Critique d’art

TRAJECTOIRES, ENTRETIEN AVEC BASSAM CHAÏTOU

Ethiopiques n°79

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2007

Du 28 janvier au 09 mars 2007, une exposition intitulée Trajectoires a été montée au Musée d’art africain de l’IFAN-Ch. A. Diop (place Soweto, Dakar) par Bassam Chaïtou, qui présentait là, pour la première fois, au grand public, sa prestigieuse collection. L’exposition a montré 150 œuvres environ, peintures et sculptures principalement, et a occupé tous les espaces (rez-de-chaussée et 1er étage) du nouveau pavillon du musée. Collection prestigieuse, a-t-on dit ! Magnifique ! Superbe !… Beaucoup de qualificatifs ont été utilisés pour la caractériser. En raison de la quantité certes de l’exposition, mais aussi et surtout de celle des œuvres, ou plutôt, des chefs-d’œuvre. En effet, de chacun des artistes figurant dans la collection, le collectionneur semble avoir choisi ce qu’il a créé de meilleur ; en outre, de chacun d’entre eux, non pas une ou deux œuvres, mais plusieurs.

Mieux, dans cette collection se retrouvent toutes les générations des artistes plasticiens sénégalais contemporains ; pas tous les artistes de toutes les générations ; ce qui est impossible ; mais les plus représentatifs et dont les œuvres sont remarquables et significatives. Ainsi, des pionniers et premiers maîtres, tel Iba Ndiaye, et des premières promotions formées à l’Ecole des arts du Sénégal (Chérif Thiam, Diatta Seck, Amadou Seck, Oumar Katta Diallo, El Hadj Sy, Viyé Diba, Moussa Tine, Fodé Camara, Serigne Mbaye Camara, etc.), on passe aux seconde et troisième générations, jusqu’aux fournées des années 2000, tels Ndary Lô, Soly Cissé, Mamadou Ndoye dit Ndouts et Raky

Diankha, etc. Des œuvres de qualité, de type traditionnel, c’est-à-dire des peintures et des sculptures, et non des installations ou du vidéo.

L’exposition était accompagnée d’un riche catalogue de 220 pages, comportant de très belles images et des textes de nombreux critiques d’art et d’historiens d’art. C’est à la fois l’intérêt et l’importance de cette exposition, mais aussi de cette collection, riche pour le moment de 200 œuvres, selon le collectionneur, qui nous ont incité à présenter ici ce collectionneur, dans l’entretien qui suit et qu’il nous a accordé le samedi 31 mars 2007 en son domicile. Nous avons également réalisé un film/vidéo, accompagné de commentaire, d’environ une heure, sur l’exposition. Pour simplifier les choses, l’intervieweur est désigné ci-dessous par Q et Chaïtou, qui répond, par R.

Q : M. Chaïtou, votre collection, on n’a pas de qualificatif pour la désigner ; certains disent qu’elle est magnifique, d’autres qu’elle est superbe ou exceptionnelle. Comment est-ce que vous avez pris contact avec l’art et les arts plastiques sénégalais contemporains ?

R : C’est une longue histoire. Le déclencheur s’est produit vers les années 1998-1999, lorsque je visitais une exposition au musée de cette jeune américaine, Joanna Grabski, qui était venue faire une thèse sur l’art sénégalais contemporain. A l’époque, j’avais une petite collection de quelques toiles, qui me plaisaient de manière esthétique ; ce n’était pas réellement le début de ma collection. Le début de la collection, c’est quand j’ai visité cette exposition sur Chérif Thiam, qui s’intitulait l’Ecole de Dakar ; Chérif Thiam est un très grand artiste de l’Ecole de Dakar. Je trouve ce magnifique artiste qu’est Chérif Thiam avec des œuvres surréalistes et étranges ; et je reste là pendant deux heures ; j’achète une œuvre de cet artiste, intitulée Gouye Mame Coumba. A partir de là, ma curiosité est éveillée ; j’essaie de savoir quels sont les autres artistes de cette Ecole de Dakar, collègues de Chérif Thiam, qui avaient fréquenté l’Ecole en même temps que lui. Je trouve Amadou Seck, Diatta Seck ; et puis commence un dialogue avec Chérif Thiam, que je vais voir régulièrement à la Radiotélévision du Sénégal (RTS).

