LE VECU NEGRE UNE LECTURE DE « PIGMENT » DE LEON GONTRAN DAMAS
Ethiopiques numéro 30
revue socialiste
de culture négro-africaine
2e trimestre 1982
Léon Gontran Damas est traditionnellement présenté comme l’un des créateurs du mouvement de la Négritude. Bien que le terme apparaisse pour la première fois sous la plume d’Aimé Césaire et non sous la sienne [1], il a été dès le début intimement associé à ce courant intellectuel. Mais comme le rappelle une étude récente [2], le terme, pour générique qu’il soit, ne doit pas dissimuler « la parole propre de chacun ».
Dans les lignes qui suivent on essaiera de cerner l’originalité de celle de L. G. Damas en prenant comme matière de réflexion son recueil intitulé Pigments. Un tel choix demande justification.
Dans la production littéraire de cet auteur d’ailleurs quantitativement peu importante si on la compare à celle de ses émules Pigments est le premier livre. Sa première édition date de 1937 et sa conception est donc contemporaine de la revue l’Etudiant Noir.
Nous considérons donc le texte comme un témoignage sur le milieu affectif et intellectuel qui régnait parmi les étudiants noirs (ou métis) séjournant dans le Paris d’avant-guerre. C’est dire que la vision de Damas précède la théorie de la négritude qu’elle en est un important prolégomène même si elle ne s’y retrouve que partiellement ; et d’une manière oblique.
Ce rôle d’avant-garde est reconnu par L. S. Senghor qui, apprenant la mort de son ami écrivait : « Des trois mousquetaires que nous étions, Léon Damas, Aimé Césaire et moi même, c’est Léon Damas qui, le premier, illustra la négritude par un recueil de poèmes, qui portait, significativement, le titre de Pigments » Le Soleil, Dakar, supplément hebdomadaire « Arts et Lettres », 27 janvier 1978).
Les multiples définitions du terme Négritude évacuent, en effet, pour la plupart, les conditions subjectives qui les ont vu naître. Pour Césaire, le mot désigne « la conscience d’être noir, simple reconnaissance d’un fait qui implique acceptation, prise en charge de son destin de noir, de son histoire et de sa culture » [3]
Pour Senghor, c’est « l’ensemble des valeurs de culture africaine ». Pour Alioune Diop, « la Négritude n’est autre que le génie nègre, et en même temps la volonté d’en révéler la dignité ». De tout cela, on retiendra le côté « réfléchi », dénué de tout élément passionnel, de toute attitude négative vis-à-vis de ce qui est.
Certaines confessions sonnent pourtant d’un timbre très différent. Le poète des Hosties Noires révèle : « Nous étions alors plongés (entre 1932 et 1935) avec quelques autres étudiants noirs, dans une sorte de désespoir panique. L’horizon était bouché. Nulle réforme en perspective, et les colonisateurs légitimaient notre dépendance politique et économique par la théorie de la table rase… Pour asseoir une révolution efficace, il nous fallait d’abord nous débarrasser de nos vêtements d’emprunt, ceux de l’assimilation, et affirmer notre être, c’est-à-dire notre négritude ») [4]
Voilà tracé en peu de mots le programme de Pigments. Poésie de crispation qui dénonce rigoureusement l’assimilation du négro-africain aux valeurs occidentales, le fascisme naissant, les formes actuelles du colonialisme ; les indigènes qui refusaient d’être incorporés aux troupes françaises lors de la dernière guerre récitaient des extraits de cette œuvre ; celle-ci fut d’ailleurs interdite en 1939 pour atteinte à la sûreté de l’Etat [5] mais dont la violence contestatrice passe par une posture douloureuse du corps. C’est cet aspect que nous voudrions explorer dans un premier temps.
