Philosophie, sociologie, anthropologie

TRANSITION POSTCOLONIALE ET NÉOCAPITALISME GLOBALISÉ : ANALYSES ET ENJEUX DU RÉ-ENCHANTEMENT ET DE LA (RE) CLÉRICALISATION DE L’ESPACE PUBLIC AFRICAIN

Éthiopiques n°92.

Littérature, philosophie et art

De la négritude à la renaissance africaine

1er semestre 2014

TRANSITION POSTCOLONIALE ET NÉOCAPITALISME GLOBALISÉ : ANALYSES ET ENJEUX DU RÉ-ENCHANTEMENT ET DE LA (RE) CLÉRICALISATION DE L’ESPACE PUBLIC AFRICAIN

À la suite de l’imposition des programmes d’ajustement structurel [2], dont il faut situer les débuts dans les années 1980, l’espace public africain [3] connaît un (re)gain de spiritualité qui fait de la religion un facteur socioculturel et historique déterminant. Partout en Afrique, on assiste à une montée en puissance de divers mouvements religieux. Les plus nombreux et les plus visibles sont issus des deux grandes « religions universelles » : le christianisme et l’islamisme. À côté de ces religions de portée universelle, gravitent d’autres mouvements, non moins visibles : le mouvement New Age, les Raëliens, le Grail Movement, les cultes dits néo-traditionnels, les prophétismes et les sectes syncrétiques de tous poils. En une trentaine d’années, la religion et le culte de l’invisible sont devenus étonnamment populaires dans les sociétés africaines, tout à la fois exposées à une brutale mutation économique et confrontées à d’innombrables crises.

Pour comprendre cet envahissement du religieux dans l’espace public africain, plusieurs approches ont été avancées. Elles couvrent différents champs disciplinaires : l’économie politique, l’anthropologie, la sociologie, la psychologie, l’histoire, etc. Mais, avec l’amorce de la théorie postcoloniale – qui fait florès au sein des institutions académiques africaines –, un nouveau schéma d’analyse est avancé. En remettant en cause la pertinence scientifique des approches précédentes, le postcolonialisme entreprend de mettre en place de nouveaux outils théoriques et une nouvelle grille d’analyse, le but étant de (re)penser la réalité africaine d’une nouvelle manière dans le contexte mondial marqué par « les turbulences et les poly-crises » (E. Morin, 2011). Pour le postcolonialisme, ce que les approches précédentes ont du mal à cerner, c’est « l’historicité » des relations entre la religion et la politique. Le postcolonialisme postule donc que

Si nous voulons saisir le poids des changements religieux sur la production du politique et, […] insister sur l’historicité de l’expérience religieuse en Afrique, il nous faut commencer par constater que toutes les configurations religieuses actuelles partagent la même contemporanéité (Marshall-Fratani et Péclard, 2002 : 8).

En privilégiant l’approche synchronique au détriment de l’approche diachronique, le postcolonialisme s’appuie sur le paradigme (post)structuraliste de Michel Foucault pour rendre intelligible le processus de (re)cléricalisation de l’espace public africain. Selon ce courant théorique, les changements récents [4] survenus dans la configuration de la formation historique postcoloniale sont liés à la libéralisation et à la privatisation qui s’affirment de plus en plus comme des « modes de gouvernement », en tant que modes de structuration du champ d’action des individus et des groupes (Bayart, 1998 : 9-38). Il s’agit d’appréhender les mouvements religieux comme des modes de subjectivation par lesquels les membres se constituent en tant que sujets moraux, prônant des « conduites de vies » et « des stylistiques de l’existence », qui s’expriment à travers de nouveaux imaginaires. La religion aurait ainsi, pour mission, de « fournir une idée d’ensemble du monde de l’homme susceptible de justifier ultimement les options individuelles et collectives » (Gauchet, 1998 : 105-106).

Souvent critique en elle-même, c’est dans la subjectivité que la religion trouve son fondement. Sur cet aspect précis, Marcel Gauchet note que, sortant de sa propre aliénation pour retrouver une authenticité subjective, la religion « s’ouvre à l’idée que son fondement est dans le sujet » (ibid., p. 110). Circonscrits dans l’espace public africain, J.-F. Bayart souligne que même si les mouvements religieux coexistent avec d’autres modes et d’autres formes de subjectivation – parfois de manière antagoniste, parfois en laissant apparaître des interconnexions et des emboîtements –, il reste que l’économie du sujet est au centre du travail, du message et du succès des nouveaux mouvements religieux en Afrique (ibid., p. 12).

Une telle posture théorique est certes pertinente, car elle a le mérite de saisir et d’éclairer la dynamique du religieux en Afrique, à partir de la méthode généalogique de Foucault. Celle-ci établit que le chercheur doit comprendre les significations des pratiques culturelles de son époque de l’intérieur même de ces pratiques. Mais il est possible qu’une telle démarche voile le phénomène plus qu’elle ne l’éclaire, brouillant ainsi complètement les enjeux de la question par l’occultation de sa gravité. En légitimant scientifiquement une approche historiciste qui spécifie et culturalise la réalité africaine, et qui sort l’Afrique de l’histoire du mouvement global du capital et de son « système-monde » d’exploitation [5], le postcolonialisme n’entre-t-il pas en résonance avec un certain niveau de pratiques de ce même capitalisme, notamment son internationalisation de l’obscurantisme religieux ?

Cet article se situe dans le prolongement des analyses de Samir Amin sur le lien occulté entre la mondialisation, la religion et le recul de la laïcité radicale. Toutefois, au-delà des analyses de Samir Amin, l’article entreprend de rendre le phénomène plus visible à partir d’une théorie spécifique – le postcolonialisme – que Nkolo Foé qualifie de « la philosophie de la mondialisation » au même titre que le postmodernisme (Nkolo Foé, 2008).

  1. THÉORIE POSTCOLONIALE ET HISTORICITÉ DES MOUVEMENTS RELIGIEUX EN AFRIQUE

Le postulat de base de la théorie postcoloniale est que l’histoire de l’Afrique doit être écrite comme l’odyssée de sa société dans laquelle elle jouit de sa propre intégrité. Cela signifie qu’une telle histoire doit être le reflet de l’Afrique elle-même, et le contact avec l’extérieur ne doit y figurer que sous l’angle de l’expérience des Africains (Bayart, 1989 : 25). C’est sur ce postulat que Jean-François Bayart élabore son concept d’historicité propre des sociétés africaines. Selon A. Mbembe, qui épistémologiquement adoube ce concept, l’historicité propre des sociétés africaines permet explicitement de rendre compte, d’une manière aussi intelligible que possible, de quelques formes de l’imagination politique, sociale et culturelle dans l’Afrique actuelle, le but étant de repérer les fondements des sociétés africaines à partir de « leur légalité propre », « leur propre raison d’être » et leur « rapport à rien d’autre qu’à elles-mêmes » (Mbembe, 2002 : 14).

