Culture et Civilisations

LA CRITIQUE LITTERAIRE NEGRO-AFRICAINE : SITUATION ET PERSPECTIVES

Ethiopiques numéro 30

révue socialiste

de culture négro-africaine

2e trimestre 1982

Ne s’agirait-il que de survoler le discours critique de ces dix dernières années qu’il faudrait en constater le ton polémique. Sans doute agacés par les commentaires parfois superficiels des Européens, les critiques, les critiques africains entendent, eux-mêmes, dire ce qui confère au texte littéraire négro-africain authenticité et crédibilité. L’idée que l’on rencontre alors le plus couramment répandue est celle de la prise en main du texte africain par ceux-là qui partagent avec les auteurs la même culture, les mêmes déformations de la personnalité fondamentale, les mêmes appréhensions face à la langue : les critiques africains. Ils seraient, seuls, aptes à dévoiler les mystères des œuvres.

Au demeurant, nombre d’auteurs d’œuvres de fiction sont bicéphales : ils sont écrivains et critiques littéraires. Léopold Sédar Senghor ou Ousmane Socé Diop, Mbwil A Mpaang N’Gal ou Jean-Pierre Makouta, pour ne citer que ces noms, illustrent, avec plus ou moins de bonheur, ce phénomène. Appartenant à la catégorie restreinte des Africains qui, les premiers, ont accédé à l’écriture, ces poètes, romanciers ou essayistes, entendent faire d’une pierre un certain nombre de coups : traiter des problèmes de leur temps, de ceux de leur continent, des angoisses et des espoirs d’une génération qui entretient avec la langue française des rapports soit harmonieux, soit conflictuels. Et parce qu’ils ont vécu ces faits en tant qu’Africains, ils exigent, lorsqu’il s’agit du commentaire de leurs textes, que toute tentative d’approche ne perde jamais de vue leurs soubassements spirituels, écologiques ou psychologiques. Ainsi donc la critique africaine invite le lecteur à écouter des Africains parler de l’Afrique, dans un langage dépourvu de toute coloration exotique ou d’européo-centrisme. Cependant, le mode d’expression demeure le français : langue étrangère au continent, véhiculant en son intimité le mode de pensée de l’ancien colonisateur mais aussi toute sa vision du monde.

La littérature africaine, parce qu’elle est d’expression française, ripostent ceux-là que l’on veut écarter de son étude comme peu pénétrés de tous ses ressorts souterrains, se met d’elle-même à la portée de tout critique dont la compétence en langue française est réelle. En effet, si la voie du commentaire des textes de littérature africaine demeure légitimement ouverte à la curiosité quand ce n’est pas à la fantaisie – des lecteurs européens, c’est bien parce que, en dépit des efforts multiples entrepris par certains auteurs pour conformer leurs œuvres à des normes esthétiques purement négro-africaines, notre littérature traîne encore ce lourd fardeau : elle est d’expression française. Voilà le paradoxe qui l’entrave dans la proclamation, sans ambiguïté, de son authenticité. Paradoxe de la littérature, mais aussi paradoxe de la critique littéraire, l’expression d’une identité littéraire au sein d’une langue d’emprunt, est, à n’en pas douter, un phénomène troublant.

Diversement, mais toujours fermement, les critiques envisagent toutes les solutions susceptibles de remédier à cette impasse apparente dont découle une autre interrogation, celle-ci tout aussi inconfortable. Cependant que la critique africaine cherche à se détacher des voies occidentales d’explication des textes littéraires, elle se rend bien compte du fossé considérable la tenant à distance de son public idéal : le public africain. Celui-ci, encore fort réduit, en cela qu’il se limite en ses composantes essentielles à la catégorie des enseignants et des étudiants africains, demeure, à quelques nuances près, le même que celui, naguère, des auteurs de roman, théâtre ou poésie.

Le présent exposé a pour ambition, en même temps qu’il présentera un parcours historique de l’ensemble des regards portés sur la littérature africaine depuis son émergence, d’envisager les perspectives qui s’offrent à l’exégèse africaine. Deux grandes parties le constituent.

Dans la première, intitulée SITUATION, nous brossons un tableau visant à distinguer les différentes étapes qui ont jalonné le développement du commentaire des textes de littérature africaine. Commentaire dont les principaux auteurs se recrutent parmi les administrateurs coloniaux, les hommes d’église ou encore des écrivains français désireux de parrainer les jeunes créateurs africains.

Quant à la seconde partie, intitulée PERSPECTIVES, elle se préoccupe des tentatives diverses entreprises par les critiques africains pour renouveler et affecter un cachet plus convaincant à la glose critique relative aux œuvres littéraires profondément nourries de la terre africaine.

  1. SITUATION

Situer la critique africaine, c’est, peu ou prou, envisager l’émergence de la littérature elle-même. Quel est donc, dans sa nature profonde, le regard qui a été posé sur l’expression littéraire des Noirs depuis le XVIIIe siècle ?

1 – Du mépris à la curiosité scientifique

Le XVIIIe siècle français a de l’Afrique noire et de ses civilisations une connaissance quasi nulle. Il se les représente à travers des stéréotypes [1]

Pourtant, de grands voyageurs découvrent le continent et ses hommes, à l’occasion de séjours plus ou moins longs [2]. Ces découvertes n’infléchiront pas pour autant les images que l’on se fait du pays des Noirs. Images à la fois sombres ou émerveillées. Il n’y a pas, entre la pénétration du continent et la représentation qui en est faite en Occident, une relation de cause à effet.

Alors qu’au XIXe siècle l’intérieur de l’Afrique est connu et même figuré sur des cartes de géographie, il semble que l’on ne veuille toujours pas s’inquiéter des valeurs spirituelles que pourrait receler cette immensité de terres généreuses. Plus porté vers les richesses matérielles, le savoir accumulé sur son histoire ne paraît attentif qu’à la manière dont pourrait s’effectuer une implantation européenne lucrative.

Au demeurant, c’est au XIXe siècle que, par des annexions délibérées accompagnées de rivalités territoriales, l’Europe industrielle décide du partage du continent noir. Quant au Noir, celui qui habite ces contrées, des romanciers à succès en traitent comme d’une figure étique livrée à la merci de leur imagination sans limite. Plus souvent comparse romanesque que héros, il a élu domicile dans l’arrière-fond du roman exotique où, sous le pittoresque recherché par les auteurs, il apparaît sous ses traits les plus vils. Léon François Hoffmann s’est intéressé à cette vision schématique, dans un ouvrage de dénonciation [3]

Cette étude a le mérite de révéler l’écart considérable entre la représentation de l’homme noir et la réalité de ce dernier. Une représentation irréelle, désincarnée, intellectuelle. On a fait de l’homme noir un mythe [4] en le réduisant à une pure image de consommation.

