Philosophie

SOCIETE, LIBERTE ET AUTORITE

Ethiopiques n° 64-65 revue négro-africaine

de littérature et de philosophie

1er et 2e semestres 2000

Société, liberté et autorité [1]

Nous vous proposons de considérer le problème de l’autorité dans ses rapports à la société et à la liberté. Une société est constituée de plusieurs personnes en relation les unes avec les autres. Puisque ces relations ne sont réglées ni par des lois physiques ou biologiques, ni par des instincts, il importe que l’ordre social qu’elles structurent résulte d’une orientation commune à des fins acceptées par la collectivité et que les comportements des personnes s’accordent à ces fins. Cette harmonisation de l’ensemble, sans laquelle aucune société ne saurait exister, suppose un principal qui réalise l’unité du groupe dans la mesure où il conçoit ses fins et peut faire en sorte que les actions des parties, personnes ou sous-groupes, ne dérogent pas significativement aux visées collectives.

Il se crée donc au sein de toute collectivité cohérente des rapports de primauté d’une ou de quelques personnes à l’endroit des autres. [3] Ces personnes non seulement pensent les fins de la collectivité et la direction à donner aux comportements personnes en vue de l’ordre social, mais elles disposent de moyens de prévenir ou de réprimer les activités qui mettent en péril l’unité et la cohésion collective. En d’autres termes, elles possèdent le pouvoir, elles ont l’autorité.

Mais l’unité d’un groupe, ses visées collectives peuvent se concevoir et s’accomplir diversement. Les personnes qui font partie d’un groupe social peuvent légitimement différer fondamentalement sur ce qu’elles conçoivent comme les fins à atteindre et sur les moyens à prendre pour y arriver. Certains peuvent se trouver confrontés à des formes de conservatisme qu’ils jugent inadaptées aux impératifs du monde contemporain ou nuisibles même à la survie ou au progrès d’un peuple. L’autorité, investie d’un certain pouvoir apparaît alors comme obnubilée et arbitraire. Elle contrarie la poussée, le dynamisme de libertés individuelles éclairées dont les options semblent plus dignes d’orienter l’action collective.

Il y a donc risque permanent de conflit entre autorité et liberté. La liberté peut bien sûr mener à l’anarchie, c’est-à-dire à la suppression pure et simple des rapports sociaux nécessaires à la croissance personnelle, à l’équilibre humain, à la vie heureuse. Mais la liberté est une modalité primordiale et essentielle d’une vie proprement humaine. L’autorité par contre a pour raison d’être le besoin de coordonner en un tout cohérent les comportements personnels conscients et libres, en vue justement d’en rendre possible une maximisation humaine eu égard au passé et comme ouverture à l’avenir. Compte tenu du pouvoir dont elle s’accompagne, l’autorité dévie facilement en tout ou en partie de sa raison d’être pour servir les fins d’une personne, d’une famille ou d’un groupe. Que de rois dans le passé, que de gouvernements ont perverti ainsi le pouvoir et l’autorité dont ils étaient investis !

Comment se fait-il que la notion d’autorité véhicule tant d’aspects péjoratifs ? Peut-être est-ce dû en partie à sa remarquable polysémie. On parle d’autorité parentale au sein de la famille où les enfants dépendent de la direction et du pouvoir de leurs père et mère, car ils n’ont ni l’expérience, ni la maturité nécessaire à une vie pleinement autonome. Ils doivent donc pour croître physiquement et moralement se soumettre aux décisions de leurs parents. Cette autorité cependant, dans la grande majorité des cas, s’exerce dans l’affection et trouve sa récompense dans l’accession éventuelle des enfants à leur pleine autonomie. L’autorité héréditaire des rois ou des princes cherche sa justification soit dans une illusion de droit divin, soit dans l’efficace d’une tradition. On a tôt fait cependant de montrer que la naissance ne confère pas de grâce particulière sous ce rapport. Nul besoin pour s’en convaincre de dresser avec Thomas Jefferson la liste des imbéciles qui ont occupé à divers moments les principaux trônes européens !