Historicité propre et intranéité du religieux dans l’espace public africain

En effet, en s’inscrivant en faux contre le « paradigme du joug » qui ramène l’historicité des sociétés subsahariennes à celle du monde occidental (ibid., p. 22), Bayart défend la thèse de l’autonomie de l’État en Afrique, comme étant issue des dynamiques internes ; ce faisant, il délégitime le terme de « néocolonie » pour adopter celui de « postcolonie ». Son projet est de procéder à une « problématisation endogène des champs politiques contemporains » en Afrique (ibid., p. 26). Pour cet auteur, il s’agit de voir dans l’Afrique actuelle « des sociétés, c’est-à-dire des hommes forger leur devenir, peindre à grands traits la fresque de leur modernité politique » (ibid., p. 317).

Il s’ensuit que le sujet postcolonial est un sujet politique autonome, la raison étant que

L’État en Afrique repose sur des fondements autochtones et sur un processus de réappropriation des institutions d’origine coloniale qui en garantissent l’historicité propre : il ne peut pas être tenu pour une simple structure exogène (ibid.).

C’est à l’intérieur de cette « dynamique propre », de cette « motricité interne », de ces « fondements autochtones » qu’on peut penser « la revanche de la société civile africaine » (Bayart, 1983), et notamment les mouvements religieux.

Pour comprendre le développement du religieux dans la sphère publique postcoloniale, il ne suffit pas d’évoquer « l’intensification de la crise socioéconomique et les effets de la mondialisation, ni des déboires de la politique interne des États africains et les effets des politiques étrangères des puissances » (Marshall-Fratani et Péclard, 2002 :5).

Une telle explication participerait d’une « historicité extravertie » qui conférerait « aux champs politiques africains des origines extérieures » (Bayart, 1989 : 262). Pour le postcolonialisme, la conjoncture économique et politique n’est pas, en soi, la raison de l’intensification de la quête du religieux. Cela est suffisant pour délégitimer les analyses marxiennes et wébériennes sur le rapport entre la conjoncture économico-politique et la raison de l’intensification de la quête religieuse. Tout au plus, ces thèses nous en fournissent les « conditions de possibilité », notamment par l’argument d’après lequel faire appel à des situations de crise – pauvreté, exclusion sociale, globalisation, destruction des formes de sociabilité, faillite des modèles de développement et de modernisation, etc., – pour expliquer l’essor des mouvements religieux, c’est voir en ces dernières, avant tout, des modes d’accumulation, de socialisation, de combat politique ou encore de langage qui traduisent la réalité et permettent de le comprendre (Marshall-Fratani et Péclard, 2002 : 6). Mais, pour le postcolonialisme, on ne dépasse pas ce constat si la question suivante reste sans réponse : qu’est-ce qui explique que c’est dans les pratiques religieuses que l’on cherche si souvent des solutions à des situations de crise ?

Pour la théorie postcoloniale, une tentative de réponse à cette question doit, en principe, éviter de recycler deux types d’arguments : les arguments de type culturaliste et les arguments de type formaliste. Pourquoi ? Parce que le premier type d’arguments, culturaliste, défend la thèse selon laquelle il y a un lien ontologique qui existe entre la culture vue comme homogène, et une propension naturelle à recourir au spirituel. Le culturalisme serait ainsi fondé sur l’hypothèse d’invariants qualifiés de « culturels », lesquels auraient le pouvoir de persister au-delà des transformations que les systèmes économiques, sociaux et politiques peuvent avoir apporté. La spécificité culturelle deviendrait, dans ce sens, le principal moteur des parcours historiques forcément différents. Le second type d’arguments, formaliste, interprète, pour sa part, tout à l’aune des schémas de pensée préétablis par les sciences sociales. C’est le cas de la pensée marxiste, wébérienne ou durkheimienne.

Les théoriciens du postcolonialisme soutiennent que l’insuffisance des ces deux types d’arguments réside dans le fait qu’on prend ici pour explication précisément ce qui demande à être expliqué, en le vidant de tout son contenu historique, de sa forme « rare », aléatoire, particulière, fragile. En plus, dans la mesure où elles sont fondées sur les aspects identitaires et institutionnels, les démarches privilégiées par les deux types d’argument partent d’une conception classique et relativement étroite du politique et du pouvoir. Elles cernent mal leur objet par le fait qu’elles ne questionnent pas « la signification politique » des mouvements religieux dans leur « légalité propre » ou dans leur « propre raison d’être » (Mbembe, 2001 : 14).

La perspective du postcolonialisme est que, en tant que modes de subjectivation, les mouvements religieux cohabitent avec d’autres modes et formes de subjectivation, parfois d’une manière antagoniste, parfois en laissant apparaître des interconnexions et des emboîtements. Du coup, souligne Bayart, l’économie du sujet revient au centre du travail, du message et du succès des nouveaux mouvements religieux dans l’espace public africain. Ce que Bayart entend démontrer et établir, c’est la mise en perspective d’un certain nombre d’interconnexions entre le travail que « les sujets de Dieu » effectuent sur eux-mêmes et leur insertion dans le « monde ». En recourant à la méthode généalogique, Bayart entreprend de montrer que, même si les manières dont se façonnent les sujets africains restent très hétérogènes, aléatoires et profondément ancrées dans les terroirs historiques africains, la perspective postcolonialiste veut trouver un continuum théorique qui caractérise l’essor des mouvements religieux dans la sphère publique africaine. Aussi, selon l’auteur français, l’envahissement du religieux et de l’occulte dans l’espace public africain s’explique-t-il par le processus de subjectivation et de souveraineté décrit dans la généalogie de la biopolitique de Foucault.