Ceux qui conçurent de l’Afrique une connaissance approfondie durent subir, impuissants, la vague (la vogue) des images sensationnelles élaborées à partir d’un besoin d’ailleurs typiquement occidental. Leurs recherches furent occultées par les mythes tenaces du continent maudit, de la terre brûlée, etc. Ce qui prévaut, ce fut la vision caricaturale si caractéristique, plus tard, de la littérature coloniale. Cette dernière contribua à répandre les portraits les plus fantaisistes d’un continent tour à tour perçu comme un paradis ou un enfer. Champion de cette littérature facile, Pierre Loti, incontestablement celui qui aura le plus lourdement accrédité l’idée d’une Afrique sans âme, évoquera cette terre qu’il n’aima guère dans un roman de pur outrage [5] :

d’immenses fourmilières humaines sur le rivage, où l’on rencontre des milliers et des milliers de cases de chaume, des huttes lilliputiennes aux toits pointus, où grouille une bizarre population nègre [6]

Néanmoins, ne nous laissons pas impressionner par ce qui n’était qu’un courant de pensée dans l’espace littéraire français. Ce serait ignorer tout le mouvement de curiosité scientifique qui porta certains esprits à entretenir une réelle passion pour les arts et les lettres dans les pays africains. Ces savants empressés de recueillir toute la variété des formes d’art verbal africain se nommeront : l’Abbé Boilat, l’Abbé Bouche, P.L. Monteil, Dupuis Yarouta, François Victor Equilbercq, Louis Tauxier, Leo Frobenius, Maurice Delafosse, et la liste est loin d’être complète [7]. On chercha alors, selon le titre d’un recueil de fables, contes, devinettes et légendes africaines de Maurice Delafosse à saisir L’Ame Nègre [8] Nouvelle approche de l’Afrique, nouvelles connaissances sur l’Afrique, mais approche et connaissances suspectes de complicité avec le régime colonial et la volonté de l’Occident de posséder jusques et y compris la psychologie profonde des Africains. F.V. Equilbercq nous fournit de cette attitude équivoque une réflexion lumineuse :

Au point de vue pratique, l’utilité de ces récits n’est pas moindre pour le fonctionnaire qui entend diriger les populations assujetties au mieux des intérêts du pays qui l’a commis à cette tâche. Il faut connaître celui que l’on veut dominer, de façon à tirer tant de ses qualités que de ses défauts en vue du but que l’on se propose [9]

Et Albert Sarraute d’ajouter :

Le Nègre des pays dont nous parlons – il s’agit du Sénégal – ne sera pas réfractaire, in futurum, aux bénéfices du progrès [10]

Il s’agit donc, dans cette démarche vers la littérature des Noirs, de s’appuyer sur le fait littéraire pour asseoir de manière plus réfléchie sur le fait colonial. La littérature africaine échappait ainsi à l’ère du mépris pour servir de guide à l’œuvre d’annexion du continent. Le parrainage s’ouvrait ainsi sous les auspices d’une mission aux visées benoîtement pratiques.

2 – Le parrainage

En réalité le parrainage remonte au début du XIXe siècle lorsque, sensible à la condition misérable qui était faite aux Noir, l’Abbé Grégoire entreprit d’assumer leur défense dans un ouvrage courageux. De la littérature des Nègres – ainsi s’intitule le pamphlet sous forme d’ouvrage de soutien, ou l’ouvrage de soutien sous forme de pamphlet – se fixait alors un vaste objectif, lequel objectif figurait très explicitement dans son sous-titre :

De la littérature des Nègres Recherches sur leurs facultés intellectuelles, leurs qualités morales et leur littérature ; suivies de notices sur la vie et les ouvrages des Nègres qui se sont distingués dans les Sciences, les Lettres et les Arts [11]

Il entendait ainsi exhumer de l’histoire des Lettres des figures dignes de prendre le contre-pied de la négrophobie essentiellement fondée sur la certitude que les Nègres étaient inaptes au maniement de concepts et de langues typiques des civilisations européennes. Parmi ces auteurs que l’ancien évêque de Blois a présentés à la France esclavagiste figurèrent les noms de Arno, Captien, Vassa Olaudad Equiano, Sancho, Phillis Wheatley…, les uns et les autres arrachés très tôt au continent africain (soit au Bénin, soit de la Guinée) et jetés dans les affres d’une vie d’êtres serviles.

Ces précurseurs de la littérature noire ne sont toutefois pas à citer comme des modèles de perfection, leurs écrits étant restés marqués beaucoup plus par le ton laudatif à l’adresse des maîtres qu’ils n’ont en réalité décrit de manière crédible l’Afrique. De ce continent les auteurs ne gardèrent que des souvenirs lointains, souvent magnifiés, d’autres fois minces à confiner à l’insignifiance.

Il conviendrait par conséquent d’y voir des textes invoqués à l’appui d’une légitime polémique, non des chef-d’œuvres. L’Abbé Grégoire, le premier, en convenait :

Ces faits n’annoncent pas des découvertes sublimes, ces ouvrages ne sont pas des chef-d’œuvres, mais ils sont des arguments sans réplique contre les détracteurs des Nègres [12]

Ce premier regard sur la littérature des Nègres était donc d’extrême bienveillance, son auteur ayant, plus d’une fois, accordé la primauté aux conditions abjectes qui étaient celles de la vie des écrivains plutôt qu’aux vertus spécifiquement littéraires des textes eux-mêmes. Il s’agissait de prendre fait et cause pour une race – par le biais de la littérature -, l’homme d’église s’y consacra dans un style viscéral dont les envolées lyriques ne laissèrent planer aucun doute sur la sincérité du témoignage.