Ainsi commence la collection. Au début, le but n’était pas de constituer la collection, c’était de la curiosité, le dialogue avec Chérif Thiam, l’intérêt. Puis un autre artiste est entré dans la collection, Amadou Seck, puis un autre, Diatta Seck, Katta Diallo. Ce n’est pas la première toile acquise qui a donné la collection. Le déclencheur de la collection, c’est l’exposition de Chérif Thiam et l’Ecole de Dakar.

(Baobab), acrylique sur toile, 54X75cm. Collection : Bassam Chaïton.

4. Amadou SECK.- Leuk Daour, 1982, mixte sur contreplaqué, 122X180cm. Collection : Bassam Chaïton.

Q : Votre collection, telle qu’on l’a vue au musée, comporte au moins une centaine d’œuvres ; c’est un gros investissement ; nous ne vous demandons pas de le chiffrer, mais quels ont été vos objectifs en la montant ?

R : C’est vrai que parler d’investissement quand on parle d’art, c’est assez difficile, surtout quand on parle d’art contemporain africain ; c’est vrai que tout cela a été un peu coûteux, en terme de temps, en énergie, en investissement, en efforts, et aussi beaucoup de sacrifices, en se fixant pour objectif de présenter à un moment donné l’histoire de l’art contemporain au Sénégal depuis les débuts, depuis 1965 jusqu’à aujourd’hui. Mais cet objectif est venu par la suite. Au début, c’était purement égoïste ; comme tout collectionneur, j’achetais pour moi, pour mon plaisir. A un moment donné, l’individualisme, l’égoïsme s’effacent ; il y a une transformation du collectionneur qui devient mécène et qui voudrait que sa collection soit à la disposition du public, du plus grand nombre, du plus jeune au plus âgé ; et lorsqu’on a fait cette exposition et en lisant le livre d’or, on se rend compte à quel point les gens sont frappés, d’autres émerveillés, en se disant qu’ils découvrent le patrimoine du Sénégal.

L’objectif en un moment donné bascule, d’individualiste au départ, il devient désintéressé ; car présenter cette exposition en un tel lieu, à un plus grand nombre de personnes de toutes catégories et de tous âges, de tous niveaux sociaux, où à la fois et des étrangers et des nationaux pourraient découvrir leur histoire culturelle, qui est un pan de leur histoire, a été une gageure et a fini par nous procurer beaucoup de satisfaction. J’ai pris beaucoup de temps pour monter cette exposition.

On a un projet de créer un véritable musée ; mais il faut prendre tout le temps nécessaire, il faut faire les choses de manière professionnelle, en prenant le temps nécessaire ; avec une direction, une politique culturelle, un lieu digne d’abriter ces œuvres des plus grands artistes ; on est sur ce projet de création d’un musée ; ça va prendre du temps, probablement.

Q : Ce sera un musée d’art contemporain sénégalais exclusivement ?

R : Absolument ; un musée d’art contemporain sénégalais, mais avec une ouverture sur d’autres pays africains, avec des échanges et même des résidences d’artistes étrangers. Donc musée d’art sénégalais contemporain d’abord, ensuite ouverture à des artistes africains contemporains, organisant en même temps des workshops, des résidences d’artistes, des échanges, etc., dans l’esprit de la civilisation de l’universel, si chère à Senghor.

Q : Quand on voit la collection, pour quelqu’un qui connaît un peu les arts plastiques sénégalais contemporains, on est curieux de savoir comment vous entrez en contact avec ces artistes ; parce que vous avez presque tous les artistes dans votre collection ; pas tous ; mais les plus connus et ils sont nombreux, depuis 50 ans, depuis Iba Ndiaye jusqu’à Raky Diankha et Ndary Lô. Alors, comment est-ce que vous faites pour les découvrir, les connaître ; pour découvrir leur art ?

