Notes

1.SEGOU – LES MURAILLES DE TERRE DE MARYSE CONDE (PARIS : LAFFONT, 1984, 491 P)

Ethiopiques n° 42

Revue trimestrielle de culture négro-africaine

3e trimestre 1985 volume III n°3

 

En 1984 parut aux Editions Robert Laffont, à Paris, Ségou – les murailles de terre, roman historique de Maryse Condé. La presse a fait à cette magnifique œuvre un accueil favorable qui s’explique sans doute par le fait qu’elle est venue à un bon moment, comme l’on dit, qu’elle répond au goût du temps, à une certaine mode.

Dans ce livre nous est contée l’histoire de la traite négrière, à travers les malheurs de la famille Dousika Traoré de Ségou, à la fin du XVIIIème siècle : l’histoire commence en 1797.

Que ce livre soit vénu à un bon moment, nous en avons une preuve dans la série des manifestations scientifiques centrées depuis quelques années sur l’étude de la traite négrière et des liens historiques et culturels existant entre les peuples noirs d’Afrique et ceux des Amériques. L’une de ces manifestations est la réunion d’experts de l’Unesco tenue à Cotonou en mars 1983, qui s’est penchée particulièrement sur « les apports culturels des Noirs de la Diaspora à l’Afrique » et sur la notion de « civilisation de retour » et qui a énoncé la nécessité de créer à Ouidah, étape importante sur le chemin de la traite, un « centre international d’études et de recherches sur la traite négrière et la diaspora noire ». Il y a lieu de signaler également le colloque international sur la traite négrière prévu pour juillet 1985 à Nantes, et les publications consacrées ces deux dernières années à l’étude des relations que les créations littéraires des écrivains noirs des Caraïbes et des Etats-Unis d’Amérique entretiennent avec l’Afrique [1].

Ségou est d’abord un livre du souvenir pour les peuples noirs qui ont terriblement souffert de la traite négrière : pas seulement les peuples noirs d’Afrique dont les ancêtres furent vendus si peu cher qu’Aimé Césaire a pu écrire ironiquement dans Cahier d’un retour au pays natal que l’aune de drap anglais et la viande salée d’Irlande coûtaient moins cher qu’eux, mais aussi pour toutes les communautés noires de par le monde, et peut-être au premier chef pour les descendants des anciens esclaves dont la sueur fertilisa les champs de canne à sucre du Nouveau monde, Noirs des Etats-Unis d’Amérique et Noirs des Caraïbes. Et il est significatif que ce roman ait été écrit par la Guadeloupéenne Maryse Condé et qu’elle l’ait dédié à « son aïeule bambara » . Il importe peu que les ancêtres de l’auteur fussent des Bambaras ou des Mossis ou des Fons. Ce qui importe au plus haut point, c’est de nous avoir rappelé le liens indissolubles – des liens de sang – qui existent entre les Noirs des Caraïbes et ceux d’Afrique ; de ces liens découle un devoir de solidarité pour les uns et pour les autres.

On est presque irrésistiblement amené à établir un parallèle entre Ségou et d’autres ouvrages qui font revivre l’Afrique précoloniale : Shaka the Zulu de Thomas Mofolo, Doguicimi de Paul Hazoumé, Crépuscule des temps anciens de Nazi Boni, Soundjata ou l’épopée mandingue de Djibril Tamsir Niane. A la différence de ces quatre ouvrages, Ségou n’est pas à proprement parler une épopée ; le récit n’exalte pas l’héroïsme d’un personnage hors pair, ni le passé négro-africain. A la différence de ses quatre confrères qui ne nous font découvrir qu’une toute petite partie de l’Afrique, l’auteur de Ségou nous emmène, à la suite de ses héros, dans un grand périple à travers l’Afrique, l’Europe et l’Amérique ; nous faisons à notre tour le long et douloureux chemin de la traite.