Après l’Abbé Grégoire et De la littérature des Nègres, les parrains se multiplieront, moins lyriques. Plus ambigus que leur prédécesseur, ils auront pour noms : Robert Delavignette, Maurice Delafosse, Jean-Richard Bloch, etc. L’ambiguïté de leur aval tiendra aux rapports qu’ils entretiennent avec le régime colonial, lequel fut le premier à ne point souffrir qu’une œuvre romanesque, fût-elle magnifiquement naturaliste, eût le front de mettre en cause la légitimité de son emprise sur l’Afrique. En effet, lorsque paraît Batouala en 1921, les voix multiples, qui se sont élevées [13] pour dire leur désapprobation, attestèrent de la minceur de la marge de manœuvre qui était alors accordée aux écrivains négro-africains. L’appareil critique de l’époque, très proche de l’administration coloniale, s’est alors senti blessé dans sa vision sereine de l’ère coloniale, désappointé dans sa conception du roman africain : prodigue en éléments pittoresques et silencieux sur les abus de la colonisation, Batouala, au rebours de la littérature de « farniente » et de sensations fortes, invitait dans sa préface la conscience française à s’ouvrir à toute l’ignominie sur laquelle était fondée l’œuvre de colonisation : des populations africaines entières disparaissant, victimes de corvées surhumaines. On sait que l’anathème fut jeté sur le Guyannais ; il n’aurait pas su œuvrer dans le sens du maintien des intérêts politiques, économiques et moraux d’un pays alors jaloux de son image de marque :

Certes, notre civilisation n’est pas parfaite, elle est surtout fort précaire, c’est même pourquoi il nous faudrait, de plus en plus, des œuvres qui lui fussent utiles, et qui, en fin de compte, aboutiraient à cette utilité… [14]

A travers les réactions épidermiques déclenchées par Batouala, c’est toute la mosaïque de la critique de l’époque qui s’est mise à nu. Les œuvres, lorsqu’elles ne rentrent dans aucun des créneaux aménagés par l’esthétique littéraire telle que l’époque l’avait conçue, tombent sous le coup d’une condamnation sans appel, aveugle aux qualités littéraires des ouvrages, platement attachée aux implications politiques. On comprend alors qu’un critique africain, voulant ramasser dans une formule incisive toute cette institution et les hommes qui la servaient, les désigne sous l’expression « d’armée impériale » [15]. Qui étaient donc ces hommes qui, souverainement, décidaient du sort des écrits négro-africains ?

Il serait imprudent, voire inexact de regrouper sous le même chapitre des personnages aussi différents que Jean-Richard Bloch, Georges Hardy ou Robert Delavignette. Le premier, qui publia le roman de Bakary Diallo [16], ce fut en fait un parrain lucide et un esprit frondeur à l’œuvre coloniale. Aussi était-il davantage sensible à tous les défauts dont devait se débarrasser le roman africain pour mériter de ce titre. Sa présentation de Force-Bonté allia à une bienveillance éclairée une réserve éloquente quant aux qualités littéraires du panégyrique que le peulh de Dagana a commis à l’adresse de la France colonisatrice. Surpris par la mansuétude du Sénégalais, Jean-Richard Bloch n’en trouvera l’explication que dans le défaut de culture d’un homme qui n’était « ni fonctionnaire, ni instituteur ». Robert Delavignette sera moins scrupuleux, qui regrettera plus tard que :

Bakary Diallo ne se doutât pas de l’intérêt qu’il provoquerait… s’il était moins avare de détails sur son existence quotidienne de pâtre, sur les structures de sa famille, sur la manière peulh de conduire le troupeau [17]

Son ouvrage aurait alors retenu l’attention des ethnologues et serait parfaitement de son époque. Epoque où, très intimement, ethnologie et colonialisme entretiennent des rapports de pure collusion ; même si les premiers écrivains africains n’ont pas toujours été attentifs au phénomène, Karim (1935) de Ousmane Socé Diop abonda dans le sens d’une ruine totale des civilisations traditionnelles africaines pour louer les vertus des sociétés européennes intimement plus ouvertes au progrès et au modernisme. Une dizaine d’années avant l’institution officielle de l’Union Française, un roman africain préludait ainsi à son avènement. Et au-delà de Karim c’est Doguicimi qui, tout en célébrant la vivacité de la tradition dans l’ancien Dahomey, empruntait, allègrement, les chemins tout tracés de l’approche ethnologique des sociétés africaines. Du reste son auteur acceptait sereinement l’idée d’une utilisation possible (par l’administration coloniale) de ces révélations sur l’Afrique. Il s’en est même fait gloire dans sa première étude :

Nous n’avons d’autre zèle que celui de la documentation. Devons-nous laisser arrêter par des considérations de personnes… quand une noble tâche s’impose fournir à la colonisation les informations auxquelles elle a droit, pour mieux pénétrer et guider les masses… [18]

La voie était ainsi ouverte à la célébration sans retenue d’une communauté d’intérêts entre parrains occidentaux et écrivains africains. Sans public digne de ce nom et acceptant, sans grande réticence, de traiter de thèmes susceptibles d’exciter la curiosité de l’auditoire français, nos écrivains étaient aussi tenus de compter comme uniques exégètes de leurs œuvres les parrains occidentaux. Dans ce circuit officiel de la littérature, point de salut pour les écrits qui, ne jouissant d’aucun soutien administratif, sont tout de même arrivés à se faire éditer. C’est le cas de deux romans de Félix Couchoro : L’Esclave et Amour de Féticheuse, diffusés par l’imprimerie de Mme d’Almeida à Ouidah [19]. Le silence de la critique à l’égard de ces livres est à lui seul significatif du caractère quasi indispensable de son aval, toujours déterminant dans l’accueil réservé au roman africain de l’époque. Ce n’est que récemment que des archéologues littéraires découvrent Couchoro et consacrent des travaux de thèse à son œuvre. Le parrainage supposant la condition (plus ou moins implicite) que les œuvres négro-africaines répondent soit à des besoins d’ordre ethnologique, sont qu’elles célèbrent la civilisation française, soit encore qu’elles distillent dans une littérature française alors en quête de renouveau un parfum de fraîcheur ; les noms auxquels il accorda ses faveurs et ses louanges auront été ceux de Paul Hazoumé, Ousmane Socé Diop, Bakary Diallo, etc. Ces Africains ayant donné, selon Robert Delavignette, « de l’éclat à l’idéal de liberté de la France » [20]

Leurs œuvres, parce qu’exemptes de ce que le même critique nommait alors « ce besoin de défense continue et camouflée devant le Blanc », étaient rassurantes aux yeux des parrains et les auteurs assurés, en contrepartie, d’un succès soit de curiosité, soit de gratitude.