L’autorité peut prendre une grande diversité d’autres formes, esthétique, scientifique, économique, constitutionnelle, militaire, policière, physique (celle qui dans certaines circonstances tient à la seule force musculaire), vestimentaire même. Mais parmi ces variétés, dont certaines sont franchement risibles, superficielles ou douteuses, il en est qui relèvent de qualités réelles et qu’on pourrait qualifier d’humaines, sociales et morales.

Ce qui caractérise l’autorité dans tous les cas, me semble-t-il, c’est la présomption de primauté et le pouvoir de déterminer l’action des autres. Je considérerai par exemple un spécialiste comme une autorité sur Aristote dans la mesure où je suis convaincu que sa connaissance d’Aristote et de son œuvre accrédite son interprétation de tel ou tel point ayant trait à Aristote. Son jugement sur le collègue pourrait de même justifier l’engagement de ce collègue pour occuper une chaire consacrée à la philosophie aristotélicienne.

– Mais les qualités sur lesquelles on peut fonder l’autorité dans n’importe quel domaine peuvent n’être qu’apparentes. On connaît l’efficacité des fabricants d’images dans les campagnes électorales ; ces publicitaires professionnels se proposent comme objectif de ne montrer que les qualités de leurs clients, aspirants au pouvoir politique, en les inventant au besoin et de masquer ou de faire oublier les défauts.

Dans un autre ordre d’autorité, où il n’est pourtant nullement question de vouloir tromper, un linguiste dont l’autorité est généralement reconnue dans sa discipline, Benveniste, avait appuyé sur des références à une langue africaine, l’éwé, une théorie selon laquelle la doctrine aristotélicienne des catégories de l’être était étroitement tributaire des catégories de la langue grecque. La célébrité, la compétence reconnue de Benveniste sont telles qu’un lecteur ignorant la langue éwé serait porté à croire aux affirmations du linguiste. Etant une autorité en la matière, il ne fonderait pas, pense-t-on, ses arguments sur une connaissance lacunaire de cette langue africaine ; il faut lui faire confiance. Donc il a raison de s’appuyer sur ses analyses de cette langue pour relativiser la doctrine aristotélicienne des catégories. Mais voilà, un philosophe africain, Paulin Hountondji [4] , dont la connaissance de l’éwé a de bonnes chances d’être plus juste que celle de Benveniste, dénonce les analyses de Benveniste. On voit ainsi comment on peut arriver à se fourvoyer en faisant confiance à une « autorité ».

Et que dire de l’autorité politique qui est en fait la plus dangereuse en regard des fins que doit viser l’Etat, en regard surtout des moyens qu’il doit mettre en œuvre, des modalités de lucidité, de liberté et de dignité qui doivent imprégner l’application de ces moyens à la réalisation optimale des potentialités des personnes ? Combien de gouvernants considèrent l’autorité et le pouvoir dont ils sont investis comme une occasion de se tailler une situation personnelle enviable pour eux-mêmes ou de favoriser leur famille ou leurs amis ? Sans doute existe-t-il des collusions même chez ceux qui ont le plus à souffrir de la corruption des autorités et des abus de pouvoir auxquels elles se livrent. Mais la négligence, la vénalité, l’ignorance des faibles, des pauvres et des humbles, tout en facilitant la corruption des pouvoirs, ne l’excuse pas pour autant ; elle ne la rend que plus odieuse et inhumaine.

Les politologues fondent l’autorité sur un certain nombre de qualités qui distinguent une personne de l’ensemble et la rendent apte à occuper un poste de commande dans un groupe ou une société. Quels que soient le groupe ou les circonstances, une personne devra pour accéder à l’autorité faire montre d’une connaissance de l’ensemble social, de ses buts, des moyens d’y parvenir ; mais elle devra aussi gagner la sympathie de ceux qui auront à reconnaître son autorité. Enfin elle devra jouir d’un certain prestige de manière à se distinguer des autres, tout en paraissant issue du groupe et donc capable d’en apprécier les sentiments et les besoins. Rien dans tout cela qui ne puisse se simuler ! On a plutôt l’impression dans les grands concours électoraux qui se livrent un peu partout dans le monde que la vérité et l’authenticité, la lucidité, le réalisme risquent plus souvent qu’autrement de compromettre la conquête des postes d’autorité.