L’embarras du corps
J’ai l’impression d’être ridicule
dans leurs souliers
dans leur smoking
dans leur plastron
dans leur faux-col
dans leur monocle
dans leur melon [6]
Les vers écrits à Paris révèlent tout le malaise du « fils des colonies » que les hasards de la vie ont fait séjourner dans la capitale. La volonté de se dire africain, c’est-à-dire « autre », d’affirmer cette altérité a donc pour point de départ la souffrance permanente du quotidien due à l’acculturation. Souffrance physique au plus haut degré et qui n’a aucun rapport avec l’angoisse de type sartrien ou heideggérien : dans ce sentiment ne se rencontre aucune obsession du regard, aucune chosification provenant d’un autrui doté des pleins pouvoirs sur la liberté personnelle ; l’altération du schéma corporel n’a aucun substrat métaphysique. « Le ridicule éprouvé par Damas, c’est celui d’un simple paraître, d’un extérieur vestimentaire qui provoque une sensation d’atrophie :
L’emmaillotage… m’affaiblit les membres [7]
Cette gêne est donc purement physiologique et n’a rien d’ontologique. « (L’emmaillotage) enlève à mon corps sa beauté de cache-sexe ». Car la plastique nègre est belle en elle-même, considérée dans son milieu naturel ; la beauté dont il s’agit est celle d’un corps en mouvement. Le premier poème du recueil écrit : « la frénésie des yeux/la frénésie des mains /la frénésie des pieds de statues ». C’est là une vision toute senghorienne (le texte est d’ailleurs dédié à l’auteur d ’Ethiopiques).
Nous sommes les hommes de la danse, dont les pieds reprennent vigueur en frappant le sol dur [8]. , lit-on dans Chants d’ombre.]]
Le corps africain est donc spontanéité rythmée, aisance pure. La rudesse du contact avec le mode de vie européen est due à une sorte d’ankylose généralisée. L’habillement, en lui-même, vu hors de son aspect socio-esthétique, est un carcan insupportable à un corps habitué à une quasi-nudité :
Dans une longue carapace de laine
Mon corps s’engouffre
La main s’énerve
et mes orteils se rappellent la chaude exhalaison des mornes [9].
Il n’y a pas que le paraître vestimentaire dans son ensemble qui soit une entrave au bien-être. Les techniques du corps dont parlait Mauss – les manières socioculturelles qui se greffent sur le comportement physique individuel sont jugulées en milieu étranger. Tout y est vécu sur le mode de l’article – ce milieu est évidemment normé ; on y agit selon certains canons d’esthétiques ou de « bon goût » et ceux-ci sont typiquement européens (sinon français). « Le style » qui régit les rapports inter-individuels, parce qu’il est extérieur au poète, apparaît comme « un multiple besoin de singeries » [10]
C’est dans les gestes les plus banals que l’homme des « colonies » prend le mieux conscience de sa différence et de la prégnance de sa culture d’origine :
On ne bâille pas chez moi
comme ils bâillent chez eux
avec
la main sur la bouche
Et il poursuit
Je veux bâiller sans tralalas [11]
Pour un lecteur d’origine française, ceci ne manquera pas de choquer désagréablement. De manière générale, en effet les fonctions ou les parties corporelles ne sont jamais objet de honte ou de dissimulation ; elles se mêlent aux conversations les plus courantes. Dans Une vie de boy de F. Oyono, le père s’exprime en ces termes à son fils :
Tu oses me parler sur ce ton !
Une goutte de mon liquide qui me parle ainsi !
… pour entrer dans la case,
ton chemin passe par le trou de mon anus [12]
Chez le locuteur, il n’y a nulle intention de grossièreté. Dans un autre de ses romans, Le vieux nègre et la médaille, il est dit que le bas-ventre de David Ondoua réclame celui de la femme du chef. Nti déclare que le catéchiste n’a rien entre les jambes, etc.
La fiction africaine se caractérise entre autres choses par l’absence de périphrases ou d’euphémismes destinés à bannir les mots tabous ou à cacher les conduites jugées par trop vulgaires.
« Pour l’Africain… l’acte sexuel est dépouillé de toute connotation mystique et n’est pas différent de manger, de boire et de travailler. Puisque ça ne déplaît au fond à personne, il n’y a pas de raison pour ne pas en parler autant que d’autres gestes de la vie de tous les jours » [13]
Le savoir-vivre de Damas consiste précisément à accorder une pleine liberté aux besoins physiologiques et c’est avec une satisfaction sans arrière-pensée qu’il se remémore « l’eau de coco qui faisait glouglou dans (son) ventre en réveil » [14]
Dans la société du colon, le noir (ou métis) se voit floué jusque dans ses fonctions organiques, son corps est le lieu on s’exerce une multitude de contraintes socioculturelles – contraintes inconnues dans le modèle de vie qui a été le sien antérieurement.