Le biopouvoir et l’essor du religieux

Le biopouvoir pose le principe d’une nouvelle rationalité politique, qui établit le rapport que l’État entretient avec les divers univers sociaux. Il est une forme de pouvoir qui régit et réglemente la vie sociale de l’intérieur, en la suivant, en l’interprétant, en l’assimilant et en la reformulant. Sa fonction heuristique est de faire comprendre que le pouvoir ne peut obtenir une maîtrise effective sur la vie entière de la population, qu’en devenant une fonction intégrante et vitale que tout individu embrasse et réactive de son plein gré. C’est dans Surveiller et punir (1975) que Foucault édifie ce nouveau paradigme. Il l’appréhende à travers des technologies et des dispositifs qui considèrent la société comme un domaine du biopouvoir qui se défie de tout centre, et qui se ramifie en réseaux. Cette position de Foucault offre des outils d’analyse, qui permettent d’appréhender le pouvoir sous l’angle des modalités « microscopiques », et de son caractère diffus.

C’est dans ce sens que, chez Foucault, la théorie du biopouvoir admet que la gouvernementalité renvoie à un champ stratégique de relations de pouvoir, dans ce que celles-ci ont de réversible, de mobile et de transformable. La gouvernementalité apparaît ainsi comme un espace de pouvoir fluide, avec une faible tendance de hiérarchisation, où les foyers de pouvoir sont infiniment nombreux. Justement, c’est dans ce canal conceptuel que Bayart pense l’État africain comme un espace pluriel d’interactions et d’énonciations (Bayart, 1989 : 308). Pour lui, l’État n’existe pas en dehors des usages qu’en ont les groupes sociaux, y compris les plus subordonnés d’entre eux. Il s’ensuit que tous les acteurs, selon les contextes, tantôt participent à la dimension étatique, tantôt s’en détournent (ibid., p. 309). C’est uniquement à la faveur d’une problématique de l’énonciation, assortie de la prise en considération de l’exit option, c’est-à-dire de l’escapade, qu’on peut rendre compte de ce mouvement pendulaire. De même, c’est aussi dans cette problématique qu’il faut comprendre l’essor du religieux. S’inspirant d’une observation du Président Mobutu qui indiquait que « les églises, les temples, les mosquées ont poussé comme des champignons », Bayart explique :

Tous ces lieux de culte ne subvertissent pas l’espace de l’État ; bien peu d’entre eux se rangent à l’obligation de l’autorisation préalable, au paiement des taxes fiscales, aux attentes de l’idéologie du développement et de l’unité nationale. Ce faisant, ils dédoublent le rhizome étatique de leurs propres réseaux et procurent à l’exit option un soutien logistique, aujourd’hui d’autant plus apprécié que le marasme de l’économie officielle incite les « petits » à se rétracter sur d’autres solidarités sociales (ibid., p. 313).

 

En effet, selon Bayart, les sectes ou les religions contemporaines ignorent l’État plutôt qu’elles ne le contestent. Il faut surtout leur reconnaître la capacité de démembrer les appareils et les dispositifs étatiques. Dans cette veine, Bayart souligne par exemple que « la machinerie des missions catholiques et réformées substitue sa capacité organisationnelle à celle, défaillante, des pouvoirs publics et, à son corps défendant, elle en vient à étayer des conduites d’échappement politique » (ibid.).

Il appert que ces dissidences collectives d’inspiration religieuse ne font que réunir les multiples pratiques individuelles de l’évasion sociale. On comprend ainsi tout le sens que le socio-politiste français affecte, dans l’essor du religieux, aux modes de subjectivation dont il faut retrouver l’origine dans le lexique foucaldien du souci de soi.

Chez Foucault, en effet, le souci de soi établit, d’une part, le rapport entre l’individualité du sujet et le monde que chaque personne intègre (couple, institutions, communauté culturelle, société, etc.), et, d’autre part, le rapport entre la connaissance que chaque personne convoite et la spiritualité qu’elle pratique. Notons ici que le souci de soi renvoie à une pratique nommée arkesis, un exercice ascétique qu’il convient de situer du côté des « disciplines du soi » et ce qu’en dit Foucault, c’est que « l’individu-sujet n’émerge jamais qu’au carrefour d’une technique de domination et d’une technique de soi » (2002 : 506).

Autour de cette idée, Foucault entreprend d’indiquer l’importance du rapport à soi dans sa dimension technique, celui qui aurait, à un moment donné dans l’histoire ancienne, mais à un quelconque moment au cours de l’époque moderne, changé quelque peu la donne politique des conduites en ne réduisant plus, par exemple, la sexualité à une entreprise de normalisation des conduites par un pouvoir (extérieur à l’individu) disciplinaire. Ainsi, au lieu de répondre à un resserrement du code défini au moyen d’actes prohibés (ce qui constituerait une technique de domination sur la vie privée des individus de la part des hommes) de pouvoir, la sexualité peut constituer une « conversion à soi », la manière pour l’individu de se constituer lui-même comme sujet moral.

Ce qu’exprime Foucault, c’est bien un art de vivre qui semble davantage s’inscrire dans une démarche d’atomisation grandissante de l’individu par rapport à sa communauté sociale. Cette désaffiliation implique que l’important, c’est de s’intéresser à soi dans le but de modéliser son propre rapport au monde et donc de s’affranchir des préoccupations « inutiles », bref, de tout ce qui, ultimement, ne relève pas de sa personne.

Cette approche foucaldienne qui alimente la méthode bayartienne met un accent sur la production du sens en tant que production de rapports sociaux (Bayart, 1989 : 13-14). Si Bayart évite une problématique de l’énonciation qui s’appuie sur une analyse de régimes d’énoncés, c’est pour parvenir à une problématique de l’énonciation qui prend en compte le sujet de l’énonciation lui-même. Conformément à l’approche de l’individualisme méthodologique (ibid., p. 14), Bayart insiste sur le jeu des acteurs, producteurs de leurs propres significations. L’enjeu, ici, est de parvenir à ce que Michel Foucault appelle le « jeu de vérité ». Il s’agit d’en finir avec toute vision unilatérale du réel. Le jeu de vérité qui rompt avec une histoire uni-totalisante ou globale autorise une permutation identitaire du sujet. L’identité est désormais conçue comme un texte qui donne lieu à diverses interprétations, et implique un jeu infini de significations. Chacun est libre de donner une signification à son identité et peut envisager autant de significations possibles. Nous aboutissons ainsi à une vision pragmatiste de l’existence qui repose sur les mondes vécus et l’exil anthropologique.