Karl Deutsch définit l’autorité comme « une source de messages [en termes de communication entre individus au plan collectif] qui reçoit habituellement un traitement préférentiel eu égard à l’attention, à la transmission et à l’obéissance dans la vie politique et sociale ». Dans le cas extrême le message est privilégié quel que soit son contenu, tout simplement parce qu’il provient d’une source donnée ou qu’il s’accompagne d’un symbole d’autorité. Deutsch définit l’autorité intrinsèque comme celle qui résulte de la qualité du message ou le symbole d’autorité [5]. On comprend dans cette optique que l’autorité politique disposant de divers pouvoirs de répression policière, économique et autres n’ait pas toujours à se soucier de la qualité de ses directives et de ses actions, puisqu’elle peut en maquiller la nullité ou perversité par divers moyens et que de toute façon l’autorité purement « extrinsèque » lui suffit souvent pour se faire obéir.

Dans les sociétés traditionnelles l’autorité s’établit sur des bases plus stables. Elle est en un sens moins sujette aux aléas des circonstances, aux déterminations des compétences, des qualités ou de l’ascendant personnel. Le rapport des personnes au groupe social apparaît davantage comme fondement non seulement de la société, mais aussi de la personne elle-même dans le développement de ses potentialités. Durkheim a souligné avec justesse, je crois, cette perception, et il en a même fait à tort l’essence de la vie religieuse [6].

La mythologie et les croyances religieuses renforcent le sentiment d’appartenance de la personne à la communauté. Cette relation apparaît beaucoup plus comme un legs du passé. Les structures de parenté déterminent les rapports d’autorité et de subordination [7]. « Les hommes dominés, écrit le professeur NDAW, se soumettent à l’autorité revendiquée par les dominateurs parce que le mythe est là pour légitimer la domination ou la faire accepter ». « Le mythe vécu exprime, dit encore le professeur NDAW, l’unité ontologique, la permanence des forces vitales qu’il faut dompter, craindre, rechercher afin de vivre l’harmonie du monde, l’ordre universel » [8]. On trouve le même genre d’enracinement traditionnel de l’autorité en Chine, où selon certains philosophes la vertu du Li qui est « conformité aux règles rituelles » pénètre la vie individuelle et collective et inspire à chacun le respect des supérieurs et des aînés [9].

On comprend sans peine les risques que comportent pour une société traditionnelle les fondements qu’elle assigne à l’autorité. Ce qui dans les anciennes collectivités assure l’équilibre personnel en même temps que la stabilité sociale peut dans une ère de développement technologique et de centralisation étatique rendre un peuple vulnérable à des détournements colonialistes ou néo-colonialistes de la relation d’autorité à la faveur de changements techniques et sociaux imposés ou importés de l’extérieur et qui menacent l’existence même de la société.

Dans la plupart des Etats modernes la constitution vise à contenir l’autorité et son exercice à l’intérieur de limites précises. Celui qui exprime la volonté du peuple et qui dirige la collectivité en vue de la fin qu’elle s’assigne ne doit pas détourner le pouvoir que lui reconnaît la collectivité à des fins personnelles ou à des fins qui ne sont pas celles de la collectivité. En outre, il faut reconnaître un droit à la différence, et par conséquent à une vie culturelle distincte qui ne soit pas nécessairement celle de la majorité. Les Etats en sont venus, pour la plupart, à reconnaître, et fort sagement, que le pluralisme linguistique et culturel représente une richesse spirituelle, plutôt qu’une menace pour un peuple, dans la mesure bien entendu où les rapports interculturels ne sont pas entachés d’impérialisme ou de colonialisme.