R : Je vais beaucoup dans les ateliers ; j’aime connaître l’artiste, la personne, l’homme ou la femme qui est derrière le peintre ou l’artiste. Donc c’est beaucoup d’échanges ; c’est effectivement cela, aller dans les ateliers, dialoguer, beaucoup de dialogue, voir la manière dans laquelle ils travaillent ; et généralement je suis pendant longtemps un artiste, avant d’acquérir une de ses œuvres, le voir en famille ; je n’ai jamais acquis une œuvre dès le premier contact ; pratiquement jamais ; j’aime découvrir la personnalité de l’artiste, le travail, du début jusqu’au moment présent, jusqu’au jour où je le rencontre et découvre le message qu’il essaie de véhiculer ; est-ce qu’il y a un message ? Est-ce qu’il y a une recherche artistique ? ou métaphysique ou philosophique ? Est-ce qu’il y a quelque chose qui transcende même ce que je vois. Donc, je dialogue avec lui et avec son œuvre, je vais, je reviens, pendant quelque temps, un mois ou deux mois, ou plus ou moins, avant d’acquérir la première œuvre. Et à un moment donné, le choix s’opère : cette œuvre particulière va entrer dans ma collection. Donc c’est beaucoup de dialogue, d’échanges ; parfois ça se fait même à l’étranger. Par exemple avec Iba Ndiaye, qui a quitté le Sénégal depuis longtemps, depuis 1967 ; il est revenu récemment ; des artistes sénégalais vivent à l’étranger ; je vais vers eux ; je suis ainsi allé voir Iba Ndiaye ; j’ai découvert Iba Ndiaye dans son atelier ; j’ai fait plusieurs séjours en France, j’y rencontrais Iba Ndiaye ; jusqu’à acquérir une première œuvre de lui. Parfois les artistes vont vers les collectionneurs ; parfois l’artiste choisit le collectionneur ; cela peut être mutuel ; ainsi, ce n’est pas toujours le collectionneur qui choisit l’artiste, l’inverse peut se produire ; ce n’est jamais à sens unique ; c’est une rencontre à deux. Il est évident que pour acquérir La Tabaski de Iba Ndiaye, il a fallu que l’artiste choisisse aussi Bassam Chaïtou ; car l’œuvre était extrêmement convoitée par les plus grandes institutions muséales, par beaucoup de personnes au Sénégal et dans le monde.

Il est même venu au Sénégal, jusque chez moi ; il est venu, il est entré ; il a dit : « Est-ce que La Tabaski mérite de venir vivre ici, avec la famille de Chaïtou ? » Il est venu, il a passé un peu de temps ; il est reparti. Il m’a dit : La Tabaski devra être là ; il m’a indiqué l’emplacement. « Il faudra, dit-il, me permettre de venir chaque année chez vous contempler mon œuvre. Je viens, je rentre chez vous comme j’entre chez moi et je m’assois ». Depuis lors, il vient souvent contempler son œuvre. C’est ainsi un mutuel intérêt ; c’est un choix mutuel

Q : A bien examiner votre collection et les œuvres, quelque part, on sent que vous avez à la fois la connaissance, l’œil, l’intuition ; mais est-ce que vous avez des connaissances en histoire de l’art, dans les domaines de l’art et de l’esthétique ?

R : C’est important. Je ne suis pas un spécialiste au sens où ayant fait des thèses ou des recherches ou ayant fréquenté des écoles des Beaux-Arts. Mon épouse est artiste formée dans une école des Beaux-Arts ; et donc souvent nous échangeons, nous discutons et elle confirme souvent mes choix. Mais il est évident qu’il faut connaître l’histoire de l’art, d’abord du pays ; ensuite l’étendre à l’extérieur, voir comment les artistes se placent dans un mouvement d’art plastique mondial.

Au bout d’un certain temps, je finis par être extrêmement friand de l’ensemble des études et écrits sur l’art contemporain du Sénégal ou d’Afrique. Il y en a très peu ; j’ai lu par exemple votre ouvrage sur les arts sénégalais ; vous êtes un des rares auteurs dans ce cadre ; vous avez écrit deux livres d’ailleurs. Et je suis à la recherche de tous les documents et écrits, depuis celui du Grand Palais en 1974 jusqu’à aujourd’hui ; tous les écrits et textes. Quand je voyage, je fais des recherches ; je suis ainsi allé au Centre Georges Pompidou de Paris, à la recherche de documentation sur l’art contemporain ; c’est là que j’ai découvert Joelle Bousha, qui a écrit un livre sur l’art contemporain en Afrique, le livre de Elisabeth Harnay, qui a écrit In Senghor shadow et Clémentine Déliss.