Replacé dans le contexte religieux, l’univers subjectif de nos croyances réalise des formes d’existence que le pragmatiste américain William James, à son époque, regroupait sous le terme d’« expérience religieuse ». Dans cette expérience qui conditionne l’organisation de nos représentations, la réalité apparaît comme favorable à la réalisation de nos fins, par un court-circuit fulgurant entre le divin et le sujet. Aussi, sans le déplorer, James relevait-il la multiplicité des sectes, des credo, des différents types de religions, qui devaient apporter à chacun une solution satisfaisante à ses propres difficultés : car chacun, de son point de vue particulier, voit un ensemble de réalités plus ou moins impérieuses et ne peut s’y adapter que par une attitude originale. In fine, la réalité concrète se compose exclusivement d’expérience individuelle, en quête de la satisfaction des intérêts vitaux.

Si on se fie à l’approche pragmatiste de James, qui d’ailleurs a alimenté les thèses du postcolonialisme, croire relèverait d’un acte performatif. Le tout n’est plus de savoir si Dieu existe ou pas, s’il est vérité ou non ou s’il est miséricordieux, mais d’être convaincu qu’en s’abandonnant aux convictions de nos représentations, fussent-elles schizophréniques ou hallucinatoires, elles nous permettent d’assouvir nos instincts vitaux. La vie religieuse peut dès lors prendre diverses formes. Et, selon James, cette vie « consiste dans la croyance qu’il existe un ordre invisible, et que nous accédons au bien suprême lorsque nous vivons en harmonie avec cet ordre ».

Cependant, le pragmatiste américain insiste sur les formes multiples que prend cette expérience, depuis les institutions diffuses jusqu’aux hallucinations les plus violentes, assorties de comportements habituellement considérés comme pathologiques. Il refuse ainsi de tracer la frontière entre l’expérience religieuse et ces comportements névrotiques ou délirants, tout en estimant que seul le résultat importe.

Avec Bayart, on peut comprendre que ce sont ces trajectoires individuelles sui generis qui donnent à l’État postcolonial sa forme rhizomatique ou radicelle. Les acteurs puisent dans une pluralité de registres ou de « genres discursifs » du religieux pour modéliser leurs formes de croyances. Au lieu d’être happé par une idéologie ou un schème spirituel consensuel, le champ religieux africain se réfère à une pluralité d’espace-temps auxquels souscrivent les acteurs. L’implication en est la modification progressive des sentiments d’appartenance socioculturelle, qui engendrent des solidarités particulières (Frères ou sœurs en Christ, Frères musulmans, coreligionnaires, frater, etc.), constitutives de ce que Benedict Anderson appelle les nouvelles « communautés imaginées » ou Michel Maffesoli « les néo-tribus ». L’objectif des acteurs religieux est de s’insérer dans un « champ » – au sens de Pierre Bourdieu – du religieux, où ils peuvent trouver apaisement, réconfort, refuge face à la brutale misère matérielle ambiante, assortie du délabrement et de la déshérence morale dans laquelle ils sont quotidiennement enserrés.

Mais, selon Bayart, ces nouvelles formes de subjectivité et de socialité n’échappent pas à l’éthique de la munificence, caractéristique de la gouvernabilité du ventre [6]. Remarquons que chez l’auteur, l’État postcolonial étant ontologiquement corrompu, « la politique du ventre » définit son essence propre, son être intime. Tous les segments sociaux constitutifs de cet État sont profondément impliqués. Aussi, pense Bayart : « Les luttes sociales constitutives de la recherche hégémonique et la production de l’État revêtent la forme privilégiée d’une curée à laquelle l’ensemble des acteurs […] participent, dans le monde des réseaux » (ibid., p. 288).

La religion et la politique du ventre en Afrique

Les religions en Afrique n’échappent pas à la force d’attraction de la politique du ventre. Dans un article intitulé « Les Églises chrétiennes et la politique du ventre : le partage du gâteau ecclésial », Bayart, en s’adossant aux analyses d’Achille Mbembe [7] et de Fabien Eboussi [8] Boulaga, entame son propos par les appréhensions qui habitaient le Cardinal Malula, alors archevêque de Kinshasa dans les années 1980. Ce dernier, tout en le déplorant, dressait le sombre portrait de jeunes prêtres de son pays. Aussi, selon ce cardinal, trois grandes tendances caractérisent-elles la nouvelle génération sacerdotale : 1) la recherche exagérée de l’argent, des aises, de la vie facile, 2) la soif du pouvoir, 3) la recherche obsessionnelle de la compagnie des femmes et des filles. À l’instar de ce qui se produit dans l’État postcolonial, Bayart soutient que les Églises abritent en leur sein des stratégies d’entrepreneurs religieux dont l’enjeu est le partage du gâteau ecclésial. En tropicalisant les pratiques prébendières d’accumulation, ces Églises ne peuvent plus être considérées comme « un pur produit d’importation ». Tout indique que leur réabsorption par la politique du ventre a trait à leur historicité propre. Cela le conduit à soutenir la thèse suivante :

Pour notre part, nous suggérons de conceptualiser le processus de réappropriation du christianisme par les sociétés africaines, non pas sous la forme d’une revanche de « la tradition » atemporelle ou d’une « africanité » mythique sur le modèle romain ou anglo-saxon de l’Église, mais en tant que manifestation particulière de la genèse d’une « gouvernementalité » plus générale, historiquement située, « la gouvernementalité du ventre », qui enserre l’ensemble des stratégies et des institutions œuvrant à l’avènement de l’Afrique moderne, y compris, donc, les Églises chrétiennes (ibid., p. 8).

Même les Églises « mangent » et cette manducation est polysémique, car manger en Afrique, dit Bayart, c’est aussi accumuler, exploiter, vaincre, attaquer ou tuer en sorcellerie. Les « affinités » des Églises chrétiennes africaines avec la politique du ventre impliquent ces différentes significations imaginaires sociales. Dans la mesure où ces imaginaires sociaux sont pris en otage par la gouvernementalité du ventre, l’ensemble du corps politique vit une double aliénation. Quand un sujet ne mange pas, il développe une peur schizophrénique de ne pas être mangé. Qu’il veuille manger (accès aux canaux d’accumulation) ou qu’il craigne de se faire manger (peur de se faire vampiriser par le cannibalisme ou par l’anthropophagie mystique), la panacée reste la même : débourser des sommes, souvent faramineuses, pour ces serviteurs de « dieux » à qui il est attribué l’omniscience et l’omnipotence de détecter et d’exorciser le malin génie. Ces derniers n’en demandent pas moins. Pour se doter d’une clientèle plus massive et plus épaisse, la manipulation, le chantage, la jonglerie verbale, les pseudo-rituels de délivrance prenant les allures de foire foraine, les exhibitions de peurs de tout genre, passent par une rhétorique apocalyptique. Ces déclamations prophétiques de fin du monde et du jugement dernier très proche, où ceux qui auront le plus donné au pasteur seront élus et ceux qui n’auront rien donné seront réprouvés, fragilisent davantage le faible socle psychologique de la clientèle déjà sérieusement entamé par la misère rampante des conditions existentielles. C’est sur cette instabilité psychologique des individus, en quête d’un salut désespéré, que ces hommes de Dieu engrangent les dividendes énormes, qui leur ouvrent la voie à la « réussite sociale », et l’entrée triomphante dans l’arène de la bourgeoisie africaine [9].