L’autorité tend donc à se définir de plus en plus, dans un contexte de parlementarisme et de démocratie, non pas comme une primauté absolue qui se traduit par la domination des uns sur les autres, mais comme un principe nécessaire à l’unité et au dynamisme de la société en regard des obligations qui sont les siennes en vue du mieux-être et du mieux-agir des personnes, c’est-à-dire en vue d’une meilleure conscientisation, d’une plus grande autonomie, d’une activité plus efficace et satisfaisante des individus. D’où la nécessité dans nos sociétés modernes, où la conscience et l’autonomie personnelles prennent le relais des représentations collectives et mythiques héritées du passé, d’imposer des balises à l’autortté [10], d’en contrôler avec rigueur l’exercice afin qu’elle ne défaille pas à sa fonction de constituer un cadre social au sein duquel les personnes puissent développer dans toute la mesure du possible leurs potentialités de connaissance, d’action et d’autonomie [11].

Rousseau nous rappelle dans son Contrat Social la perversité qu’il y a à subordonner la liberté à l’autorité. La liberté constitue une qualité primordiale de l’être humain. On n’y renonce qu’en renonçant à son humanité [12]. Elle est proprement inaliénable. L’autorité ne pourra donc s’exercer légitimement que dans la reconnaissance de la liberté et de ses conditions d’exercice. Se référant à la justification de l’esclavage par Aristote, Rousseau commente avec justesse :

« Aristote avait raison ; mais il prenait l’effet pour la cause. Tout homme né dans l’esclavage naît pour l’esclavage, rien n’est plus certain. Les esclaves perdent tout sans leurs fers, jusqu’au désir d’en sortir ; ils aiment leur servitude comme les compagnons d’Ulysse aimaient leur abrutissement. S’il y a donc des esclaves par nature, c’est parce qu’il y a eu des esclaves contre nature » [13].

Commentant les propos de Grotius, Rousseau est d’avis qu’un peuple, pas plus qu’un individu, ne peut aliéner sa liberté à un maître, et « quand chacun, renchérit-il, pourrait s’aliéner lui-même, il ne peut aliéner ses enfants », car ces derniers « naissent hommes libres ; leur liberté leur appartient (…) » [14]. Ces conceptions comme celles de Hobbes aboutissent à réduire les sociétés à n’être guère mieux que des « troupeaux de bétail » dont « chacun a son chef, qui le garde pour le dévorer » [15].

Réagissant fortement contre une telle réduction, Rousseau trouve plutôt le modèle de la société dans la famille, le père y exerçant l’autorité sur les enfants, et son amour le récompensant pour les peines que lui impose sa charge.

La famille est donc, si l’on veut, le premier modèle de la société politique ; le chef est l’image du père, le peuple est l’image des enfants ; et tous, étant nés égaux et libres, n’aliènent leur liberté que pour leur utilité. Toute la différence est que, dans la famille, l’amour du père pour ses enfants le paye des soins qu’il leur rend ; et que, dans l’Etat, le plaisir de commander supplée à cet amour que le chef n’a pas pour ses peuples [16].

On trouve là sans doute une conception incomparablement plus humaine de l’autorité comme de la société. Cependant il est dangereux de pousser trop loin l’analogie entre un peuple et une famille. Dans la famille en effet, les enfants par définition n’ont pas atteint la maturité et l’autonomie ; ils ont donc besoin d’une autorité d’un autre ordre que celle qu’on jugerait légitime d’exercer sur des adultes responsables. De même il semble incongru de mettre l’exercice de l’autorité dans une société au compte du plaisir plutôt que de la responsabilité et du devoir. Comment par ailleurs ne pas percevoir qu’une autorité pleinement humaine ne peut s’exercer sans amitié, bienveillance, considération pour la collectivité qui relève d’elle ?