La critique des œuvres négro-africaines se limite donc à ces rapports d’extrême dépendance lorsque survient Léopold Sédar Senghor. C’est alors autour des années 1945. Et le premier ouvrage où l’homme politique et homme de lettres va consigner les principes fondamentaux de l’esthétique littéraire négro-africaine sera une œuvre collective : Les plus beaux écrits de l’Union Française et du Maghreb [21]

Le poète sénégalais y répond au nom de l’Afrique. Pour la première fois donc la critique des littératures africaines était assurée par un négro-africain, que Robert Delavignette annonçait ainsi :

Un poète est né, qui est d’Afrique et de France. Léopold Sédar Senghor est son nom. C’est l’événement le plus simple du monde. Mais c’est un événement. Et l’événement est lourd de sens… Il nous est fidèle, mais il fait irruption dans notre littérature avec toute l’Afrique derrière lui [22]

En effet, contesté ou adulé on tient en L.S. Senghor l’une des figures les plus marquantes aussi bien de la littérature que de la critique africaines. Son « irruption dans la littérature française avec toute l’Afrique derrière lui » fut d’autant plus remarquée que l’homme de lettre était aussi Député du Sénégal à l’Assemblée Constituante. Nous sommes alors au lendemain de la seconde guerre mondiale. Libéré depuis l’année 1940, Senghor qui, au Stalag, a côtoyé des ouvriers français ainsi que des tirailleurs sénégalais perdus dans une guerre qui n’était pas la leur, tirera de cette douloureuse expérience le droit de parler au nom de tous les opprimés. En particulier au nom de tous les Africains, de toute la race noire. Voilà qui allait conférer à sa théorie du texte négro-africain ce que Thomas Mélone y verra plus tard, son caractère « à la fois trop général et trop précis… [23]. Trop général parce qu’épousant la géographie de la race noire, trop précis car essentiellement nourri de la conception toute personnelle que le théoricien le plus prolixe de la négritude a de la poétique. Conception dont les points saillants sont l’émotion, l’éthique, le rythme et le style. En définissant ainsi la poésie négro-africaine, Senghor a élu comme modèle et source la noblesse wolof des Samba Linguère et leur vision du monde : une totalité pleine où la vie quotidienne baigne dans la poésie qui, dansée ou chantée, est toujours présente pour égayer la vie paysanne, ce qui est donc nouveau, pour la critique des œuvres négro-africaines, c’est que désormais, selon une formule plus tardive de L. S. Senghor, elle allait pouvoir « s’affirmer en s’exprimant soi-même » [24]. C’est alors que, sur les traces de René Maran, il parrainera les écrits négro-africains. La première manifestation de cette prise en main par un négro-africain de l’expression littéraire nourrie ou s’inspirant de la terre africaine sera l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française [25]. Ouvrage d’autant plus important que sa préface, signée par Jean-Paul Sartre, allait connaître une fortune exceptionnelle. Le commentaire des textes africains sera, de manière durable, redevable de cette grille de lecture essentiellement fondée sur la notion de négritude.

3 – La critique africaine par elle-même

En 1961, soit une vingtaine d’années après l’élaboration de la théorie littéraire de Senghor (à la fois de lutte et profondément soucieuse d’originalité culturelle), Lilyan Kesteloot publie une thèse de doctorat consacrée à l’ensemble de la littérature négro-africaine de langue française : Les écrivains noirs de langue française, naissance d’une littérature. On est alors frappé par la fidélité à la grille de lecture de Senghor, axée sur les mots-clés de race et de combat politique. Par ailleurs, la facture sociologique du travail de l’exégète belge est prépondérante. En réalité, ce que cette dernière a tenté ce fut, dans un ouvrage de pur soutien, d’écrire l’histoire des bâtisseurs des indépendances africaines. Et son parti pris très marqué pour le camp des anciens colonisés éclate à toutes les pages de ce que Marcien Towa évoquait en 1963 en ces termes :

La première Thèse de Doctorat consacrée à (notre) littérature, de loin la meilleure introduction littéraire à la littérature nègre d’expression française [26]

Toutefois, ce travail n’a pas recueilli les louanges de tous les Africains. Il ne les a pas tous réconciliés autour d’une commune grille de lecture. Aussi, avant lui, et bien après, une abondante critique littéraire s’est-elle développée, essentiellement au sein de journaux et de revues. Parmi les plus réguliers de ces magazines figurent Bingo, Afrique en marche, La vie africaine, Afrique Actuelle et, dix ans après les indépendances africaines, Décennie 2. Ces différents organes seront essentiellement animés par Ousmane Socé Diop, Lamine Diakhaté, Olympe Bhély Quénum, Paulin Joachim et Kadima Nzuji Mukala. Parmi ces noms celui de O.B. Quénum se détache comme celui qui incarnera une critique littéraire férue de purisme grammatical [27]. Quant à Lamine Diakhaté, exigeant, soucieux d’une littérature prestigieuse alliant à la sincérité des sentiments un niveau de langue élevé et des accents militants, il apparaît comme un des épigones les plus nets de la grille de L.S. Senghor [28]. Mais au total, il s’agit là d’une critique-chronique se contentant de suivre la parution des livres écrits par des Africains ou sur l’Afrique. Son intérêt réside donc dans la relation très fidèle qu’elle fait des hésitationsde la critique africaine,tantôt draconienne (avec Paulin Joachim et O.B. Quénum), tantôt fort impressionniste parce que refusant la grille de Kesteloot d’une part, d’autre part très réticente aux théories littéraires occidentales – notamment à celle de Roland Barthes alors en vogue – [29]. Et lorsque, dans les colonnes de La vie africaine, O.B. Quénum écrit en 1966 :

La littérature négro-africaine dont je m’efforce de présenter les productions, requiert dans son analyse une démarche qui, sans être tout à fait celle de Roland Barthes, est loin en tout cas de celle de Raymond Picard [30]