Il est très révélateur que ces hommes de Dieu ne répugnent pas à la pompe liturgique et qu’ils adoptent, de gré, les insignes symboliques de l’homo manducans, c’est-à-dire les somptueuses maisons et les voitures luxuriantes. Il y a donc de la part de ces religieux, une ruée vers l’ethos de la munificence. Il s’ensuit qu’aujourd’hui la réussite ecclésiale s’apparente fort opportunément à la réussite sociale : celle d’un individu dont on dira qu’il « est arrivé » ; « il n’était rien, il est devenu quelqu’un ». Pour marquer la reconnaissance de son nouveau statut, « l’élu du ciel » ne manque pas de rechercher le parrainage auprès des personnes influentes, capables de le prendre en charge. Évidemment, l’envoyé de Dieu a besoin d’un espace paradisiaque comme lieu de résidence et comme officine de prédication. C’est l’élite bourgeoise qui doit le lui offrir, puisqu’il fait désormais partie du cercle restreint.

Au-delà des complicités qu’ils entretiennent avec le potentat postcolonial et les prébendes qu’ils en tirent, l’insatiabilité vénale de ces hommes les pousse aussi à l’entreprenariat. Déjà entrepreneurs religieux, ils sont aussi des entrepreneurs économiques : actionnaires dans les banques, bailleurs, commerçants, hommes d’affaire, propriétaires fonciers, propriétaires des fabriques, industriels, on retrouve les traces des religieux aujourd’hui partout. Les mots de Bayart ne sont pas assez forts quand il fait remarquer que « pasteurs, prêtres ou évêques, en tant qu’entrepreneurs religieux, politiques et économiques, attestent une double adéquation de l’Église à la gouvernementalité du ventre ». À tout prendre, souligne Bayart, les activités économiques de l’Église et de leurs suppôts s’insèrent dans une logique rentière, voire prédatrice, de l’État postcolonial selon laquelle les détenteurs de pouvoir sont en prise directe sur les canaux d’accumulation et s’efforcent de les contrôler.

En focalisant l’analyse sur les trajectoires individuelles dans lesquelles chaque individu recherche le salut personnel, fût-il matériel ou spirituel, Bayart parvient à la conclusion que la gouvernementalité du ventre est constitutive d’une identité spécifique des itinéraires religieux postcoloniaux en Afrique. Cette politique du ventre décrite comme une « african way of politics » (Bayart, 1989 : 296) serait fondée sur un véritable entrepreneuriat politique ou religieux, qui s’appuie sur des réseaux de clientèle et de redistribution. Sans périphrases, Bayart veut simplement dire que l’État africain est ontologiquement corrompu, et la religion participe de l’intensification du phénomène.

Si cette thèse a le mérite de faire une analyse positiviste de l’endémie de la corruption dans l’État postcolonial africain, elle souffre cependant d’un réductionnisme épistémologique et méthodologique qui le maintient à la simple observation, assortie de quelques détails empiriques. En cela, elle occulte les véritables causes du phénomène qui, à maints égards, semble beaucoup plus complexes. En situant le phénomène dans le contexte historique du mouvement global du capital, une approche génétique pourrait certainement rendre justice à la réalité. Aussi n’est-il pas fondé de réorienter la question en se demandant ce qui explique le fait que c’est particulièrement au cours de la dernière phase du capitalisme, celle dite de la déterritorialisation, que l’espace public africain se trouve vampirisé par le fait religieux. N’y a-t-il pas un lien tacite entre cette nouvelle phase du capitalisme et l’internationalisation de l’obscurantisme religieux, au point où il peut être pertinent de postuler que le capitalisme prospère dans les limbes du fidéisme et de toute forme d’irrationalisme débilitant ? Peut-on réellement, comme le maintient la théorie postcoloniale, absoudre l’extranéité du phénomène de la corruption en Afrique, en adossant uniquement la posture de son enracinement local ?

  1. LES LIMITES DE LA PERSPECTIVE POSTCOLONIALISTE

En recourant au concept de « l’historicité propre » des sociétés africaines, la théorie postcoloniale rejette en effet toute logique universaliste fondée sur la dialectique historique des rapports de force entre les classes, les sociétés, les cultures, les peuples pour promouvoir un déterminisme local, qu’on peut qualifier d’ostracisant. Lorsqu’il soutient la thèse de la « gouvernementalité historiquement située », Bayart, faut-il le préciser, défend incidemment l’idée d’un relativisme culturel, cognitif et moral. Une telle idée s’appuie sur les spécificités culturelles qui recyclent l’ancienne psychologie des peuples de l’ethnologie coloniale. La perspective du postcolonialisme ne nous éloigne pas réellement des arguments de type culturaliste.