La métropole est donc espace de mort culturelle pour l’Africain. Et c’est un bilan totalement négatif que dresse le texte suivant :
Ils ont si bien su faire
si bien su faire les choses
les choses
qu’un jour nous avons tout
nous avons tout foutu de nous-mêmes
tout foutu de nous-mêmes en l’air [15]
De la conscience existentielle à la conscience historique
Sartre a très exactement enregistré ce moment de la Négritude quand il y voit l’affirmation (du droit à l’Insatisfaction » [16]. Insatisfaction qui débouche sur une dialectique très ferme,
La reconnaissance de cette amputation n’est là que pour amorcer un mouvement positif, celui-là, – de réappropriation de son être. Le même poème qui déplore la dépossession intérieure du Nègre affirme la possibilité de recouvrir ce que la colonisation a jugulé ou défiguré :
Il ne faudrait pourtant pas grand-chose
pourtant pas grand-chose grand-chose
pour qu’en un jour enfin
j’aille
tout aille
aille
dans le sens de notre race à nous
de notre race à nous [17]
Ici s’amorce la seconde phase du processus.
Les retrouvailles seront multidimensionnelles. Le corps, même au plus profond de sa souffrance, n’a pas complètement oublié le glouglou de l’eau de coco dans l’estomac ; le poète a beau « lisser », « relisser ses cheveux », ceux-ci n’en demeurent pas moins « crépus ». Emprisonnés dans une longue carapace de laine » par suite des rigueurs climatiques, « (ses) orteils se rappellent la chaude exhalaison des mornes » (pareille à la légende p. 61). Rien n’est définitivement anéanti. Et l’on songe à ces vers de Robert Genzo :
Invente
Il n’est fête perdue au fond de ta mémoire.
La mémoire du poète ne lui est pas personnelle, elle est au contraire orientée tout entière vers la culture originelle et chez l’assimilé elle travaille à maintenir présents le patrimoine des valeurs et des conduites de sa race.
Insistons bien sur ce point : il s’agit de donner vie au patrimoine authentique de sa race, non aux normes enseignées dans la prime enfance. L. G. Damas est particulièrement virulent dans sa critique de l’éducation qu’il a reçue car elle visait à nier sa qualité d’Africain à part entière. Dans le célèbre poème qui porte le titre significatif de Hoquet, il énumère les conseils de bonne tenue que la mère de l’auteur ne manquait jamais de lui prodiguer et se termine par ces mots :
Vous saurez qu’on ne souffre chez nous
ni ban
ni jo
ni gui
ni tare
les Mulâtres ne font pas ça laissez donc ça aux Nègres [18]
Damas, bien que métis, a toujours revendiqué sa négritude, « son unité existentielle de nègre », pour citer Sartre une fois encore : « tout en moi aspire à n’être que nègre » (Blanchi, p. 60). Pour être vraiment lui-même, il lui est nécessaire d’opérer un décentrement d’une part vis-à-vis de sa propre éducation, d’autre part vis-à-vis des mœurs occidentales puisque toutes deux ont pour but immédiat de lui faire renier ses attaches au continent noir. Les fureurs concernant l’assimilation dont il a été l’objet n’ont d’égales que le poids de ces emprunts forcés.
Damas retrouve à Paris tout ce qui lui a été inculqué auparavant, à la fois les comportements sociaux et l’environnement : les bonnes manières, les divertissements (la danse p. 57) les monuments qui immortalisent des moments d’une Histoire qui ne concerne pas l’élan patriotique (pp. 79-80). Bref, les discours entendus dans l’enfance à la gloire de la race blanche n’était que le prélude au déracinement global éprouvé plus tard lors d’un séjour en France.