il atteste du besoin de renouveau dans la lecture des œuvres africaines mais encore de l’absence troublante, pour cette même critique africaine, d’une stratégie arrêtée. La nouvelle ère qui s’ouvre est donc une ère d’incertitude, qui voit cependant se multiplier anthologies et panoramas, les unes et les autres privilégiant, selon le goût très personnel de leurs auteurs, des méthodes d’approche diverses : classement par genres du roman africain, lecture de la littérature africaine à partir d’un thème (la révolte ou le désarroi, l’anticléricalisme ou l’opposition politique, etc.) ou encore sélection de textes et d’auteurs estimés les plus représentatifs et les plus significatifs, voire des traités visant à définir rigoureusement les seuls codes de lecture viables à l’heure actuelle. Lorsque les auteurs de ces œuvres s’appellent Léonard Sainville, Makhily Gassama, Jean-Baptiste Tati Loutard, Jean-Pierre Makouta…, il est encore relativement aisé de leur trouver un dénominateur commun : le prêche pour une critique endogène. Néanmoins cette tendance est différemment illustrée. Dans son Anthologie de la littérature négro-africaine [31], Sainville, militant de la négritude de la première heure, signe l’un des derniers grands ouvrages se réclamant explicitement de cette notion. Outre que l’auteur laisse entendre, de manière fort explicite, que son anthologie est fondée dans sa lecture de la littérature sur des données raciales, il en avoue les visées politiques : « être un moyen de propagande ». Quant à Kuma [32], qui se présente comme mi-essai mi-anthologie, moins politique que le travail de Sainville, il semble plutôt opter pour une interrogation générale sur la littérature africaine. Et si son auteur apparaît comme plus nuance dans l’affirmation de la plus grande compétence d’un Africain à dévoiler le fond véritable des œuvres négro-africaines, il n’en demeure pas moins ferme à condamner tous ceux qui ont tendance à ne saisir dans l’expression littéraire africaine que les influences occidentales. Les deux poètes congolais, Jean-Baptiste Tati Loutard et Jean-Pierre Makouta représentent, quant à eux, deux veines de la critique endogène, l’une limitée à la seule littérature congolaise [33], l’autre embrassant l’ensemble de la production romanesque africaine de langue française [34]. Dans son ensemble, la production critique de la seconde décennie suivant les années 1960 sera, peu ou prou, marquée par les grandes idées défendues lors d’un colloque important tenu à Yaoundé en 1973 [35]. Etats généraux de la critique africaine, le colloque, fort ambitieux, a voulu tracer le cadre précis de l’office du critique africain. Sa date est donc importante qui marque un tournant dans l’histoire de cette discipline.

 

II- PERSPECTIVES

Si l’on exclut les anthologies de Léonard Sainville et d’Edour Eliet, cette dernière étant parue en 1965 (essentiellement axée sur le thème de la prise de conscience), mais encore L’Afrique des Africains de Claude Wauthie, édité en 1964, La littérature négro-africaine de Robert Pageard (1966), il faut réellement attendre les lendemains du colloque de Yaoundé pour voir fleurir des travaux importants. Celles-ci vont s’appuyer sur des démarches nouvelles mais dont les dettes aux travaux antérieurs (notamment ceux de Edouard Eliet et de Robert Pageard) sont quelquefois sensibles. Nous excluons volontairement de cette liste d’ouvrages proposant une nouvelle lecture de la littérature négro-africaine, le Panorama de la littérature noire de langue française de J. Nantet (1972) pour le grand nombre d’inexactitudes qu’il comporte et son absence de jugements autoritaires. Ce dernier ouvrage laisse le lecteur sur sa faim.

Ainsi donc, en 1973, les critiques africains définissent les attributions du critique idéal. Le colloque s’est déployé en de longs développements sur le profil de l’Africain habilité à juger les textes négro-africains. Plus prophétique que réaliste, la rencontre de Yaoundé n’est cependant pas demeurée sans échos dans les écrits critiques des Africains. Sur ce plan deux noms seront retenus, ceux de Makhily Gassama et Jean-Pierre Makouta. Mais avant ces travaux, quelle a été la production française ?

De la taxinomie en critique littéraire

Devant l’évolution très rapide des genres et des thèmes, les critiques littéraires ont adopté des attitudes appelant des commentaires différents, mais qui présentent cependant comme trait commun d’être de regroupement des écrivains par affinités ou dans des genres. C’est alors qu’il convient de distinguer dans cette attitude, deux tendances. La première a pour chef de file Robert Pageard. Cette critique établit, dans un éventail suffisamment large pour cerner toute la production romanesque africaine, neuf classes de romans allant du roman à tendance autobiographique au roman philosophique, en passant par le roman de témoignage, le roman de mœurs modernes, le roman militant, le roman satirique, le roman de la dérision, celui psychologique et, enfin, le roman de la dictature. Les maîtres de ces différentes classes de romans étant Camara Laye, Cheikh Hamidou Kane. Ikellé Matiba, Ousmane Socé Diop, Ousmane Sembène ou David Ananou ou Henri Lopès, Ferdinand Oyono, Yambo Ouologuem, Mongo Béti ou Ahmadou Kourouma ou Olympe Bhêly Quénum et, enfin, M. Alioum Fantouré.

Il va de soi que le classement ainsi fait se révèle être un cadre assez neutre pour ne concerner que la seule production romanesque négro-africaine. Entendons qu’il pourrait tout aussi bien accueillir la prose romanesque d’une tout autre littérature. Il en est de même des catégories que Robert Pageard conçoit pour la poésie négro-africaine qu’il spécifie en poésie lyrique, poésie sociale et poésie protestataire. Par ailleurs, les dernières pages de l’étude de R. Pageard, au chapitre intitulé La littérature en liberté, trahissant une propension à traiter du style des écrivains africains comparativement à celui des auteurs français [36]. Mais, dans l’ensemble, le travail est clair, didactique. On aurait souhaité cependant que son auteur abordât plus profondément le problème du langage des écrivains africains, celui de la langue qu’ils utilisent. Cet aspect de la problématique de l’écriture est effleuré.

Depuis l’ouvrage de Pageard, le commentaire des textes a franchi un grand pas grâce à Littérature nègre de Jacques Chevrier (1974). Ici, si tout comme chez Pageard les classes de romans demeurent quasiment inchangées, ce qui est nouveau, c’est la réflexion visant à souligner le problème fondamental d’une littérature d’inspiration négro-africaine mais d’expression française. Son auteur, que de fréquentes missions de collecte de littérature orale au Mali ont souvent amené à l’écoute de contes de veillées et plongé dans l’atmosphère toute particulière de la profération de la parole littéraire, a gardé de cette expérience irremplaçable un solide jugement. Son livre en porte tout le poids et traduit en outre un intérêt tout particulier pour les difficultés d’édition et de distribution du livre en Afrique. Cet ouvrage qui s’est efforcé d’être « à la fois un bilan et une mise en perspective », achève de convaincre par le ton objectif et instructif qu’il a adopté pour l’exposé de son sujet.

Tout aussi didactique est Littératures d’Afrique noire de langue française (1976) de Robert Cornevin. Cependant, ce dernier livre, qui atteste d’une rare érudition, parce que trop fourni en renseignements divers (histoire des auteurs, de l’édition, des bibliothèques et des centres susceptibles de fournir à l’étudiant africain une information précise, etc.), encourt le risque de n’avoir pas toujours su faire la part des choses entre le livre d’histoire et l’ouvrage d’analyse littéraire. Au simple classement des auteurs par genres et des écrits par thèmes, Robert Cornevin aura donc ajouté des éléments historiques encore inédits jusqu’à lui.