Des liens coupables avec l’ethnologie raciste

L’Africain est-il génétiquement corrompu et ses formes de croyances participent-elles de cette mentalité ? Si le postcolonialisme répond par l’affirmative, c’est qu’il envisage de folkloriser le sujet africain en réduisant sa mentalité à un primitivisme dégoûtant. Ce dernier serait ontologiquement incapable de se penser rationnellement et de formuler un projet collectif du vivre-ensemble fondé sur les principes démocratiques, qui dialectisent intérêt général et intérêt personnel. Ce primitivisme, confinant le sujet africain aux instincts basiques attestés par l’éthique de la manducation, le rendrait inapte à penser son développement. On voit là resucées les thèses de l’ethnologie d’un Lucien Lévy-Bruhl, lui qui, en adoubant l’inégalité des races, a établi que les « sociétés inférieures » étaient régies par une mentalité prélogique et mystique qualitativement différente de la logique propre de l’homme civilisé d’Europe (Towa, 1971 : 7)

En réalité, l’ethnologie, qui semble alimenter la théorie postcoloniale, s’oppose au logocentrisme et au long récit de la raison dans l’histoire, en entreprenant de définir une temporalité propre à chaque peuple. Ce qui est ici en jeu, c’est simplement l’exclusion de certains peuples de la marche rationnelle du monde, ceux-ci étant ravalés à une simple vision enchantée du monde où mythes, légendes, contes, fables alimentent leur connaissance du réel. On comprend mieux pourquoi le postcolonialisme, loin de les critiquer, sanctifie les savoirs et les pratiques locaux qu’il reconnaît comme un « souci populaire » authentique de résistance à « l’aspect totalisant » de l’universalisme rationnel.

La prétention du discours postcolonial est donc d’imposer une vision du développement par le bas et non plus par le haut. C’est ce qui conduit Bayart à parler de la « revanche des sociétés civiles africaines » (1983). Pour cela, il faut ruiner l’idéal rationnel et l’universalité du projet moderne. Sont aussi promus par la théorie postcoloniale : l’idéalisme subjectif – relooké sous la catégorie conceptuelle de formes de subjectivation –, le fidéisme qui constituent une véritable « rébellion irrationaliste ». C’est sur les décombres d’une raison démolie et méprisée qu’il faut voir la montée en puissance, dans l’espace public africain, des sectes évangéliques et néo-traditionnelles, les exorcismes, les intégrismes, les fondamentalismes, les syncrétismes, la mentalité mystique et magico-religieuse.

En effet, c’est dans la théorie postcoloniale que l’ethnologie coloniale est convoquée pour justifier les thèses selon lesquelles « la raison n’est qu’un mode de pensée parmi tant d’autres », que « la pensée humaine ne coïncide pas avec le logos de la philosophie classique », que « l’universalité de la raison est relative, la raison se tenant en face d’une pensée autre », que « la mentalité « rationnelle » et la mentalité « primitive » sont toutes des manières socialement construites de considérer le monde et que, finalement, « la pensée rationnelle, comme construction sociale, peut être considérée comme une mentalité », etc. Dans la logique du postcolonialisme, et selon le vœu de Paul Feyerabend, « tout est bon » (« anything goes ») – le beau comme le laid, l’attrayant comme le lugubre, le clair comme l’obscur –, le plus important étant l’efficience du résultat. Feyerabend soutient que personne, jusqu’ici, n’a prouvé que la science soit meilleure que la sorcellerie et que la science opère de façon rationnelle. Chez lui, c’est le goût, et non l’argumentation, qui guide nos choix en science. Pour l’auteur américain, « un tel résultat ne doit pas nous déprimer », car la science après tout « est notre créature et non notre maîtresse », « elle devrait être l’esclave de nos caprices, et non le tyran de nos désirs » (Feyerabend, 1979).

Noam Chomsky a vu juste. Il craignait que le Tiers-monde suive le conseil qui lui est donné de ne pas emboîter le pas à la « science occidentale » et de lui préférer d’autres histoires, d’autres rationalités, d’autres mythes (1998 : 49-62). En effet, si le Tiers-monde croit trouver dans ce conseil la solution à ses problèmes, souligne Chomsky, alors il se trompe. Voilà un scepticisme raisonné, qui bouscule l’optimisme naïf des penseurs confiants dans les vertus de la rationalité plurielle ou de « la gouvernementalité située » ou encore des formes de subjectivation qui renvoient au souci de soi. Délégitimant les déterminants socio-économiques et historiques et recyclant les catégories foucaldiennes des « techniques de soi » et du « travail de soi sur soi », le postcolonialisme défend la thèse selon laquelle l’individu se construit en tant que sujet moral, au-delà des codes moraux et des obligations en vigueur. La question qu’il est opportun de poser est la suivante : en renvoyant l’individu à soi-même comme producteur de ses propres significations, le postcolonialisme ne prône-t-il pas l’émergence d’un sujet ou d’une société a-critique, irrationaliste, esthétisante, privatiste, hédoniste et libérale, ouverte à toutes formes de croyances – même les plus stupides ?

Cette question mérite d’être posée dans la mesure où en se passant de la réalité telle qu’elle est, pour se confiner dans les constructions de l’esprit, le sens commun postcolonial ratifie l’ordre du monde existant, dont le trait caractéristique est la compétition sauvage imposée par le capitalisme mondialisé. Se détournant des luttes historiques de libération et d’émancipation, promues par le rationalisme moderne, le postcolonialisme privilégie les actions qui ne provoquent pas de rupture significatives dans le réel. En s’arc-boutant au discours religieux, Paul Feyerabend est éloquent à ce sujet. Aussi soutient-il que « les anarchistes religieux peuvent s’opposer à la nature tout entière, ils peuvent la considérer comme un domaine inférieur de l’être et ils peuvent vouloir éliminer son influence sur leurs vies » (Feyerabend, 1996). Michel Maffesoli s’inscrit dans la même perspective quand il note que les « barbares qui hantent au quotidien nos jungles de pierres n’ont que faire des thématiques de l’émancipation » dès lors qu’ils « ne cherchent ni la perfection individuelle ni la perfection sociale ».

Postulons que la transition postcoloniale pointe en direction d’une « société bourgeoise postmoderne » (Rorty, 1991 : 226) qui donne la liberté à chacun de croire en ce qu’il veut, le but étant de se soucier de soi et de trouver en soi toute sa volupté. Le postcolonialisme inaugure ainsi un nouvel engagement épistémologique en faveur d’un hédonisme débridé, qui associe le libidinalisme à l’obscurantisme. C’est sur les bastions de ces deux réalités conjuguées que le capitalisme mondialisé prospère, en démultipliant ses paysages consuméristes et ses zones exclusives d’exploitation. Dès lors, le néocapitalisme ne développerait-il pas « l’international de l’obscurantisme religieux » (Amin, 2011) à ses fins de rentabilité et que la théorie postcoloniale reflète ou exprime théoriquement en Afrique ?