Le développement effectif des sociétés entraîne toutes sortes de déviations qui affectent la relation d’autorité. D’abord la concentration du pouvoir peut aboutir à la domination pure et simple des personnes [17]. Le pouvoir permet souvent de masquer ou de voiler les abus, l’immoralité de l’autorité. Burdeau parle d’un « pouvoir clos », c’est-à-dire « un pouvoir secret » dont le mystère même trahit le caractère « anti-démocratique » [18]. Nous avons pu constater ces derniers mois au moment du départ forcé de deux chefs d’Etat, Marcos et Duvalier, jusqu’à quel point l’énormité des malversations, l’appropriation à des fins personnelles des biens publics pouvaient être en bonne partie dissimulées tant que ces personnages restaient au pouvoir. Galbraith indique un danger beaucoup plus subtil inhérent au progrès technologique et industriel que les Etats modernes cherchent tous à instaurer pour le bien même de leurs citoyens. L’industrie dans la mesure où elle développe et affermit son emprise sur une société tend à lui imposer ses priorités et ses fins, alors que ce que l’industrialisation contribue à la production des moyens doit être mis au service de l’humanisation, c’est-à-dire du développement de la conscience et de l’autonomie des personnes. Or Galbraith constate, très justement à mon sens, que le système industriel tend à privilégier, et même à imposer ses propres fins aux sociétés, mais espère, malgré tout, que la collectivité arrivera à rejeter cette perversion, ce qui est loin d’être toujours sûr [19].

Enfin il faut rejeter, à mon avis, toutes ces théories qui fondent la société sur une hostilité originelle à la manière de Freud, ou à la manière des auteurs cités par Bertrand Russel dans son ouvrage sur l’autorité. Selon Russel la société se fonde à l’origine sur l’amitié pour les personnes de son groupe et l’hospitalité à l’égard des autres [20]. Il pense même que cet instinct est si fondamental qu’un Etat mondial aurait peine à se maintenir puisqu’il n’aurait pas d’ennemis. Notre cerveau n’a pas changé depuis les origines, et nous sommes toujours habités par ces instincts de guerre, de haine et de crainte. Ce serait même un des moteurs du progrès selon lui. La cohésion sociale en dépendrait. Il faut donc en tenir compte et trouver des exutoires à cette hostilité instinctive.

Par contre l’hostilité originelle, si tant est qu’elle puisse s’avérer, ne représenterait-elle pas plutôt une perception insuffisamment réfléchie qui se corrige tout au long d’une évolution de l’humanité pour aboutir à une conscience plus affinée, ouvrant à plus d’autonomie et à plus de liberté, donc à des formes de société et d’autorité qui finissent par fonder leur intégrité et leur légitimité sur leur aptitude à permettre l’épanouissement des personnes, de leur créativité et de leur autonomie ? Je parie que les circonvolutions du cerveau de Socrate ou de François d’Assise n’étaient pas tellement différentes de celles de César Borgia ou de Machiavel. Mais quelle différence de valeur dans leur perception de la personne, de la justice, des finalités de la vie, de la société et sans doute de l’autorité ! Socrate ne pouvait manquer de se moquer de la prétention de cette autorité qui pourtant s’arrogeait le droit de mort sur sa personne physique. Réduire la finesse et la grandeur de sa conscience à la structure physique de son cerveau révèle la superficialité d’une conception qui rejette la spiritualité et qui par conséquent se rend incapable de percevoir ce qui fait de la société et de l’autorité des réalités pleinement humaines.

Sans doute la philosophie a-t-elle depuis longtemps dévoilé l’inanité d’une domination des choses et des êtres qui distrait de cette difficile descente en soi-même par laquelle on se possède soi-même. Comment peut-on posséder quelque autorité si l’on n’est pas d’abord maître de soi-même ? Et comment l’exercer valablement sur autrui si l’on n’a pas saisi l’absolue primauté de cette maîtrise personnelle ?