Quant à la seconde tendance de la critique de cette dernière décennie, elle ne semble vouloir retenir que les thèmes d’inspiration des œuvres littéraires. Deux noms l’illustrent : Sunday Anozie et Jingiri Achiriga [37]

Bien que parus avant et pendant l’année 1973, ces deux écrits doivent être cités comme appartenant à la période postérieure. En effet ils prennent résolument le sens du renouveau dans le commentaire des textes dans l’ignorance presque totale de la grille de lecture de la négritude. L’allure foncièrement sociologique de la première de ces études occulte souvent les qualités littéraires intrinsèques des textes. L’auteur a élu ici la notion de détermination y entendant tous les facteurs sociaux (le milieu d’origine, l’école, l’appartenance ethnique, les convictions politiques, etc.) qui influent sur l’individu créateur et l’amènent, soit à se rebeller contre son monde traditionnel, soit à en enseigner les valeurs comme idéales. Pour cette lecture, le héros du roman africain est un « homme problématique… à sensibilité très large et globale ». Condamné à un équilibre toujours précaire, il est toujours sujet à un subjectivisme « déchirant ». Quand il n’est pas rebelle à la situation coloniale ou à l’anonymat des grandes cités urbaines modernes, c’est contre les systèmes politiques actuels ou la dictature larvée qui régit la vie tribale que sont mobilisées toutes ses énergies. Il s’agit d’une étude dont la cohérence ne peut être prise en défaut.

Toutefois, la notion même de détermination qui en est à la base ressortit plus de la psychologie générale de la société africaine dans son ensemble que de celle toute individuelle de chaque auteur (de chaque personnage), pure virtualité, par le fait de l’art fort souvent malaisé à quantifier. Aussi, la grille de Sunday Anozie, en apparence suffisamment technique pour permettre une lecture satisfaisante de l’ensemble du roman africain, pêche-t-elle par son parti pris trop prononcé pour une lecture plus, sociale et idéologique que spécifiquement littéraire. On s’éloigne donc avec cette technique de la sensibilité profondément littéraire dont Eliet Edouard avait déjà fait preuve (commentaire stylistique, recensement des images, symboles, comparaisons, harmonies, verbes imprévus, recherche des sonorités, etc) dans son Panorama de la littérature négro-africaine.

Sans être aussi technique que l’ouvrage de Sunday Anozie, La révolte des romanciers noirs de Juingiri Achiriga n’en partage pas moins le défaut de la partialité. Cherchant à retrouver la face réelle des sociétés africaines telle qu’à travers le roman elle peut être perçue, La révolte des romanciers noirs s’est doté de moyens fort limités, à l’origine de l’impression de vague qui s’en dégage ; l’auteur du livre n’étant parvenu en réalité qu’à établir une remarquable galerie de correspondances entre les romans africains, correspondances affichant parfois un air quelque peu forcé. Le préfacier, qui a été sensible à l’arbitraire de cette démarche, note :

Le lecteur ne sera pas toujours parfaitement l’accord à propos de l’éclairage de tel ou tel roman… On reste, sur sa faim… [38]

On aura constaté que ni la critique fondée sur les données de la négritude, ni celle purement taxinomique, ni celle à coloration sociologique, ni celle qui privilégie un thème et organise sa lecture des textes à partir de ce choix, ne paraissent idéales. Les unes et les autres débouchent sur la vécuité (caducité de la négritude) ou, d’une manière ou d’une autre sur l’étirement des textes (exemple Achiriga Jingiri) afin de leur affecter un sens orienté. En tout état de cause, il suffit que les thèmes traités par le roman africain ne correspond plus au cadre préétabli (négritude ou révolte), pour que le système tourne à vide ou soit contraint, en vue de préserver une validité douteuse, de faire dire aux textes ce que, stricto sensu) ils ne disent pas.

Reste alors à considérer une dernière formule : celle-ci est proposée par Thomas Mélone. Ce dernier critique, très proche de la grille de la négritude dans les années 1960 (avec notamment De la négritude dans la littérature négro-africaine (1962), s’est fait l’avocat d’une critique africaine ayant pour principaux animateurs les Africains eux-mêmes. Et de manière heureuse, il en a donné une magistrale démonstration dans Mongo Béti, l’homme et le destin (1971), ouvrage critique en hommage à son compatriote. S’opposant aux critiques « ignorant tout des motivations qui, dans la tradition, sous-tendaient telle ou telle attitude du peuple devant telle réaction de l’esprit… » [39] le critique a dans un mouvement de profonde solidarité, souvent vécu comme « complicité », révélé au grand public des aspects jusqu’à lui ignorée de l’écrivain en exil. Et sa démarche s’est voulue :

mouvement profond de réinsertion du texte dans le contexte, de l’artiste dans l’histoire dont il est le produit, de l’œuvre en tant que vision du monde, dans le système général des valeurs de civilisations qui fondent ce monde [40]

Ce faisant, Mélone veut aller jusqu’au bout d’un tel engagement dont le côté politique lui paraît à la fois énorme et grisant car s’inscrivant « dans le processus général de libération » des pays africains. Ce dernier point de vue est exprimé en 1970. La rencontre de Yaoundé s’articulera essentiellement autour de ce message. Et, au-delà de 1973, les écrits critiques de nombre de négro-africains dont nous ne voulons retenir que deux : Kuma et Introduction à l’étude du roman négro-africain de Makhily Gassama et de Jean-Pierre Makouta. Deux noms, deux ouvrages, mais deux formes de fidélité à la pensée de T. Mélone.

Les points communs entre ces deux interrogations sur la littérature africaine tiennent par dessus tout à leur commune volonté de retourner aux sources même de la littérature orale comme substrat de notre littérature écrite moderne. Kuma a poussé le scrupule jusqu’à citer des textes traditionnels dans leur version originale. Du reste, dans cette mise en parallèle des formes traditionnelles de la littérature avec son expression moderne, la voie avait été tracée par Mohamadou Kane (Les formes traditionnelles du roman africain, in Revue de Littérature Comparée, n° 3 et 4, 1974). Ce qui va distinguer le livre de Jean Pierre Makouta de ceux de ses prédécesseurs sera essentiellement l’âpreté de son ton, et le procès, à notre sens, trop long de la négritude telle qu’elle a été définie par L.S. Senghor. Ce procès qui, parfois, emprunte la pente dangereuse d’un racisme contre les métisses (culturels ou biologiques), quand il pose le problème linguistique fondamental à notre littérature, celui de la transmission en français de structures syntaxiques et logiques typiques de nos langues. Il est un autre aspect important de notre patrimoine littéraire que Jean-Pierre Makouta aborde : celui des conditions nécessaires à l’érection de véritables littératures populaires. Dans l’ensemble donc cet ouvrage mérite plus d’éloges que de blâmes et aurait pu être plus convaincant s’il n’était si injonctif dans ses adresses aux écrivains africains, aussi amer à l’égard de la critique occidentale présentée et ressentie par le critique comme l’un des éléments les plus aptes, dans la civilisation occidentale, à « phagocyter » les cultures minoritaires que sont les nôtres, donc à toujours dénaturer nos pensées. Mais en quoi, véritablement, ce dernier ouvrage renouvelle-t-il la lecture des œuvres littéraires africaines ?