Une théorie du reflet et du déploiement du néocapitalisme

En puisant des preuves dans l’histoire contemporaine des idées, il est possible de montrer que la théorie postcoloniale est la forme de pensée la plus adaptée à une économie virtualisée et globalisée. Ainsi, sans épouser ses conclusions, nous rejoignons les travaux d’Arjun Appadurai, qui saisissent le postcolonialisme en termes de conséquences culturelles de la globalisation. En revisitant en profondeur les bases métaphysiques, épistémologiques et culturelles sur lesquelles s’était édifiée la modernité philosophique, scientifique et politique, la transition postcoloniale implique la formulation d’un projet global de refonte culturelle et de resocialisation des individus dans le sens d’un reflux des valeurs collectivistes et matérialistes, d’une part, et d’une appropriation des valeurs individualistes et post-matérialistes, d’autre part. C’est dans ce magma conceptuel qu’elle liquide les acquis du projet moderne et des Lumières, qui reposaient sur la Raison, l’émancipation et la laïcité radicale.

Soulignons que la modernité s’est, en effet, construite sur le principe que les êtres humains, individuellement et collectivement, font leur histoire alors que jusque-là, en Europe comme partout ailleurs, on attribuait la responsabilité à Dieu et aux forces surnaturelles. La modernité associe ainsi Raison et émancipation, valeurs qui ouvrent la voie à la démocratie, elle aussi moderne par définition (Amin, 2008 : 5). La modernité et la démocratie impliquent la laïcité, c’est-à-dire la séparation de la religion et de l’État, et elles rénovent sur cette base la politique. « La laïcité » radicale a ainsi été l’un des principes majeurs de la modernité. C’est par elle que la religion est sortie de l’espace public pour se confiner dans l’espace privé. Certains philosophes des Lumières étaient même convaincus que la laïcité abolira la croyance religieuse, car ils rangeaient la religion dans le lot des superstitions absurdes. Cette perception péjorative du fait religieux, note Samir Amin, avait trouvé un terrain d’expansion favorable aux XIXe et XXe siècles dans les classes populaires accédant à la conscience politique. L’une des raisons était que ces classes, qui incarnaient la gauche ouvrière (et les intellectuels organiques qui en exprimaient les idéologies) se heurtaient, dans la pratique, aux options conservatrices de toutes les hiérarchies religieuses chrétiennes organisées, catholiques, protestants ou orthodoxes (ibid., p. 19-20). L’effet direct a été que

L’anticléricalisme devenait carrément synonyme d’antireligieux et, de ce fait, a gagné du terrain pratiquement partout en Europe, bien qu’évidemment à des degrés divers selon les circonstances de l’évolution des luttes idéologiques, politiques et sociales (ibid., p. 20).

Sans être radical au point de croire, comme Karl Marx, que « la religion est l’opium du peuple », nous admettons que les religions en tout état de cause font partie du tableau de la réalité et en constituent même une dimension importante. Il importe d’en analyser le fonctionnement social, c’est-à-dire, dans notre monde « moderne », leur articulation à ce qui constitue la modernité d’aujourd’hui – le capitalisme, la démocratie, la laïcité. C’est dans cet espace d’analyse qu’il est possible de se faire une idée plus exhaustive de la dimension religieuse dans la vie des individus et des sociétés. Sur cette question, nous jugeons l’orientation postcolonialiste peu pertinente, bien qu’au cœur de sa recherche soit inscrite la question de la différence.

Signalons que la différence postcolonialiste, qui célèbre le relativisme, peut déboucher sur des voies extrémistes qu’Etienne Balibar qualifie de « racisme différencialiste » ; car cette différence ossifie les rapports entre les cultures au point d’en provoquer le choc des cultures ou des civilisations [10]. Cela s’explique par le fait que chaque culture se considère comme un univers clos reposant sur des fondements autochtones et son dynamisme interne. Dans la transition postcoloniale, il s’agit de comprendre que « l’Afrique repose sur des fondements autochtones et sur un processus de réappropriation des institutions d’origine coloniale qui en garantissent l’historicité propre » (Bayart, 1989 : 317). Richard Rorty parlerait, lui, de valeurs pragmatiques sui generis, c’est-à-dire déterminées.

En adhérant à la logique pragmatiste, le postcolonialisme soutient implicitement qu’il n’existe plus de vue qui exprime la vérité absolue, ni qui permette de définir l’essence d’une chose. Il s’agit de valoriser une nouvelle conception de l’existence, qui donne à chacun la liberté de bâtir sa propre niche, de construire son propre paradigme, sa propre pratique, son propre jeu de langage suivant ses désirs. Soulignons que la vérité chez le pragmatiste est réduite à la croyance qui n’a pas à chercher à se confronter au réel. Nous devons laisser place à toutes les interprétations possibles du monde, toutes sont vraies. L’éthique pragmatiste à laquelle adhère le postcolonialisme promeut ainsi l’institution d’une société « anarcho-désirante » avec comme point d’ancrage le primitivisme qui s’exprime par la manducation. C’est bien à ce niveau que le libidinalisme libéral et l’obscurantisme forment un couple indétrônable.

Pas étonnant de croire que les États-Unis soient la terre promise du primitivisme sous toutes les formes. Observons que c’est à la pointe même du progrès, dans les pays les plus développés, les plus standardisés, post-industrialisés, que les sectes religieuses et syncrétiques sont les plus mortifères, les radiotélévisions locales d’évangélisation les plus vivaces. Comment expliquer par exemple qu’un fondamentalisme chrétien ou musulman puisse brandir le texte sacré de sa religion pour revendiquer une authenticité spirituelle et culturelle et consommer au même moment les objets de la culture occidentale néo-libéralisée ? L’obscurantisme religieux ne s’accompagnerait-il pas de la consommation compulsive des produits du néocapitalisme planétarisé ? Manger, ce n’est donc pas la spécificité des sociétés africaines postcolonialisées. Avec la déterritorialisation du capitalisme, toutes les sociétés mangent de la même manière, l’essentiel étant de multiplier des paysages consuméristes où le grand capitalisme peut prospérer. Pour réaliser une telle performance, le capitalisme a fondamentalement besoin de la religion.

C’est Benjamin Barber qui a su établir ce lien essentiel entre la globalisation du capital et la montée fulgurante des intégrismes religieux. Selon cet auteur, les intégrismes religieux ne s’opposent pas à la globalisation du capital. Il y a, affirme-t-il, un lien de congruence entre la mondialisation néolibérale et l’obscurantisme religieux. D’ailleurs, précise-t-il, les deux phénomènes s’opposent à la démocratie et à la laïcité radicale. La complicité qui existe entre les chancelleries occidentales et les théocraties les plus réactionnaires du Moyen-Orient nous en fournit la preuve. Comment comprendre que le wahhabisme de l’Arabie saoudite, dont l’expansion en sa prétention de dogmatisme musulmane exclusive, bénéficie des pétrodollars et de l’amitié de Washington ? Samir Amin constate fort opportunément que « le capitalisme des monopoles contemporains, en crise, dans le désarroi, développe une offensive idéologique massive et systématique assise sur le recours à la spiritualité » (Amin, 2011).