« (Sa) haine dévastatrice est à la dimension de ce qu’il faut détruire en lui pour conquérir ce dont on l’a frustré. Et c’est là un domaine fort vaste : les pratiques corporelles spécifiquement africaines sont visées en premier lieu ; aucune ne sera censurée par la norme de bienséance je veux bâiller sans tralalas… » . Cette liberté physique a pour pendant l’abandon des objectifs idéologiques imposés jadis : l’idée que la race blanche est supérieure à toutes les autres (« civilisation »), qu’il faut mourir pour la mère patrie (voir le poème intitulé Et caetera, et plus amplement les thèses afférentes à « l’assimilation » (voir le poème Pour sûr p. 53).
Mais le dessein ne se limite pas à la ressaisie d’une authenticité défigurée par la colonisation ; elle embrasse la totalité des productions culturelles indigènes, sans distinction de nationalité.
Le regard de l’ethnographe
En ce point, une relecture des textes s’avère nécessaire. La pédagogie délivrée par les Blancs a toujours tenté de nier les épisodes de l’entreprise coloniale ayant rapport à l’esclavage ou du moins de n’en retenir que l’aspect factuel – la traite des Noirs posée comme un événement purement objectif, sans dimension humaine. Si la plupart des poètes africains ont tant écrit sur cette période, c’est qu’ils ont conscience que leur geste a valeur d’inculpation de l’Occident tout entier. René Depestre le dit sans ambages :
Voici de nombreux siècles que dure l’extraction
Des merveilles de cette race
Jonchant tes années de tiges mortes
Et de flaques de larmes
Peuple dévalisé peuple de fond en comble retourné
Comme une terre de labeur
Peuple défriché pour l’enrichissement
Des grandes foires du monde [19]
Pigments fut l’un des premiers livres à restaurer la traite des Noirs comme sujet poétique : le recueil s’ouvre par un texte intitulé Ils sont venus ce soir et qui décrit l’arrivée des colons en Afrique. L’importance de ce thème allait d’ailleurs être confirmée par l’œuvre postérieure de L. G. Damas. Black Label (N. R. F. – 1956) le développe longuement englobant d’ailleurs dans l’accusation les Africains qui ont collaboré avec les négriers occidentaux.
La deuxième raison expliquant cette omniprésence est d’ordre politique. Chez cet homme, le présent des colonies, perpétue les temps d’esclavage ; entre « le bon Nègre (qui) allonge sur son grabat dix à quinze heures d’usine » (p. 13) et le Noir déporté sur les côtes le « Bahia », il n’y a que l’époque qui diffère. Dénoncer les déportations de jadis, revient à marquer la dureté des conditions d’existence de l’aujourd’hui. D’où le militantisme de cette œuvre.
Faire connaître et explorer le génie des peuples colonisés, telle aura été la tâche de L.G. Damas. Vu sous cet angle, les recueils de textes dont il assume le choix et la présentation ainsi que les enquêtes ou les documentaires qu’il a publiés [20] s’inscrivent de plein droit dans cette perspective de redécouverte du monde noir.
D’où l’unité de cette œuvre. Car de la collecte de contes à la composition des plaquettes poétiques la distance est nulle. On peut s’en rendre compte en (re) lisant la préface aux Poèmes Nègres sur des Airs Africains. La caractéristique de ces poésies « traduites du Mongué, du Fanté, du Bassonto, du Toucouleur ou du Bambara réside, écrit-il, dans le fait qu’improvisée (s), elle (s) ne (sont) jamais déchaînée (s) ni dite (s) mais chantée (s). Toute circonstance de la vie, tout événement qui excite l’attention du public est l’occasion d’un poème qui jamais ne différera du langage familier. C’est que l’Africain qui est né poète et a vite fait d’improviser un chant, ne compose pas pour des savants. Il compose pour être écouté du peuple. C’est ce qui explique les moqueries, les calembours, les jeux de mots, la simplicité dans l’expression » [21].
La constitution d’anthologie (s) est-elle besoin de vivifier ses facultés de création au contact d’autres auteurs ou volonté d’effacer sa subjectivité en participant à l’expérience intemporelle de l’art ? La seconde hypothèse paraît séduisante car les critères de la poésie africaine selon Damas sont exactement ceux qu’il a pratiqués dans ses propres textes [22]
C’est à travers toutes ces lectures qu’il compose sa propre production. De ce point de vue, Damas accomplit pleinement l’objectif qu’il s’était fixé : conclure le temps d’une poésie régionaliste exotique et aborder d’une manière immédiate les redites les plus quotidiennes. « Nous parlons à partir des premières paroles », disait Eluard [23] Damas a pleinement compris le sens de cet énoncé : ses recueils donnent à penser que l’acte de création ne se modifie pas du moins radicalement au cours du temps ni de l’espace.