Les éléments de réponse à cette interrogation figurant dans la seconde partie, plus précise, moins polémique et qui, fondée sur des schémas clairs, tente et arrive à convaincre de la polysémie du discours négro-africain.

L’exemple choisi est alors celui du discours romanesque congolais, le critique affirmant être plus compétent dans l’élucidation de celui-ci que dans tout autre. C’est alors que l’on ne peut ne pas remarquer que le prêche implicite qui est fait ici est celui de plus en plus réitéré d’une parcellisation de la littérature africaine en variantes nationales, dont chacune comporterait pour ses critiques les plus experts des autochtones. L’intention est généreuse. Toutefois, elle demeure une solution d’accompagnement devant le troublant dilemme d’une identité littéraire africaine conçue au sein d’une langue d’emprunt.

En achevant ce tour d’horizon de la critique littéraire négro-africaine d’expression française, le sentiment qui nous anime est celui de l’embarras. En effet tant qu’il s’est agi simplement de promouvoir l’expression littéraire négro-africaine dans ses premières manifestations, (le mouvement commence avec René Maran et s’affirme nettement avec L.S. Senghor) les perspectives à long terme étaient d’aménager, au sein de l’espace littéraire français, une place estimable au message négro-africain. Les résultats n’ont pas été particulièrement satisfaisants si l’on sait que de 1949 à 1976, en parcourant le Guide illustré de la littérature française moderne de M. Girard (Seghers 1949), Panorama de la littérature française contemporaine de Gaëtant Picon (1959), L’Encyclopédie Clartés de M. Brion, L’Essai sur l’orientation des littératures de langue française au XXe siècle de Maurice Bémol qui, quant à lui, ne fait aucune mention des littératures africaine ou antillaise, Littérature de notre temps de J. Majault, J. M. Nivat et Ch. Geronimi (1966, Casterman) ; ou encore Une histoire vivante de la littérature d’aujourd’hui de Pierre de Boisdeffre (1968), Histoire de la littérature française (Bordas, 1972) qui, tout en traitant de l’œuvre de Senghor et de celle d’Aimé Césaire, opère comme si ces auteurs étaient des auteurs français, Descriptive de la littérature contemporaine de Maurice Bruézière (1976), ou même le Lagarde et Michard du XXe siècle, ouvrage archiclassique de présentation des auteurs les plus représentatifs [41], il convient de faire le constat d’une présence dans l’ensemble fort étriquée de la littérature négro-africaine dans les ouvrages didactiques français. Ou lorsque celle-ci intervient, elle se limite, le plus souvent, aux noms de L.S. Senghor, Césaire ou Edouard Glissant, lesquels sont souvent étudiés comme des auteurs français sans grande spécificité culturelle.

Aussi, lorsqu’aujourd’hui la critique africaine prône le morcellement encore plus radical de la littérature, certes compte-t-elle avec la création de plus en plus effective de maisons d’édition africaines pour servir de support aux branches multiples d’un tronc littéraire commun : la littérature africaine. Cependant, l’on sait que cette politique est encore loin de porter tous ses fruits. Les seules maisons d’édition que sont C.L.E. de Yaoundé, Alpha-Oméga de Lumumbashi, Clairafrique ou Sankoré de Dakar, ou encore les Editions populaires de Bamako, en dépit de l’effort louable qu’elles déploient pour la publication d’ouvrages à la fois de littérature et de réflexions critiques, semblent n’avoir pas toujours résolu les deux écueils majeurs qui sont ceux de la littérature mais aussi de la critique : le grand public africain n’est toujours pas atteint par les œuvres écrites d’une part, de l’autre l’audience internationale des écrits n’est pas toujours assurée, les ouvrages franchissant difficilement les frontières nationales.

Il y a à cela une raison déterminante : les prix pratiqués, même modestes, tiennent toujours à l’écart de la production romanesque, poétique ou critique, une large partie des populations africaines dont le pouvoir d’achat devient toujours très bas. Il est donc difficilement contestable que les maisons d’édition créées à Paris par des Africains (E. Dogbé, Paul Dakéyo, A. Sow, Akpagnon, Silex, Nubia), si elles parviennent, dans une faible mesure, à résoudre le problème de l’audience internationale, n’en demeurent pas moins inefficaces devant celui de la couverture de l’ensemble du marché africain. On sait que des tentatives nouvelles naissent avec la création en 1980 de la Collection Monde noir poche de chez Hatier qui, par les prix relativement bas qu’elle pratique, apportera peut-être les améliorations escomptées.

En effet, littérature et critique littéraires négro-africaines ne cesseront d’être des discours se déployant en marge de l’énorme masse des populations africaines à laquelle elles sont virtuellement destinées et qui seule pourra leur assurer crédibilité, que le jour où elles seront lues et commentées, non plus à Paris ou à Bruxelles principalement, mais bien à Matam ou à Treichville. C’est alors qu’on peut les envisager, non plus écrites en français comme elles le sont encore, avec toutes les ambiguïtés qu’elles comportent et le ton aisément polémique des œuvres qui, vaille que vaille, tentent d’en affirmer l’originalité, mais transcrites dans les langues nationales africaines. Le processus est mis en route. Aussi, la forme française écrite des messages littéraire et critique africains actuels ne serait-elle qu’une phase transitoire.

[1] Voltaire a pu écrire, traitant de ses contemporains : « Toute statue pour eux est le diable, toute assemblée est un sabbat… tout braham est un sorcier », in Anthropologie et Histoire au siècle des lumières, M. Duchet Paris, F. Maspéro, 1968, p. 562.

[2] En 1739, le Danois Titus Béring essaie de relier par la mer le Japon à Arkhangelsk et découvre le détroit qui sépare l’Amérique de l’Asie détroit qui porte depuis son nom. Si cette découverte ne concerne pas directement l’Afrique, du moins annonce-t-elle d’autres plus liées au sort du continent africain. C’est ainsi que se multiplient les grands voyages de circumnavigation auxquels Bougainville (1764-1769), Cook (1769-1779) et La Pérouse (1785-1788) attachèrent leurs noms. Parmi ces grands voyageurs Michel Adanson se fit remarquer pour ses témoignages sur les populations du Sénégal où il a séjourné de 1749 à 1754. « Substituer à l’Afrique désolée languissante et barbare, une Afrique heureuse, active et civilisée », tel pensait être le résultat immédiat des découvertes pour Adanson, in Michel Adanson au Sénégal, Extrait du Comité d’Etude Scientifique sur l’Afrique Occidentale Française, XXI, n° 1, 1938.