CONCLUSION

Face à l’offensive ou la contre-offensive du religieux dans l’espace public africain, l’explication offerte par la théorie postcoloniale est peu pertinente. Sa critique du fait religieux en Afrique, que nous jugeons cauteleuse, n’est finalement qu’une assomption, voire une ratification du phénomène. Pour parer à cette offensive du religieux dans l’espace public africain, nous sommes convaincu que la question de la démocratie et de la laïcité radicale doit être (re)discutée et (re)formulée. Certes, la religion participe d’une action sociale de moralisation et de stabilisation des normes éthiques, mais elle doit rester confinée dans l’espace privé, comme l’enseignait déjà la pensée des Lumières, notamment Emmanuel Kant. Remarquons donc que la laïcité radicale et son corollaire qui est la démocratie sont l’objet d’attaques systématiques à la fois du camp des obscurantistes religieux et des puissances dominantes du néocapitalisme et de ses relais locaux, que constituent les bourgeoisies compradores. Cette remarque est le lieu de préfiguration d’une (ré)orientation des rapports entre l’État africain, l’Église, la société civile et la globalisation du capital.

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[1] Université de Yaoundé I, Cameroun

[2] Panacée pour les pays africains économiquement mal en point, l’ajustement structurel comporte deux étapes : d’une part, la stabilité macro-économique à court terme qui se traduit par la libéralisation des prix, l’austérité fiscale, la dévaluation et, d’autre part, les réformes structurelles qui, mises en œuvre simultanément ou parallèlement, consacrent le dépérissement de l’État, la libéralisation du commerce et du système bancaire, la privatisation des entreprises et des sociétés d’État, la compression de l’emploi et le gel du recrutement dans la fonction publique. Tout pays endetté qui sollicite des fonds du FMI et de la Banque mondiale doit appliquer ces mesures qui, en principe, lui permettent d’améliorer sa situation économique, d’être compétitif, d’attirer les investissements étrangers et de réduire son déficit public. Il faut savoir qu’aucun secteur n’échappe à la vigilance et au couperet des ajusteurs, pas même l’éducation, la santé, l’eau potable, le développement rural, l’industrie, etc., qui ont été radicalement désubstantialisés.

[3] Contrairement à la définition d’HABERMAS qui identifie l’espace public à la sphère publique bourgeoise, la réalité et la configuration de l’espace public en Afrique sont irrégulières. Il s’agit d’un complexe et d’un bricolage constitués de plusieurs éléments hétérogènes : radios-trottoir ou radios-couloir, de médias de masse, de discours politiques et étatiques, etc.

[4] Ces processus sont liés à la dynamique de la mondialisation. En effet, les changements sociaux et politiques induits par les défis de la mondialisation sont vécus comme autant de remises en cause, de menaces individuelles et collectives qui entraînent des réactions de rejet ou de proscription.

[5] Selon J.F. BAYART, il faut « scientifiquement dédramatiser » l’insertion dépendante de l’Afrique dans le système mondial qui n’est pas le seul à bénéficier d’un privilège d’historicité. Les périodisations exogènes du passé africain (extranéité hégélienne, paradigme du joug, théorie de la modernisation ou de la dépendance) révèlent ainsi un contresens profond qui consiste à situer dans un champ occidental des dynamiques déterminantes, constitutives d’historicité périphérique.

[6] BAYART, à la suite de FOUCAULT, précise que la gouvernementalité renvoie au pouvoir. Le pouvoir est ici considéré comme « une action sur des actions ». Il s’ensuit que la gouvernementalité foucaldienne est « la manière de diriger la conduite des individus et des groupes ». Gouverner, c’est donc structurer le champ d’action éventuel des autres. Resituée dans le contexte africain, la gouvernementalité du ventre ou du manger persiste à structurer le champ d’action des Africains.

[7] MBEMBE, A., Afrique indocile. Christianisme, pouvoir et État en société postcoloniale, Paris, Karthala, 1988.

[8] BOULAGA, F. Eboussi, Pour un concile africain, Paris, Présence Africaine, 1987.

[9] Précisons que c’est NKRUMAH qui a su rendre compte de la sémantique à affecter à cette classe sociale qui émerge aux lendemains des indépendances africaines. Rentrant dans l’idéologie néocoloniale, cette classe où est recyclés les scélérats de l’ordre colonial à qui on accorde quelques privilèges pour la gestion de leurs petits futurs immédiats en les faisant directement accéder aux canaux d’accumulation, se pose comme réactionnaire. Sa fonction première est de servir les intérêts de la métropole et de hâter le processus de vampirisation des faibles économies de la périphérie par le grand capital internationalisé. En clochardisant les masses par la liquidation de toutes les ressources naturelles, la bourgeoisie africaine forme une élite comparse qui émarge dans le cahier de charges des chancelleries occidentales à qui elle doit tout. Très stratégiquement, cette bourgeoisie recrute dans les secteurs d’activité : politique, administration, forces armées, industries, Églises, hommes d’affaires, chefs traditionnels, etc. Il s’agit de constituer un petit groupe de privilégiés qui fait des émules. Tenu par des forces occultes, tout un rituel préside aujourd’hui dans la rentrée de cette classe.

[10] La thèse du choc des civilisations est de l’Américain Samuel HUNTINGTON. Dans son ouvrage paru en 2000 en français, Le Choc des civilisations (Éds Odile Jacob), il développe la thèse d’après laquelle ce ne sont plus les idéologies et les systèmes politiques qui sont sources d’affrontement, mais les civilisations. Pour lui, la civilisation est le mode d’identité culturelle dont les humains ont besoin pour se distinguer des autres espèces. Elle se définit à la fois par les éléments objectifs, comme la langue, l’histoire, la religion, les coutumes, les institutions, et par des éléments subjectifs d’auto-identification. Cette thèse a été au centre des débats politico-religieux en raison des attentats du 11 septembre 2001 et de la guerre contre les Talibans en Afghanistan.

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