On a reproché à Maryse Condé d’avoir présenté un visage triste, négatif et pessimiste de l’Afrique néo-coloniale dans Une saison à Rihata. Sans vouloir nous étendre sur la question et tout en reconnaissant à l’artiste, à l’écrivain, le droit de soumettre la réalité au traitement qu’il veut, qui correspond à ses convictions, à ses options esthétiques, philosophiques ou politiques, nous ne pouvons nous empêcher de constater qu’une fois encore, la romancière nous présente dans Ségou une image bien piètre du passé de l’Afrique, une image déconcertante. La preuve, c’est que la haine et le mépris du prochain sont les deux états d’esprit qui prédominent chez les personnages, les deux principaux ressorts de l’action. Dans la famille Dousika Traoré, les co-épouses se haïssent entre elles, le frère hait le frère ; l’oncle, son neveu ; la femme, son époux. La haine sévit parmi les membres du Conseil royal, qui se jalousent et se méfient les uns des autres ; ce qui engendre une atmosphère de suspicion favorable à la délation.

Les musulmans haïssent, méprisent et massacrent les animistes au nom d’Allah, mais les païens savent rendre aux musulmans leur haine et leur mépris. Même entre musulmans, les diverses sectes se haïssent mortellement et se combattent durement. Les ethnies qui se considèrent comme supérieures haïssent et méprisent celles considérées comme inférieures ; ce qui crée chez ces dernières une sorte de haine à rebours, de « racisme anti-raciste ». La haine et le mépris du prochain structurent les relations humaines à tous les niveaux, ou presque : haine et mépris du faible, du vaincu, du pauvre, de celui qui exerce un métier considéré comme dégradant, mais aussi haine de celui qui accède à une condition meilleure… Le maître hait -l’esclave ; entre eux, les esclaves se haïssent au nom de la religion. Les Blancs, et les métis haïssent et méprisent les Noirs. A force d’être méprisé et piétiné par les Blancs et les métis, le Noir en arrive à se haïr lui-même.

On peut se demander pourquoi Maryse Condé a peint une telle image de l’Afrique. Il faut reconnaître, avant tout que cette image est bien vraisemblable, mais il n’est pas du tout exclu que l’écrivain ait forcé le ton, pour montrer que la vision, belle et idéaliste qu’une certaine génération d’Antillais avait de l’Afrique était fausse. L’écrivain veut contribuer à corriger cette vision qui n’était pas fondée sur une connaissance assez intime et assez profonde de l’Afrique, afin d’amener ses contemporains à voir l’Afrique telle qu’elle a été et telle qu’elle est. Ségou participe à la même entreprise de démystification que le Devoir de violence de Yambo Ouologuem. Ce regard franc, dur et impassible porté sur le passé africain ne se confond pas avec la veine critique dont relèvent les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma, Xala de Sembène Ousmane, etc.

A la question de savoir dans quelle mesure l’auteur a respecté « la » vérité historique, nous répondons que l’important, ce n’est pas la fidélité absolue à « la » vérité historique, mais la vraisemblance.

Ce qui est remarquable par-dessus tout dans Ségou, c’est autant le soin et la patience exemplaire mis à rassembler une impressionnante documentation sur la traite négrière, sur les civilisations africaines, sur l’histoire des royaumes et empires noirs précoloniaux, que l’habileté avec laquelle l’intrigue a été bâtie. C’est le lieu de souligner la part considérable prise par l’imagination dans la construction de cette gigantesque fresque historique, tant dans la création des personnages que dans l’invention des séquences et leur agencement en un tout cohérent.

Du point de vue de l’art du récit, l’un des mérites de l’auteur narrateur, c’est d’avoir réussi à nous faire suivre, sans nous lasser des différentes étapes du chemin de la traite, à travers le temps et l’espace. Le récit est agréable à lire ; la langue, belle. Ce n’est pas, bien entendu, la seule manière possible, ni la seule valable d’un point de vue esthétique, de faire revivre l’histoire de la traite négrière. On a parfois l’impression que le récit piétine. L’auteur-narrateur a pris un risque sérieux en mettant en scène plusieurs héros ; cela nous change des œuvres d’inspiration historique dans lesquelles évolue un héros unique ; mais cela aurait pu nuire à l’unité du récit, que l’auteur a heureusement réussi à sauvegarder.

 

[1] Cf., entre autres, les n°o 73, 74 et 77 de la revue Notre Librairie intitulés respectivement

Caraïbes 1 – Afrique et imaginaire littéraire,

Caraïbes 2 – Ecrivains en question et les écrivains noirs américains et l’Afrique.