Il est extrêmement important que la collection elle-même soit documentée et que les collectionneurs sachent comment l’histoire de chaque œuvre se situe dans l’histoire du pays. Maintenant, il faut étendre cela ; quand je voyage, je vais ainsi dans les centres (cf. Centre Pompidou de Paris) pour regarder l’art moderne en général ; ce qui est extrêmement important, ce n’est jamais une même exposition ; essayer de situer l’art contemporain sénégalais dans le mouvement mondial de l’art ; car il n’est qu’un courant dans ce mouvement mondial ; c’est important, même si on n’a pas une formation universitaire dans l’histoire de l’art ou en esthétique, il est important qu’un collectionneur sache quelle est l’histoire de l’art en général s’il veut faire quelque chose de professionnel, d’efficace. Moi avant de venir au Sénégal, j’ai fait des recherches sur le surréalisme ; j’adorais aller voir Salvador Dali ; il faut que ce soit ouvert et documenté.

Q : Maintenant, je reviens à l’exposition, comment est-ce que vous l’avez monté ? Est-ce votre travail personnel ? Parce que l’agencement, la mise en scène est assez exceptionnelle.

R : Ce n’est jamais un travail individuel. C’est un travail d’équipe ; un travail de longue haleine. La préparation commence déjà au moment où on décide de monter l’exposition : travail de photographie, de choix de textes, de catalogue, un choix de scénographe ; j’ai choisi Fodé Camara comme scénographe, un grand artiste. Avec Fodé, on a beaucoup partagé ensemble ; on s’est rendu compte qu’on avançait rapidement, parce qu’on avait les mêmes idées. Donc Fodé a pu orchestrer cette scénographie, avec une équipe d’une quinzaine de personnes, de tous les corps de métiers, pour donner âme à cette collection ; parce que même la scénographie, la mise en scène font partie de la collection ; c’est aussi un message de l’intérieur, qui permet une mise en cohérence de l’ensemble, constitué d’œuvres différentes, d’artistes différents, de différentes générations, de différentes conceptions artistiques. Je donne juste un exemple : les deux statuettes de Seyni Awa Camara, qui étaient en plein milieu de la salle du 1er étage, à mi-chemin entre Iba Ndiaye et Souleymane Keïta (entre le maître et l’élève) ; donc c’était un choc, mais une sorte de dialogue instauré entre deux générations, le maître et l’élève ; les deux statuettes de l’art brut au milieu.

Donc l’exposition a été montée par une équipe de Fodé Camara ; elle a voulu montrer l’ensemble des courants d’art qui ont traversé l’art contemporain sénégalais ; de manière à présenter par générations d’abord, ensuite par les grands courants, pour montrer ensuite quelles sont les écoles de Dakar, car il y a bien eu des écoles de Dakar et non une seule école de Dakar.

Q : On est effectivement frappé, en regardant l’exposition, par la connaissance de l’histoire des arts plastiques sénégalais contemporains ; c’est pour cette raison qu’on sent qu’il y a, quelque part, une culture esthétique derrière l’exposition, le montage lui-même ; il est évident que le concours de Fodé Camara a été utile, mais vos recherches également ont été déterminantes ; quelque part on a eu le sentiment non pas que vous n’aimez pas, mais que vous vous méfiez d’une certaine presse, ou plutôt, de certaines publications. Pour quelles raisons ? Parce qu’il n’y a pas eu une large diffusion de cette exposition. C’est comme si vous aviez des choix de ceux qui doivent diffuser, parler de l’exposition ; or tous ceux qui ont vu l’exposition et avec qui j’ai discuté ont été émerveillés à la fois par la qualité, par le montage et par tout ce que ce travail a supposé comme préalables.