J’évoque ici après tant d’autres le « connais-toi toi-même » du maître de Platon. Socrate s’étonnait que l’oracle l’eût déclaré le plus sage de tous, lui qui ne prétendait à aucune connaissance des choses. D’autres autour de lui, les sophistes, ne tiraient-ils pas prestige et profit, donc autorité, aux plans économique, juridique et politique, de leurs prétendues connaissances ? Mais Socrate comprit que la pythie avait dit vrai, car eux pensaient savoir ce qu’ils ne savaient pas, alors que lui savait au moins qu’il ne savait rien.

Et au moment de mourir, alors que le poison pénétrait ses membres et s’insinuait lentement jusqu’à son cœur, alors que ses amis et disciples s’apitoyaient sur son sort, il leur fit l’étrange aveu qu’il s’en allait vers la vie, et non vers la mort.

J’entendais jadis un philosophe africain rappeler ce proverbe de son pays qui affirmait que la conscience de sa propre dignité présuppose la conscience de la dignité des autres. La philosophie est-elle autre chose que la conscience rendue transparente à elle-même et constituée dans sa dignité comme autonomie et liberté par la reconnaissance des autres ? Il ne faudrait pas méconnaître cette profonde sagesse humaine. Car les dangers que représentent pour l’humanité technicisée en mal d’autodestruction les caricatures et les dérives de l’autorité requièrent des philosophes qu’ils fondent l’autorité sur la sagesse, l’amitié et le respect de la dignité de chaque personne [21].

[1] Article publié dans la Revue Sénégalaise de Philosophie nos 13-14 – année 1990…

[2] Président de la Fédération internationale des sociétés de philosophie, Président de l’Association des sociétés de philosophie de langue française

[3] – Karl W. Deutsch : The Nerves of Government. Models of Political Communication and Control. The Free Press. New York. 1966. p. 180 : « While skepticism of formal authotity may thus to some extent persist, we may infer from the study of communication that a set of operattng preferences is indispensable for all organizations. There Can be, therefore, no politics without values, and no viable political decision system wlthout a set of values characterized by a minimum level of consistency ».

[4] – Paulin Hountondji : « Langues africaines et philosophie. L’hypothèse relativiste »- dans Alwin Diemer (ed.) en coopération avec J. Paulin Hountondji : l’Afrique et le problème de son identité, Verlag, Peter Lang, Frankfurt am Main-Berne-New York. 1985. pp. 75-88. Hountondji ne récuse pas la thèse de Benveniste, mais il montre que l’utilisation que fait B. de la langue ewé pour l’établir est pour le moins douteuse.

[5] Voir Karl Deutsch : The New Nerues of Govemment. Models of Political Communication and Control. The Free Press. New York. 1966. p. 179 : « A source of message that receives habitual preferential treatment as regards attention, transmission, and obedience in politics or social life may be said to possess authority.

In the preferential treatment of messages originating from a particular sourde, regardless of their particular content (…) or (…) from a particular source (…) or (…) accompanled by some particular symbol of authority (…) » p. 179 : « Intrinsic authority » might then refer to messages that conmland preferred treatment in social communications because of the particular content !…) ».

[6] Emile Durkheim : Les Formes élémentaires de la vie religieuse. P.U.F, Paris, 5e édition, 1968

[7] Cf. le ch. IV du livre du Professeur Alassane NDAW : La pensée africaine, p. 150 : « l’Individu n’est cependant pas le lieu de rapport singulier, unilatéral, unidimensionnel. Il est un noeud, ou centre de relations, le lieu d’une convergence double et Inverse. D’une part, il se trouve être un élément généalogique à partir duquel on peut remonter dans la lignée ancestrale et promouvoir sa descendance. D’autre part, il est l’élément d’un ensemble dont il fait intégralement partie, la société en dehors de laquelle il ne saurait conserver quelque consistance ontologique ou axiologique que ce soit ».

 

[8] NDAW, Ibidem

[9] Voir Max Kaltenmark : La philosophie Chinoise, P.U.F, Paris 1980, pp. 22-23 : « Selon Siun tseu, la vertu principale n’est pas le Jen ni le yen mais le Li la conformité aux règles rituelles. Toutefois ce terme Li prend chez lui un sens très étendu : toute la vie individuelle et sociale est conditionnée par les Li qui en viennent à être pour notre philosophe, le reflet de l’ordre cosmique même (…).