En sélectionnant ces textes [24] (et en projetant celles qui n’ont jamais vu le jour), il n’exhume pas simplement ce qui a été écarté durant la colonisation sur le terrain il se ressource à la parole de ses pairs, se dote les moyens de créer en prospectant la situation de fait qui est la sienne ou celle de ses semblables.
Ecriture
Cependant, on ne saurait passer sous silence le travail sur la langue (française) et ignorer ainsi la problématique d’écriture de Pigments.
Devant le dégoût des mœurs et des valeurs métropolitaines, on pourrait poser la question : pourquoi Damas écrit-il en français ? A cela Senghor répondait, parlant au nom de tous les intellectuels africains francophones : « Parce que le français est une langue à vocation universelle, que notre message s’adresse aussi aux Français de France et aux autres hommes, parce que le français est une langue de « gentillesse et d’honnêteté » [25].
Cette position est celle d’un enseignant rompu aux beautés de notre langue. Chez Damas, aucun souci d’esthétique de ce genre. L’auteur d’Ethiopiques joue sur les ressources sonores et mélodiques du français, il en explore « les timbres, tous les effets, des douceurs les plus suaves aux fulgurances de l’orage ». Rien de cela chez Damas dont le dire est avant tout au service d’une volonté de subvertir la bonne conscience de la culture française. Avec lui, la question du choix de la langue de communication est subsidiaire. Elle s’efface devant celle du niveau de langue.
Car la hiérarchie socio-culturelle et l’appartenance à une communauté, une élite précise passent par un stéréotype linguistique. Rejeter cette vision élitique et la ségrégation qui en résulte ne peut se faire au niveau poétique (donc linguistique) qu’en adoptant des formes d’expression autrefois prohibée. C’est donc en prenant ses distances avec le français académique que Damas va se séparer de l’idéologie de l’assimilation. Il est aisé de répertorier les écarts par lesquels se donnent à lire cette négation :
- a) Le caractère familier est sensible dans la majorité des poésies. Il s’applique en priorité au lexique utilisé : l’auteur parle de l’image des catins blêmes (p. 43), de « la bouffarde du commandeur » qui, « crâne au ciel » (p. 47 et ou encore de (nous) mettre les pieds dans le plat » (p. 53) – ces termes ou expressions relevant du « style de la conversation courante dont la norme culturelle interdit l’utilisation au niveau du discours écrit.
La syntaxe adopte quelque fois des tours familiers ; exemple : la phrase je vous mettrai les pieds dans le plat « dans laquelle le pronom complément n’a pas sa place au niveau du code écrit. De même, la pronominalisation volontairement redoutable – procédé caractéristique d’un style non soutenu – se rencontre souvent : « Ils me l’ont rendue / la vie / plus lourde et lasse » (p. 47). Pour sûr j’en aurai / marre /, sans même attendre / qu’elles prennent / les choses / l’allure d’un camembert bien fait » (p. 53).
- b) Certains items relèvent de la langue la plus commune. L’auteur parle de « bouffer du nègre », « bouffer du juif » p. 51), il rage contre « tout ce qui (l’) emmerde » (p. 53) dans « ce sacré foutu pays » (p. 39). Tous les termes soulignés sont répertoriés dans le Dictionnaire du Français contemporain sous la rubrique « populaire ».
Hormis les entorses à la norme, l’usage ludique de la langue, partout présent, contribue à faire craquer les convenances et à exhiber à la fois le ridicule dans la pseudo-culture de l’assimilé et la grandiloquence d’une France imbue de ses prérogatives. Le procédé est double : il affecte d’abord le lexique : on note le rapprochement de termes présentant les mêmes assonances :
« Tout ce qui m’emmerde en gros caractères / colonisation / assimilation / et la suite » (p. 53).