R : J’ai eu cette impression également ; mais en vérité, il n’y a eu aucun choix délibéré, je n’ai fait aucun choix délibéré, au contraire ; on a essayé d’ouvrir à toute la presse ; l’événement a bien été couvert par toute la presse ; en réalité, l’événement a surpris beaucoup de monde et lorsqu’on a convié la presse à un point de presse, un jour avant l’exposition, trois journaux sont venus : Sud-Quotidien, Le Quotidien et Le Soleil et la télévision. Moi je n’ai aucun parti pris ; au contraire, l’art doit être ouvert à tout le monde, à toute la presse ; il y a eu des articles de la plupart des quotidiens sur l’exposition ; Le Témoin a écrit un superbe article, qui m’a vraiment ému quand je l’ai lu ; je n’ai pas organisé cela ; l’événement a dépassé mes attentes et ce qu’on sous-estimait au départ, beaucoup de gens sous-estimaient cela en pensant que c’était une exposition comme une autre ; petit à petit, il y a des articles, puis toute la presse s’y est mise ; il y a eu en définitive une excellente couverture médiatique de la presse écrite ; il y a eu Wal Fadjri, Sud Quotidien, Le Témoin, etc. ; cela m’a vraiment ému, la manière dont l’événement a été couvert et écrit ; même Afrik’arts est venue. Joanna Grabski est venue des Etats-Unis pour écrire pour African Arts ; il y a eu Nouvel Horizon ; donc toute la presse locale en a parlé ; même la presse internationale, la télévision (RTS) est venue, Canal Info est venue et a couvert l’événement. Le Ministre de la Culture est également venu, mais pas au vernissage, en compagnie du Ministre d’Etat de l’Economie et des Finances. Ainsi, personne au début n’avait senti l’impact historique, culturel de cette exposition, que les gens avaient sous-estimée au départ ; il n’y a pas eu besoin d’organiser les choses, elles se sont imposées d’elles-mêmes. Quand l’événement dépasse les individus, personne ne peut mettre sous silence ; tous les articles publiés ont été constructifs, ont salué l’exposition. Le Matin a écrit (Massamba Mbaye) que c’était-là l’événement majeur des dix dernières années. Peut-être on n’a pas assez couvert ; certes on peut faire plus pour convier, informer tous les publics, en utilisant tous les supports et moyens possibles (radios, affiches, presse, etc.). Mais beaucoup de gens sont venus, même des régions (de Thiès, de Saint-Louis, de Kaolack, etc.) ; ils ont écrit dans le Livre d’Or ; tous ces témoignages ont été très émouvants. Je suis partisan d’une diffusion sans frontière de l’art.

Q : Maintenant, est-ce que, au moment du vernissage, les autorités ont répondu à votre invitation ?

R : Je vous vois venir…

Q : Le sentiment est qu’il y a eu trop de discrétion et qu’en définitive vous ne vouliez pas qu’on parle trop ou qu’il y ait trop de bruit, alors que l’exposition mériterait plus parce que j’ai rencontré un amateur d’art, pas un mécène, qui est d’un certain âge qui me dit, – il sait que je travaille dans le domaine des arts : « M. Sylla, je n’ai jamais vu une telle exposition depuis le 1er Festival mondial des arts nègres, c’était il y a 40 ans ; une exposition aussi importante, aussi vaste ». C’est donc dire l’importance de l’exposition. J’ai discuté avec des gens et le sentiment qu’ils ont, c’est qu’on ne vous rend pas la monnaie de vos efforts, du travail accompli.

R : Je n’irai pas jusque là. Moi, les efforts, l’équipe avec laquelle j’ai travaillé et l’ensemble des personnes qui ont visité l’exposition – et il y en a eu à peu près 80 à 100 par jour -, m’ont rendu hommage et ça, c’est le plus bel hommage qu’on pouvait me faire. Maintenant, rien de grand ne peut se faire sans les institutions de ce pays et les autorités. Il ne faut pas oublier aussi que nous étions en pleine campagne électorale, il y a eu peut-être des contraintes. Les gens sont venus ; peu importe qu’ils soient venus après le vernissage. Le ministre de la Culture est venu avec Abdoulaye Diop, ministre de l’Economie et des Finances, ainsi que l’ambassadeur du Liban, ceux de France et des Etats-Unis, le responsable de l’UNICEF, etc. ; donc beaucoup de gens institutionnels sont venus, même si ce n’est pas au vernissage. Ce qui importe, ce n’est pas nécessairement le premier jour, c’est de venir découvrir et d’apprécier. Les gens sont venus, même discrètement, ont eu droit à une ou deux heures de visite, même si ce n’est pas devant les caméras. Maintenant, on en veut toujours un peu plus ; ce qui est important, c’est la collection, les artistes qui sont là. Notre projet est que cette collection puisse se déplacer pour être vue en différents endroits et une diversité de publics. Les gens, les personnes passent et changent, ce qui reste, c’est le patrimoine.

