Notes

LA RAISON ET LA PASSION DE JEAN HAMBURGER

Ethiopiques n° 42

Revue trimestrielle de culture négro-africaine

3e trimestre 1985 volume III n°3

L’on peut sortir d’une forêt, chez Descartes, lorsque l’on s’y trouve égaré, à condition de ne pas se mettre à « errer en tournoyant » : il faut au contraire « marcher toujours le plus droit vers un même côté », avec Constance, et l’on est sûr alors d’arriver quelque part, à un terme ou l’on sera « mieux que dans le milieu d’une foret » (Discours de la Méthode, troisième partie). Il en va autrement dans la forêt de J. Hamburger : « chaque fois qu’on avance d’un pas dans le bois, le bois se transforme en forêt. Et quand on croit avoir maîtrisé la foret, de nouvelles terrae incognitae surgissent dans tous les cas » (p. 5).

Cette forêt est, pour l’auteur, la connaissance scientifique qui dans ses aventures les plus récentes a fait l’épreuve de ce que J. Hamburger appelle, empruntant le mot à la poésie, la « césure ». Bachelard, il est vrai, avait déjà pensé la coupure entre le sens commun et la connaissance scientifique, entre l’esprit qui s’est déposé et figé dans les théories passées et le nouvel esprit, scientifique. Mais pour Hamburger il s’agit de penser autre chose que la coupure épistémologique bachelardienne. La césure est celle, par exemple, entre l’atomistique et l’orographie et qui interdit à tout jamais que nous puissions « prédire une avalanche à partir de ce que nous savons des atomes » qui composent une montagne (p. 16). Il ne s’agit donc pas de retracer les ruptures par lesquelles la connaissance scientifique se constitue contre son autre, mais de méditer sur les abîmes qui partagent les connaissances que nous pouvons avoir d’un même objet, et qui découpent en « archipels (selon le mot de M. Serres que cite J. Hamburger) les territoires scientifiques. Ce que coupe la coupure c’est « notre approche même des faits » (p. 16).

La césure est aussi ce qui dessine « les confins de la connaissance scientifique », les limites qui sont assignées à notre libido sciendi. Mais cela nous fait découvrir que l’expression de connaissance scientifique ou rationnelle n’est pas un pléonasme, que d’autres modes de productions de l’esprit se peuvent aussi bien appeler « connaissances » qui nous invitent à l’évasion, pour nous offrir « des vérités déraisonnables et somptueuses » (p. 22).

Que l’on ne s’y trompe pas cependant : La raison et la passion n’est pas le discours d’un irrationalisme qui enfermerait la raison scientifique dans son territoire pour libérer ainsi un espace du passionnel, qui dirait, comme Nietzsche, que nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité. La démarche est celle d’un scientifique, d’un chercheur en biologie qui sait aussi se faire un excellent conteur des aventures scientifiques et de leurs limites, qu’elles mêmes dessinent, de l’intérieur ; au lieu de seulement les rencontrer, comme une frontière extérieure.

Au total, c’est la recherche elle-même qui provoque le « séisme » dans nos manières habituelles de raisonner et qui creuse cette césure interdisant toute satisfaction à notre désir d’unité et de continuité.

C’est ainsi, nous propose en exemple l’auteur, que l’aventure de la greffe d’organes dévoile la discontinuité entre l’échelle clinique et l’échelle cellulaire ou moléculaire. Quoi de plus simple que cette découverte expliquant le phénomène de rejet, celle qu’une cellule de l’organisme pénétrant dans le greffon, le reconnaît, comme corps étranger et l’attaque ? Quoi de plus naturel que de supposer alors que l’observation microscopique, de plus en plus fine et précise décrira de manière exacte cette séquence simple ?

Mais voici qu’à changer ainsi d’échelle, on découvre une infinité vertigineuse d’interférences, d’événements cellulaires qui viennent brouiller la linéarité de cette séquence qui est la figure même du déterminisme. La cellule responsable du rejet n’était pas une cellule ; elle était légion. Toute une population très diverse de cellules participe à la séquence, les unes de rejet les autres de maintien du greffon, les cellules s’entr’informant en outre entre elles en démultipliant ainsi les événements microscopiques liés à la greffe à un point tel que l’échelle microscopique n’aura fait qu’installer « l’incertitude sur l’effet final » (p. 53).

La leçon à tirer de cette aventure consistera d’abord à ne pas simplement parier sur un avenir, si lointain soit-il, qui verrait les procédures s’affiner pour progressivement effacer la discontinuité entre les échelles d’observation. Il ne s’agit pas de « feindre de croire que l’incertitude de fait n’est que difficulté de maîtrise technique » (p. 53) et qu’au-delà des « reflets » dans lesquels il se donne à nos observations, l’objet demeurerait invariant dans on ne sait quel arrière monde, où il attendrait, d’être connu en soi. La césure n’est pas la marque d’une ignorance provisoire, elle est inscrite dans les faits même et elle est creusée par le mouvement de la découverte.

C’est précisément lorsque l’on tient ferme le principe du déterminisme que « la mécanique de la raison secrète le doute comme le foie secrète la bile » (124) : les faits ne font pas leur devoir, ainsi que le pense Javert dans Les Misérables, car ils ne se bornent pas à être les preuves de la loi.

En un mot, ce n’est pas à côté du déterminisme mais en son sein, et comme à sa plus fine pointe que se découvre et s’expérimente l’imprévisibilité.

Cette imprévisibilité inscrite dans les mêmes faits , l’auteur propose de l’appeler « liberté ». Soit : Bachelard avait déjà réfléchi sur la métaphore qui parle du « libre arbitre de l’électron ». Mais voici qu’ici la liberté se veut plus qu’une métaphore pour véritablement se confondre avec l’imprévisibilité.

Accordons à J. Hamburger que « la philosophie soit une affaire trop sérieuse pour la laisser entre les mains des philosophes » ; il n’empêche qu’une connaissance philosophique de la notion de liberté interdit d’affirmer aussi vite que « l’expression objective de la liberté est imprévisibilité » (p. 113). Réintroduisant ici le modèle de la complexité infinie qui produit l’incertitude de l’effet final, il considère l’exemple de l’électeur qui ayant toutes les raisons de voter pour la droite ne fait pas, une fois dans l’isoloir, usage du libre-arbitre qui est le sien et vote de manière prévisible pour la gauche ; il évoque également, de manière symétrique, l’exemple de l’électeur de droite pour dire que dans les deux cas les choix ne peuvent être dits libres, car ils étaient prévisibles.

Au bout du compte cette catégorie de l’imprévisible ne fait qu’appeler liberté ce qui n’est que caprice. Dire de l’électeur qu’il n’est pas libre parce qu’il se refuse un caprice, qu’il refuse de fuir un pied de nez gratuit aux convictions politiques où il se reconnaît est absurde.

Ce beau texte s’ouvre sur une citation de Descartes en épigraphe : ces pages sur la liberté eussent pu se souvenir que pour ce philosophe la liberté d’indifférence était, chez l’homme, le plus bas degré de la liberté.