Ailleurs le texte parle de « la misère miséricorde » (p. 43).
- c) L’ironie se manifeste aussi dans la graphie :
l’italique signale un terme comme appartenant à un groupe socio-culturel que l’auteur rejette de toutes ses forces : ceci est très net quand il transcrit les propos de sa mère :
les mulâtres ne font pas ça laissez donc ça aux nègres (p. 38).
ou encore lorsqu’il relève tel ou tel interdit :
« Attendre / Ici danger / Déviation / Chasse gardée / Terrain privé / Domaine réservé / Défense d’entrer / Ni chiens ni nègre sur le gazon [26]
Ici l’italique joue dans le texte comme rappel et représentation d’une aliénation. La décomposition syllabique d’un mot assure un rôle similaire – le poème Hoquet stigmatise ainsi les recommandations maternelles :
Il m’est revenu que vous
n’étiez encore pas à votre
leçon de vi-o-lon
vous saurez qu’on ne souffre
chez nous
ni ban
ni jo
ni gui
ni tare (p. 38) (qu’on rencontre encore dans les pages 4266-71).
Le morcellement réalise une distance entre l’auteur et des fragments de discours d’une idéologie qu’il récuse. L’effet typographique de cette écriture a pour but de figurer « un paysage d’arrière-texte » [27], un ordre socioculturel foncièrement oppressif en visualisant (et dans le cas de la décomposition syllabique, en caricaturant) tel item, telle phorie caractéristique d’une classe sociale développant ladite idéologie. La graphie équivaut ainsi à une mise en cause de la pseudo-culture du colonisé à travers ses habitudes lexicales ou phoniques.
- d) Le rejet de l’éducation reçue et de la précellence de la civilisation française se lit également au niveau sémantique : après avoir constaté la différence de comportement dans le bâillement, L. G. Damas écrit :
Laissez-moi bâiller
la main
là
sur le cœur
à l’obsession de tout ce à quoi
de tout ce à quoi
j’ ai en un jour un seul
tourné le dos (p.67).
Par la demande formulée, le verbe bâiller dénote non plus un comportement socialement prohibé mais une attitude de négation ouvertement revendiquée, ceci grâce à l’expression la main sur le cœur. Un retournement de sens identique se lit également dans un autre poème Pigments (p. 61) où l’auteur décrit son physique dans la capitale française : les rigueurs climatiques et celles de la mode l’obligent à porter de gros pulls de laine et le rendent « pareil à (sa) légende / d’homme / singe ». L’assimilation du noir à un singe est un cliché de la culture colonialiste que Damas endosse à cause des hasards de la vie qui le plongent dans un milieu où il s’éprouve comme ridicule.
On ne saurait limiter cette écriture poétique à l’application d’une technique sur la langue colonisatrice. Très justement, Senghor a noté l’importance du rythme dans cette œuvre. Ce dernier forme le pendant positif de la dimension ironique, laquelle ne fait que défaire les préjugés d’une culture importée outre-mer. C’est en effet sur une certaine structure répétitive – structure destinée à aider l’auditeur à en mémoriser le contenu – qu’est construite la poésie de Damas.
Dans le poème Blanchi [28], ce dernier terme jalonne le texte en ce qu’il est écrit à intervalles (à peu près) réguliers ; et sur le plan du sens, il catalyse de très fortes connotations ayant un étroit rapport avec le passé de l’auteur : éducation à « la française », négation des valeurs nègres, réprimandes maternelles devant les réactions négatives de Damas enfant. Il en va de même pour le poème qui a pour titre Le Vent (p. 29) dans lequel l’expression « nuit noire » recouvre l’ensemble des douleurs subies par les peuples de couleur en but à l’esclavage ou au déracinement sur le sol d’occident.
D’autre part la disposition des mots dans l’espace du poème recrée graphiquement les cadences de la musique traditionnelle : c’est le cas du 1er poème du recueil qui dissèque la phrase suivante selon les barres obliques marquant le passage à la ligne inférieure.
Tam / tam / roulait de rythme / la frénésie.
Là, le visuel joue un rôle éminent puisque la typographie matérialise un découpage sonore et une tonalité (ici un décrescendo) extrêmement rigoureux. L’occupation de l’espace de la page par le texte est en lui-même une marque de poéticité.