Q : On a constaté que souvent vous faisiez visiter l’exposition vous-même, pourquoi ?

R : C’est un devoir. D’abord, quand on m’appelle au téléphone, on me dit, je souhaiterais votre présence, parfois, c’est des élèves, des étudiants, des groupes de 30-35 personnes de telle classe, de telle école, c’est pour moi un devoir de venir sensibiliser ce public à l’aspect esthétique de cette collection, de l’art en général ; c’est aussi un devoir auquel je me soumets volontiers, parce que faire une exposition, c’est aussi expliquer, faire ressortir certains aspects ; on peut visiter une exposition sans voir certains messages, sans voir ce qu’on a voulu faire ; donc cet échange que j’apportais a été beaucoup apprécié ; beaucoup de gens ont apprécié et disent qu’en voyant cette exposition avec un commentaire, cela les a réconfortés ; ce commentaire aurait dû d’ailleurs être fait par un guide privé, quelqu’un de formé ; en l’absence de ce guide, je me suis senti obligé de venir expliquer, éclairer les œuvres qui parfois peuvent ne pas être comprises ; cet éclairage donne une autre idée de la collection, de la valeur même du message. C’est un devoir vis-à-vis de ces générations et de ces visiteurs qui se sont donné la peine de venir. Malgré mon agenda professionnel extrêmement chargé, je me faisais le devoir de venir leur faire visiter l’exposition à chaque fois que j’étais sollicité. Je m’excuse auprès de ceux pour lesquels je n’ai pas pu le faire ; mais j’ai essayé de le faire, à chaque fois que j’étais sollicité.

Q : Maintenant, je reviens aux œuvres. Vous les achetez, est-ce que vous avez un registre, des documents ; en voyant le catalogue, on voit que les œuvres sont documentées, beaucoup d’informations sont fournies sur elles ; par exemple, certaines œuvres de Iba Ndiaye ont été exposées à tel ou tel endroit. Vous disposez de documents ?

R : Bien sûr. C’est important de disposer de documents. La documentation sur des œuvres est fondamentale quand on les acquiert. Il faut faire les choses d’une manière professionnelle ; la documentation sur des œuvres fait partie intégrante de la collection. Chaque œuvre est documentée, ou doit l’être.

Q : Vous avez documenté toutes les œuvres de votre collection ?

R : La plupart l’ont été. Pas toutes, évidemment ; les plus importantes l’ont été. Toutes n’ont pas aussi une histoire aussi riche que celle de Tabaski, qui a eu une histoire très riche, depuis les années 70, qui a voyagé à travers le monde entier ; certaines œuvres sont plus récentes, ont moins d’histoire. Mais je suis chaque œuvre, je la documente autant que possible ; je lis des articles de journaux, de critiques.

Q : Maintenant vous avez décroché. Où se trouvent les œuvres ? Car à voir cette exposition et toutes ces œuvres, on se demande où est-ce que vous mettez tout cela.

R : C’est vrai que je disposais d’un vaste espace ; le musée comporte deux niveaux et les œuvres y sont éparpillées ; je ne dispose pas de résidence personnelle. Moi je vis avec mes œuvres ; toutes ne sont pas accrochées ; donc on essaye de les faire tourner ; on les change, on les déplace ; on essaie de vivre avec elles. Il est évident que je ne dispose pas d’un espace d’exposition personnel et donc il faut travailler sur ça, pour que ces œuvres respirent et qu’elles soient toutes exposées et dialoguent avec les publics.

Q : Pour le moment, il y en a combien ?

R : Environ 130-150 ont été exposées. Au total, la collection comporte 200 œuvres.