[3] L.F. Hoffmann, Le nègre romantique, personnage littéraire et obsession collective, Paris, Payot, 1973.

[4] Cf. L.F. Siefer, Le mythe du nègre et de l’Afrique dans la littérature française…, Paris. Klincksieck, 1968.

[5] P. Loti, Le roman d’un Spahi, Paris, Calman Lévy, 1881.

[6] Ibidem, p. 4.

[7] Lire à ce sujet la préface de Contes populaires d’Afrique noire de F. Victor Equilbercq, Paris, Maisonneuve Larose, 1972, préface de Robert Cornevin.

[8] Maurice Delafosse, L’Ame Nègre. Paris, Payot, 1922.

[9] F.V. Equilbercq. Contes Populaires d’Afrique Occidentale, Paris, Ernest Leroux, 1885, p. 64.

[10] Albert Sarraute, Grandeurs et servitudes coloniales ; Paris, Ed. du Sagittaire, 1931, p. 121.

[11] Abbé Grégoire, De la littérature des nègres, Paris, Maradan, 1808.

[12] (Abbé Grégoire ; De la littérature des nègres, op. cit., p. 279.

 

[13] Pour le détail des diverses appréciations portées sur Batouala on lira dans L’Afrique littéraire et artistique n° 50 la communication de Roger Fayolle : Batouala et l’accueil critique, p. 23-26. A travers huit revues françaises l’auteur de l’article recense les différentes réactions suscitées par le Prix Goncourt 1921.

[14] In La revue universelle, 15 Jan. 1922. L’article n’est pas signé.

[15] Thomas Mélone, in Mongo Béti, l’homme et l’œuvre, Paris, P.A., 1971, p. 256.

[16] Bakary Diallo, Force-Bonté, Paris, F. Rieder, 1926.

[17] Robert Delavignette ; L’accent africain dans les lettres françaises, in La Nef, Nov. 1945, p.

[18] Paul Hazoumé, Le pacte du sang au Dahomey, Paris, Institut d’Ethnologie, 1937, p. 13.

[19] On lira, pour plus de détails sur l’histoire de l’imprimerie en Afrique, le livre de Robert Cornevin littératures d’Afrique noire.., Paris, P.U.F., 1976, à la page 22.

[20] Robert Delavignette, préface de Karim de Ousmane Socé Diop, Paris, Nouvelles Editions Latines, 1948, 2e Ed., p. 14.

[21] Les plus beaux écrits de l’Union Française et du Maghreb, Paris, Lacolombe, 1947. L.S. Senghor y assure la rédaction du chapitre Afrique Noire.

[22] Robert Delavignette, Art., op. cit. P. 72.

[23] Thomas Mélone, De la typologie à la topologie ; y a-t-il une théorie critique chez L. S. Senghor ? in P.A., Paris, 1977, P. 401 ; actes du Colloque tenu à Yaoundé en 1973 : Le critique africain et son peuple…

[24] L.S. Senghor, in préface de Reliefs de Malick Fall, Paris, PA, 1964. p.8

[25] Anthologie de la Nouvelle poésie nègre et malgache de langue française Paris, réédition P.U.F., 1972, 227p.

[26] Marcien Towa, in Abbia, n° 2, mai 1963, p. 149.

[27] Cf. surtout La vie africaine où le critique a tenu régulièrement une rubrique intitulée : DU STYLE.

[28] Cf. Afrique en marche n° 16, mai-juin 1958, à la page 22, l’article intitulé : Sembène Ousmane ou le danger des aventuriers en littérature. Il s’agit ici d’une véritable théorie de la littérature négro-africaine telle que Lamine Diakhaté la conçoit.

[29] Pour qui : « Le critique dédouble les sens, il fait flotter au dessus du premier langage de l’auteur un second langage, c’est-à-dire une cohérence de signes. » , in Critique et vérité, Paris, Seuil, 1966, p. 64. On sait qu’en défendant cette approche de la littérature, Barthes s’opposait aux traditions universitaires attachées à la fidélité au texte et au texte seulement. C’est au nom de ces traditions que Raymond Picard, professeur à la Sorbonne, s’est violemment pris à la Nouvelle Critique dans Nouvelle critique ou nouvelle imposture, Paris. Libr. Pauvert 1965.

[30] O.B. Quénum ; in La vie africaine n° 9, juin-juil., 1966, p. 48.

[31] L. Sainville, Anthologie de la littérature négro-africaine, Paris, P.A. 1963.

[32] Makhily Gassama, Kuma…, Abidjan-Dakar, N.E.A., 1978.

 

[33] J. B. Tati Loutard, Anthologie de la littérature congolaise.., Yaoundé, C.L.E. 1976.

[34] Jean-Pierre Makouta, Introduction à l’étude du roman négro-africain… Dakar-Abidjan-Yaoundé, N.E.A., 1980.

[35] Placé sous l’égide de la Société Africaine de Culture, ce colloque a réuni d’éminentes personnalités littéraires des deux Afriques francophone et anglophone. Ces actes ont été édités par Présence Africaine en 1977 : Le critique africain et son peuple comme producteur de civilisation

[36] Traitant du Soleil noir point de Charles Nokan, R. Pageard écrit :« Le Soleil noir point est l’expression d’un romantisme boursouflé, que l’Europe goûta au siècle dernier et dont elle est lasse », p. 153. Toujours à la même page, il met en garde la jeunesse africaine « contre les raideurs et les artifices de langage qui laissent finalement un pénible sentiment de truquage et donnent à l’œuvre un goût de mort bien involontaire ».

[37] Le premier est l’auteur de Sociologie du roman africain, Paris, Aubier 1970. Le second a écrit La révolte des romanciers africains, Canada, Ed. Naaman, Sherbrooke, 197.3.

[38] M. NGal, in préface de La révolte des romanciers noirs, op. cit., p. 8.

[39] T. Mélone, in Critique littéraire et problèmes du langage, P .A., n° 73, 1970, p. 5.

[40] T. Mélone, ibidem, p. 5.

[41] Cf. la revue Œuvres et Critiques, nos III et IV, 1979, article de DOROTHY S. BLAIR, pp. 39-51.