Dans Captation (p. 15), le détachement de certains mots ou groupes de mots ne peut être simplement compris comme un procédé rhétorique destiné à valoriser certains items du poème, il concrétise la composante musicale (celle-ci étant porteuse d’une signification extrêmement riche pour l’oreille africaine puisqu’elle réfère à un arrière-fond de civilisation typiquement continentale).
La « coloration » culturelle de sa poétique se marque non seulement dans la graphie mais aussi dans la répétition de certains mots : obsession (p 19) réécrit le syntagme Un goût de sang, à cinq reprises et replace à la fin des deux premières strophes le triptyque nominal « le nez la gorge les yeux ».
La redondance comme on le sait est une caractéristique essentielle de la forme poétique nègre. On peut s’en rendre compte en comparant le poème intitulé Bientôt (p. 55) et l’élégie relevée par Lylian Kesteloot dont nous recopions ci-dessous un extrait.
Je crains la grâce, la grâce des jeunes filles
Je crains les jeunes filles, oh ! les jeunes filles
Je crains la grâce, la grâce des jeunes filles
Je crains les jeunes filles, oh ! la grâce des jeunes filles.
Tu te dresses tu danses tu te dresses tu danses oh !
Tu te dresses tu danses tu te dresses tu danses oh ! [29]
Dans les deux cas, l’œuvre s’engendre à partir d’un petit nombre d’unités qui réapparaissent avec une périodicité à peu près stable ; cette irrégularité à l’intérieur d’un dispositif d’ensemble fixant l’emplacement des éléments réitérés souligne l’abandon de la cadence propre à la musique occidentale. C’est pour Damas un moyen de se distancier des poètes classiques de la métropole.
Situation de Damas dans le mouvement de la Négritude
A partir de la lecture de Pigments que nous avons proposée, on peut évaluer l’ampleur du travail effectué par leur auteur pour la promotion des valeurs nègres. Travail considérable si on le situe dans son contexte historique où tout était encore à faire pour exhiber ces valeurs. La forme de ces poèmes les rattache incontestablement aux créations de l’oralité la plus authentique. Mais les thèmes appartiennent à une période que l’on peut considérer comme dépassée : la haine du Blanc, de sa gestuelle sociale, de son esthétique et de sa religion procède de cette phase initiale que Sartre a appelée la Négritude comme antithèse. Position manichéenne que Damas n’a rejetée que bien plus tard [30] mais dont on ne saurait méconnaître la positivité malgré les critiques faciles auxquelles elle prête le flanc. L’éveil de la conscience noire ne pouvait avoir d’autre origine que l’horreur de l’esclavage et la proclamation de la dignité des peuples qui en ont été victimes. D’où l’aspect à la fois véhément et commémoratif de cette poésie.
D’un autre côté nous avons là une œuvre très engagée dans son temps par le refus de satisfaire la propagande patriotique d’alors, par la dénonciation de l’assujettissement économique auquel est soumis l’ouvrier d’usine africain (Pigments, p. 63)
Pigments allie des caractères contradictoires : il appartient au premier temps du mouvement de la Négritude pour les raisons susdites ; toutefois il ignore le panégyrique béat. David Diop écrivait il y a quelques années : « L’originalité est aussi un danger : sous prétexte de fidélité à la « Négritude », l’artiste africain peut se laisser à « gonfler » ses poèmes de termes empruntés à la langue natale et à rechercher systématiquement le tour d’esprit « typique » croyant faire revivre les grands mythes africains, à coups de tam-tams abusifs et de mystères tropicaux, il renverra en fait à la bourgeoisie colonialiste l’image rassurante qu’elle souhaite voir ? C’est là le plus sûr moyen de fabriquer une poésie de « folklore » dont seuls les salons où l’on discute « d’Art nègre » se déclareront émerveillés » [31]. Nulle part, « Damas n’a cédé à ces facilités et sa poésie est aux antipodes de tout exotisme. Et si d’aucuns estiment que la Négritude doit être vue aujourd’hui comme un faux problème » [32], nul ne peut ignorer sa fécondité sur le plan historique et nier que Pigments en soit l’une des expressions les plus pures.
