gabriel Mariano, Lei tao de Graça (ou Graça de) sont des créateurs en situation. « Tout poète est un poète de la circonstance : il créa, pour répondre à une situation donnée, dont il n’est le maître ». Ces lignes sont de Paul Eluard. Mais ce serait falsifier la pensée de leur auteur que d’arrêter là la citation : le texte continue :

« L’effort des poètes ne tendra bientôt plus qu’à libérer des images, à assouplir les formes esclaves de l’esprit limité des maîtres. Le temps viendra où l’intelligence humaine entière s’éveillera, disposant de sa langue naturelle qu’un petit nombre d’hommes auront au cours des siècles, nourrie de leurs espoirs et conservée dans sa fleur. Tous les hommes retrouveront la pratique d’un langage spontané, facile, [1] ».

Bien qu’engagé politique, il militait dans les rangs du Parti Communiste Français et avait été résistant émérité durant la dernière guerre. Eluard affirme que des prises de position face aux grands problèmes de l’heure ne sont pas la source la plus puissante de l’activité politique ; elles n’en sont que l’origine immédiate et historique. La fin dernière du poète réside dans l’engendrement de formes inédites, dans la production d’un faire et d’un vivre où les besoins et aspirations de l’homme puissent trouver satisfaction totale. Alors la mer immense ne sera plus l’ouvert à une existence d’émigré c’est-à-dire déracinée et diminuée de morts vivants.

« Un univers sera en train de naître où les choses auront cette disposition naturelle qui étreint l’enfant ». Mais une pareille promotion d’humanité ne pourra s’effectuer qu’après la libération totale du carcan économique qui asphyxie l’insulaire.

 

[1] Paul Eluard : « Le poète est dirigé » (1946) Gallimard – La pléiade, t. 2, p. 872.