Les Rites instaurent entre les hommes les distinctions et les séparations qui évitent les conflits (…) » p. 15 : « En pratique, pour être un homme de bien, il faut se cultiver, étudier et pratiquer l’enseignement des anciens sages. Il faut avoir le respect de soi-même et d’autrui, mais particulièrement de ses supérieurs et de ses aînés ».

[10] Cf. Thomas Jefferson : On Derrwcrocy, p. 93, Jefferson écrivait à Washington en 1792 : « No government ought to be without censors ; and where the press is Cree. no one ever will ».

[11] Voir Georges Bureaux : « La démocratie, p. 180 : « On ne conteste pas certes, la nécessité du commandement, mais on entend vérifier la substance des ordres. (…) Le pouvoir du peuple ne s’extériorise encore que dans le contrôle exercé par le peuple. (…) Passant des gouvernants aux gouvernés, l’initiative – et non plus seulement la surveillance – investit le groupe de l’autorité souveraine. C’était là un nouvel avatar de l’idée démocratique, mais non le dernier. Car cette autorité, il s’agit de savoir à quelle fin son détenteur va en user ».

[12] _ J.J. Rousseau : Du Contrat Social,10/18 Paris 1. c. IV, pp. 55-56 : « Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. Il n’y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme ; et c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté ».

[13] J.J. Rousseau : Du Contrat Social, 10/18 Paris. 1.1. c. 2. p. 52.

[14] J.J. Rousseau : Ibidem. pp. 54,55.

[15] J.J. Rousseau : Ibidem. p. 52.

[16] J.J. Rousseau : Du Contrat Social, 1.1, ch. II, p. 51.

[17] Bertrand Russel : Authority and the Individual, p. 93 : « Love of power still leads to vast tyrannies, or to mere obstruction when Its grosser forms are Impossible. And fear – deep, scarcely conscious fear – is still the dominant motive in very many lives ».

[18] Georges Burdeau : La Démocratie, p. 173 : « Le pouvoir clos est un pouvoir secret, et ce qui incite la pensée libérale à lui dénier le caractère démocratique, ce n’est pas tant la nature de ses fins ni la rigueur de son autorité, c’est son mystère ».

[19] John Kenneth Galbraith : The New Industrial Stat. (Signet Books. The New American Ubrary, New York. 1968) p. 377 : “There is, most will think, and uncomfortable collectivist and monolithic aspect to this.

The countering action is what helps the Individual escape this subordination : The first is comprehension and skepticism which insures that there will be systematic questioning of the beliefs impressed by the Industrial system. The second is a political pluralism which voices the ideas and goals of those who, intellectual speaking, choose to contract out of the industrial system ». Galbraith un économiste de renom, met en garde contre le pouvoir et la confiance qu’on accorde aux gens de sa discipline : p. 406 :

« We have seen wherein the chance for salvation lies. The industrial system, in contrast with its economic antecedents, is intellectually demanding. Il brings into existence, to serve its intellectual and scientific needs, the community that hopefully. will reject its monopoly of social purpose ». Il espère que l’université qui fournit aux industries avancées les spécialistes dont elles ont besoin n’acceptera pas les fins et les priorités que les industries voudraient leur imposer.

[20] Bertrand Russell : Authority and the Individual. p. 14 : « we have still, it would seem, the instincts which led men, before their behaviour had become deliberate, to live in small tribes, with a sharp antithesis of internal friendship and externai hostility ».

[21] Le mot philosophie traduisait-on, l’humilité des anciens penseurs conscients de la difficulté des chemins qui mènent à la sagesse. La philosophie ne serait-elle pas également sagesse qui se découvre comme amitié ? Aspiration à la sagesse sans doute, mais cheminement paradoxal à travers le temps inexorable, vers l’éternelle jeunesse de l’amitié, à l’instar de Socrate pour qui la mort physique devenait entrée dans la vie.