[1] Le fait est confirmé par L. S. Senghor en 1971 lors du Colloque tenu à Dakar (cf. Problématique de la Négritude – Revue Présence Africaine – 2e trimestre 1971).
[2] Bernadette Cailler : Proposition poétique – Une lecture d’Aimé Césaire- (Edit. Naaman – Sherbrooke Canada – 1976).
[3] Cité par Marc Rombaut : La poésie négro-africaine d’expression française. Edit. Seghers – 1976.
[4] Cité par Lilyan Kesteloot – Les écrivains noirs de langue française : naissance d’une littérature – Bruxelles – 1965.
[5] Voir Lilyan Kesteloot op. cit. p. 139.
[6] (6) Solde, p. 41.
[7] Ibid..
[8] Chants d’Ombre – Seuil – 1945 poème intitulé (Masque nègre)
[9] Pareille à la légende, p. 61.
[10] Solde, p. 41.
[11] Savoir-Vivre, p. 67.
[12] F. Oyono, Une vie de boy.
[13] Peter Igbonekwu Okeh – Signes culturels dans Les Exilés de la Forêt Vierge ou le grand complot – roman de J. P. Makouta-Mboukou. Présence Francophone n° 18 -1979 p. 82.
[14] ibid.
[15] Ils ont, p. 73.
[16] J. P. Sartre, Orphée Noir in Situations III, pp. 225, Gallimard, 1949.
[17] ibid., p. 73.
[18] Hoquet, p. 38 (souligné par L.G.D.).
[19] Minerai noir, Présence Africaine. 1956, p. 10.
[20] Damas a publié un documentaire Retour de Guyane (José Corti – 1938) ; la biographie du livre Poètes d’expression française comprenait comme livre en préparation « un reportage » intitulé Escales en couleur et un « témoignage » : Misère. Ces textes n’ont jamais paru en librairie.
[21] L. G. Damas – Préface aux Poèmes Nègres sur des Airs Africains – G. L. M. 1948.
[22] Makhily Gassama dans son livre Kuma a bien noté ce point (p. 150 – Nouvelles Editions Africaines – 1978)
[23] Cité par Raymond Jean – Seuil – Point 1977 p. 164
[24] En publiant ses Poètes d’Expression Française, Damas avait bien conscience de dénoncer l’existence de ce qui avait été occulté soigneusement par le système culturel de la métropole. Il écrivait en effet : « La colonisation française pour parler avec pertinence de ce que nous connaissons par expérience vieille de près d’un siècle a trouvé de tout temps et surtout à partir de la première guerre mondiale, plus commode de ramener à soi la couverture, toute la couverture, et de ne mettre en relief au jour d’une propagande spécieuse, ce qui pouvait le plus utilement servir ses intérêts supérieurs ». Introduction p. 7.
[25] Senghor – Ethiopiques – Post-face. Cité par Thomas Melone. De la négritude dans la littérature négro-africaine, Présence Africaine, 1962 p. 114-115.
[26] Névralgies, réédité à la suite de Pigments, op. cit. p. 108.
[27] Claude Duchet : Signifiance et insignifiance : Le discours italique dans Madame Bovary in la production du sens chez Flaubert – Colloque de Cerisy – Edit. 10 x 18 – p. 361.
[28] Makhily Gassama op. cit.
[29] Lilyan Kesteloot : L’épopée traditionnelle – F. Nathan. 1971.
[30] « Notre propos, dénué de tout racisme, était d’opérer un retour sur nous-mêmes sans rejeter pour autant la culture occidentale… Toute la littérature qu’on a appelé la Négritude n’a jamais été une entreprise raciste : elle s’était simplement assignée le développement d’une prise de conscience » (Damas – Interview à « Jeune Afrique », 1971).
[31] David Diop : Contribution au débat sur la poésie nationale (Revue Présence Africaine n° 6) – Février-Mars 1956.
[32] Voir J. Chevrier : L’écrivain africain devant la langue française in Afrique Littéraire et Artistique – N° 50 – 4e trimestre 1978 – p. 52. Article repris dans Notre Librairie n° 53 – Mai-Juin 1980.