Q : Les œuvres d’art, comme l’homme, comme toute création, vivent. Est-ce que vous avez pris des dispositions pour les entretenir, pour les restaurer ?

R : Effectivement, même lors de l’acquisition, parfois je trouve les œuvres dans un état déplorable ; donc je fais effectuer la restauration, parce que c’est un crime que de laisser une œuvre dans un état détérioré. Par exemple, les œuvres de Mor Faye, de 1973. Il y a donc un travail de conservation, de restauration à faire. Quand l’artiste est vivant, je lui confie ce travail ; c’est lui-même qui procède à la restauration.

Effectivement se pose la question de la conservation ; ce n’est pas un promoteur privé qui doit procéder à cette politique de conservation. Il faut qu’il y ait un musée, des spécialistes de la restauration qui maîtrisent l’ensemble des techniques nécessaires à la sauvegarde des œuvres sans les détériorer. En attendant cela, aujourd’hui, on essaie de les préserver.

Q : Ce projet de musée, il se réalisera bientôt ?

R : On ne doit jamais être pressé ; il faut prendre son temps ; il faut bien faire les choses. Il y a cinq ans, on disait qu’il faut monter cette exposition. Il faut rendre hommage ; il faut être sélectif, complet et donc prendre son temps, mûrir le projet ; j’ai déjà réalisé une chose importante, cette exposition ; donc j’ai pris mon temps pour cela. De la même manière, pour un musée, il faut prendre son temps ; parce qu’un musée, ce n’est pas seulement des murs, un lieu ; mais après il y a toute une organisation, une fondation qu’il faut monter, ou une institution, une équipe à mettre en place, à former ; une politique d’animation, des budgets ; donc un projet de longue haleine ; si on le démarre cette année, le projet prendra deux à trois ans. Il faut bien faire les choses en prenant le temps nécessaire ; je suis exigeant qu’on arrive à réaliser de bonnes choses ; il ne faut pas se presser. C’est en étant exigeant et en prenant tout le temps nécessaire que j’ai monté cette exposition. Ce sera la même chose pour le musée et le projet est en cours et dans ce cadre-là, j’espère qu’il verra le jour, parce que c’est un projet tellement ambitieux, avec des gens qui le soutiennent, à la fois au Sénégal et à l’étranger, avec un lieu extrêmement magique, qui est déjà identifié.

Q : Est-ce qu’il est acquis ?

R : Le choix va porter sur le site le plus prestigieux, qui soit stable. Je ne veux pas me prononcer davantage sur le projet aujourd’hui. Mais effectivement vous avez cité les « Dents de la Mer » ; c’est un projet de la Présidence. Je sais par ailleurs qu’il y a d’autres projets qui avancent.

Q : L’exposition a supposé beaucoup d’investissements, pas seulement financiers, mais aussi physiques, intellectuels, etc. Au bout de l’exposition, quand vous décrochiez, étiez-vous pleinement satisfait de ce que vous aviez fait ?

R : Après que les œuvres aient quitté le musée, le contact avec le public me manque aujourd’hui ; même moi, j’ai redécouvert ma collection ; au-delà de la satisfaction et de l’orgueil d’avoir réalisé une telle entreprise, un regret subsiste de devoir accepter que c’est vraiment fini. Mais toute chose a une fin. Est-ce que je suis pleinement satisfait ? Le fait d’avoir exposé et réalisé cela, j’en tire des leçons pour les expositions futures ; les gens devraient mieux faire que ça. Donc cela sert d’émulation. Je ne suis jamais pleinement satisfait. Vous voyez ce livre d’or, il contient beaucoup de commentaires, de diverses personnes, d’origines diverses, des vieux, des jeunes, des étrangers, des Autrichiens, des Norvégiens, des Sénégalais, des Américains, etc. Ça, c’est ma plus grande satisfaction, de voir cette diversité de personnes, de témoignages, etc. L’accueil du public, anonyme, qui est venu, à la fois touristes et nationaux, étudiants, artistes, etc. c’est ça qui m’a plu et d’avoir tous ces commentaires.

[1] IFAN-Ch. A. Diop, université Ch. A. Diop de Dakar